Dossier 16 ENERGIE - ENVIRONNEMENT - INFRASTRUCTURES - REVUE MENSUELLE LEXISNEXIS JURISCLASSEUR - NOVEMBRE 2015 « COP21 : quels instruments économiques privilégier ? » Guillaume SAINTENY, président de GS Conseil, enseignant à AgroParisTech Entretien par François Guy TRÉBULLE, professeur à l’École de droit de la Sorbonne, université Paris I Panthéon Sorbonne, codirecteur scientifique de la revue Énergie-Environnement-Infrastructures et du JurisClasseur Environnement et Développement durable La question de la fiscalité s’impose dans un dossier consacré à la COP21 et plus généralement au changement climatique. Guillaume Sainteny, spécialiste de la fiscalité environnementale, nous éclaire sur l’utilisation de ces instruments fiscaux à l’approche de la convention de Paris. L’auteur, qui vient de publier aux Éditions Rue de l’Échiquier l’ouvrage « Le climat qui cache la forêt : comment la question climatique occulte les problèmes d’environnement », répond aux questions de François Guy Trébulle, co-directeur scientifique de la revue Énergie-Environnement-Infrastructures et du JurisClasseur Environnement et Développement durable. François Guy Trébulle : Le rapport Stern-Calderon, après d’autres, invite à éliminer les subventions aux énergies fossiles et aux intrants agricoles. Comment percevez-vous cette invitation ? Guillaume Sainteny : Bien, naturellement. Ce sujet est rappelé régulièrement par les instances les plus diverses et les plus légitimes : AIE, Banque mondiale, OCDE, PNUE, UE, etc. Il est majeur. Pourtant, comme vous pouvez le constater, il ne fait pas la une des medias et n’est jamais mentionné comme un des points centraux de la COP21. Parmi les critères de réussite de cette COP, on fait figurer, au premier rang, la concrétisation de financements additionnels de 100 Mds de dollars pour les pays du Sud. Or, ces 100 Mds de dollars ne serviront pas à grand-chose si les subventions ne diminuent pas. Il convient de rappeler les ordres de grandeur. Les subventions publiques aux énergies fossiles représentent environ 550 Mds de dollars par an avant impôts et 4900 Mds de dollars par an après impôts. Que représentent 100 Mds de dollars par rapport à cela ? Moins d’un cinquième dans le premier cas, 2 % dans le second cas. En outre, 90 % du premier montant et 75 % du second proviennent des pays du Sud. Par exemple, en 2013, l’Iran versait 84 Mds de dollars de subventions publiques par an, l’Arabie saoudite, 62, la Russie, 47, le Venezuela, pays en quasi banqueroute, 47, etc. Dans certains pays, ces montants sont supérieurs au budget de l’éducation ou de la santé, exemple même d’un développement non durable. Outre, l’efficience énergétique et la diminution de la pollution atmosphérique, l’élimination de ces subventions permettrait de réduire les émissions de CO2 liées à l’énergie de 6 % dans le premier cas et de 24 % dans le second. La diminution des subventions est probablement le moyen le moins coûteux, le plus rapide et procurant le plus de cobénéfices (en terme de qualité de l’air, de biodiversité, de balance commerciale, d’amélioration de l’efficience énergétique, de baisse des déficits publics, d’accroissement de la compétitivité des ENR, de marges budgétaires pour les poli- 30 tiques éducatives, sanitaires et de développement, etc.) de réduire les émissions de CO2. Les pays du Sud réclament, certes, des financements climatiques additionnels importants de la part des pays du Nord, pour s’engager. Mais s’ils ne réduisent pas, dans le même temps, leurs subventions aux fossiles, ces fonds ne seront guère efficaces. Les deux sujets devraient être liés. C’est l’une des propositions que je fais dans mon livre « La Forêt qui cache le climat » (Rue de l’échiquier) qui vient de sortir. Et je m’étonne qu’ils ne le soient pas. Les pays développés pourraient tout à fait conditionner le versement de financements climatiques aux pays du Sud à la diminution, par ces pays, de leurs soutiens aux fossiles. « Le mécanisme de taxe carbone adopté en 2014 finit par se rallier à cette idée de taxe différentielle. J’en suis heureux » François Guy Trébulle : Parmi les pistes considérées comme prometteuses dans le cadre de la préparation de la COP21 figure l’attribution d’un prix au carbone. Comment analyser cette demande et en quoi est-elle novatrice ? Guillaume Sainteny : Elle veut tout et rien dire. Mais, en effet, beaucoup d’économistes estiment qu’un tel prix, de préférence unique au niveau mondial, serait le moyen le plus avisé de réduire les émissions de CO2. Personnellement, je m’interroge un peu. D’abord, quelle serait l’efficacité d’un tel prix tant que subsistent des subventions aux activités émettant des GES ? Ces deux mécanismes agiraient en sens inverse. Ne conviendrait-il pas d’abord d’éliminer ou de diminuer les subventions publiques ? Sans quoi, ce prix du carbone risque d’avoir peu d’impact. Ensuite, quelle forme prendrait ce prix ? Une taxe ? Fixée à quel taux et pour quel usage ? Là est toute la difficulté. ENERGIE - ENVIRONNEMENT - INFRASTRUCTURES - REVUE MENSUELLE LEXISNEXIS JURISCLASSEUR - NOVEMBRE 2015 Lors du travail sur le projet de taxe carbone en 2008, j’avais personnellement défendu le principe d’une taxe différentielle et non additionnelle, idée que j’avais réaffirmée, en 2012, dans mon « Plaidoyer pour l’écofiscalité » (Buchet-Chastel). Ce n’est pas la voie qui avait été alors choisie. Le mécanisme de taxe carbone adopté en 2014 finit par se rallier à cette idée de taxe différentielle. J’en suis heureux. De fait, fixer un prix au carbone n’est pas une idée neuve. Il s’agit, d’une application du principe de la tarification des externalités. Si personne ne paye une externalité positive (l’air pur par exemple), on la gaspille. Si personne ne paye une externalité négative (les émissions de GES par exemple), elle croit. Ce qui est gratuit n’a pas de valeur et l’on n’est pas incité à le gérer rationnellement. C’est vrai pour l’eau, la biodiversité, le silence, etc. Les émissions de GES sont bien une externalité négative et, en ce sens, il est clair qu’elles méritent d’être tarifées. Mais, pas plus que d’autres externalités. En outre, elles le sont déjà en partie. Par exemple, en France, le bonus-malus basé sur le CO2, la taxe additionnelle à la carte grise pour les véhicules fortement émetteurs de CO2, la modulation de la TVTS sur les véhicules en fonction du CO2 sont des exemples de prix du carbone. De même, on peut considérer que la TICPE, certes instituée pour des raisons budgétaires, constitue aussi une forme de prix du CO2. 62 CE par litre pour le SP, 48 CE par litre pour le gazole, ce n’est pas rien. Si l’on traduit cela en taxation du CO2 (et en excluant par hypothèse les autres externalités, ce qui, évidemment, est théorique) on aboutit, respectivement à 260 E/T et 180 E/T. Certaines études estiment même que le SP est trop taxé, par rapport aux externalités qu’il engendre en interurbain. À l’inverse, d’autres produits sont tarifés très en dessous des externalités négatives qu’ils entraînent. Ainsi, en suivant la même démarche que ci-dessus, le fioul domestique n’est taxé qu’à 28 E/TCO2, le charbon et les fiouls lourds, 14 E, le gaz naturel, 12 E. Donc une tarification de l’externalité GES (ou des activités émettant des GES) davantage en rapport avec le coût de ces externalités correspondrait aussi à la fixation d’un prix du carbone juste puisque basé sur son coût social. « La réduction des subventions publiques et des dépenses fiscales relatives aux énergies fossiles est un autre champ possible pour une action internationale » François Guy Trébulle : Peut-on envisager que l’instrument fiscal soit employé pour dissuader d’investir dans certains secteurs ? Si oui en quoi cette approche peut-elle compléter le recours aux marchés de titres environnementaux ? Guillaume Sainteny : Oui, bien sûr. Le bonus-malus, et les autres mécanismes rappelés plus haut, par exemple, outre leur effet sur le consommateur ont dissuadé les constructeurs automobiles d’investir dans des véhicules très émetteurs de CO2 et les ont incités à avancer dans la mise au point de moteurs moins émetteurs. La hausse pluriannuelle et annoncée à l’avance de la taxation de l’essence effectuée sous le gouvernement Schröder en Allemagne a donné un signal de moyen terme aux industriels allemands de l’automobile : cela les a incités à mettre au point des véhicules plus économes. + 3 CE/litre/an, cela a tout de même fait plus de 15 CE/litre à absorber en cinq ans. L’augmentation probablement inéluc- Dossier table, à terme, de la fiscalité sur le gazole va peu à peu détourner l’industrie automobile de cette motorisation. La taxation des sacs plastiques réduit leur fabrication, etc. François Guy Trébulle : Alors que le changement climatique est un enjeu mondial, comment employer à bon escient des instruments fiscaux par essence nationaux ? Existe-t-il une possible solution fiscale globale dans le cadre de la lutte contre le changement climatique et pourrait-elle abonder le « fonds vert » ? Guillaume Sainteny : Ici, le problème est bien plus juridique et politique qu’économique. Les instruments fiscaux ne sont pas uniquement nationaux. Plusieurs contre-exemples existent et plusieurs choses pourraient être faites. Par exemple si ce qu’on appelle les soutes internationales, c’est-à-dire les transports aériens et maritimes, sont exonérées de fiscalité sur les carburants, cela ne résulte pas de décisions nationales mais internationales. Or, ces secteurs représentent, aujourd’hui, 4 % des émissions mondiales (soit 4 fois plus que celles de la France) et sont en croissance rapide. Si ce secteur était un pays, il serait le sixième émetteur mondial. La détaxation des carburants aériens résulte de la Convention de Chicago de 1945. Mais qui pouvait imaginer, à l’époque, d’une part, l’essor commercial considérable que prendrait l’aviation commerciale et, d’autre part, l’ampleur du problème climatique ? À l’évidence, cette convention n’est plus adaptée. Mais sa modification ne relève pas de décisions nationales mais d’un acte international. Si le carburant de ces soutes internationales était taxé, les recettes en découlant pourraient tout à fait abonder le Fonds vert. Dans le cadre de l’UE, la directive Eurovignette fixe des règles de tarification des transports. Elle a été modifiée pour permettre la prise en compte de trois externalités : la congestion, le bruit et la pollution atmosphérique, ce qui est une réforme heureuse. La directive sur les accises encadre le pouvoir des États membres en matière de fiscalité énergétique. Certes, elle est insatisfaisante, permettant l’exonération de beaucoup de produits ou d’usages et fixant des taux minima trop bas. Un projet de réforme intéressant avait été présenté il y a quelques années. Il visait à fonder la taxation des produits énergétiques sur deux composantes : la puissance énergétique d’un côté et le contenu en CO2 (taxé à 20 E/T) de l’autre. Il n’était pas parfait mais c’était un vrai progrès. Il n’a pas été adopté. La réduction des subventions publiques et des dépenses fiscales relatives aux énergies fossiles est un autre champ possible pour une action internationale. Dans la refonte de la gouvernance internationale du climat, ce sujet devrait être prioritaire. Par exemple, l’attribution de financements par le Fonds vert pour le climat pourrait être liée à une diminution des subventions nationales aux énergies fossiles par les pays destinataires de ces financements. L’Union européenne pourrait examiner la possibilité d’instaurer un ajustement carbone aux frontières, notamment envers les pays refusant de diminuer leurs subventions aux fossiles. Il inciterait ces pays à les réduire. Il contribuerait à rétablir la concurrence, faussée par ces subventions. Son produit pourrait éventuellement être utilisé pour des financements climatiques dans des pays baissant effectivement leurs subventions. Mots-Clés : Environnement et développement durable Développement durable - Changement climatique - COP 21 Environnement et développement durable - Développement durable - Fiscalité - COP21 31