ligne - Hommes et Migrations

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HOMMES & MIGRATIONS
VIE ASSOCIATIVE,
ACTION CITOYENNE
N° 1229 - Janvier-février 2001
Le centenaire de la loi de 1901 est l’occasion de
constater que la vigueur du mouvement associatif
et son engagement dans la vie de la Cité reflètent
en grande partie l’état de santé de notre vie
démocratique, la réalité au quotidien de l’action
citoyenne. De même, l’attitude de l’État à l’égard
des associations est à l’image de son degré de
confiance dans la démocratie directe. Pourtant, en
l’espèce, il se trouve que la République s’est longtemps méfiée de la parole du peuple non filtrée par
ses représentants élus, de l’action non contrôlée du
citoyen de base, souvent associée aux “débordements de la rue”. Depuis la fameuse loi Le Chapelier du 14 juin 1791 instaurant le délit d’association et de coalition entre ouvriers – le syndicalisme
et la grève –, jusqu’aux multiples restrictions
concernant le droit d’association des étrangers, la
par
République a souvent assimilé union et conspiration, revenPhilippe Dewitte dication et sédition. De même, plus tard, la subvention a fréquemment constitué un moyen d’éviter égarements intempestifs,
remise en cause de la légitimité du pouvoir en place, contestation du bien-fondé de sa politique… ❖ Par ailleurs, en l’an II
de la Révolution, c’est de l’étranger que sont venus les ennemis
de la République naissante, ces dynasties naguère antagonistes
et désormais alliées contre la “nation en armes”. De cet épisode
fondateur vient sans doute une certaine suspicion de l’État à
l’égard des étrangers. Un décret de 1939 limite par exemple leur
droit d’association, et si la mesure semble plus ou
Quand les étrangers jouis- moins justifiée par la guerre qui s’annonce, elle ne
sera plus du tout entre 1945 et le 9 octobre 1981,
sent du droit d’association au ledate
de son abrogation. ❖ Mais la citoyenneté, c’est
même titre que les nationaux, aussi et surtout le droit de vote. En ce domaine, la
a encore à vaincre ses préventions origion peut avancer que la citoyen- France
nelles, puisque les ressortissants non communauneté gagne du terrain. On ne taires ne peuvent faire entendre leur voix. Et si dans
leur majorité, la classe politique et l’opinion s’acpeut cependant pas en dire cordent désormais à penser qu’il n’est pas normal
fabriquer des citoyennetés à plusieurs vitesses
autant en ce qui concerne le de
– entre les Français, les Européens de l’Union et
droit de vote, toujours refusé les autres étrangers –, la République a du mal à
le pas… Il en va pourtant de la crédibiaux extra-communautaires. franchir
lité de son engagement contre les discriminations.
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 1
BAROMÈTRES DE LA DÉMOCRATIE
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 2
S O M M A I
VIE ASSOCIATIVE,
R
E
Gip Adri
4, rue René-Villermé
75011 Paris
ACTION CITOYENNE
Baromètres de la démocratie
par Philippe Dewitte
1
La vigueur du mouvement associatif reflète l’état de santé de la vie démocratique, la réalité
au quotidien de l’action citoyenne. Mais la citoyenneté, c’est aussi et surtout le droit de vote.
En ce domaine, la République doit encore vaincre ses préventions originelles…
L’État et les associations, entre méfiance
et allégeance
par François Boitard
5
L’État français a du mal à se départir de sa méfiance vis-à-vis des associations ; l’un et les
autres ont toujours entretenu des relations contradictoires, hésitant tour à tour entre la liberté
et le contrôle – particulièrement lorsque des étrangers sont de la partie.
La longue marche du mouvement associatif
pour transcender les frontières politiques
de la citoyenneté
par Mogniss H. Abdallah
10
Privées de véritable représentation dans les partis existants, l’immigration a investi le champ
culturel avant de s’intéresser aux espaces concrets de citoyenneté. Face aux limites de la
démocratie locale, elle se jette dans la bataille pour une nouvelle “citoyenneté de résidence”.
Droit de vote pour tous. Les contours d’un débat
par Saïd Bouamama
21
Pour le moins récurrent en France, le débat autour du vote des résidents non nationaux
masque la question du statut et des droits politiques des immigrés. Une démocratie peutelle s’accommoder d’une non-citoyenneté pour une partie importante des habitants de son
territoire ?
Pour une citoyenneté attachée à la personne
par Albano Cordeiro
34
La nécessaire égalité des droits politiques entre les nationaux et les étrangers, là où ils vivent,
ne pourra se faire que par des modifications du droit international. Celui-ci reste encore axé
sur la souveraineté nationale et la pleine reconnaissance du pouvoir des États sur les citoyens.
Des amicales d’hier aux associations de quartier
d’aujourd’hui. Un essai de typologie
par Abdelhafid Hammouche
41
Un voyage dans le monde des associations de l’immigration qui met en lumière les processus
d’individuation à l’œuvre, entre la génération des primo-migrants et celle d’aujourd’hui, qui
conçoit l’engagement associatif comme une expérience personnelle au service de la collectivité.
Militants associatifs issus de l’immigration :
de la vocation au métier
par Dominique Baillet
Le mouvement associatif a permis la socialisation d’une partie de la jeunesse issue de l’immigration. Les militants ont pu participer à la vie politique locale, s’insérer dans le monde
du travail, parfaire ou acquérir une formation professionnelle…
54
Tél. : 01 40 09 69 19
Fax : 01 43 48 25 17
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Site internet : www.adri.fr
Fondateur :
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Directeur de la publication :
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Rédacteur en chef :
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Secrétaire de rédaction :
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Comité d’orientation
et de rédaction :
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Abdelhafid Hammouche
Mustapha Harzoune
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Catherine Quiminal
Edwige Rude-Antoine
Alain Seksig
André Videau
Catherine Wihtol de Wenden
Les titres, les intertitres et les
chapeaux sont de la rédaction.
Les opinions émises n’engagent
que leurs auteurs.
Les manuscrits qui nous sont
envoyés ne sont pas retournés.
par Marie Poinsot
ABONNEMENTS :
(six numéros)
64
Les structures associatives issues de l’immigration ne peuvent toujours pas se targuer d’être
de véritables partenaires des pouvoirs publics. Simples relais sans pouvoir de décision, elles
pâtissent encore d’un manque de reconnaissance.
H O R S - D O S S I E R
L’intégration à la française, entre rigueur et
pragmatisme : le cas des politiques de l’habitat
France 1 an : 370 F (56,40 €)
Tarif réduit* : 320 F (48,70 €)
Étranger 1 an : 495 F (75,40 €)
Tarif réduit* : 445 F (67,80 €)
* voir bon de commande
en dernière page.
HOMMES & MIGRATIONS
est publié avec le concours
du Fonds d’action sociale
pour les travailleurs
immigrés et leurs familles
77
par Daniel Béhar
En matière d’habitat, les politiques publiques d’intégration des populations étrangères ont changé
radicalement au cours des trente dernières années. Les dispositifs mis en place sont allés du
traitement spécifique à la banalisation revendiquée.
La présence italienne en Haute-Normandie :
les naturalisations entre 1820 et 1940
de la Délégation au
développement et à l’action
territoriale
87
par Catherine Popczyk
Dès le siècle dernier, l’Administration a consigné nombre de détails qui retracent l’évolution
du statut et de la condition de l’étranger en France, comme autant d’instantanés de l’immigration en France, ici celle des Italiens dans ce que l’on appelait la Seine-Inférieure.
C
H
R
O
N
I
Q
U
E
S
de la Délégation
interministérielle à la Ville
INITIATIVES
Diaspora villageoise et développement local en Afrique :
le cas de Thilogne association développement
Abdoulaye Kane
96
MUSIQUES
Bonga, la voix des exilés d’Angola
François Bensignor
109
du Comité catholique
contre la faim et pour
le développement
CINÉMA
Bread and Roses ; Bronx-Barbès ; Kippour ; Nationale 7 ; Les portes fermées ;
Shower ; La Squale ; Le tableau noir,
Jim Cohen et André Videau
AGAPES
Mon thé pour un cheval, Marin Wagda
113
124
ISSN 0223-3290
Inscrit à la CPPAP
sous le no 55.110
MÉDIAS
Médias et immigration. Du côté de la presse associative
Mogniss H. Abdallah
129
LIVRES
Mogniss H. Abdallah, Jim Cohen, Abdelhafid Hammouche,
Mustapha Harzoune
et du
136
En couverture, dessin de Farid Boudjelal pour la campagne France Plus dans les années quatre-vingt.
Diffusion pour les libraires: DlF’POP, 21 ter, rue Voltaire 75011 Paris Tél. : 01 40 24 21 31
Impression : Autographe
10 bis, rue Bisson 75020 Paris
Ce numéro est publié avec
le soutien de la Mission pour
la célébration du centenaire de
la loi de 1901.
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 3
Le mouvement associatif, un instrument
au service des politiques publiques d’intégration ?
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 4
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
VIE ASSOCIATIVE,
ACTION CITOYENNE
© Éric Morere/IM’Média.
La République célèbre le centenaire de la loi de 1901,
les étrangers ont désormais le droit de “coalition” et la vie citoyenne
sur le terrain témoigne de la vitalité de la démocratie directe,
même si l’État est parfois tenté d’instrumentaliser les associations.
par
François Boitard,
formateur associé,
Agence pour
le développement
des relations
interculturelles
L’État français a du mal à se départir de sa méfiance vis-à-vis des
associations ; l’un et les autres ont toujours entretenu des relations
contradictoires, hésitant tour à tour entre la liberté et le contrôle –
particulièrement lorsque des étrangers sont de la partie. Un retour
sur cent années de vie associative nous rappelle les cheminements
de la volonté étatique, alors qu’aujourd’hui les structures associatives sont de plus en plus censées assurer le relais des pouvoirs
publics dans des domaines aussi divers et essentiels que la ville, l’emploi, la santé, la culture ou le sport…
Aujourd’hui considérées comme des interlocuteurs incontournables et des agents nécessaires à la mise en œuvre des actions de
l’État, instituées juridiquement et consacrées par le Conseil constitutionnel et la jurisprudence constante du Conseil d’État, pouvant
presque prétendre à la situation d’agents économiques à part entière,
les associations fêtent cette année le centenaire de leur reconnaissance, fortes de leur importance dans tous les domaines. Ce succès
est paradoxalement assez trompeur, et quelques observations vont
montrer que le discours officiel sur les associations cache une réalité souvent différente et surtout une volonté d’orienter ces dernières
vers un fonctionnement plus conforme aux volontés de l’État et des
collectivités publiques.
Contrairement aux pays anglo-saxons, où les associations se développent librement depuis longtemps et ne font pas l’objet de droit
spécifique (première citation en 1601 dans le droit coutumier en
Grande-Bretagne, pas de loi particulière aux États-Unis), la France
a d’abord craint et souvent interdit les associations ; au-delà de la
conception républicaine de 1789, qui affirme qu’entre le citoyen et
l’État il n’y a pas besoin d’intermédiaire, le fait de s’associer apparaît comme une revendication face à l’absolutisme du pouvoir en place,
qui juge toujours suspect le rassemblement public et les groupes de
personnes, auxquels il prête des intentions de conspirateurs. L’association est vécue comme un contre-pouvoir, aussi bien par ses
membres que par le pouvoir lui-même.
Depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’à la seconde moitié du XIXe,
c’est petit à petit que toutes les formes d’associations se développent,
en partie pour répondre aux évolutions sociales et économiques, qui
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
MÉFIANCE ET ALLÉGEANCE
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 5
L’ÉTAT ET LES ASSOCIATIONS, ENTRE
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 6
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
nécessitent des adaptations et des réponses devant les problèmes liés
à ces profondes mutations. L’association, la ligue, l’entente, l’amicale
ou le cercle apparaissent alors comme des réponses aux besoins d’une
société de plus en plus multiforme et diverse. À partir de 1864, date
d’abolition du délit de coalition, et surtout après l’arrivée des républicains au pouvoir (1879-1880), les assoL’État, trop habitué
ciations se développent tant et si bien
aux méthodes centralisatrices
que l’on peut parler d’une reconnaiset préoccupé de la question religieuse,
sance de fait. Mais la crainte de ce
a orienté la nature
régime républicain plutôt anticlérical
croît avec l’importance que prennent les
et la fonction des associations,
associations catholiques, et particulièqui très tôt devront être
rement les congrégations religieuses.
une “école de la démocratie”,
C’est dans ce climat de combat pour la
répondre à la forme
laïcité – qui aboutira notamment à la
de l’État républicain et, plus tard,
séparation de l’Église et de l’État – que
servir de relais à sa politique.
s’inscrit la loi qui va permettre la reconnaissance d’une liberté publique fondamentale et l’institution d’un
statut juridique faisant des associations des “adultes” de la vie civile.
Elle va également, à cette occasion, révéler les choix et les orientations politiques d’un pouvoir et permettre à ce dernier de préciser
les contours de la “bonne association”.
UN CONTRAT D’ASSOCIATION
“ENCADRÉ” PAR L’ÉTAT
Comme le souligne Martine Barthélémy, “la légitimation des
associations ne se fait pas ‘par en bas’, mais ‘par en haut’”(1). En
effet, l’État, trop habitué aux méthodes centralisatrices et préoccupé
de la question religieuse, oriente la nature et la fonction des associations, qui très tôt devront être une “école de la démocratie”,
répondre à la forme de l’État républicain et, plus tard, servir de relais
à sa politique. Le titre I de la loi instaure la liberté de s’associer, en
précisant toutefois que l’intégrité du territoire national et la forme
républicaine du gouvernement ne peuvent être remises en question
sans entraîner la nullité. Par ailleurs, les conditions d’obtention de
la capacité juridique sont simples et peu contraignantes.
En revanche, le titre II, qui définit la reconnaissance d’utilité
publique, et surtout le titre III, qui traite des congrégations religieuses,
montrent un État soucieux de développer un contrôle sur les structures qui représenteront des enjeux plus conséquents sur les plans
économique et idéologique. En limitant au strict nécessaire les biens
des associations, en contrôlant ceux des structures dont il reconnaît
1)- Martine Barthélémy,
Associations : un nouvel âge
de la participation ?,
Presses de Sciences Po,
Paris, 2000, 286 p.
2)- Lors du colloque
de l’Association régionale
pour le développement
de la vie associative
(Ardeva) Île-de-France,
le 15 octobre 1996, sur “L’Îlede-France et les associations
régionales - Sur les chemins
du partenariat”. Cf. aussi
D. Wolton, La communication
entre associations et
élus en Île-de-France,
L’Harmattan, Paris, 1996.
D’autre part, l’obtention de la personnalité juridique, fortement
recommandée, au point que bon nombre de responsables pensent
qu’elle est obligatoire, et les statuts types, présentés souvent
comme obligatoires par les préfectures et fournis dès août 1901,
induisent des modes de fonctionnement où la pensée étatique est
fortement traduite. Le cas le plus démonstratif est celui des subventions publiques : pour en obtenir, une association doit être obligatoirement déclarée. Ainsi, pour tout un chacun, pour fonctionner en association, il faut être “déclaré à la préfecture”, certains
disant même qu’il s’agit d’une “autorisation” ! Il est à noter que ces
dérives sont souvent présentées comme des obligations légales. Tout
se passe comme si après avoir accordé une grande liberté, l’État
s’était empressé de récupérer d’une main ce qu’il avait laissé filer
de l’autre. En fait, il encadre l’expression de ce droit dans des propositions qui vont vite s’imposer comme des règles et qui cherchent
à limiter l’expression d’un pouvoir par trop fantasque et difficilement contrôlable. Les décisions récentes que sont les nouvelles
modalités de contrôle des subventions accordées aux associations
(lois de 1992 et de 1993), la clarification du régime de fiscalisation
de ces dernières (instructions fiscales de 1998 et 1999) et la publication au Journal officiel du plan comptable adapté aux associations montrent que l’État n’entend pas laisser ces structures en
dehors du droit commun, et qu’au contraire il en fixe de plus en
plus clairement les conditions d’exercice.
L’ASSOCIATION,
INTERFACE ENTRE DEUX VOLONTÉS
Comme le rappelait Dominique Wolton(2), les associations ont le
choix entre servir la politique de l’État et des collectivités publiques,
ce que l’on peut appeler l’instrumentalisation, ou agir comme “poil
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DES MODES DE FONCTIONNEMENT BIAISÉS
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
l’intérêt public, et en surveillant ceux des congrégations religieuses,
l’État n’engage pas les associations à avoir un rôle économique, mais
plutôt à développer une fonction plus éducative : celle de la participation à l’idéal démocratique républicain. S’associer, oui, mais plutôt dans l’intérêt de la collectivité nationale que dans celui du
domaine privé. Il faut noter que malgré cela, la loi, très libertaire,
permet de fonctionner en dehors de la volonté publique, bien que le
discours officiel du pouvoir ne l’ait jamais souligné, soucieux d’idéaliser un fonctionnement associatif pourtant bien éloigné, dans la pratique, de cette école de la démocratie tant vantée.
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 8
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
à gratter” des décideurs en innovant dans la plupart des domaines
et en montrant les solutions possibles aux différents problèmes que
rencontre notre société. Si l’on observe la période des trente dernières
années, on constate une croissance du nombre des associations, une
diversification de leurs domaines d’action et un accroissement exceptionnel de leur rôle économique. Devant cette montée en force,
l’État a bien sûr réagi, et depuis vingt ans il a mené une double action :
la formation et la mise à niveau techniques des associations afin
qu’elles soient mieux armées pour répondre aux besoins, et l’affirmation d’un rôle de plus en plus important de relais et de mise en
place de sa politique. Nous citerons pour exemple la politique de la
ville, la politique de l’emploi (emplois aidés, insertion sociale et professionnelle), la politique de la santé (toxicomanie), la politique
sociale (lutte contre l’illettrisme, contre l’exclusion), sans oublier la
politique culturelle et surtout la politique sportive (que serait le sport
en France sans son ministère et toutes les subventions versées ?).
Parallèlement, le militantisme et le bénévolat sont toujours les
moteurs de la vie associative, mais le développement de la professionnalisation semble en atténuer la puissance.
LES ASSOCIATIONS ET LES ÉTRANGERS
On a vu précédemment que l’État et les associations ont toujours
entretenu des relations contradictoires, hésitant tour à tour entre la
liberté et le contrôle, et c’est particulièrement net dans le cas où des
étrangers sont présents. Le projet de loi prévoyait initialement de
A PUBLIÉ
Jean Bastide, “La vie associative, ou l’engagement au service
de la cité”
Dossier Citoyenneté sans frontières, n° 1206, mars-avril 1997
Catherine Wihtol de Wenden, “La nouvelle citoyenneté”
Albano Cordeiro, “Pratiques associatives, pratiques citoyennes”
Dossier Jeunesse et citoyenneté, n° 1196, mars 1996
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 9
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
soumettre les associations composées majoritairement d’étrangers,
ou ayant des administrateurs étrangers ou un siège hors de France,
à une autorisation préalable établie par décret du Conseil d’État.
Curieusement, c’est grâce aux représentants des congrégations religieuses que la loi de 1901 n’a introduit dans sa forme définitive qu’une
restriction vis-à-vis des étrangers : la possibilité de dissoudre ces associations par décret du président de la République, au cas où elles
menaceraient la sûreté intérieure de la France.
Mais il est intéressant de constater que les termes du projet ont
été repris presque mot pour mot dans le décret-loi de 1939 (guerre
oblige !), qui devint pour longtemps, jusqu’à son abrogation en 1981,
le titre IV de la loi. L’autorisation était délivrée par le ministre de
l’Intérieur en personne. À ce sujet, un autre ministre de l’Intérieur,
Raymond Marcellin, proposa en 1971 de soumettre toutes les associations à une autorisation préalable de ses services ; la loi fut votée,
mais le Conseil constitutionnel, saisi par le président du Sénat, la
rejeta et confirma de façon spectaculaire la liberté d’association…
pour les Français !
Enfin, si l’abrogation de 1981 permit à nombre d’associations étrangères de se former librement et favorisa ainsi le renouvellement et
le rajeunissement de ses cadres, un petit détail subsiste : la mention
obligatoire de la nationalité des responsables de l’association, tout
au moins pour les associations déclarées. À ce jour, la liberté de s’as✪
socier est libre, quelle que soit la nationalité des membres.
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 10
LA LONGUE MARCHE DU MOUVEMENT
ASSOCIATIF POUR TRANSCENDER LES
FRONTIÈRES POLITIQUES
DE LA CITOYENNETÉ
Les associations de l’immigration, longtemps considérées comme
“étrangères” et soumises au contrôle préalable de l’État, revendiquent
l’égalité des droits politiques depuis les années vingt. Privées d’une
véritable représentation dans les partis existants, voire interdites d’activité politique, elles ont investi le champ culturel avant de s’intéresser aux espaces concrets de citoyenneté. Mais face aux limites de la
démocratie locale, et alors que les Européens viennent d’obtenir le
droit de vote aux élections municipales, les associations se jettent à
nouveau dans la bataille pour une nouvelle “citoyenneté de résidence”.
Dans l’histoire de la République française, le droit d’expression
et la liberté d’association sont des notions étroitement imbriquées.
Or, qui dit droit d’expression et liberté d’association éveille immanquablement l’idée d’action politique collective échappant peu ou prou
à l’emprise directe de l’État. Certes, la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen de 1789, en son article 2, admet que “le but
de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression.” Mais les révolutionnaires français de 1789 récusaient l’idée de la constitution, entre
les individus et l’État, de corps intermédiaires qui risqueraient de
diviser la Nation. C’est le sens de la loi Le Chapelier, adoptée par l’Assemblée constituante le 14 juin 1791, qui interdit aux ouvriers – mais
aussi aux maîtres – toute association ou toute forme d’action collective
par “délibérations”, “affiches”, “lettres circulaires” ou par “tout
attroupement” pour faire pression, par exemple, sur “ceux qui se
contenteraient d’un salaire inférieur”.
À l’époque, il semble que seul Marat contesta la dimension politique de cette mesure tendant à réduire les droits d’expression, dans
un article publié dans L’Ami du peuple, intitulé “Usurpation des droits
de la souveraineté du peuple par ses représentants”(1). Il faudra
attendre la fin du XIXe siècle, tout agité par la question sociale, pour
obtenir le droit de réunion, la liberté de la presse et la reconnais-
par Mogniss
H. Abdallah,
agence IM’média
1)- Cité par Jean-Louis
Robert in “1791 : liberté
du marché et Nation”,
Le Monde, 14 novembre 2000.
Dès lors, des groupes d’étrangers et de travailleurs immigrés
vont eux aussi constituer leurs associations “loi de 1901”. Parmi
celles-ci, l’Étoile nord-africaine, qui se déclare en 1925 comme une
“association de bienfaisance au profit des travailleurs immigrés”,
sera l’une des plus connues. Certains diront qu’elle s’est montée
sur les décombres de l’Association de la fraternité islamique. Il a
été plus clairement établi par son dirigeant, Messali Hadj, que l’Étoile nord-africaine est apparue dans le prolongement de la campagne à Paris du candidat communiste Hadj Ali Abdelkader, d’origine
Avant 1981, les associations
algérienne, lors des législatives de
s’astreignent officiellement
1924. Le déclic aurait donc été d’ordre
au “devoir de réserve” et à la “neutralité
politique, et non religieux(2). Selon un
politique”. La peur de l’interdiction
rapport de police de l’époque, Messali
– ou pis encore de l’expulsion – plane.
Hadj demanda dès 1926 “l’abrogation
Aussi se cantonnent-elles pour l’essentiel
de l’indigénat et la suppression pure
dans les activités culturelles.
et simple de toutes les mesures illégales prises pour limiter le droit des
Algériens et Marocains à voyager librement entre leur pays et
la France. Il réclama la représentation des Nord-Africains à la
Chambre, ainsi que la liberté de la presse et la liberté de réunion.”
De fait, l’Étoile nord-africaine revendiquait d’ores et déjà “le
droit à l’électorat et à l’éligibilité à toutes les assemblées, y compris au Parlement, au même titre que les autres citoyens français”, ainsi que “l’amnistie pour tous ceux qui sont emprisonnés, en surveillance spéciale ou exilés pour infraction au code
de l’indigénat ou pour délit politique”.
Ces revendications d’ordre civique et politique, qui seront minorées, voire omises dans la presse communiste – pourtant censée
2)- Cf. Benjamin Stora,
être gagnée à la cause de l’Étoile – , précèdent puis accompagnent
Messali Hadj, éditions
son engagement pour l’indépendance de l’Algérie. Mais c’est
Le Sycomore, Paris, 1982.
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 11
L’ÉTOILE NORD-AFRICAINE RÉCLAME
L’ÉLIGIBILITÉ À TOUTES LES ASSEMBLÉES
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
sance des syndicats. En 1884, Pierre Waldeck-Rousseau, alors ministre
de l’Intérieur, fait voter la loi sur les associations professionnelles.
Devenu président du Conseil, il est ensuite l’inspirateur de la loi de
1901 sur la liberté d’association que nous connaissons aujourd’hui.
Cette loi d’inspiration libérale entérine enfin le droit d’association
pour les individus et les buts les plus divers, à l’exception notable de
celui qui porterait “atteinte à l’intégrité du territoire national et à
la forme républicaine du gouvernement” (article 3).
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 12
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
suite à son appel pour l’indépendance que l’ENA sera dissoute en
1929, en vertu de l’article 3 précité de la loi de 1901 (reconstituée, l’ENA sera à nouveau dissoute en 1937 par le Front populaire). Le PCF reprendra alors à son compte un certain nombre
de ces revendications au début des années trente(3). Sans suite :
elles seront sacrifiées sur l’autel de l’unité du Front populaire au
gouvernement.
3)- Cf. Rahma Harouni,
“Le débat autour
du statut des étrangers
dans les années trente”,
Le Mouvement social,
n° 188, Les éditions de
l’Atelier/Éditions ouvrières,
juillet-septembre 1999.
“L’ASSOCIATION S’INTERDIT
TOUTE ACTIVITÉ POLITIQUE”
Par la suite, le PCF sera décrié comme le “parti de l’étranger”.
Ironie de l’histoire, c’est la loi de 1901, revue par le régime de Vichy,
qui “a permis d’interdire le PCF comme association dirigée de fait
par des étrangers”(4). En effet, sous prétexte de lutter plus efficacement contre les regroupements nazis et apparentés en France, le gouvernement Daladier signe le fameux décret-loi du 12 avril 1939 sur
les associations étrangères. Ce décret-loi soumettait les “associations
étrangères” à l’autorisation préalable et au contrôle discrétionnaire
du ministre de l’Intérieur. Par “associations étrangères”, il était
entendu toute association ayant son siège à l’étranger ou “dirigée de
fait par des étrangers”, mais aussi toute association comprenant plus
d’un administrateur étranger ou “un quart au moins de ses membres
étrangers”. Si ces dernières menaçaient “la sûreté intérieure ou extérieure de l’État”, elles pouvaient être dissoutes par voie administrative et non plus judiciaire.
L’autorisation administrative, pouvant être refusée sans motif,
n’était par ailleurs pas définitive. Subordonnée à “l’observation de
certaines conditions” (les textes ne précisent pas lesquelles), elle
était aussi soumise à renouvellement périodique, et pouvait être
retirée à tout moment. La pratique administrative rajoutera au
décret-loi de 1939 l’obligation de mentionner dans les statuts la
phrase : “L’association s’interdit toute activité politique.”. Ainsi,
les étrangers se voient concéder le droit d’association – une liberté
sous contrôle de police –, mais ils se voient aussi refuser le droit
d’expression politique(5).
Le PCF demandera en 1948 l’abrogation de ce décret-loi discriminatoire à l’encontre des non-nationaux, qui touche aussi par ricochet les associations françaises, sommées de déclarer leurs adhérents
étrangers. Sa proposition de loi sera enterrée en commission, les uns
et les autres pensant que le texte tomberait de lui-même en désuétude. En fait, il sera bien mis à contribution, notamment dans les
années soixante-dix, pour tour à tour menacer, refuser ou interdire
4)- Cf. René Dumont,
“Liberté d’association
pour les étrangers”,
Le Monde, 5 février 1977.
5)- Cf. Les étrangers
et le droit d’association,
Comité pour l’abrogation
du décret-loi de 1939, Ciemm
(Centre d’information
et d’étude sur les migrations
méditerranéennes), 1979.
CULTURELLE
COMME MOYEN D’ACTION POLITIQUE
6)- D’après une enquête
de la Fonda. Cf. “Dix ans
de liberté associative pour
les étrangers en France”,
La tribune Fonda, n° 92,
décembre 1992.
7)- Cf. “Culture immigrée”,
revue Autrement, n° 11,
novembre 1977.
Pour autant, beaucoup d’associations étrangères se développent
durant la même période. Dans les années qui précèdent l’arrivée
de la gauche au pouvoir en 1981, 300 associations auraient ainsi
été déclarées chaque année, après autorisation(6). Ces associations
dites “autonomes”, constituées pour la plupart sur une base
nationale, se donnent pour objectif de répondre aux besoins
sociaux et culturels des travailleurs immigrés, en leur apportant
une aide juridique, matérielle ou morale. Leur attention est également concentrée sur la situation dans le pays d’origine. Leurs
dirigeants sont souvent des opposants aux régimes en place. Mais
les associations s’astreignent officiellement au “devoir de réserve”
et à la “neutralité politique”. La peur de l’interdiction – ou pis
encore de l’expulsion – plane. Aussi se cantonnent-elles pour l’essentiel dans les activités culturelles. Dans le foisonnement culturel des années soixante-dix marqué par la révolte de Mai 1968,
cela apparaît comme une stratégie de contournement de l’interdit politique. Le droit à l’expression culturelle, fortement revendiqué par exemple à l’occasion des festivals de théâtre populaire
des travailleurs immigrés organisés par la MTI (Maison des travailleurs immigrés, qui regroupe depuis 1973 plusieurs associations de Marocains, d’Algériens, de Portugais et de ressortissants
d’Afrique noire), est bien compris comme un euphémisme pour
désigner le droit d’expression politique(7).
Cependant, il serait erroné de n’y voir qu’une forme déguisée d’intervention politique. En effet, les militants immigrés sont alors fort
divisés sur le sens même qu’ils donnent à un engagement politique
plus ou moins avoué. La majorité des associations immigrées regroupées par nationalité se battent pour la liberté d’expression politique
dans le pays d’origine, et n’entendent pas se substituer aux syndicats
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 13
L’EXPRESSION
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
a posteriori nombre d’associations, parmi lesquelles l’AMF (Association des Marocains en France, créée en 1961), l’Organisation des
communistes africains, les regroupements d’étudiants d’Afrique
noire francophone (Gabon, Cameroun, Côte d’Ivoire, Mali) ou encore
l’association des travailleurs pakistanais. À noter également que des
unions antillaises ou réunionnaises ont été visées, ainsi que des associations françaises, comme des Asti (Associations de soutien aux travailleurs immigrés) ou encore le Conseil consultatif des immigrés de
Chambéry, constitué en 1977 et dissous l’année suivante par le
ministre de l’Intérieur.
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 14
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
ou aux partis politiques français de gauche. D’une certaine manière,
elles intériorisent même le discours dominant qui érige pour principe que pour faire de la politique, il faut être français. Ce “tropisme
blédard” les amène pour la plupart à se prononcer contre le droit de
vote et les naturalisations(8).
“ARRACHER LES DROITS
DE CITOYENS”
8)- Cf. l’autocritique
de Mohieddine Cherbib
et Nabil Azzouz,
in “Une vieille idée neuve
en France : le droit
de vote des étrangers”,
L’Observateur/Gözlem,
n° 3-4-5, CFAIT (Conseil
français des associations
des immigrés de Turquie),
septembre 2000.
En revanche, d’autres militants immigrés prétendent s’engager “ici
et maintenant”, et s’invitent directement dans l’arène politique
française. Lors de l’élection présidentielle de 1974, le jeune Arabe
Djillali Kamel présente de façon spectaculaire sa candidature pour
faire valoir les droits des immigrés tels qu’ils se les représentent eux- 9)- Cité par Gilles Verbunt,
mêmes. “Parler de nos problèmes, il n’y a que nous qui puissions in L’intégration
par l’autonomie, Ciemi,
le faire”(9), dira-t-il ; et il ajoutera : “Nous n’irons pas aux bureaux 1980.
de vote, mais nous voterons à notre manière.”(10) Aussi volontariste 10)- Cf. le film Des immigrés
racontent, vidéo de 35 min,
soit-elle, cette initiative soutenue par le MTA (Mouvement des tra- groupe Vidéo 00, 1974.
vailleurs arabes) provoquera un réel débat sur le droit d’expression
politique autonome des travailleurs
immigrés, et sur les différentes formes
captives de délégation de pouvoir qui
ont relégué les immigrés en situation
de spectateurs passifs des joutes politiciennes franco-françaises. Il s’agira
d’ailleurs moins, pour ces militants
immigrés, d’une discussion théorique
abstraite que d’une auto-affirmation
empreinte de défiance.
Ce courant lie les luttes concrètes
pour l’égalité des droits culturels et
sociaux avec le droit d’expression politique, tout comme le Comité de coordination des foyers Sonacotra. Le journal Sans Frontière – ainsi que les
premières radios immigrées – s’en
inspirera. Sans Frontière établit lui
aussi des liens avec la gauche française, y compris les socialistes, dont
Jean Le Garrec et un certain François
Mitterrand, avec lesquels sera notamment discuté le droit de vote. C’est de
Pendant le jeûne de solidarité contre le projet de loi Pasqua en 1986,
cette filiation que naîtra en 1982 le
à l’église Saint-Merri de Paris. © Rabha Attaf/IM’Média.
12)- Op. cité.
LE “DROIT DE CITÉ” DANS LA VIE LOCALE :
AVANCÉES ET LIMITES
13)- La tribune Fonda,
numéro cité.
Cette dynamique se développe au moment où la gauche, au pouvoir depuis 1981, semble résignée à abandonner son projet initial
d’accorder le droit de vote aux immigrés pour les élections locales.
La gauche a certes abrogé le décret-loi de 1939, permettant de rétablir le droit d’association pour les étrangers (loi du 9 octobre 1981),
et a instauré l’égalité des droits de représentation syndicale (lois
Auroux de 1982). Mais quid des droits civiques ou politiques ? Saïd
Bouziri, ex-animateur du MTA, puis de Sans Frontière et de l’association Génériques, s’interroge : “Il faut se demander si le droit d’association n’a pas permis d’esquiver, de fait, le débat sur l’ensemble
des droits civiques des étrangers en France. La réforme de 1981 a
été évoquée pour empêcher, justement, toute réflexion sur le découplage entre ces deux notions (citoyenneté et nationalité). Elle a servi
d’argument lorsqu’il a fallu renoncer publiquement à accorder le
droit de vote.”(13)
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 15
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
11) -Méjid Amar Deboussi
“Le 6 mars 1983 : et si on
votait ?”, in Sans Frontière,
février 1983.
Collectif pour les droits civiques. Constitué à la veille de la campagne
électorale pour les municipales de mars 1983, ce collectif, qui prend
en compte l’émergence du phénomène “beur” dans sa tentative de
redéfinir la place des populations issues de l’immigration dans la
société française, résume son projet par l’affirmation suivante : “Nous
voulons être citoyens là où nous vivons.” Sans Frontière se propose de devenir une tribune, régulière et contradictoire, pour “l’affirmation que nos droits d’expression politique sont inaliénables”
et pour témoigner de la “volonté d’arracher nos droits de ‘citoyens’
sans devoir changer de nationalité. […] Nous n’avons toujours
pas le droit de vote. Mais nous pouvons prendre le droit d’organiser nous-mêmes nos propres bureaux de vote, nos propres cartes
d’électeurs.”(11)
Le journal participe à l’organisation de “la fête des futurs votants”
dans la grande salle de la Mutualité à Paris, le 4 mars 1983, où se
déroulera un référendum symbolique pour le droit de vote des immigrés. Si le résultat semble mitigé, le débat est relancé, sur la base
d’une déconnexion entre nationalité et citoyenneté. Sans Frontière
rappelle en outre que “le problème n’est plus seulement entre le pouvoir et les immigrés. Il est aussi entre les immigrés eux-mêmes et
entre immigrés et associations de soutien”(12). Le Conseil des associations issues de l’immigration en France (CAIF), créé pour prendre
la relève de la MTI, adoptera finalement la revendication du droit de
vote en 1984, et le PCF y adhérera en 1985.
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 16
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
Le droit d’association n’impliquerait donc pas nécessairement une
avancée vers la reconnaissance des droits politiques des immigrés.
L’État ne renoue-t-il pas ainsi avec son penchant à dénier aux associations un réel pouvoir d’intervention dans le champ politique ? Une
situation en apparence d’autant plus paradoxale que ce recul intervient dans une période où les associations sont de plus en plus présentées comme des acteurs importants de la vie locale, et où la notion
de citoyenneté communale se généralise.
La décentralisation et le processus de “démocratie participative”
amorcé au milieu des années soixante-dix sont censés associer davantage les citoyens dans leur diversité à la gestion des affaires de la cité.
Il est même question de dévolution de certains pouvoirs de décision,
aux nouveaux comités de quartier par exemple. En réalité, l’État n’a
de cesse de limiter toute velléité d’autonomie décisionnelle des nouvelles instances de délibération locale, et ne leur confère le plus souvent qu’un caractère consultatif. De ce
point de vue, ni les commissions comLes associations voient d’un mauvais œil
munales consultatives des immigrés, ni
la distance se creuser entre la fonction
même les élus associés aux conseils
d’élu et la vie associative locale.
municipaux de Mons-en-Barœul (Nord),
De fait, elles se trouvent dépossédées
d’Amiens ou de Cerizay (Deux-Sèvres)
de leur ambition d’être le lieu même
ne dérogeront à la règle commune. Ils
d’une activité politique concrète.
émettent un simple avis sans valeur
coercitive pour l’exécutif. La sphère du
politique renforce ainsi sa prééminence, tout en concédant sur le
mode paternaliste que les associations, véritables “écoles de la
citoyenneté” et vivier de futurs militants, forment un possible sas d’entrée pour le passage au politique.
LA SOCIÉTÉ CIVILE, CONTRE-POUVOIR
OU NOUVEL ESPACE POLITIQUE ?
Ce rapport instrumental aux associations va ensuite s’aggraver par
une sorte d’injonction de participer à la vie publique pour répondre
à la crise du système politique lui-même. Mais les associations issues
de l’immigration, en plein essor depuis le succès de la Marche pour
l’égalité de 1983 et qui cherchent à se structurer en mouvement national, n’ont pas du tout l’intention de se plier sous les fourches caudines de cette conception de la participation politique qui infantilise les citoyens, français ou de nationalité étrangère. Convergence 84,
la deuxième marche des “rouleurs pour l’égalité”, “ne s’adressera plus
seulement à l’État, mais aussi à la société civile”, rappelle Saïd
Bouamama(14).
14)- Douce France, la saga
du mouvement beur,
Quo Vadis/IM’média, 1993.
L’INTÉGRATION
DANS LE JEU INSTITUTIONNEL
La fin des années quatre-vingt a vu la conjonction de deux facteurs qui poussent à la deuxième option. D’abord, pour se protéger
d’un possible retour aux pratiques d’expulsion pour agitation politique, brandi par le ministre de l’Intérieur Charles Pasqua entre 1986
et 1988, nombre de militants issus de l’immigration ont franchi le
pas et demandé la nationalité française. Cette démarche a été
avant tout individuelle, et n’a guère fait l’objet de discussions
publiques. Si elle semble un aveu d’impuissance face à une logique
“nationalitaire” amplifiée par le retour en force des mythes fonda-
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 17
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
Manifestation de France Plus
à Aix-en-Provence en 1987.
© Joseph Marando/IM’Média.
La troisième marche de 1985
se déroulera sur le thème des
droits civiques. Pour les associations initiatrices, il s’agit de provoquer un débat sur les limites de
la démarche qui incite les jeunes
à faire preuve de civisme en allant
s’inscrire sur les listes électorales,
et à les faire voter pour les partis
politiques en place. Récusant le
clivage entre les “Beurs” qui
votent et les parents ou les grands
frères de nationalité étrangère,
cette troisième marche met la
priorité sur le droit de vote, alors
qu’une nouvelle association,
France Plus, qui prétend capter
le potentiel électoral “beur”, s’y
oppose avec virulence. L’association Mémoire fertile, organisatrice
en 1988 des États généraux de
l’immigration, approfondira quant
à elle le concept de “nouvelle
citoyenneté”. Pour tenter d’enrayer la dérive gestionnaire et apolitique de la vie associative, elle préconise l’investissement des espaces
de citoyenneté concrète (associations de locataires, parents d’élèves,
etc.) mais butera sur la question de savoir s’il faut se constituer en
contre-pouvoir capable de créer un rapport de forces favorable visà-vis des pouvoirs publics, ou s’il ne vaut pas mieux s’investir dans
le jeu politique existant.
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 18
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
teurs de la République à l’occasion du bicentenaire en 1989, elle est
assumée par les uns et les autres avec un certain pragmatisme. Dans
le même temps, le parti socialiste enjoint les militants associatifs
et toute la “génération Mitterrand” de le rejoindre pour préparer la
reconquête du pouvoir.
Si les dirigeants de SOS Racisme et du mouvement étudiant de
1986, préparés à la manœuvre, ont aussitôt occupé des postes politiques importants, pour l’essentiel au PS, les militants associatifs
issus de l’immigration tentés par l’aventure politique ont investi les
partis en ordre dispersé, à titre individuel (les effets d’affichage
médiatique de France Plus, qui annonce en 1989 plus de 150
conseillers municipaux élus, dont plusieurs maires adjoints, ont un
temps pu faire illusion). En conséquence, ils occuperont des postes
de moindre importance et seront souvent brocardés comme “immigrés de service”. Ils ne disposeront plus de la force collective de leurs
associations d’origine.
Ces dernières voient en effet d’un mauvais œil la distance se creuser entre la fonction d’élu, évoluant dans un monde politique avec
ses codes propres, et la vie associative locale. De fait, les associations
se trouvent dépossédées de leur ambition d’être le lieu même d’une
activité politique concrète. Et leurs membres, soupçonneux vis-à-vis
de stratégies de promotion personnelle, renâcleront de plus en plus
à servir de simples relais sur le terrain pour légitimer l’action de leurs
élus dans l’arène politique. Ce qui explique en partie que les associations concernées périclitent, voire disparaissent. Quelques figures
de l’immigration parviennent cependant à se hisser dans les appareils de grandes associations françaises comme la Ligue des droits
de l’homme ou la Fondation pour le développement de la vie associative (Fonda), ou encore à siéger dans des instances officielles en
tant que personnalités qualifiées. Et certaines de ces associations se
regroupent elles-mêmes : pour le droit de vote (collectif J’y suis, j’y
vote en 1989), pour la réforme des lois sur les étrangers, ou contre
celle du code de la nationalité.
UNE
DISCRIMINATION POLITIQUE
AUX RELENTS DE SURVIVANCE COLONIALE
Les interrogations sur le “passage au politique” des élus issus de
l’immigration ou de la vie associative ont presque occulté la question du droit de vote des immigrés tout au long des années quatrevingt-dix. Et pourtant, les résidents étrangers ont à plusieurs reprises
manifesté leur intérêt pour leur participation à la chose publique(15).
En outre, les élections présidentielles de 1995 en Algérie ont mon-
15)- D’après un sondage
publié dans l’hebdomadaire
L’Express du 20 mars 1990,
66 % des immigrés sondés
(et même 73 % des Maghrébins)
se déclarent favorables
au droit de vote
pour les municipales.
Ils souhaiteraient également
participer aux présidentielles
à 57 %, voire aux législatives
ou aux européennes.
VERS UNE NOUVELLE CONVERGENCE
ENTRE ASSOCIATIONS ?
Dès 1997, le Conseil consultatif des étrangers de Strasbourg
adopte une Charte des résidents étrangers signée par la maire de la
ville, Catherine Trautmann, qui s’engage à promouvoir une “citoyenneté de résidence” pour tous. Et à l’occasion des élections européennes de juin 1999, il organise un vote symbolique sur le thème
“j’y suis, j’y vote”. Au niveau national, le nouveau collectif “Un(e) résident(e), une voix”, regroupant des associations issues de l’immigration quelque peu érodées par les désillusions passées, participe à la
relance du débat. La gauche plurielle au gouvernement finit par
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VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
tré une surprenante mobilisation des électeurs algériens en France.
N’est-ce pas un comble ? Alors que certains mettent en doute la motivation civique des immigrés, les résidents algériens de France et d’Europe votent en masse, et de surcroît sont éligibles pour une représentation politique dans le pays d’origine (quatre députés issus de
l’immigration siègent au parlement national à Alger). “Maintenant
on peut voter”, disaient-ils fièrement en 1995, tout en incitant leurs
enfants de nationalité française à aller voter lors de toutes les élections françaises et européennes dont ils restaient et restent exclus.
Une évolution similaire se fait jour chez les Marocains, voire chez les
immigrés maliens impliqués dans les
projets associatifs de développement
Il aura fallu le nouveau droit
local qui briguent avec succès des mande vote et d’éligibilité des résidents
dats électoraux au pays.
de l’UE, adopté sans débat public
Rares ont été les militants associatifs
en application des traités de Maastricht,
qui ont perçu cette évolution citoyenne
pour que les associations issues
des immigrés, à cheval sur les frontières
de l’immigration se ressaisissent
du national et du politique. Il aura fallu,
publiquement de la question
en 1998, la nouvelle donne du droit de
des droits politiques.
vote et d’éligibilité aux élections municipales et européennes des résidents
de l’Union européenne, adopté sans débat public en application des
traités de Maastricht, pour que les associations issues de l’immigration se ressaisissent publiquement de la question des droits politiques.
Et encore est-ce à travers le prisme d’une nouvelle discrimination
vécue comme insoutenable : en effet, comment peut-on accepter de
voir octroyer aux seuls Européens, sans condition de résidence précise, des droits politiques que les résidents extra-communautaires,
présents depuis parfois plusieurs générations, s’évertuent à réclamer
depuis si longtemps ?
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 20
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
concéder que cette discrimination supplémentaire n’est pas tenable
et qu’il faudra bien, un jour ou l’autre, inscrire le droit de vote de
tous les résidents étrangers dans les textes de loi de ce pays(16). Mais
les militants associatifs s’insurgent contre l’idée qu’il faut endurer
encore une fois l’épreuve d’une période transitoire, voire probatoire,
avant d’accéder à cette égalité de traitement tant vantée comme
valeur fondamentale de la République. N’en déplaise à Pierre Rosanvallon et aux nationaux-républicains, ils récusent désormais la “catégorie de l’étranger” en affirmant leur appartenance à la “communauté politique des citoyens” censée fonder la nation française.
À cet égard, ils ne sauraient plus se satisfaire de droits politiques
partiels, solution assimilée à une survivance coloniale qui rappelle
par trop le principe des “citoyens de seconde zone” ou le “deuxième
collège” en Algérie(17).
Autre phénomène nouveau par son ampleur, les associations d’action citoyenne apparues dans les années quatre-vingt-dix, qui ont su
forger un alliage subtil entre identité sociale locale et références
communautaires, réclament elles aussi le droit de vote pour tous les
“parents de Zidane”. “Responsabiliser les parents”, cela devrait commencer par leur reconnaître une responsabilité politique. Une convergence inédite entre types d’associations fort divers pourrait dès lors
se matérialiser autour du droit de vote et d’éligibilité pour les municipales de mars 2001. Au-delà, la question de l’égalité pour tous les
droits politiques est posée. Continuer à ne pas prendre au sérieux
l’exigence des droits politiques pour les immigrés en misant sur l’épuisement des associations, renchérir sur leur manque de représentativité ou sur leur prétendue incapacité chronique à se constituer en
mouvement national puissant, serait un pari risqué. Car la désillusion
vis-à-vis de l’action politique, partout en forte progression, n’est une
✪
perspective de bon augure pour personne.
16)- En mai 2000,
l’Assemblée nationale a voté
en première lecture
un texte en ce sens, bloqué
depuis au Sénat.
17)- Cf. Abdelmalek Sayad,
“Exister, c’est exister
politiquement”, in Presse
et immigrés en France,
n° 135-136, décembre 1985 ;
Jacques Berque, “Différence,
que de crimes on commet
en ton nom”, un entretien
avec H&M, n°1142-1143,
avril-mai 1991 ;
Tarek Kawtari, du Mouvement
de l’immigration et
des banlieues (Mib),
in Témoignage chrétien,
11 mai 2000.
Christian Bruschi, “La citoyenneté hier et aujourd’hui”
Dossier Jeunesse et citoyenneté, n° 1196, mars 1996
A PUBLIÉ
* Cet article est tiré
de l’ouvrage paru
cette année aux éditions
de l’Esprit frappeur,
J’y suis, j’y vote, La lutte
pour les droits politiques
aux résidents étrangers
(voir aussi la chronique
“Livres”).
Les résidents étrangers ne voteront pas aux prochaines élections municipales de 2001. Pourtant, la fin de l’année 1999 a été marquée par une
effervescence des partis de la gauche plurielle et par une mobilisation
des réseaux associatifs sur cette question. La Realpolitik l’a une nouvelle fois emporté sur le courage politique. Le Premier ministre se refuse
à “repassionner” le débat sur l’immigration, qu’il estime avoir “désamorcé”
par l’action de son ministre de l’Intérieur, Jean-Pierre Chevènement. Si
le débat sur le droit de vote aux résidents étrangers est ancien, il semble
buter sans cesse sur les mêmes arguments. Compte tenu des évolutions
sociologiques et politiques en œuvre au sein des populations issues de
l’immigration, ces arguments apparaissent comme des prétextes pour
refuser ou retarder des évolutions incontournables. Derrière le débat sur
le droit de vote pourrait ainsi se cacher un autre enjeu : celui des frontières idéologiquement sacralisées de la nation, et de leurs conséquences économiques et politiques sur les “hors-frontières”.
Les résidents étrangers ne sont pas la première catégorie de citoyens
à propos de laquelle la question de l’entrée dans la sphère politique
est posée. Avant eux, les esclaves, les femmes, les ouvriers, les colonisés ont vécu de longues périodes d’exclusion du politique. Les débats
de ces périodes ont pour caractéristiques d’utiliser exactement les
mêmes arguments que ceux mis en avant aujourd’hui pour les résidents
étrangers. Il n’est pas inutile de rappeler brièvement ces argumentations et de s’interroger sur les raisons d’une telle ressemblance.
L’ESCLAVE ÉDUCABLE
Au moment où la Révolution française pose les principes du droit
naturel et de l’universalité des droits de l’homme, elle maintient en
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 21
par
Saïd Bouamama,
socio-économiste,
chargé
de recherche
à l’Ifar de Lille,
militant associatif*
Pour le moins récurrent en France, le débat autour du vote des résidents
non nationaux masque la question du statut et des droits politiques des
immigrés. Comme les esclaves autrefois, comme les indigènes et les femmes
il y a quelques décennies, les étrangers se sont vu opposer des arguments
basés sur une prétendue incapacité, puis sur la non-appartenance à la nation.
Au fond, leurs revendications – régularisation des sans-papiers, droit à une
naturalisation par simple déclaration, droit de vote – sont trois aspects d’une
même question : une démocratie peut-elle s’accommoder d’une noncitoyenneté pour une partie importante des habitants de son territoire ?
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
DROIT DE VOTE POUR TOUS.
LES CONTOURS D’UN DÉBAT
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 22
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
l’état le “code noir” régissant l’esclavage. L’enjeu est déjà lié à la question des frontières. Il ne s’agit même pas de la frontière des droits
politiques, mais de celle de l’appartenance ou non à l’humanité. Le
raisonnement à la base de cette contradiction entre principes affichés et pratiques concrètes est aujourd’hui encore à l’œuvre à propos de l’immigration. Le nègre est considéré comme appartenant à
l’humanité (les principes sont ainsi saufs), mais cette “humanité”
serait non encore parvenue à maturité (le principe d’exclusion
momentanée apparaît ainsi légitime). Même un Condorcet, pourtant
l’un des penseurs les plus cohérents de la rupture révolutionnaire,
considère qu’on “ne peut dissimuler qu’ils n’aient en général une
grande stupidité” ; qu’il convient de les aider à “sortir de la corruption et de l’avilissement” afin qu’ils réapprennent “les sentiments
naturels de l’homme” et deviennent enfin dignes “qu’on leur confie
le soin de leur bonheur et du gouvernement de leur famille”(1). Cela
conduira Condorcet à proposer un moratoire de “soixante-dix ans
minimum” pour cette action de “réhumanisation”. Les nègres ont
donc perdu leurs capacités et/ou leurs facultés à être des citoyens
libres, et il convient de les leur réapprendre.
La Révolution française restera fidèle à cette logique et adoptera
l’idée du moratoire, sans en fixer pourtant la durée. Voici ce que
déclare Bonnemain à l’époque : “Il ne serait pas plus juste ni plus
humain de rendre subitement la liberté aux Noirs qu’il n’est juste
et humain de les avoirs retenus dans l’esclavage. La première opération du gouvernement doit donc être de leur rendre la faculté d’être
libre.”(2) La logique capacitaire ainsi proclamée permet en réalité de
préserver les intérêts des colons. Cette logique était promise à un
grand avenir, dans la mesure où elle justifiera la colonisation pour
l’extérieur et l’exclusion des droits politiques (en particulier pour les
femmes et les ouvriers) pour l’intérieur. L’élitisme républicain est ainsi
le noyau commun aux exclusions liées à la colonisation et aux exclusions internes à la société civile française.
INTÉGRATION DES INDIGÈNES ÉVOLUÉS,
ÉDUCATION DES OUVRIERS INCAPABLES
Le sénatus-consulte du 14 juillet 1865 intègre les “indigènes
musulmans” à la nationalité française sans leur accorder la citoyenneté, considérée comme incompatible avec leur statut personnel
musulman. La France, si réticente à l’idée d’une dissociation entre
nationalité et citoyenneté, a su y recourir dans d’autres circonstances
historiques, quand ses intérêts économiques le lui commandaient.
Soulignons cependant une exception à la règle : celle concernant les
1)- Condorcet, Réflexion
sur l’esclavage des Nègres,
1781, cité in Saïd Bouamama,
J’y suis, j’y vote, La lutte
pour les droits politiques
aux résidents étrangers,
éd. L’Esprit frappeur, n° 77,
Paris, 2000.
2)- Bonnemain,
“Régénération des colonies,
ou moyen de restituer
graduellement aux hommes
leur état politique,
et d’assurer la prospérité
des nations ; et moyens pour
rétablir promptement l’ordre
dans les colonies françaises”,
1792, in Louis Sala-Molins,
Le code noir, Puf, 1987.
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 23
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
indigènes les plus “évolués”, à qui
seront reconnus les droits du citoyen.
Toutes les réformes concernant le statut des colonisés se contenteront
d’élargir la sphère des “évolués”, indiquant en cela le maintien du principe
capacitaire pendant toute la période
coloniale. Un certain discours sur les
“élites issues de l’immigration” aujourd’hui a sans aucun doute un lien avec
ce concept “d’évolués” de la logique
coloniale.
La même logique capacitaire sera
de nouveau déployée pour justifier la
“république des propriétaires”, c’està-dire le régime censitaire français.
Voici comment Sieyès décrivait l’incapacité des pauvres : “Parmi les
malheureux voués aux travaux
pénibles, producteurs des jouissances
d’autrui et recevant à peine de quoi
sustenter leur corps souffrant et plein
Un bureau de vote à Bagnolet lors des élections présidentielles d’avril 1995.
© N. Amir/IM’Média.
de besoins, dans cette foule immense
d’instruments bipèdes, sans liberté, sans moralité, sans intellectualité, ne possédant que des mains peu gagnantes et une âme absorbée […] est-ce là ce que vous appelez des hommes ? On les dit policés ! Il y en a-t-il un seul qui fût capable d’entrer en société… ?”(3)
3)- Emmanuel Sieyès,
Textes choisis, présentés
Ces propos de Sieyès ne sont pas isolés et conjoncturels. Ils reflèpar Roberto Zapperi,
éditions des Archives
tent le regard dominant posé sur les “pauvres” pendant plus d’un siècle
contemporaines, Paris, 1985.
et demi. Donnons la parole à Benjamin Constant pour tirer la conclusion politique de cette logique capacitaire appliquée aux classes laborieuses : “Je ne veux faire aucun tort à la classe laborieuse, cette
classe n’a pas moins de patriotisme que les autres classes. Elle est
souvent prête aux sacrifices les plus héroïques et son dévouement
est d’autant plus admirable qu’il n’est récompensé ni par la fortune ni par la gloire. Mais autre est, je le pense, le patriotisme qui
4)- Benjamin Constant,
“Principes de politiques
donne le courage de mourir pour son pays, autre est celui qui rend
applicables
à tous les gouvernements
capable de bien reconnaître ses intérêts. Il faut donc une condition
représentatifs
de plus que la naissance et l’âge prescrits par la loi. Cette condiet particulièrement
à la Constitution actuelle
tion c’est le loisir indispensable à l’acquisition des lumières, à la
de la France”, in De la
liberté chez les modernes :
rectitude du jugement. La propriété seule rend les humains capables
écrits politiques, Hachette
de l’exercice des droits politiques.”(4)
Littérature, Paris, 1989.
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VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
Cette vision des “classes laborieuses” connaîtra des variantes mais
sans remettre en cause l’idée d’une incapacité. Les divergences porteront sur le caractère transitoire ou non de cette incapacité à la politique. Comme pour les esclaves ou les colonisés, l’opinion selon
laquelle l’éducation permettrait aux “pauvres” d’accéder à la raison
est fréquente tout au long du XIXe siècle. Éduquer le peuple plutôt
que d’assurer l’égalité économique est, on le voit, une vieille rengaine
en France. Nous sommes, ici aussi, au cœur de l’élitisme républicain
encore tant présent aujourd’hui.
LES FEMMES, ÉTERNELLES MINEURES
Si l’incapacité des ouvriers est expliquée à partir des conditions
sociales, celle des femmes le sera à partir d’une prétendue spécificité naturelle. Le résultat reste cependant le même : l’exclusion de
la sphère politique. Voici ce que Diderot développait sur cette “spécificité” : “La femme porte au-dedans d’elle-même un organe susceptible de spasmes terribles, disposant d’elle et suscitant dans son
imagination des fantômes de toute espèce […]. Si j’avais été législateur… Je vous aurais mises au-dessus de la loi ; vous auriez été
sacrées, en quelque endroit où vous vous fussiez présentées.”(5) Audessus de la loi plutôt que dans la loi, voilà une excellente façon d’exclure des droits politiques tout en “valorisant” la prétendue spécificité féminine.
Une nouvelle fois le législateur républicain restera cohérent avec
cette approche et le conventionnel Amar pourra déclarer en conclusion de cette approche “naturaliste” : “Les fonctions privées auxquelles sont destinées les femmes par nature même, tiennent à l’ordre
général de la société. Cet ordre résulte de la différence qu’il y a entre
l’homme et la femme. Chaque sexe est appelé à un genre d’occupation qui lui est propre ; son action est circonscrite dans ce cercle
qu’il ne peut franchir, car la nature qui pose ses limites à l’homme,
commande impérieusement et ne reçoit aucune loi.”(6) D’autres arguments ont bien entendu été avancés pour refuser le droit de cité aux
femmes. Ils sont tous à base capacitaire. Nous les reprendrons ultérieurement dans notre raisonnement tant ils sont ressemblants à ceux
mis en avant pour exclure les résidents étrangers du droit de cité.
Si nous nous sommes étendus sur ce soubassement historique de
l’exclusion des droits politiques, c’est que celui-ci influence encore
fortement les débats sur la reconnaissance de nouveaux citoyens.
Chaque étape de l’élargissement de la sphère politique fait réapparaître la logique capacitaire avec, certes, un vocabulaire moins caricatural, mais avec toujours les mêmes conséquences excluantes. C’est
5)- Denis Diderot,
“Des femmes”, 1772,
in Lettres à Sophie Volland,
Gallimard, 1984.
6)- Cf. Yvonne Kniebiehler,
“L’obscurantisme des lumières”,
in Yvonne Kniebiehler,
Marcel Bernos, Élisabeth
Ravoux-Rallo, Éliane Richard,
De la pucelle à la minette.
Les jeunes filles de l’âge
classique à nos jours,
Temps actuels, 1983.
Il n’y a pas eu d’évolution spontanée des idées rendant caduques
les frontières antérieures de la sphère politique. C’est à chaque fois
par des luttes sociales se traduisant en rapport de forces que les limites
de la sphère politique ont été repoussées jusqu’à regrouper (du moins
au niveau formel) l’ensemble des citoyens majeurs de la société française (la notion de majorité étant elle-même un enjeu lié aux rapports
de forces). Avec l’immigration, une nouvelle question se pose et est
posée : la sphère politique peut-elle s’ouvrir à des personnes n’ayant
pas la nationalité française ? Il n’est dès lors pas étonnant qu’aux arguments capacitaires se surajoutent des
justifications nouvelles liées à la définiLa distinction entre le droit d’élire
tion de la nation. Cependant, même pour
et le droit d’éligibilité n’est pas neutre ;
ces arguments-là, la logique capacitaire
on la retrouve encore aujourd’hui
nous semble encore en œuvre.
à propos des élections prud’homales.
Logique capacitaire et logique
L’immigré est considéré comme ayant
nationaliste vont s’articuler au sein
les capacités d’un citoyen passif
d’un élitisme républicain rendant particulièrement lent le processus d’accès
mais pas celles d’un citoyen actif.
aux droits des résidents étrangers et
bloquant entièrement l’accès aux droits politiques. La seule perspective proposée est celle de la naturalisation, et encore, pour une
“élite”, c’est-à-dire les nouveaux “indigènes postcoloniaux évolués”.
Les deux logiques vont finir par se fondre et se confondre dans un seul
énoncé présenté comme une évidence : seuls les Français ont naturellement les capacités à une citoyenneté active et à plus forte raison
à une citoyenneté politique. L’État français peut ainsi renouer, à propos de personnes vivant en métropole, avec l’idée d’une citoyenneté
à plusieurs vitesses. Les étrangers obtiendront le droit d’élire des représentants du personnel dans les entreprises, mais pas celui d’être élus.
La distinction entre le droit d’élire et le droit d’éligibilité n’est pas
neutre ; on la retrouve encore aujourd’hui à propos des élections prud’homales. L’immigré est considéré comme ayant les capacités d’un
citoyen passif mais pas celles d’un citoyen actif. Il a le droit d’être représenté et les capacités de choisir ses représentants, mais pas celui de
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RÉSIDENTS ÉTRANGERS ET DROIT DE CITÉ
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
selon nous la raison pour laquelle nous pouvons retrouver aujourd’hui
des similitudes entre le discours colonial (et les mesures qui en découlent) et le discours tenu sur les populations issues de l’immigration,
même de nationalité française. Le champ d’exercice de la logique
capacitaire déborde ainsi de beaucoup la seule question de l’accès
à la sphère politique.
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 26
représenter. On comprendra, dès lors, le danger actuel de certaines
propositions consistant à octroyer le droit de vote aux résidents étrangers sans le droit d’être élu.
DES EXIGENCES DIFFÉRENTES
POUR L’ACCÈS À UN MÊME DROIT
L’une des formes d’expression de la logique capacitaire est l’exigence de conditions supplémentaires pour l’accès à un droit. Derrière
cette exigence est posé le double postulat d’une impossibilité d’exercice du droit sans la capacité mise en avant, et celui d’une possession de cette capacité par l’ensemble des Français de nationalité.
Ainsi, la loi du 27 juin 1972 autorise les résidents étrangers à siéger
dans les comités d’entreprise et à être élus comme délégués du personnel avec comme condition supplémentaire de “savoir lire et
écrire le français”. Il faudra attendre encore trois ans pour que cette
formulation se transforme en “pouvoir s’exprimer en français”.
L’exigence inégalitaire pour l’accès à un même droit n’est pas neuve
en France et dépasse de beaucoup la seule sphère politique. Elle est
au cœur du principe même de la discrimination dans l’application
des droits acquis (comme en témoignent les discriminations à l’embauche aujourd’hui). Elle est, au niveau des droits formels, une négation de l’idée d’universalité du droit consubstantielle à toute pensée
démocratique. Voici ce que des militantes pour l’accès aux droits poli-
8)- Ligue nationale
pour le droit de vote
des femmes, article cité.
SERAIENT NAÏFS ET MANIPULABLES
Le dernier argument capacitaire est celui d’une absence de culture démocratique parmi les résidents étrangers. Une période probatoire d’apprentissage serait donc nécessaire pour acquérir cette
capacité à l’exercice des droits politiques. Fréquent dans le passé,
cet argument est de moins en moins mis en avant, tant il est contredit par la réalité sociale (activité syndicale, associative, culturelle,
etc.). Il n’est cependant pas inutile de le rappeler, pour souligner
l’ampleur du consensus de départ. En effet, dans un passé pas si
ancien, des hommes se revendiquant de la gauche comme de la droite
mettaient en avant ce type d’explication.
L’articulation des logiques capacitaire et nationaliste est ici
patente : le caractère influençable et la naïveté des résidents étrangers menacent la souveraineté nationale. Outre les ouvriers, les
femmes ont eu elles aussi à subir cet argument. Considérées comme
trop dépendantes de leur mari ou de leur curé, elles étaient censées
provoquer un raz de marée de la droite. Voici leur réponse en 1914 :
“Chose curieuse : l’objection la plus grave vient des ‘esprits avancés’. Ils disent : si la femme votait, il en résulterait une réaction terrible. Réponse : d’abord, il n’est pas prouvé que les femmes ont plutôt telle opinion que telle autre. Ensuite, si elles l’ont, ça ne vous
regarde pas. Vous ne pouvez décemment leur refuser le droit de vote
sous prétexte qu’elles ne voteraient pas bien, c’est-à-dire comme
vous.”(8) Rappelons que le droit de vote des femmes n’a bien entendu
pas provoqué le raz de marée réactionnaire en question.
UNE MUTATION VERS DES ARGUMENTS
“NATIONALITAIRES”
Les arguments capacitaires développés ci-dessus ne se présentent
plus que rarement comme tels, ce qui ne veut bien entendu pas dire
que la logique capacitaire qui les a produits a disparu. L’épuisement
de certains arguments est le reflet de leur discrédit au regard de la
réalité sociale, aux yeux certes des électeurs français, mais également
aux yeux des premiers concernés, c’est-à-dire les résidents étrangers.
La même logique d’exclusion recherche dès lors de nouveaux arguments.
Les débats de la décennie sur les droits politiques pour les résidents
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COMME LES FEMMES, LES IMMIGRÉS
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
7)- Ligue nationale pour
le droit de vote des femmes,
“Aux urnes citoyennes”,
éditorial du Journal,
26 avril 1914.
Cité in Patricia Latour,
Femmes et citoyennes,
éd. Le temps des cerises,
1995.
tiques pour les femmes écrivaient en 1914 : “La femme n’est pas assez
intelligente pour comprendre quelque chose à la politique. Réponse :
pour admettre un homme à voter, exige-t-on qu’il soit intelligent ?
Pourquoi ne poser cette question que lorsqu’il s’agit de femmes ?”(7)
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VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
étrangers soulignent cette mutation et ce glissement des arguments
utilisés. Certains raisonnements disparaissent, d’autres glissent d’un
pôle politique à un autre, d’autres enfin émergent comme les formes
nouvelles d’une ancienne logique. C’est la raison pour laquelle il était
important de présenter les arguments capacitaires au préalable, même
s’ils ont tendance à disparaître du champ discursif et politique français. Car l’argument le plus fréquemment évoqué pour s’opposer ou pour
limiter l’accès aux droits politiques est celui de la “souveraineté nationale”. Sous une forme ou sous une autre, il y aurait danger à faire disparaître la frontière des droits politiques. Le principe de cette frontière étant posé, les variantes peuvent alors se développer.
Fréquent dans le passé, autant à droite qu’à gauche, l’argument
est devenu, dans sa “forme pure”, l’élément central du discours de
l’extrême droite. Pour cette dernière, la nation est une entité naturelle et organique, a-historique et invariable. Nous débouchons dès
lors sur une vision “sanguine” de la nation et de la nationalité, posant
une frontière absolue non seulement sur l’idée de droits politiques,
mais sur l’idée même de droits. L’étranger n’est qu’un invité présent
de manière momentanée sur le sol français. L’immigration ne saurait être de peuplement, sous peine de menacer l’existence même
de la nation. La nationalité se structure alors autour du principe du
“droit du sang” : “[L’acquisition de la nationalité française se fait]
d’abord par filiation, être français, cela s’hérite ou se mérite : la
naturalisation ne pourra s’obtenir que par décret avec casier judiciaire vierge, capacité d’assimilation à la population française, être
accepté par la communauté nationale, prêter serment.”(9) JeanMarie Le Pen propose de fait la renonciation à sa nationalité d’origine pour l’étranger devenant français et le réexamen de la situation
des 2 500 000 naturalisés depuis 1974. La même logique avait conduit
Pétain à retirer la nationalité française aux citoyens de confession
juive naturalisés depuis 1927. La seconde conséquence est l’opposition absolue à l’idée de droits politiques pour les résidents étrangers :
“Le droit de vote en France doit être réservé aux Français. Les ressortissants des pays de l’Union européenne qui se sentent suffisamment intégrés dans la société française peuvent demander
leur naturalisation et ainsi participer à la vie politique du pays.”(10)
L’IMMIGRÉ, CET ÊTRE OBÉISSANT
À D’AUTRES RÈGLES QUE LE CITOYEN
À droite, l’argument nationalitaire est moins caricatural mais bel
et bien présent. Ainsi, Édouard Balladur n’accepte le droit de vote
pour les résidents communautaires que parce qu’existe la récipro-
9)- Jean-Marie Le Pen,
Contrat pour la France
avec les Français, document
de campagne pour
les élections présidentielles
de 1995.
10)- Jean-Marie Le Pen,
réponse à un questionnaire
de l’Aseca,
Migrations société, n° 42,
décembre 1995.
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cité pour les Français résidant dans les autres pays de l’Union européenne. Le droit n’est pas ici reconnu comme un droit universel
attaché à la personne, mais comme le résultat d’un accord entre
États : “La situation des autres étrangers se trouvant sur le territoire français est juridiquement différente puisque la France
11)- Édouard Balladur,
n’est pas liée à d’autres États que ceux de l’Union par un traité
réponse au questionnaire
comparable à celui de Maastricht.”(11) Le citoyen n’est donc pas
cité.
porteur de droits inaliénables, mais est propriété d’un État qui peut,
par contrat avec d’autres pays, restreindre ou étendre sa citoyenneté. De la même façon, l’immigré continue d’être considéré comme
propriété de son État d’origine, et ses comportements sociaux et
politiques comme dépendants du pays dont il possède la nationalité. L’immigré serait ainsi un être à part, possédant une rationalité elle-même spécifique. À l’inverse
des autres citoyens, il ne raisonnerait
Si l’on s’attache à la réciprocité,
pas politiquement à partir de ses intéle citoyen n’est pas porteur de droits
rêts sociaux et économiques, mais selon
inaliénables, mais est propriété d’un État le seul critère de sa nationalité. La
qui peut, par contrat avec d’autres pays,
souveraineté nationale s’étend ici sur
restreindre ou étendre sa citoyenneté.
le concept de citoyen défini comme
propriété de son État.
De même, l’immigré est considéré
Le principe de réciprocité comme
comme propriété de son État d’origine.
condition nécessaire à l’accès au droit
a d’ailleurs été rejeté par le Conseil constitutionnel français. Dans
sa décision du 30 octobre 1981, celui-ci a expressément affirmé que
“la loi française peut accorder à des étrangers des droits même non
reconnus aux Français par les États étrangers concernés”. Cette
décision de bon sens prend simplement acte du fait que le résident
étranger n’est pas une propriété mais un acteur porteur de droits dans
son pays de résidence. On ne peut pas ne pas souligner ici le retournement paradoxal à propos de la question de la “souveraineté nationale”. Sous prétexte de préserver cette dernière, on en arrive à enlever à l’État français le droit de légiférer sur les droits de personnes
résidant sur son territoire.
La contradiction n’est pas propre à Édouard Balladur. Elle est issue
du mode d’approche du fait national. Si le FN, par ses positions, nous
oblige au choix entre une définition ethnique et culturelle de la nation
d’une part, et une vision politique de celle-ci, Balladur et la droite
posent, eux, le nécessaire choix entre une définition territorialisée
de la nation et une définition non territorialisée. La nation peut-elle
se concevoir sans territoire d’exercice des droits et des devoirs ? Les
droits sont-ils liés à l’appartenance à une nationalité juridique ou à
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VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
la présence durable sur un territoire ? La nation elle-même regroupet-elle l’ensemble des résidents d’un territoire ou se limite-t-elle à
ceux possédant la nationalité juridique ? Tels sont les enjeux des positions défendues par la droite à propos des droits politiques pour les
résidents étrangers.
LES FRANÇAIS “NE SERAIENT PAS PRÊTS”
Si les positions de la “gauche plurielle” sont différentes, puisque
désormais l’ensemble des partis la composant (PS, PC, MDC, Verts)
se déclarent pour le droit de vote au moins au niveau municipal, leurs
arguments légitimant cette position restent ambigus. Jean-Pierre Chevènement et le MDC ont le mérite de la cohérence sur cet aspect.
Pour lui et son mouvement, c’est la contradiction produite par l’octroi du droit de vote aux étrangers ressortissants de l’UE qui semble
faire reculer les frontières des droits politiques, et non la reconnaissance d’un nouveau droit inaliénable pour les étrangers ou une
transformation dans la définition de la nation. L’argument de la “souveraineté nationale” reste sauf et CheLa naturalisation, dans sa forme actuelle,
vènement peut préciser, pour que perest vécue comme un reniement,
sonne ne s’y trompe : “À partir du fait
nouveau qu’est, depuis l’adoption du
d’où l’urgence et la nécessité d’assouplir
traité de Maastricht, l’octroi du droit de
la naturalisation et de la débarrasser
vote aux étrangers communautaires
de son présupposé assimilationniste.
pour ces élections, j’ai trouvé normal
qu’il n’y ait pas de ségrégation sur une base ethnique entre étrangers communautaires et extra-communautaires, plus particulièrement à l’égard des ressortissants de pays notamment africains
qui ont versé leur sang pour la libération du pays. C’est dans ce
souci que j’ai préconisé le droit de vote uniquement aux élections
municipales et seulement pour les titulaires de la carte de dix ans
au moment du renouvellement. Ce droit de vote accordé dans ces
conditions serait un pas vers la complète intégration de ces étrangers établis de longue date en France. C’est donc dans la perspective de la naturalisation française des étrangers concernés que j’ai
déclaré : ‘Après les municipales viendront naturellement les élections nationales’. Il n’y a donc pas dans ma pensée rupture entre
la citoyenneté et la nationalité comme je l’entends dire. Le droit de
vote aux élections locales resterait ainsi une propédeutique pour 12)- Jean-Pierre
Chevènement, in Le Monde,
l’accès à la citoyenneté française par la voie de la naturalisation.”(12) 17 décembre 1999.
On ne peut pas ne pas souligner l’arrière-plan cynique du discours
chevènementiste. Conditionner le droit de vote au renouvellement
d’une carte de dix ans, alors que le même Jean-Pierre Chevènement a,
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par ses mesures, précarisé la stabilité du séjour et développé les cartes
d’une durée d’un an, c’est soit de l’incohérence grave, soit du cynisme
profond. Le parti socialiste, pour sa part, continue de jouer la même
partition du “changement nécessaire mais encore impossible aujourd’hui”. Pour ce faire, il alterne les arguments, depuis “les Français qui
ne sont pas prêts” jusqu’aux “obstacles juridiques”, en passant par la
proximité trop forte des échéances électorales. Le Parti communiste et
les Verts continuent, malgré leurs positions de principe positives, à faire
le grand écart pour ne pas compromettre la majorité plurielle.
Les échéances municipales de 2001 ne seront donc pas un rendez-vous électoral pour les résidents étrangers. La raison principale
reste l’absence de courage politique d’une majorité plurielle qui reste
hantée par l’utilisation que pourrait faire la droite d’une telle réforme.
Le gouvernement continue à se glorifier d’avoir “dépassionné” le débat
sur l’immigration, même si le prix à payer pour cela s’appelle nonrégularisation des sans-papiers et nouveau report du droit de vote
pour les résidents étrangers. Quant aux autres échelons des droits
politiques, ils sont renvoyés aux calendes grecques.
LA NÉCESSAIRE PRÉSENCE DES ABSENTS
Il reste à nous poser la question des positions des premiers concernés. Un sondage de l’hebdomadaire L’Express datant de 1990 donne
une réponse sans ambiguïté à cette question : “Jusque-là, en effet,
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
Élections du Conseil
consultatif des étrangers
à Amiens en 1989.
© IM’Média.
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VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
personne ne s’était inquiété de savoir s’ils étaient preneurs ou non
de cet éventuel nouveau droit. Réponse franche des immigrés : oui
à 66 % et même à 73 % s’agissant des Maghrébins […]. Les immigrés souhaitent avoir le droit de vote, et pas seulement pour les municipales. Certes, la demande est particulièrement importante pour
l’élection municipale (66 %), mais elle est également majoritaire
pour la présidentielle (57 %) et même pour les législatives et les Européennes […].”(13) La différence de pourcentage concernant les
Maghrébins n’est pas à imputer à une quelconque rationalité politique spécifique, elle souligne simplement un séjour plus ancien et
donc un enracinement plus fort.
Ce sondage met en évidence une demande de participation politique à tous les échelons. Nous employons à dessein le terme “enracinement”, plutôt que le terme “intégration”, qui s’appuie en France
sur une volonté d’assimiler. Pour les résidents étrangers, il n’y a aucune
contradiction à avoir des droits politiques en gardant la nationalité
d’origine. La nationalité est perçue comme un héritage du passé porteur d’une connotation identitaire liée au caractère postcolonial de
l’immigration. La naturalisation, dans sa forme actuelle, est vécue
comme un reniement. Ces résultats soulignent l’urgence et la nécessité d’assouplir la naturalisation et de la débarrasser de son présupposé assimilationniste. Ils indiquent également que l’octroi du droit
de vote aux municipales posera immédiatement la question de l’accès aux autres élections. L’exercice d’un droit politique, même au
Patrick Braouzec,
maire de Saint-Denis,
aux Francs-Moisins en 1995.
© N. Amir/IM’Média.
13)- Guillaume Malaurie,
“Pour qui voteraient
les immigrés”, L’Express,
n° 2020, 23 mars 1990.
Dossier Citoyennetés, n° 1139, janvier 1991
A PUBLIÉ
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 33
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
niveau municipal, entraînera pour certains une accélération de la
demande de naturalisation et, pour d’autres, l’exigence et le combat
pour l’accès aux autres échelons. C’est dire le retard pris par la classe
politique vis-à-vis des évolutions sociales dans l’immigration. Quand
Jean-Pierre Chevènement propose un choix entre droit de vote et naturalisation, les populations issues de l’immigration demandent les deux
simultanément.
Les blocages de l’ensemble de la classe politique sur la question
rappellent une leçon du passé que nous avons tendance à oublier.
Les droits démocratiques n’avancent que par la lutte de ceux qui
y ont réellement intérêt. Confier une exigence démocratique à un
parti ou à un homme préoccupé de sa réélection, c’est garantir l’enterrement de la revendication ou sa dévitalisation. Les associations
issues de l’immigration sont aujourd’hui interpellées pour reprendre
l’initiative, sous peine de voir les droits politiques sans cesse reportés pour une longue période ou ramenés à leur échelon minimum,
c’est-à-dire les municipales… et encore, sans droit d’éligibilité,
après le renouvellement de la carte de dix ans (?), avec d’autres
restrictions (?).
Au-delà de la question du droit de vote, c’est la question du statut de l’immigration qui est posée. À ce titre, le débat et le combat
pour les droits politiques ne sauraient être séparés d’autres questions
déstabilisant l’immigration. La régularisation de l’ensemble des
sans-papiers, le droit à une naturalisation par simple déclaration et
le droit de vote sont trois aspects d’une même question : une démocratie peut-elle s’accommoder d’une non-citoyenneté pour une par✪
tie importante des habitants de son territoire ?
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POUR UNE CITOYENNETÉ
ATTACHÉE À LA PERSONNE
La conception “moderne” de la citoyenneté serait-elle aujourd’hui
dépassée ? Pour Albano Cordeiro, la nécessaire égalité des droits politiques entre les nationaux et les “étrangers”, là où ils vivent, ne pourra
se faire que par des modifications du droit international. Car celui-ci
reste encore axé sur la souveraineté nationale et la pleine reconnaissance du pouvoir des États sur les citoyens, à l’heure où la mobilisation
pour la reconnaissance des droits fondamentaux dans l’Union européenne montre une évolution des représentations collectives en la matière.
La citoyenneté moderne, apparue vers la fin du XVIIe siècle, a
certes commencé par exclure les pauvres, les femmes, les jeunes,
les étrangers, mais, par ses références (Hobbes, Locke, Rousseau),
elle se caractérise par le fait de vouloir s’adresser à tout un peuple
et à un seul (ou à plusieurs, mais destinés à n’en former plus qu’un
seul) et à un territoire déterminé. En effet, bien que cette citoyenneté moderne n’ait pas été reconnue aux nationaux des territoires
dominés non constitutifs de la nation (c’est le cas des puissances
coloniales, en particulier), elle avait pour vocation celle d’inclure
tous les nationaux – du moins tous ceux qui vivaient sur le territoire
national. D’autre part, le national ne résidant pas sur le territoire
pouvait encore revendiquer un certain nombre de droits et être soumis à des devoirs, mais substantiellement ces droits et ces devoirs
devenaient potentiels, ou “dormants”, du fait de la non-coïncidence
entre nationalité et territoire de résidence.
La notion de citoyenneté a été introduite par les révolutions française et américaine. Dans ce dernier cas, bien que la Constitution de
1793 (par ailleurs jamais appliquée) élargisse la qualité de citoyen
aux étrangers “méritants”, le fait est que, malgré la rhétorique de la
“souveraineté du peuple”, et malgré une apparente assimilation du
citoyen à l’individu, les droits du premier étaient dévolus au “citoyen
actif”. Celui-ci était le titulaire de droits politiques, ceux par lesquels
le “peuple” devait donner son consentement aux gouvernants en élisant ses représentants. La conception de la citoyenneté qui émerge
lors de la Révolution française mène à une figure de ce “citoyen actif”
qui est, par excellence, “le petit ou moyen propriétaire échappant
à toute dépendance, libre de son jugement, intéressé plus que tout
autre à l’organisation équitable des pouvoirs publics”(1).
par
Albano Cordeiro,
Unité
de recherche
migrations
et sociétés
(Urmis),
CNRS, Paris
1)- Michel Winock,
“Chronique de 1789 - l’année
sans pareille”, Le Monde,
19 juillet 1988.
LA DÉLÉGATION DU POUVOIR DES CITOYENS
L’État moderne s’est construit en se forgeant une autre légitimité
que celle jusqu’alors prédominante. Le consentement des gouvernés devait être la source de la légitimité. Il n’est pas tout à fait indifférent que ces gouvernés soient appelés “peuple” ou “Nation”, avec
ou sans majuscule, mais le choix des formes par lesquelles sera
demandé ce consentement est, lui, capital pour en évaluer la véracité, la valeur qui lui est donnée, et la nature des rapports entre gouvernés et gouvernants que ces formes induisent.
Le passage en plusieurs étapes du suffrage censitaire au suffrage
universel modifie la nature des rapports entre gouvernants et gouvernés. L’introduction du suffrage universel signifie l’intégration des
masses populaires jugées jusque-là dépourvues de l’instruction et de
l’information nécessaires au suivi des affaires politiques, ou possédant de faibles capacités de jugement. Voltaire se méfiait du suffrage
universel parce qu’il revenait à laisser faire des choix à des gens incapables de comprendre des situations complexes, d’où sa préférence
pour le “despotisme éclairé” des gens sages et informés. L’introduction du suffrage universel consacre, en définitive, les positions de
Condorcet et sa “République éclairée”.
L’adoption du suffrage censitaire est fondée sur la nécessaire “compétence” à juger des affaires de la cité et à s’en occuper, requise pour
être citoyen. L’ensemble des “citoyens actifs” et la classe politique
(comme l’on dirait aujourd’hui) étaient relativement homogènes.
Néanmoins, leur nombre et leur dispersion sur un territoire large
ne permettaient pas la pratique de l’agora athénienne, où pouvaient
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VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
Ce n’est qu’avec l’introduction du suffrage universel, à la suite
à la Révolution de 1848, que s’enracine l’idée que le citoyen est un
individu majeur de sexe masculin appartenant, par naissance (de
père français) ou par cooptation (naturalisation), à la nation historique – ce qui exclut les nationaux originaires des territoires coloniaux. Le corps électoral des citoyens s’est alors élargi, mais une
grande partie des individus résidant sur le territoire national est
écartée des droits politiques premiers. Cette conception durera longtemps, en France, avant que la “réserve de nationaux” exclus des
droits politiques soit mise en valeur, avec l’intégration des femmes
(1946) puis avec celle d’une partie des jeunes grâce à l’abaissement
de l’âge de la majorité légale (loi du 5 juillet 1974). Un processus
qui prendra deux siècles ! Par ces intégrations successives, c’est le
champ de la démocratie qui s’élargit, renforçant la légitimité du
système représentatif mis en place après la Révolution française.
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se réunir tous les citoyens chefs de famille. Ainsi, la mise en pratique d’une démocratie moderne semble, à ses débuts, indissociable d’une forme de représentation des citoyens. Dans la mesure où
il institue la délégation du pouvoir citoyen comme base du fonctionnement de la démocratie, le système représentatif corrobore et renforce la distanciation entre la masse des citoyens et l’exercice du
pouvoir. Le système d’élection des représentants, avec des procédures
sélectives des candidats, accroît également la distance vis-à-vis de
la masse des citoyens.
Bien que la citoyenneté ne puisse se réduire à l’acte électoral, le
transfert rituel du pouvoir du citoyen que cet acte comporte est devenu
un élément constitutif central de la citoyenneté moderne. Ce transfert est échangé contre la sûreté que l’État est censé garantir à tous
les citoyens. Autrement dit, en déléguant son pouvoir, le citoyen est
“libéré” du souci des affaires de la cité et peut alors s’adonner à ses
propres affaires dans la mesure de ses capacités ; il est invité à s’occuper de son “bonheur privé”, selon une expression de l’époque. Ainsi,
la citoyenneté moderne est basée sur le postulat de l’incapacité des
masses à se saisir des affaires de la cité.
LA CITOYENNETÉ MODERNE EST NÉE
AVEC L’ÉTAT-NATION
La citoyenneté moderne est contemporaine de l’affirmation des
États-nations et de la construction de l’idéologie qui les soutient. La
nouvelle légitimité du pouvoir et de l’État n’a pas le caractère incontestable et axiomatique de la légitimité fondée sur l’ordre naturel et
divin réglant d’avance les rôles sociaux, la répartition du pouvoir et
de l’autorité. Si l’unité de la “Nation” ou sa reconnaissance peuvent
représenter des objectifs mobilisateurs de larges masses (éventuellement manipulées par une classe ou une élite en quête de légitimité),
par contre, dans la “Nation” déjà unifiée, ce sentiment national, fondement de la nouvelle légitimité, doit être créé dans le peuple appelé
à désigner ses représentants. C’est bien l’objectif de l’instruction
civique de l’École républicaine, d’autant plus nécessaire, dans le cas
français, que l’Église n’a pas adhéré aux idéaux de la Révolution.
Le sentiment d’appartenance nationale, base de la légitimité
de l’État – ce que les premières versions de l’idéologie de l’Étatnation nommaient le “patriotisme” – est une construction sociale.
Par cette construction sont élargis à l’échelle de tout un pays (sur
des territoires et avec des gens que les citoyens en formation n’ont
jamais rencontrés), via l’éducation et l’action, les affects qui lient
les individus à leur famille, à leurs pairs, ainsi que les lieux et les
LA CITOYENNETÉ MODERNE EST UN STATUT
Si le contrat social peut être présenté comme une entente parmi
les citoyens d’un État, il peut également l’être comme une entente
entre l’État et ses citoyens, où le premier garantit, en échange d’un
certain nombre de devoirs dûment énumérés (impôt, service militaire,
etc.), une contrepartie en droits, au premier rang desquels se trouve
la sécurité. Cet ensemble de devoirs et de droits forme le contenu de
la citoyenneté, qui devient un statut auquel ne peuvent accéder que
les nationaux. Il devient un statut national, garanti par chaque État,
et un statut du national.
Les migrations sont un défi et une remise en cause du contrôle
exclusif de l’État sur son territoire et ses frontières, face au dogme
ou mythe de la souveraineté nationale, et face aux théories dominantes
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paysages qui font le décor et le quotidien de leur vie. Cette somme
d’affects fournit à l’irrationnel un sentiment d’appartenance qui
soude citoyens et gouvernants en cas de danger, réel ou supposé,
pour la patrie. Cela fonde la souveraineté nationale sans faire appel
à un ordre divin, et rend ainsi viable la gestion de ces parcelles de
la planète que l’on appelle les “États”. Et puisque des régimes démocratiques se sont mis en place au moment de la création de ces
États, il est aujourd’hui courant d’affirmer que l’État-nation est l’espace
Beaucoup de régimes démocratiques
même de la démocratie et de la citoyens’étant mis en place au moment
neté, en dehors duquel l’une et l’autre
de la création des États,
seront dénaturées.
il est aujourd’hui courant d’affirmer
La version moderne de la citoyenneté
que l’État-nation est l’espace même
se met donc en place avec l’État-nation,
de la démocratie et de la citoyenneté,
dans le même mouvement qui mène à
en dehors duquel l’une et l’autre
lever les péages régionaux, à unifier les
monnaies en circulation, les poids et les
seront dénaturées.
mesures. On uniformise, on unifie et on
délimite. Les marchés nationaux de marchandises sont protégés par
des frontières qui, de poreuses, doivent devenir contrôlées, voire
étanches. La prégnance de l’appartenance à la nation, en tant que
fondement de la légitimité de ces nouvelles formes d’États, se répercute sur le contenu et sur la nature de la citoyenneté. La définition
de l’appartenant par des critères objectifs (la naissance, la filiation)
est un enjeu important. Le “national” est le titulaire et le bénéficiaire
des droits garantis par l’État ; avant d’être citoyen, il faut d’abord être
reconnu comme “national”. Cela se traduira, dans l’idéologie de
l’État-nation, par un postulat : seul le national peut être un citoyen.
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Arrivée à Paris,
le 30 novembre 1985,
de la marche pour les droits
civiques. © IM’Média.
des relations internationales. Ce contrôle vise la défense et la préservation du statut réservé de national. Les migrants ne sauraient
être des postulants légitimes au même statut que celui des nationaux,
alors même qu’en s’installant, ces hommes, femmes et enfants contribuent ou contribueront, avec les nationaux, à faire vivre ce statut et
ses droits-créances (droits sociaux et économiques) vis-à-vis desquels
l’égalité est proclamée. Ils restent écartés des droits politiques, sauf
agrément de l’État à une demande d’intégration dans le statut de
national, assujettie a des critères de sélection(2).
2)- Saïd Bouamama, Albano
Cordeiro, Michel Roux,
La citoyenneté dans tous
ses États. De l’immigration
à la nouvelle citoyenneté,
L’Harmattan, Paris, 1992.
LE POUVOIR JUDICIAIRE
À CONTRE-COURANT DE L’ÉTAT
Dans un article récent, Charles P. Gomes présente l’évolution de
la jurisprudence en matière de contentieux des expulsions d’étrangers résidents et illégaux par la procédure directe administrative.
Il constate qu’aux États-Unis et en France, les tribunaux restreignent
les pouvoirs des gouvernements en prononçant de plus en plus souvent des annulations de décisions d’expulsions : “La force du régime
des droits de l’homme provient d’abord de l’importance croissante
que les juges accordent aux droits fondamentaux des individus
dans l’élaboration de leur jurisprudence sur le plan national.”(3)
Cette convergence est d’autant plus intéressante qu’elle a lieu
dans deux pays de traditions juridiques différentes. De même,
récemment, un juge du tribunal de Milan a invalidé la rétention de
neuf “extra-communautaires” et leur “accompagnement contraint”
à la frontière. Bien que la reconduite à la frontière ait trouvé sa base
légale dans les articles 13 et 14 de la loi sur l’immigration, le juge
a déclaré ces dispositions légales contraires à l’article de la Consti-
3)- Charles P. Gomes,
“Les limites
de la souveraineté.
Les changements juridiques
dans les cas d’immigration
en France et aux États-Unis”.
in Revue française
de science politique, vol. L,
n° 3, juin 2000, p. 436-437.
tution italienne sur la liberté individuelle(4). Certes, sous couvert
de lutte contre l’immigration, on observe également que les États
de l’Union européenne persistent dans leur politique de fermeture
des frontières dites “extérieures”. Cet état de fait va donc à contrecourant de ce que l’on peut observer, en France même et dans
d’autres pays, de la part du pouvoir judiciaire.
Peut-on discerner des évolutions convergentes dans la philosophie
du droit international et dans les actions et argumentaires des mouvements citoyens et des sociétés civiles qui œuvrent pour les droits
de l’homme ? À Nice, la mobilisation récente pour la reconnaissance
des droits fondamentaux dans l’espace européen est un exemple des
changements des représentations collectives en cours concernant les
rapports entre les individus et les États. Cette mobilisation semble
n’avoir pas donné les résultats espérés,
mais elle peut annoncer des étapes plus
À terme, la libre circulation
marquantes à venir.
et la libre installation,
Car il s’agit en quelque sorte d’intéaujourd’hui encore utopiques,
grer les droits politiques, qui sont
seront le pendant et le corollaire
aujourd’hui l’apanage exclusif des natiode l’égalité des droits politiques
naux, dans les droits qui s’imposent aux
entre nationaux et étrangers.
États, c’est-à-dire les droits humains.
Cette reconnaissance des droits politiques suppose, au préalable, une évolution indispensable du droit
international public, qui reste encore axé sur le dogme de la souveraineté nationale et de la pleine reconnaissance du pouvoir des
États sur ses citoyens. Pourtant, une accumulation de traités, de
déclarations et de chartes semble peu à peu convaincre des tribunaux ad hoc et des tribunaux nationaux à juger dans le respect des
droits fondamentaux. À terme, la libre circulation et la libre installation, aujourd’hui encore utopiques, seront le pendant et le corollaire de l’égalité des droits politiques entre nationaux et étrangers.
À différents degrés, cette liberté de circulation est postulée dans
des traités multilatéraux dans des zones délimitées du globe, dont
l’exemple est l’espace européen.
POUR UNE CITOYENNETÉ
DÉTERRITORIALISÉE
Les résistances à cette innovation sont sans commune mesure avec
celles qui ont par le passé touché les droits économiques et sociaux,
qui font également partie du statut du national. Ces droits pouvaient
se prévaloir d’une source différente de celle des droits politiques : le
travail. Le droit de vote local étendu à tous les résidents peut se jus-
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4)- La Repubblica,
3 novembre 2000.
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tifier par une évidence : l’unité citoyenne ne peut être que celle de
l’habitant, puisque les retombées d’une politique de gestion locale
ne distinguent pas nationaux et étrangers. Ne pas le reconnaître, cela
devient une discrimination.
Si l’égalité des droits politiques subit une telle résistance, c’est
que l’on y inclut des droits dont l’exercice est considéré comme
une expression de la souveraineté nationale. Ce lien résulte d’un
a priori qui n’est pas uniquement idéologique, puisqu’il légitimise
l’exclusivité de l’exercice du pouvoir par une élite nationale.
Doit-on nier ce lien ou proposer un autre type de légitimité ?
Le suffrage universel est lui-même source de légitimité dans l’exercice du pouvoir ; ce sont ceux qui votent qui accordent cette légitimité et il est donc superfétatoire de faire appel à la “Nation” pour
asseoir cette légitimité. Toute personne est titulaire de droits politiques pleins, et les États sont tenus de créer les conditions pour
que les individus exercent ces droits, là où ils vivent et où ils contribuent par leur travail, par leur participation à la vie sociale, au
✪
bien commun.
Thierry Oblet, “La portée symbolique du droit de vote
des étrangers aux élections locales”
Point de vue, n° 1216, novembre-décembre 1998
Jean-Pierre Alaux, “Politique d’immigration et principe d’égalité.
Réponse à Hans Mahnig”
Point de vue, n° 1212, mars-avril 1998
Hans Mahnig, “Politique d’immigration et principe d’égalité”
Point de vue, n° 1211, janvier-février 1998
Bertrand Badie, “Quelles citoyennetés à l’heure de la mondialisation”
Christophe Daum, “Immigrés acteurs du développement :
une médiation sur deux espaces”
Jean Weydert, “La citoyenneté des migrants en Europe”
Bertrand Hérisson, “Citoyenneté et nationalité :
il faut renverser la logique actuelle”
Dossier Citoyennetés sans frontières, n° 1206, mars-avril 1997
A PUBLIÉ
par
Abdelhafid
Hammouche,
maître
de conférences
à l’université
Lumière, Lyon-II,
chercheur
au CNRS-Cresal,
Saint-Étienne
À partir d’exemples concrets en Rhône-Alpes, un voyage dans le
monde des associations issues de l’immigration, depuis les amicales
des années soixante, relais de l’État du pays d’origine, jusqu’aux associations de femmes, courroies de transmission de la politique de la
ville, en passant par les revendications culturelles des années quatrevingt et les associations de quartiers de la classe d’âge suivante. Une
évolution qui met en lumière les processus d’individuation à l’œuvre,
entre la génération des primo-migrants organisée sur des bases communautaires, et celle d’aujourd’hui qui conçoit l’engagement associatif comme une expérience personnelle au service de la collectivité locale.
L’attention prêtée aux associations ayant un lien plus ou moins
affirmé avec l’immigration, par exemple celles qui sont situées dans
les banlieues ou d’autres qui impliquent les “femmes relais”, se limite
le plus souvent à la fonction “intégrative” qu’on leur prête. Il serait
sans doute plus judicieux de situer les associations de ce type dans
l’histoire de l’immigration en France et de mettre en perspective
les différentes périodes où elles apparaissent.
Ainsi, depuis les années soixante et jusqu’à nos jours, on a vu
se succéder plusieurs formes d’associations, d’abord de primomigrants, puis de jeunes et de femmes issus de l’immigration maghrébine. Les premières se constituaient dans la perspective d’un
retour, et donc d’une présence provisoire en France, alors que les
secondes œuvrent pour favoriser un ancrage, une sédentarisation.
Dans les deux cas la présence est problématique ; la relation à l’espace public est caractérisée par une sorte d’attitude de réserve
pour les premières et par une position plus en vue pour les
secondes.
Les années soixante sont celles des grandes associations, fortement reliées au pays d’origine et agissant comme relais gouvernementaux – c’est le cas de l’Amicale des Algériens en Europe (AAE),
de l’Amicale des Tunisiens en France, de l’Amicale des travailleurs
et commerçants marocains – ou au contraire s’opposant aux
régimes en place, comme l’Union générale des travailleurs tunisiens
ou l’Amicale des Marocains en France.
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ASSOCIATIONS DE QUARTIER
D’AUJOURD’HUI. UN ESSAI DE TYPOLOGIE
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DES AMICALES D’HIER AUX
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VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
On a sélectionné ici quatre associations pour illustrer ce qui pourrait constituer quatre manières d’être présent dans l’espace public
français(1). Ces associations peuvent être considérées comme des
espaces “intermédiaires”, ni complètement communautaires – au
sens de la communauté villageoise d’origine – ni complètement
publics. Car ces formes associatives qui changent indiquent autant
une évolution du contexte que des “problèmes” à résoudre.
LE TEMPS DES PÈRES
1)- Cf. Abdelhafid
Hammouche, “Expérience
privée, appartenance
communautaire
et engagement public”,
in Jacques Ion et M. Peroni
(dir.), Engagement public
et exposition de la personne,
Éditions de l’Aube, 1997,
p. 85-97.
Les amicales et le lien au pays
Dans les années soixante et soixante-dix, une association de
primo-migrants comme l’Amicale des Algériens en Europe (AAE), à
Saint-Étienne, sert de courroie de transmission entre un pouvoir
auréolé d’une indépendance fraîchement acquise et des migrants
démunis des solidarités communautaires. Elle agit en interface,
d’abord avec l’administration consulaire et éventuellement pour
aider dans les démarches auprès des autorités françaises. Elle est, à
l’instar du FLN (Front de libération nationale) et de toutes les “organisations de masse”, en position de
monopole. L’unité est une exigence poliDans les amicales des années soixante,
tique, d’autant qu’est rappelée, implicila vie associative reste formelle
tement ou plus rarement explicitement,
et son organisation est pyramidale ;
sa fonction de représentation des
les réunions avec les adhérents
migrants. Ceux-ci ne s’investissent guère
dans la vie associative, sauf ceux qui en
sont peu fréquentes, l’accès à l’espace
sont les militants attitrés (en fait des
public est faible, l’action répond
permanents). Les migrants qui veulent
aux injonctions venues “d’en haut”.
obtenir quelques facilités d’accès aux
services rendus en France ou en Algérie
(pour faire accélérer l’obtention d’un acte de naissance par exemple)
se retrouvent en position d’obligés. La vie associative reste formelle
et son organisation est pyramidale, les réunions avec les adhérents
sont peu fréquentes et se limitent bien souvent à des échanges sur
les activités habituelles. Les permanents sont des personnalités
locales qui pèsent sur le choix des projets : des manifestations culturelles, notamment en période de ramadan (par exemple des
concerts), s’ajoutent aux activités sportives.
Le militantisme au sein de l’Amicale des Algériens ou de l’UNJA
(Union nationale de la jeunesse algérienne) exprime, certes, un engagement politique et une forme d’encadrement qui rappellent et alimentent les rapports avec le pays d’origine, la mémoire historique
récente et la nécessité du retour, mais il façonne surtout une tran-
3)- Cf. T. Machalon,
“L’Algérie des cousins”,
Le Monde diplomatique,
novembre 1994, où l’auteur
évoque “deux sources
de légitimité” pour expliquer
les rapports entretenus avec
l’administration, ressentie
comme une entité étrangère
au corps social. Étrangeté
et distance que l’on retrouve
dans les rapports
aux associations, qui ne
deviennent “recevables”,
au-delà du passage obligé,
qu’à la condition qu’un
proche en fasse partie.
4)- Alain Battegay,
“La déstabilisation des
associations beurs en région
Rhône-Alpes”, Les Annales
de la recherche urbaine, n° 49,
décembre 1990, p. 104-113.
LE TEMPS DES FILS
Associations culturelles dans la ville
La deuxième vague d’associations, celle des années quatrevingt, répond à une autre injonction, plus ou moins explicite, mais
émanant cette fois-ci de la société d’accueil : l’“intégration” devient
l’objectif alors que la référence au pays d’origine est beaucoup plus
discrète. Le contexte a bien changé et les associations d’immigrés
se multiplient après l’arrivée de la gauche au pouvoir. Ce sont
d’abord des organisations locales qui naissent dans les années 19831985, avant que n’apparaissent des associations à vocation nationale et s’inscrivant plus nettement dans le champ politique français pour combattre le racisme – SOS Racisme –, ou pour “accélérer
l’intégration” – France Plus(4).
La naissance des associations locales prend souvent appui sur
des réseaux existants (d’assistance aux immigrés par exemple).
C’est le cas par exemple de Grain magique, basée à Saint-Étienne,
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 43
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
2)- Abdelmalek Sayad,
“Les trois âges
de l’émigration algérienne
en France”, Actes
de la recherche en sciences
sociales, juin 1977, p. 59-80.
sition entre lien communautaire et inscription sociétale. C’est une
activité discrète au service d’une communauté à préserver qui
caractérise le militant de la première vague. L’accès à l’espace public
est faible, la relation aux adhérents est quasi secondaire et l’action
répond aux injonctions venues “d’en haut”. L’appartenance communautaire, sans être revendiquée en tant que telle, joue à plein
pour favoriser les “siens” – au sens du lignage, de la communauté
villageoise ou régionale – parmi les “semblables” (les immigrés). C’est
le temps d’une superposition entre un lien communautaire résiduel
et un lien sociétal qui n’arrive pas à s’imposer, et d’une individuation limitée, à l’instar de ce que génère le “deuxième âge” de l’émigration(2), ni tout à fait détaché de la communauté, ni tout à fait en
conformité avec sa logique.
Les relations au sein de l’association sont marquées du sceau du
temporaire : on se croise dans des relations de “guichet” mais on ne
s’affronte guère, malgré les récriminations nombreuses que les adhérents expriment en privé. La “fierté” de l’État national ne résiste pas
au “détachement”. Mais les adhérents restent pour la plupart des usagers, à l’exception de ceux qui ont activement participé à l’organisation et aux activités du FLN durant la guerre. Ceux-là trouvent dans
l’AAE une suite à leur engagement et une réactualisation de leur prestige. Les rapports entre permanents et usagers se construisent sur
un double registre : celui de l’administratif génère des rapports de
“greffe”(3), celui de la sociabilité exprime des rapports où se combinent le respect “politique” et le respect “communautaire”.
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 44
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
dont les fondateurs avaient milité
au sein de l’Union nationale de la
jeunesse algérienne (UNJA). Grain
magique fait cependant exception,
en ce qu’elle constitue une sorte de
transition. En effet, les fondateurs
sont des universitaires qui ne cherchent pas nécessairement des
débouchés professionnels dans les
métiers du travail social, contrairement à la plupart des dirigeants
des associations de même type.
Les membres du bureau sont une enseignante, un ingénieur (le président), un économiste et un directeur d’organisme de formation
(les deux vice-présidents). Dans ce cas, les associations revendiquent un discours politique, mais aussi culturel : “Pour nous
maintenant, il est clair qu’agir en citoyens à part entière, faire
de la politique au sens noble du terme, suppose la constitution
d’une parole immigrée ou issue de l’immigration en force d’animation politique. […] Il faut réinventer la démocratie française,
redescendre dans une relation de proximité avec la population,
associer plus largement les composantes de la société à la gestion
du politique. […] Notre effort doit donc porter sur la redéfinition d’un espace communautaire culturel intégrant la dimension
du rapport Nord-Sud.”(5)
À Lyon, Le NomadeS (dont l’adresse est précédée d’un clin d’œil
interculturel : “chez Zoubida Gonzalès”) affiche un concept de croisement des genres et des origines et affirme “chercher à dépassionner les confrontations interculturelles, en suscitant des
actions et débats qui contribuent à faire le choix de l’intelligence,
et de relations constructives”. Le fondateur de l’association a également été durant plusieurs années président de SOS Racisme au
niveau régional.
Le NomadeS connaît une reconnaissance, une quasi-institutionnalisation (par des accords de coopération avec des associations de
prévention spécialisée ou avec des mairies d’arrondissement), et un
passage de relais du fondateur et de son équipe à des “héritiers”. La
“mixité” des cultures se vérifie au sein de l’équipe de militants qui
entoure le fondateur et dans celle des “héritiers”, mais l’ancien
comme le nouveau président sont maghrébins, âgés d’une quarantaine d’années, professionnels du travail social. Les Maghrébins sont
les plus influents et ils se trouvent quelques adhérents pour poin-
Octobre 1985.
© Claude Chevin/IM’Média.
5)- Cf. Élisabeth Chikha,
“Grain magique.
Des militants stéphanois
lucides et exigeants”,
H&M, n° 1164, avril 1993.
6)- Pas toujours lors
de la première union, où
la proximité avec les parents
conditionne la marge
de manœuvre que chacun
s’accorde. Cf. Abdelhafid
Hammouche, Mariages
et immigration. La famille
algérienne en France, Lyon,
Presses universitaires
de Lyon, 1994.
Cette deuxième vague prend corps alors que la “communautémosaïque” se meurt et que s’inscrivent de nouvelles relations au sein
d’une “communauté-intermédiaire” qui consacre une double distance :
celle qui se maintient avec la société d’accueil, celle qui se vérifie
dorénavant avec la communauté d’origine “en décomposition”.
Le fondateur du NomadeS, comme d’autres militants, s’est frotté
aux permanents de l’AAE, de l’intérieur ou dans une des organisations qui lui sont liées (comme l’UNJA). C’est dans ce premier espace
que s’est façonnée leur démarche individuelle initiale ; ils s’y expriment autant pour eux-mêmes que pour les autres jeunes. Les uns et
les autres ne font pas mystère de leurs engagements antérieurs. Ils
ont d’abord connu les associations de la première vague en interne
et dans l’orthodoxie, puis en lisière, avant de se retirer et de lancer
leurs propres mouvements.
Les orientations sont problématisées et la part culturelle revendiquée au NomadeS prime, alors que les questions de fonctionnement
apparaissent secondaires. D’une certaine manière, ces militants
adoptent d’abord des attitudes parfois contestataires, mais “de l’intérieur de la communauté”, qui prennent sens dans la perspective
d’un retour au pays d’origine, puis des positions plus affirmées et de
l’extérieur des espaces communautaires, lorsque le retour devient de
plus en plus incertain. Ils se forgent, progressivement et dialectiquement, une trajectoire individuelle lorsque la logique groupale commence à perdre de son sens. Leur engagement, quelle que soit la scène
– privée ou publique – n’implique pas le groupe de filiation mais tente
de construire un autre mode de lien, par la famille qu’ils fondent et
par le choix individuel qu’ils imposent à leurs parents(6), par l’association, qui vise un ancrage et non plus la perpétuation du lien au
pays d’origine. C’est le temps de l’émergence, puis de l’affirmation
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L’affirmation d’une identité double
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
ter (et implicitement regretter) le poids de la culture maghrébine
devenue, à leurs yeux, la “culture de référence” du NomadeS. La vie
institutionnelle est relativement formalisée (carte, adhésion, courrier…) et les activités ne sont pas nécessairement répétitives : l’opportunité du pacte Arafat-Rabin pour faire une fête, l’exposition
“Anne Franck” en relation avec l’association du même nom à Amsterdam, mais aussi, plus régulièrement, le bal “beurs-blanc-rouge” du
14 juillet ou des expositions de peinture… Le centre de l’activité
est un café (qui se nomme le NomadeS) où se retrouvent régulièrement les sympathisants et où sont réalisées ponctuellement certaines
manifestations (expositions, fêtes…).
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VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
d’une aspiration individuelle par opposition au groupe (familial, villageois, national). Mais cette opposition est dialectique : ils reprennent un héritage culturel “sublimé” et se veulent fils de la République.
Sans qu’il soit fait référence à une hiérarchisation par classe d’âge,
le “respect” (complice, amical…) rappelle un tant soit peu l’organisation de la vie sociale au Maghreb. La question de l’identité est déplacée : elle ne s’adresse pas seulement à l’enfant d’immigré mais à
l’autre, prétendument semblable, à qui il est demandé de reconsidérer l’espace des origines. L’affirmation de l’identité culturelle
entre Français “de souche” et enfants d’immigrés passe alors par cette
redélimitation symbolique.
LE TEMPS DES FRÈRES
Les associations de quartier
À partir du début des années quatre-vingt, à Vénissieux, l’association AQK (Association du quartier Kamarov) intervient dans le
domaine social, essentiellement dans le soutien scolaire et, de façon
secondaire, dans l’animation et les loisirs. Les orientations sont peu
explicitées et les relations avec les adhérents peu formalisées (ni
adhésion, ni carte ne sont réclamées). AQK réunit de jeunes dirigeants
qui ne visent pas explicitement un quelconque “mixage” mais plutôt
l’aide aux jeunes, et particulièrement à
Les années quatre-vingt
ceux qui, à leurs yeux, ont besoin d’un
voient l’émergence d’une aspiration
soutien scolaire. La vie institutionnelle,
individuelle, par opposition au groupe
hormis les premiers mois et par nécessité, est pour ainsi dire inexistante (le
(familial, villageois, national).
conseil d’administration ne se réunit
Mais cette opposition est dialectique :
que très rarement). Le démarrage est
les militants reprennent un héritage
difficile, balbutiant ; comme pour
culturel “sublimé”, tout en se voulant
d’autres associations du même type,
fils de la République.
cela atteste d’une sorte de précipitation
et d’empressement, sans doute pour occuper un créneau nouveau,
mais aussi pour répondre à une injonction “d’en haut”. À ses débuts,
AQK doit compter sur différents appuis pratiques (pour constituer
les statuts, asseoir le fonctionnement au quotidien, rechercher des
locaux…). Les membres du noyau actif sont des étudiants qui “veulent faire bouger les choses”.
D’autres associations apparues à la fin des années quatre-vingt agissent sur le même territoire (parfois au-delà). Ainsi de l’Association
loisirs culture solidarité (ALCS) qui, dans sa structuration, se rapproche de AQK mais se différencie de celle-ci en investissant essentiellement dans le loisir. Fraternité et Espoir, également sur ce ter-
Connivence entre “petits” et “grands frères”
8)- Cf. Fonda Rhône-Alpes,
Enjeux associatifs
aux Minguettes.
Document de travail
pour un questionnement
des acteurs locaux,
septembre 1993, p. 9.
9)- “L’objectif essentiel
est de s’organiser entre soi
et de s’en sortir” ;
“ Les nouvelles associations
se veulent avant tout
en prise avec le quotidien”,
in Fonda Rhône-Alpes,
document cité, p. 6-7.
Certaines de ces nouvelles associations émergent, surtout dans
les années quatre-vingt-dix, dans un espace public territorialisé et
“ethnicisé”(8). Ici le militant joue de la “connivence”, au sens de l’entente – territoriale et surtout culturelle – entre proches ; des
accords tacites concernent par exemple l’attitude à l’égard de la
police. Le responsable associatif paye de sa personne pour séduire
(par l’humour, le savoir, la ruse…) un adhérent qui ne cesse de se
redéfinir et dont la présence n’est jamais vraiment acquise. Les rapports d’autorité avec les enfants – les “petits frères” –, les sermons
peu “académiques”, les répliques entre eux et devant les enfants
concourent apparemment à rappeler d’abord qu’ils ne sont pas
“dupes”, et en ce sens qu’ils n’appartiennent pas entièrement à
“l’autre monde”, qu’ils connaissent la “magouille” et qu’en conséquence leur position ne saurait se comprendre ni comme une fuite
(de ce monde-ci), ni comme une position de faiblesse (par rapport
à d’autres leaders, notamment délinquants).
Ces responsables tentent de fonder leur légitimité par un croisement de reconnaissance de terrain et institutionnelle. Les dirigeants
inscrivent leur leadership dans l’immédiat(9), dans le temps et les territoires contemporains de leur démarche : ils créent ex nihilo, en
quelque sorte et, s’enfermant dans une relation sans assise, sont
contraints de faire sans cesse leurs preuves aux yeux de leurs partenaires, mais surtout auprès des “leurs”, qui au fond ne les reconnaissent que par intérêt tactique (surtout pour les loisirs, où AQK
s’avère être un intermédiaire efficace).
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 47
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
7)- Jacques Barou
et Lucie Mélas, “Mémoires
zupéennes”, H&M, n° 1180,
octobre 1994, p. 30-35.
ritoire, est une association à vocation religieuse : elle gère la mosquée du quartier, organise un soutien scolaire et diverses activités
(bibliothèque, vente de cassettes, de merguez…). Les militants
repérés des trois associations ont pratiquement les mêmes âges (entre
vingt et vingt-cinq ans) et les mêmes types d’ancrages territoriaux.
Ces structures apparaissent au moment où se multiplient des associations qui ne sont pas toujours liées à l’immigration, sur des sites
où la présence immigrée est forte, comme c’est le cas à Vénissieux(7).
Pour certaines d’entre elles, notamment pour les associations de
jeunes, et au moins en apparence, on fait table rase du passé, comme
s’il fallait se dégager de toute antériorité. On voit par exemple, à Vénissieux comme à Grigny (également dans le département du Rhône),
où sont présentes deux fortes communautés de harkis, des jeunes
Maghrébins s’associer en faisant fi des clivages qui perduraient
depuis la guerre d’Algérie.
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 48
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
Aide aux devoirs.
© IM’Média.
Les animateurs de l’AQK énoncent son objectif (l’aide aux plus
jeunes) comme une sorte d’évidence qui n’est jamais remise en question, même lors des périodes de transition (changement de dirigeants
ou baisse sensible de la présence sur le terrain). Tout se joue sur la
nécessité de convaincre, les plus jeunes comme les autorités. Il y a
une sorte de dépendance à l’égard des premiers, devenus, pour le coup,
les garants de l’utilité de l’association. Leur présence et le retentissement des actions engagées en leur faveur leur délivrent un gage
de légitimité. Cette question de légitimité, souvent implicite, est quasipermanente. On se “donne”, par le truchement de l’aide aux autres
dont on est proche et différent, et ce don appelle un contre-don sous
forme de reconnaissance sociale. C’est une doctrine d’emprunts qui
se forge progressivement, jusqu’à l’essoufflement de l’association au
bout de quelques années.
L’association, un lieu de passage
Au départ, aucune exigence formelle (pas de carte, pas d’adhésion)
ne vient baliser la relation aux adhérents, avant que, pour une deuxième
phase, les dirigeants n’affichent la volonté d’imposer une démarche
de “projet”, en s’appuyant non plus seulement sur l’aide matérielle des
travailleurs sociaux, mais aussi sur leurs discours pédagogiques.
Ce recentrage gagne à être éclairé par une comparaison des pratiques associatives, par une mise en miroir non des dirigeants, mais
de l’attitude des adhérents, entre ceux de l’AQK et ceux de l’association religieuse Fraternité et Espoir, qui agit sur le même territoire.
Car à peu de distance physique, la présence des “frères” éclaire autrement l’affirmation de soi : au titre du religieux, l’individu se fond délibérément (mais aussi ponctuellement ?) dans la recherche d’une
LE TEMPS DES MÈRES
Auxiliaires de l’action publique
10)- Cf. Abdelhafid
Hammouche,
“Regroupements, sociabilité
et engagement public :
l’exemple des Amis
de la maternité”, in L’action
collective à l’épreuve
de l’engagement bénévole,
recherche coordonnée par
Jacques Ion dans le cadre
du Programme de recherche
partagé sur la ville,
n° E092 369501 du contrat
de Plan État-région
Rhône-Alpes, p. 97-109.
L’association Les Amis de la maternité (ADLM), constituée en 1992
dans une ville de la région lyonnaise, est animée par des femmes de
différents quartiers qui proposent des activités de détente aux
patientes de la maternité de cette ville(10). Même si cette association
naît dans un contexte particulier, celui de la fermeture de la maternité, et avec au départ l’objectif d’en obtenir une réouverture, sa création récente laisse penser qu’elle s’inscrit dans le cadre des dispositifs de la politique de la ville. La présence de nombreuses autres
associations sur la ville conforte cette hypothèse de créations simplement “conjoncturelles”. En effet, les objectifs affichés par la plupart de ces associations paraissent, pour l’essentiel, se référer aux
axes d’intervention énoncés dans les programmes d’action définis par
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VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
“paternité primordiale”. On voit d’un côté une quasi-absence de
contrainte chez les premiers et, même si le terme est délibérément
excessif, une “soumission” chez les seconds, notamment à des “responsables” qui ont en charge un secteur particulier (par exemple la
bibliothèque et les cassettes, ou la vente de merguez). L’AQK reste
un lieu de passage, et non pas un lieu d’ancrage, où l’on évite, autant
que faire se peut, toute confrontation. Ici, il faut éviter les tensions
et le savoir-faire relationnel sert à déminer préventivement (par rapport aux jeunes qui ne viennent pas à l’association, aux “leaders”…).
On l’a dit, l’ancrage est territorial, sans passé, mais aussi sans véritables perspectives. La personne apparaît sans filiation, se référant
à l’histoire récente du quartier, tandis
que la référence aux cultures d’origine
Dans les années quatre-vingt dix,
est tout à fait secondaire. Pour certains,
dans un espace public “ethnicisé”,
il faut prendre le risque de se distinguer,
le militant associatif joue
c’est-à-dire de se mettre en avant, et de
de la connivence entre proches,
se heurter, parfois violemment, à ceux
entre “petits” et “grands frères” ;
qui restent en marge. Le danger est phydes accords tacites concernent
sique et peut être conjuré par une
par exemple
extrême personnalisation (charisme,
l’attitude à l’égard de la police.
doigté relationnel). D’autres, comme
les membres de l’association religieuse,
adoptent une attitude inverse, risquant ainsi l’anathème (le rejet de
l’opinion publique) ou la “soumission”. Le lien ne réfère plus à la
mémoire et à la paternité mais se fonde sur la proximité et avec les
collatéraux, la distinction s’établit en terme de classe d’âge entre
“grands” et “petits” frères.
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VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
les politiques publiques (l’aide aux “jeunes”, les activités socioculturelles, la participation à “l’insertion”…), et laissent entrevoir un
processus d’instrumentalisation des associations.
Ce processus est alimenté, si l’on peut dire, autant par la commande
publique que par les appropriations tactiques qu’en font parfois les
habitants eux-mêmes. Par exemple, les demandes de logement et/ou
de mutation, sans être tout à fait un objet de transaction, peuvent
être plus ou moins facilitées selon la position reconnue du demandeur dans l’espace associatif. Le militantisme associatif semble procurer quelques facilités : un poste de gardiennage en CES, des
“médiations”, un encadrement de chantier… Certains intervenants
évoquent la relation entre quelques
“grandes familles”, les logeurs et les
Dans les associations de femmes,
associations comme autant de “connil’engagement équivaut
vences”. Pour bon nombre de bénévoles,
à un processus d’affranchissement
les relations sont multiples avec ceux qui
graduel de l’espace privé.
interviennent au titre du développeLes premiers temps sont marqués
ment social des quartiers (DSQ).
par la prudence dont font preuve
Les ADLM ne se cantonnent pas aux
les adhérentes, tant à l’égard
seuls quartiers ciblés ni aux axes d’acdu voisinage que de l’époux.
tion retenus dans le cadre des procédures de développement social. Néanmoins, l’association encadre des activités et joue ainsi un rôle
d’auxiliaire de l’action publique. Elle illustre une certain type d’activité associative, faite d’appropriations et de recyclage des principes
ou des dispositifs mis en avant au titre de l’action publique, mais sa
dynamique propre ne se réduit pas à ces injonctions, même si elle
ne les ignore pas totalement.
Les femmes dans l’espace public
En se référant à son objet officiel, on peut considérer que l’ADLM,
en l’espace de deux ans et demi, a atteint son objectif – la réouverture de la maternité – et n’a plus de raison d’être. En fait, dès le départ,
des activités secondaires par rapport à l’objectif affiché structurent
l’association, qui apparaît alors comme un support dont la vocation
n’est pas clairement définie. À la fin de 1994, l’activité périphérique
devient principale : des groupes de paroles, instaurés dès 1992, se
poursuivent et d’autres activités vont se mettre en place. La calligraphie devient une activité régulière (tous les lundis soir). Une permanence est organisée : tous les mercredis, l’une des membres de
l’association se tient dans la salle d’attente, à la disposition des
femmes voulant discuter. Le même jour, les femmes d’un quartier de
L’affranchissement de la tutelle des “époux”
En ce sens, l’engagement équivaut à un processus d’affranchissement graduel de l’espace privé. Les premiers temps sont marqués par
la prudence dont font preuve ces femmes, tant à l’égard du voisinage
que de l’époux. On le voit à la manière dont sont au début gérées les
réunions de l’association, pas trop nombreuses et jamais le soir. En effet,
la maternité est située dans le “village”, le centre historique, à distance
des quartiers ; se rendre aux réunions de l’association oblige donc à
s’en éloigner. Il est vrai que cela évite aussi de trop s’exposer dans une
action publique auprès du voisinage, ce qui ménage la position des
époux. C’est bien plus tard que des activités de sorties, notamment au
profit des enfants, seront organisées dans les quartiers “d’origine”, mais
à partir d’une nouvelle position des femmes. Car les femmes de l’association mobilisent alors d’autres habitantes dans les quartiers, tout
en s’occupant de trouver les aides nécessaires à l’organisation des sorties (transport, éventuellement aides financières), en s’appuyant sur
les équipements de proximité et sur les autres intervenants sociaux.
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VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
la ville viennent tisser avec l’aide d’une animatrice, une tisserande
dont les vacations sont payées grâce à une subvention du Fas.
À la demande des médecins, les femmes de l’ADLM interviennent
auprès des malades en guise d’aide psychologique ou, dans le cas des
femmes étrangères, pour des problèmes de compréhension et d’interprétariat. L’association entretient des relations avec divers travailleurs sociaux hors de la maternité, et organise ponctuellement
des goûters avec les enfants des quartiers. Aujourd’hui, le groupe de
parole est assisté d’une psychologue (qui intervient tous les quinze
jours) et réunit les membres actifs de l’association ; il s’ouvre ponctuellement à d’autres femmes des quartiers. Les sujets traités sont
relatifs à l’exercice de la parenté, et plus précisément à la relation
avec les enfants. La psychologue fait partie de l’École des parents et
ses vacations sont payées par l’association.
Les tensions au sein de l’association se sont exprimées publiquement après l’inauguration de la maternité (qui signait la victoire de
l’association). L’équipe dirigeante du départ, surtout la “fondatrice”
et la présidente, s’est trouvée évincée, et les femmes – françaises et
immigrées mais plus jeunes – ont pris le pouvoir en imposant des activités que refusait l’ancienne équipe. L’histoire des Amis de la maternité tend à illustrer un processus graduel d’engagement public, avec
une dimension spécifique concernant les rapports sociaux de sexe,
et on peut penser que certaines femmes utilisent le système associatif comme un tremplin pour renégocier leurs positions.
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VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
La caravane 92.
© Maher/IM’Média.
Les activités ont lieu de jour, ce qui se conçoit d’autant plus
qu’elles impliquent souvent les enfants, comme lorsqu’il s’agit d’organiser des sorties, par exemple au parc de Miribel, à peu de distance
de la ville. Mais même les activités concernant les seules femmes sont
prévues dans ces plages horaires. Certes, la charge de mère explique
pour partie ce fonctionnement, mais entre également la position
d’épouse en jeu. Les activités ou les réunions en soirée restent
exceptionnelles, sauf lorsqu’elles permettent d’associer les époux (par
exemple, des fêtes dans le quartier avec un repas).
Certaines sorties – comme un séjour à Paris pour visiter la ville ou
un colloque à Strasbourg sur le thème de la toxicomanie – remettent
tout de mème en cause ces règles. Dans les deux cas, certaines
femmes ont dû “préparer le terrain” auprès de leur époux, et soulignent la prudence dont elles ont fait preuve. D’abord, ce n’est “qu’après
un certain temps dans l’association… et un certain temps d’habitudes” que ce genre de projet est devenu concevable. La manière de
présenter ces “exceptions” semble délicate. Ainsi, l’une d’entre elles
souligne : “Je lui [le mari] demande… je lui impose pas… c’est important qu’il dise [son accord].” L’argumentation semble rodée : “C’est
pour les enfants, et pour faire quelque chose.” Ce rapport aux enfants
laisse entendre un engagement “noble” et “utile”, dans un domaine
qui reste référé à une compétence de mère, par opposition, implicitement, à des “futilités” ou à des activités moins clairement repérables.
Les époux sont présentés comme des personnages un peu en
retrait de la vie sociale, qu’il faut rassurer par rapport à l’engagement
des épouses : “Il faut y aller doucement…”, dit une des femmes ; “moi,
j’explique… c’est long, mais il le faut…”, dit une autre. Lorsque, par
la suite, les époux se trouvent impliqués dans la vie associative, avec
Les associations offrent un espace intermédiaire pour constituer un
“nous” qui s’affirme plus ou moins conjoncturellement (en attendant
le retour, pour dépasser les difficultés sociales…) ou pour faire don
de l’héritage (à partager). Une lecture diachronique de l’engagement
associatif laisse entrevoir une double prise de distance : d’abord avec
la communauté d’origine (et cela en se préservant de trop de proximité avec l’Autre), puis avec la communauté d’accueil. La personne
s’impose, pourrait-on dire, par l’effet des relations interculturelles et
par l’effritement, puis l’éviction de l’arrière-plan communautaire.
L’amenuisement de la perspective du retour, mais aussi la contestation des adolescents constituent un affaiblissement de cette pression du groupe qui agissait en protecteur. Sa disparition de fait accroît
l’exposition au reste de la société, avec tous les dangers inhérents
au statut d’étranger. C’est sans doute pour conjurer un tant soit peu
le danger que se construit parfois un engagement dans l’espace public
avec des semblables de condition. On peut penser que l’alliance de
ceux-ci, outre l’accès à l’espace public que cela permet, vise ou tente
de préfigurer une recomposition de l’identité de tous.
Lorsqu’un “jeune” s’autorise une exclamation du type “c’est ma vie !”,
pour tenter de prendre part à des décisions qui le concernent (l’orientation à l’école, le choix du conjoint…), il reprend une expression qui
est indicible dans les premières associations parce que blasphématoire
(“la vie appartient à Dieu”), alors que ce type de contestation par lequel
se construit l’individualité devient concevable dans les associations de
la deuxième vague. Cette émergence de l’individu n’est pas sans rapport avec la consécration de la dimension individuelle dans la société
française à partir des années soixante. Ces espaces intermédiaires que
sont les associations, pour les immigrés ou enfants d’immigrés, grossissent ce qui se passe par ailleurs. L’individualisme comme valeur s’impose encore plus comme une évidence dans les années soixante, et le
“décalage” entre les modèles culturels s’en ressent d’autant, non pas
pour les primo-migrants mais bien plus pour les enfants. La réalisation de soi s’entend comme une évidence et va de pair avec la réduc✪
tion du poids des appartenances groupales.
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L’engagement associatif, ou la réalisation de soi
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
la participation de certains d’entre eux au conseil d’administration,
les réunions pour cause d’assemblée générale ou pour d’autres motifs,
même éventuellement en soirée, se voient plus facilement justifiées.
Car trois hommes – sollicités par leurs épouses – sont présents institutionnellement et occupent formellement des postes d’administrateurs, ce qui les place en position “haute”, au service de l’association.
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VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
MILITANTS ASSOCIATIFS
ISSUS DE L’IMMIGRATION :
DELAVOCATION AU MÉTIER
Le mouvement associatif, en particulier maghrébin, a permis la socialisation d’une partie de la jeunesse issue de l’immigration. En effet, par le
biais de l’engagement dans les associations, les militants ont pu participer à la vie politique locale, s’insérer dans le monde du travail, parfaire
ou acquérir une formation professionnelle, bénéficier d’une certaine
promotion sociale ou, au minimum, sortir de la précarité économique…
De nombreux travaux en sciences sociales et en sciences politiques, au cours des deux dernières décennies, ont montré que les
associations en France ont permis aux jeunes issus de l’immigration,
notamment maghrébine, d’entrer dans l’espace politique français.
Or, s’il est incontestable que le mouvement associatif a permis un
passage au politique, il a également fortement contribué à une intégration de ces jeunes dans l’espace économique, notamment en
région parisienne.
Les associations favorisant cette intégration politique et/ou économique sont nationales : SOS Racisme, France Plus, la Fédération
nationale de la Maison des potes…, et locales : l’Angi (Association
de la nouvelle génération immigrée), Africa, SOS Ça bouge, Nanas
beurs, Nahda, Femmes 2000, l’Association des jeunes de Sartrouville…
Les premières, tournées vers les jeunes d’origine immigrée (européenne, africaine et maghrébine) et créées par des porte-parole issus
de l’immigration qui jouent un rôle d’interlocuteurs dans la vie politique française, sont “universalistes”. Les secondes, implantées en
banlieue, là où les zones industrielles et ouvrières sont importantes,
notamment dans les villes où il existe une forte tradition d’immigration, et créées par les immigrés maghrébins et les jeunes issus de
l’immigration maghrébine, peuvent être qualifiées d’“ethniques”.
Dans la première période (1973-1982), le militantisme associatif
répondait à des motivations politiques et idéologiques. Cette période,
qui débuta avec l’été meurtrier antimaghrébin de 1973, la crise pétrolière et la décision du gouvernement français de stopper l’immigration en 1974, et qui s’acheva avec l’émergence légale des associations
étrangères en France en octobre 1981 et la mise en place d’une politique culturelle fondée sur la reconnaissance du “droit à la différence”
par
Dominique Baillet,
sociologue,
université Paris-V
DES ASSOCIATIONS
Dans la seconde période (1982-1989), le militantisme associatif
combinait des revendications politiques et un projet d’insertion économique. Cette phase, qui commença avec l’émergence du Front
national aux municipales de mars 1983 et s’acheva en mars 1989 à
la veille des élections municipales, fut caractérisée par l’extension
du chômage des jeunes des classes populaires et des immigrés, par
l’essor du “mouvement beur” et par l’ascension de l’extrême droite
xénophobe. À cette époque, les militants étaient davantage arabes,
d’origine marocaine et tunisienne, et les
filles étaient plus nombreuses. Ils miliLes associations issues
taient toujours au nom du politique,
de l'immigration créées depuis 1981
mais commençaient à instrumentalise substituent au rôle traditionnel
ser les associations à des fins de réusd'intégration des populations d'origine
site économique. Les militants engagés
étrangère que jouait naguère
dans des associations “ethniques” se
mobilisaient cette fois au nom de leur
l'École publique républicaine
identité, parce que des jeunes Maghrédans les banlieues ouvrières.
bins de leur entourage étaient victimes
de racisme, et en raison de leurs difficultés d’insertion professionnelle. D’origine populaire, en ascension sociale, attachés symboliquement au pays de leurs parents, ils adhéraient au modèle multiculturaliste d’intégration reconnaissant l’existence de droits culturels
dans la sphère publique. Quant à ceux qui militaient en faveur de
l’intégration, engagés dans les associations universalistes, ils approuvaient la politique d’unification politique et culturelle de la France
héritée de la Révolution. D’origine sociale plus élevée, diplômés, assimilés culturellement, ils adhéraient aux principes et valeurs républicains et à un universalisme abstrait.
Enfin, dans la dernière période, le militantisme associatif a plutôt une finalité d’intégration économique. Cette phase, qui s’amorce
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LE DÉBUT DE L’INSTRUMENTALISATION
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
en 1982, fut celle de l’apogée du mouvement gauchiste et des débuts
du mouvement ouvrier maghrébin. Les militants s’engageaient dans
des associations “ethniques” au nom de la classe ouvrière, par tradition familiale et grâce à leur socialisation universitaire. Ils formèrent un mouvement politique masculin, d’origine algérienne et
kabyle. En réussite scolaire et sociale, ils se revendiquèrent l’héritage de la philosophie des Lumières, tout en portant des revendications politiques qui s’inscrivaient dans l’ordre de la contestation
marxiste de la société capitaliste et de l’impérialisme occidental.
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 56
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
en février 1989 avec l’affaire Salman Rushdie, puis celle des foulards de l’automne 1989, suivie de la crise et de la guerre du Golfe
de 1990-1991, est celle de l’explosion du chômage, de l’enracinement du Front national, de la montée de l’islamisme en France.
Durant ces années quatre-vingt-dix, les militants envisagent leur
militantisme associatif comme un métier. Ils sont de toutes origines :
algérienne, marocaine, tunisienne. Les Arabes sont devenus plus
nombreux et les filles majoritaires. Ayant moins souvent une tradition militante familiale, ils se mobilisent en raison de leurs difficultés d’insertion professionnelle.
CRÉATION D’UNE ÉLITE CONTESTATAIRE
Les associations “ethniques” ont donné une notoriété, un prestige local aux militants qui ont débuté par vocation leur action, au
milieu des années soixante-dix, et qui l’ont poursuivie jusqu’aux
années quatre-vingt-dix. Elles ont effacé les stigmates dévalorisants
que leur attribuait la société française, et leur ont aussi permis de
tirer parti de leur capital culturel et scolaire, acquis par la socialisation universitaire. Elles ont facilité aux uns l’entrée au PCF et une
intégration politique, plutôt à l’échelon municipal à partir de 1989.
Elles ont permis aux autres une insertion économique durable dans
l’espace médiatico-intellectuel, et dans un champ socioculturel particulier. Leur expérience militante associative a élargi le volume de
leur capital culturel, notamment symbolique, qu’ils sont parvenus souvent à convertir en capital économique, en devenant au cours des
années quatre-vingt, voire plus tardivement, écrivains, sociologues,
UN MARCHÉ SECONDAIRE DU TRAVAIL
À partir du milieu des années quatre-vingt, les associations
“ethniques” créées depuis 1981 se substituent au rôle traditionnel
d’intégration des populations d’origine étrangère que jouait encore
l’École publique républicaine à la fin des années soixante-dix dans les
banlieues ouvrières. En effet, depuis les années quatre-vingt, l’École
de Jules Ferry, certes toujours porteuse des valeurs d’égalité, de justice et de tolérance, ne joue plus assez son rôle de socialisation et ne
donne pas à ces jeunes d’origine populaire l’identité sociale promise.
Ne corrigeant guère les inégalités sociales, elle ne facilite pas l’insertion sociale et économique des populations d’origine étrangère :
“Moi, j’ai été orienté en cinquième. Puis j’ai fait un CAP. Je suis
devenu alors mécanicien ajusteur. Ce que je suis aujourd’hui, c’est
pas grâce à l’école. De 1981 à 1985, j’étais dans une association sportive de football. En quatre ans, j’ai passé des diplômes, je suis devenu
entraîneur, et j’ai appris à gérer un club. À partir de 1986, j’ai transformé cette association sportive en une association de formation
professionnelle et d’insertion économique pour les jeunes de banlieue. Et j’ai appris à gérer une association. Et j’en suis aujourd’hui
le directeur général.” (D., 35 ans, Français d’origine algérienne, dirigeant associatif salarié).
Ainsi, ces associations atténuent l’inégalité des chances, corrigent
partiellement les dysfonctionnements de l’École et constituent une
seconde voie postscolaire de socialisation pour les militants : “Je voudrais monter une structure de formation, d’autoformation. Je vais
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VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
journalistes, éditeurs, mais dans un champ plutôt spécifique, celui
de l’immigration : “Bon, je milite depuis la fin des années soixantedix dans plein d’associations. Puis, en 1989, j’ai créé une association qui s’appelle Au Nom de la mémoire, au moment du bicentenaire. J’ai fait un livre sur la banlieue avec toute l’histoire de
l’immigration. Ça s’appelle : Du Bidonville à Nanterre. J’ai fait aussi
un livre intitulé Kabyles du Pacifique. Là, je suis en train de faire
un livre sur la mémoire des immigrations en France.” (S., 40 ans,
Algérienne, éditrice, dirigeante associative).
Les associations ont ainsi contribué à constituer une élite intellectuelle culturelle et politique contestataire d’origine maghrébine. Membres par leur diplôme élevé et souvent leur profession
(cadres supérieurs, professions libérales) des catégories dominantes, ils ont consolidé, par le biais de ces associations, leur position et leur rôle dans les classes supérieures ou dominantes de la
société française.
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 58
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
mettre en place une formation individualisée. C’est mieux que
l’école, car le jeune a appris vraiment quelque chose. Et nous aussi
on se forme et on va être amené à s’autoformer.” (R., 29 ans, Tunisienne, assistante sociale, dirigeante associative locale).
Si elles leur permettent ainsi d’acquérir sous un mode non contraignant des savoirs spécifiques, plutôt professionnalisants, les associations apportent aussi et surtout une socialisation postscolaire et
constituent, sur un mode alternatif, une
spécialisation professionnelle pour les
Les associations "ethniques"
militants. Elles forment, à partir du
sont aussi, pour certains,
milieu des années quatre-vingt, un “marune réponse au chômage : les militants
ché secondaire” du travail et de l’emploi
redécouvrent des traditions
et donnent aux militants une identité
et des normes oubliées et rénovent
professionnelle : “Je suis salariée
des modes de solidarité anciens.
depuis trois mois dans cette association. Avant j’étais au chômage. Je travaille beaucoup sur la formation professionnelle. Je suis aussi instructeur RMI. Parallèlement, je termine une formation d’agent de
développement local communautaire. Mon projet, c’est de travailler sur le développement local et l’économie alternative.” (H.,
30 ans, Tunisienne, dirigeante associative salariée).
UNE FONCTION DE SOCIALISATION
Les associations offrent ainsi la possibilité à ces militants de devenir des médiateurs entre les institutions nationales et les populations immigrées ou d’origine immigrée avec lesquelles ils travaillent.
Elles constituent pour eux des instruments pour devenir des travailleurs sociaux, c’est-à-dire des fonctionnaires de l’État-providence, et plus largement une forme d’organisation nouvelle du travail, dite qualifiante ou post-taylorienne. Elles semblent remplacer,
depuis la fin des années quatre-vingt, pour ces militants, le rôle d’intégration que jouait le travail salarié traditionnel dans les années
soixante-dix et quatre-vingt.
Dans les années quatre-vingt-dix, elles assument partiellement cette
fonction de socialisation. Elles ne remplacent pas le travail, mais une
certaine forme de travail. Elles ne mettent pas fin à sa centralité, mais
à celle du travail salarié à temps plein. Car il ne faut pas donner au
travail une définition restrictive, c’est-à-dire un emploi à temps complet et à durée indéterminée, caractéristique de la période des Trente
Glorieuses, mais plutôt comme une action située, coordonnée, normée, évaluée et effectuée sous contrainte. Avec l’explosion de la crise
économique dans les années quatre-vingt dix, ces associations sont
1)- Olivier Dabène,
“Les Beurs, les potes.
Identités culturelles
et conduites politiques”,
Politix, n° 12,
décembre 1990.
Zaïr Kedadouche
lors de la campagne
législative de 1993.
© J.B. Sandères/IM’Média.
Les associations ont donc un rôle d’insertion économique que n’assure plus guère l’ANPE dans les années quatre-vingt-dix, et elles donnent aux militants l’occasion de trouver un emploi dans le travail social,
ou de se salarier dans l’association où ils militent. Elles les intègrent
plus que le travail salarié classique, car souvent le champ de leur position socioprofessionnelle s’est réduit aux emplois non qualifiés(1). Elles
constituent donc pour eux un marché de l’emploi informel, un marché parallèle, où ils peuvent développer des stratégies professionnelles
alternatives. Elles favorisent également les reconversions : “J’étais
secrétaire. Je faisais de la comptabilité. Ça ne me plaisait pas. Bon,
puis je suis tombée au chômage. Après, j’ai fait une formation, puis
j’ai commencé à militer dans cette association, et maintenant j’en
suis salariée et la dirige. J’ai toujours voulu être assistante sociale.”
(R., 29 ans, Tunisienne, assistante sociale, dirigeante associative).
Les associations offrent un statut que le marché du travail ne leur
donne pas, puisque certains connaissent des périodes d’activités et
d’inactivités, ne sont ni chômeurs ni salariés et alternent stage, emploi
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 59
SORTIR DE LA GALÈRE
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
souvent apparues au moins autant, voire plus intégratrices pour les
militants que les emplois précaires ou à durée déterminée qui les insèrent assez mal professionnellement : “Je suis entrée à SOS Racisme
en 1989 comme militante. Maintenant depuis deux ans, je suis salariée de l’association. Je suis animatrice officiellement. Moi, j’ai pas
beaucoup de projet professionnel ailleurs, c’est compliqué, quand t’as
pas eu de formation. Je n’ai que le BEPC.” (H., 34 ans, Française d’origine algérienne, dirigeante associative salariée).
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 60
et chômage, ou travail “au noir”. Elles pallient aussi le fait que certains sont restés marginaux par rapport aux formes dominantes de
l’organisation du travail. Elles jouent le rôle aussi d’assistance et de
protection sociale plus valorisante que le RMI ou l’indemnité du chômage. Elles leur permettent de passer de l’état de “sans statut”, ou
de “statuts nés de la solidarité”, où le revenu ne dépend pas du travail mais de la protection sociale(2), à l’état de “statut issu de l’emploi”. Elles les aident à passer d’une zone de vulnérabilité (qui associe précarité du travail et fragilité relationnelle), de désaffiliation (qui
conjugue absence de travail et isolement social) ou d’assistance (zone
de dépendance secourue et intégrée), à une zone d’intégration (où
l’on dispose des garanties d’un travail permanent et où l’on peut mobiliser des supports relationnels solides)(3).
2)- Dominique Schnapper,
L’épreuve du chômage,
Gallimard, Paris, 1980.
3)- Jacques Donzelot,
Face à l’exclusion, le modèle
français, Esprit, Paris, 1991.
REDÉCOUVERTE DES SOLIDARITÉS
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
TRADITIONNELLES
Ces associations “ethniques” sont aussi, pour certains, une
réponse au chômage : les militants redécouvrent des traditions et
des normes oubliées et rénovent des modes de solidarité anciens(4).
Elles permettent davantage l’intégration vers un “marché secondaire” que “primaire” du travail, le marché secondaire étant une
structuration d’un nouveau système d’emploi, alternatif et complémentaire du précédent, et fondé sur des apprentissages
concrets, permettant une adaptabilité à des formes diverses de travaux peu spécialisés et une mobilité horizontale entre des emplois
instables liés aux incertitudes du marché(5). Elles donnent la possibilité à ces militants d’accéder à l’économie solidaire, c’est-à-dire
une économie plurielle reposant sur la distinction entre trois
pôles : l’économie marchande, non marchande et non monétaire.
Elles leur permettent aussi d’éviter de connaître des situations de
précarité prolongées : “Je suis au chômage depuis plus d’un an.
Bientôt en fin de droits. Plutôt que d’attendre de trouver un travail de comédienne, pendant ce temps-là, j’ai monté l’association
Shérazade et compagnie pour monter un spectacle. C’est une
bonne expérience professionnelle.” (R., 24 ans, Marocaine, chômeuse, dirigeante associative).
Les associations peuvent alors s’apparenter à un nouveau mode
parapublic de socialisation postscolaire qui double sur le versant institutionnel la solidarité familiale, et favorisent alors une “socialisation d’attente”(6). Elles permettent ainsi d’éviter la galère, qui se définit comme l’expression, chez les jeunes issus des classes populaires,
de la décomposition du système d’action de la société industrielle,
4)- Jean-Charles Lagree,
Jeunes et chômeurs, CNRS,
Paris, 1989.
5)- Suzanne Berger,
Michael J. Piore, Dualism
and Discontinuity
in Industrial Societies,
Cambridge University Press,
Cambridge, 1980.
6)- Olivier Galland,
“Les jeunes et l’exclusion”,
in Serge Paugam, L’exclusion,
l’état des savoirs,
La Découverte, Paris, 1996.
UN TREMPLIN POUR LA CRÉATION
D’ENTREPRISES
Pour ceux qui militent en faveur de l’intégration, les associations
nationales “universalistes” ouvrent l’accès à des emplois dans le secteur privé, public et libéral, à des professions de l’entreprise et de la
bureaucratie. Elles leur apportent
donc une socialisation professionnelle. En effet, elles contribuent à
renforcer leur intégration économique. Déjà bien intégrés sur le marché de l’emploi, ou en fin d’études
universitaires, certains obtiennent
peu à peu des responsabilités, à
l’échelle régionale et nationale, dans
les associations. Ils deviennent des
cadres permanents d’associations et
bénéficient alors de rémunérations :
“Je suis entré à SOS Racisme en
1985. Bon, en 1986, je suis devenu
permanent de l’association, d’abord
sous forme d’un Tuc. Ensuite, je suis
devenu salarié à plein temps. Puis
en 1993, je suis devenu assistant
parlementaire socialiste de Julien
Dray.” (M., 32 ans, Français d’origine
algérienne, dirigeant associatif).
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 61
de la rupture d’un mode d’intégration populaire traditionnel, de l’épuisement du mouvement ouvrier (7). Ces associations facilitent également une intégration politique locale périphérique, plutôt à l’échelon municipal : “Je suis dans le milieu associatif depuis 1983.
J’étais jusqu’en 1991 militante, bénévole et vacataire de l’association paramunicipale Chabab. Puis, en 1991 j’ai créé l’association
des jeunes de Sartrouville. Depuis j’en suis présidente. En 1992, ce
sont les élections cantonales. (...) Puis, j’ai été désignée comme la
candidate de l’association. Au départ, on partait seuls. Puis, on avait
entendu dire que les Verts recherchaient un candidat pour les cantonales. Alors voilà, je suis entrée chez les Verts. Bon, leurs thèmes
étant proches des nôtres en 1993, je suis candidate écolo. Et en 1995,
je me présente aux municipales pour les Verts et je suis élue
conseillère municipale d’opposition.” (S., 29 ans, Française d’origine algérienne, sociologue, dirigeante associative).
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
7)- Jean-Charles Lagree,
“Marginalités juvéniles”,
in Serge Paugam, op. cit. ;
Didier Lapeyronnie,
François Dubet, Quartiers
d’exil, Puf, Paris, 1992.
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 62
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
D’autres se servent de leur expérience associative, qui constitue
un capital culturel et professionnel, pour trouver un emploi qui leur
permettra d’accroître leur capital économique et d’obtenir davantage
de prestige et de pouvoir. D’autres, enfin, parviennent à créer
leur propre entreprise dans le secteur
privé, en utilisant des structures de
Les associations peuvent s’apparenter
l’association pour parachever leur forà un nouveau mode parapublic
mation professionnelle et en tissant des
de socialisation postscolaire
liens privilégiés avec des militants qui
qui double sur le versant institutionnel
deviendront des collaborateurs : “Je suis
entré à France Plus en 1986. Progresla solidarité familiale ;
sivement, je me suis fait un réseau
elles permettent ainsi d’éviter la galère.
de relations. Aujourd’hui, je suis cadre
d’entreprise. Mais avec des copains de France Plus que j’ai connu
grâce à l’association, je suis en train de monter ma propre boîte.”
(S., 31 ans, Français d’origine algérienne, cadre d’entreprise, dirigeant
associatif national).
LE CHEMIN DE LA POLITIQUE
Ces associations contribuent ainsi à l’entrée des militants dans la
nouvelle bourgeoisie moyenne économique, qui regroupe des cadres
supérieurs de l’entreprise privée, des fonctionnaires, des administratifs, des professions libérales et aussi le personnel politique, tels
les assistants parlementaires ou sénatoriaux. Ils obtiennent aussi, par
ces organisations, une certaine notoriété, et accroissent ainsi le
volume de leur capital symbolique. Ils bénéficient, en outre, d’une
intégration économique stable et durable dans la sphère politique
nationale. Dans les années quatre-vingt dix, certains deviennent salariés de partis politiques, d’autres accèdent à des postes de conseiller
technique dans les ministères. “J’ai milité d’abord à France Plus,
puis à partir de 1989 à Génération écologie, et je suis devenu
conseiller régional d’Île-de-France en 1992 sous cette étiquette.
Puis, je suis entré au RPR en 1995 et je suis devenu l’un des
conseillers d’Éric Raoult au ministère de la Ville.” (Z., 38 ans, Français d’origine algérienne, conseiller technique, militant RPR).
Ce sont plutôt des élus “marginaux” que des professionnels de la
politique ; l’accomplissement de leur mandat ne constitue pas un obstacle pour exercer d’autres obligations professionnelles : ils sont
conseillers municipaux, départementaux ou régionaux, et n’exercent
pas de responsabilité exécutive (8). Ils forment une nouvelle classe politique locale, constituée de salariés et de fonctionnaires : “J’étais à
Génération 2001, puis je suis entré au RPR en 1983. Et en 1989, je
8)- Albert Mabileau,
“L’élu local :
nouveau professionnel
de la République”,
Pouvoirs, n° 62, 1992.
A PUBLIÉ
Catherine Wihtol de Wenden, “Que sont devenues les associations
civiques issues de l’immigration ?”
Dossier Citoyennetés sans frontières, n° 1206, mars-avril 1997
... et la chronique “Initiatives” de tous les numéros
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 63
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
suis candidat aux élections municipales. J’étais colistier avec Alain
Juppé. J’ai été élu conseiller de Paris. J’étais premier adjoint à l’hôtel de ville.” (H., 42 ans, Français d’origine algérienne, dirigeant associatif local, dirigeant du RPR).
Ainsi, les associations ont permis à certains militants issus de l’immigration de s’intégrer dans la sphère bureaucratico-politique dominante, et leur ont donné la possibilité de bâtir une carrière dans l’entreprise privée. Elles leur ont surtout apporté des rétributions
matérielles en consolidant leur position sociale au sein des classes
moyennes ou en leur permettant d’accéder à ses fractions supérieures,
celles qui ont un capital économique élevé. Autrement dit, elles ont
facilité leur ascension sociale en permettant une intégration professionnelle stable, souvent une intégration politique.
En conclusion, ces associations ont joué un rôle d’intégration qu’on
peut rapprocher de celui du PCF, de la CGT, ou de l’Église catholique
des années vingt et soixante pour les immigrés italiens, polonais, portugais… Elles ont en effet, comme ces organisations, facilité l’intégration dans l’espace politique et assuré une socialisation scolaire
et professionnelle. Mais elles ont en outre compensé les insuffisances,
les dysfonctionnements actuels de l’État-providence, notamment les
échecs, même relatifs, des politiques urbaines des années quatrevingt. Enfin, elles ont rempli une fonction d’ordre économique et semblent avoir apporté ainsi, au cours des années quatre-vingt-dix, une
réponse partielle au chômage et à la précarité économique des
jeunes issus de l’immigration, notamment maghrébine, qui dès lors
ne militèrent plus guère par vocation, mais qui envisagèrent leur enga✪
gement associatif comme un métier.
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 64
LE MOUVEMENT ASSOCIATIF,
UN INSTRUMENT AU SERVICE
DES POLITIQUES PUBLIQUES
D’INTÉGRATION ?
Sollicitées en tant que prestataires de services sur le
terrain pour combler le déficit de relations entre l’État
et les populations marginalisées, les associations de
l’immigration ne peuvent toujours pas se targuer d’être de véritables
partenaires des pouvoirs publics. Simples relais sans pouvoir de décision, elles pâtissent encore d’un manque de reconnaissance et d’une
hiérarchisation implicite des associations dans les systèmes de partenariats locaux, en même temps qu’elles peinent à s’adapter aux nouvelles normes administratives fixées par ces mêmes pouvoirs publics.
On sait qu’en France, la citoyenneté passe essentiellement par la
participation à la vie associative(1). Cette affirmation est d’autant plus
vraie pour les populations immigrées qu’elles bénéficient de droits
politiques restreints. Elles ont toujours fait preuve de dynamisme pour
créer leurs propres associations ou pour rejoindre les structures associatives dès lors que ces dernières les acceptaient dans leurs rangs.
On peut alors se demander comment les associations de l’immigration sont perçues par les pouvoirs publics français, quelle place elles
occupent dans l’élaboration et la prise de décision des politiques d’intégration, et si elles sont concrètement impliquées dans la mise en
œuvre de ces politiques – et selon quelles modalités. Elles sont le
plus souvent prestataires de services : comment peuvent-elles accéder au statut de partenaire ? Or, il n’est pas facile de répondre à ces
questionnements de sociologie politique car peu de travaux d’envergure nationale analysent les types de collaboration que les associations de l’immigration ont pu établir avec les pouvoirs publics.
Le mouvement associatif de l’immigration s’appréhende difficilement, n’étant en rien une entité homogène(2). Il épouse étroitement
les processus d’installation et d’intégration des populations immigrées
en France. Diverses générations d’associations se succèdent au fur
et à mesure des transformations sociales, économiques et politiques
qui ont affecté ces populations dans leur parcours d’intégration. Pour
par
Marie Poinsot,
docteur
en sciences
politiques,
chercheur associé
au Centre
universitaire
de recherche sur
les administrations
et les politiques
publiques
(Amiens)
1)- Martine Barthélémy,
“Le militantisme associatif”,
in Pascal Perrineau (dir.),
L’engagement politique :
déclin ou mutation ?,
Presses de la Fondation
nationale de sciences
politiques, Paris, 1994,
pp. 87-114 ; Associations :
un nouvel âge
de la participation ?,
Presses de Sciences Po,
Paris, 2000, 286 p.
UN DYNAMISME DURABLE
DES ASSOCIATIONS “COMMUNAUTAIRES”
3)- Pour un autre repérage
historique, voir Catherine
Wihtol de Wenden,
“Le mouvement beur
et les institutions
républicaines : les trois âges
de la vie associative”,
Regards sur l’actualité,
n° 186, 1992, pp. 45-53.
Le “deuxième âge” du mouvement associatif immigré(3) correspond
à la création des associations de type consulaire, émanations officielles
des pays d’émigration, souvent héritées des mouvements d’indépendance. Elles protègent les intérêts des ressortissants de ces pays ; l’objectif est orienté vers la préservation des liens culturels et économiques
entre les immigrés et leur pays d’origine dans l’optique du retour. Les
amicales veillent au respect des accords bilatéraux entre la France
et les États d’origine en matière de contrôle des flux migratoires et
des conditions de vie des immigrés en France. Par ailleurs, les associations organisées par nationalités (les grandes fédérations portugaises et espagnoles) ou de type villageois (notamment de la vallée
du fleuve Sénégal), que les pouvoirs publics qualifient parfois de “com-
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VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
2)- Catherine Wihtol
de Wenden, “Associations :
une citoyenneté concrète”,
Les Cahiers de l’Orient,
n° 11, 3e trimestre 1988,
pp. 115-139 ; Marie Poinsot,
“Associations des jeunes
de l’immigration maghrébine
en France : tentative
de construire une sociologie
des acteurs associatifs
investis dans le champ
politique”, Migrations société,
1992, vol. IV, n° 22-23,
pp. 59-67, Saïd Bouziri,
“La participation
des étrangers à la vie
associative”, Migrations
société, mars-avril 1995,
n° 38, pp. 47-53.
contextualiser ce mouvement associatif dans ses relations avec les
pouvoirs publics, il s’agit de prendre en compte les différentes étapes
du mouvement associatif immigré en France.
Les associations françaises de solidarité, de soutien aux immigrés
et de défense de leurs droits se sont mobilisées bien avant l’abrogation en 1981 du décret-loi de 1939 pour obtenir des pouvoirs publics
l’extension des droits civiques et sociaux des travailleurs immigrés,
aux côtés des syndicats qui, au nom de la lutte des classes et de l’internationalisme, ont intégré des ouvriers immigrés parmi leurs adhérents en appuyant leurs revendications, y compris celles qui touchent,
à partir de la fin des années soixante-dix, la reconnaissance de l’islam sur le lieu de travail.
À l’époque, ces organisations françaises sont les interlocuteurs des
pouvoirs publics au nom des immigrés qu’ils sont censés représenter. Ces derniers militent dans ces structures mais n’ont pas d’existence politique en tant qu’immigrés puisqu’ils sont placés dans une
position marginalisée, voire de relégation dans l’espace politique français. Nous sommes encore dans une configuration particulière du point
de vue des politiques d’intégration, dans la mesure où l’État français
maintient des administrations centrales – Omi (Office des migrations
internationales), DPM (direction de la Population et des Migrations),
Fas (Fonds d’action sociale pour les travailleurs immigrés et leurs
familles), Sonacotra (Société nationale de construction pour les travailleurs), etc. – créées pour accompagner la décolonisation ou faire
face aux situations d’urgence (bidonvilles, cités de transit, camps de
harkis…), et qui sont dotées d’une mission spécifique en dehors des
politiques de droit commun.
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 66
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
munautaires”, prennent en charge les attentes et les besoins de leurs
compatriotes en France en assumant des fonctions multiples vers des
publics qui se diversifient pareillement. Elles ont connu un essor principal après la législation de 1981 octroyant la liberté d’association pour
les ressortissants étrangers.
Tandis que les associations consulaires ont eu plutôt tendance à
décliner au cours des années quatre-vingt (l’exemple typique étant
celui des amicales algériennes), certaines associations “communautaires” conservent aujourd’hui leur dynamisme, notamment
parmi les migrations les plus récentes (subsahariennes, turques,
tamoules, etc.). Une étude sur la mobilisation associative des femmes
d’Afrique subsaharienne en France souligne la densité des réseaux
de solidarité et d’engagement bénévole qu’elles suscitent, leur fonction de passerelle entre “modernité” et “tradition”, de médiation
entre les populations et les partenaires sociaux, et leur rôle dans le
développement “par le local”(4).
Après une participation dans les mobilisations d’envergure nationale qui ont marqué l’immigration dans la première moitié des
années quatre-vingt (les marches civiques des “Beurs” et les tentatives des coordinations nationales)(5), participation qui leur a
révélé les limites du “tout politique”, ces associations ont diversifié leurs activités en accordant une place prépondérante aux
actions sociales et économiques, tout en amorçant un processus de
localisation qui n’est pas sans signification. Driss El Yazami commente à ce propos : “Il faut s’interroger sur les conséquences de
la crispation de nombreux militants de l’immigration sur la
dimension locale (voire de quartier) de leurs associations. Sceptiques […], de nombreuses associations se sont repliées sur leur
pré carré et se sont investies dans une action de proximité, au plus
près des préoccupations de leurs usagers.”(6)
UNE LOGIQUE DE DÉLÉGATION
Ce localisme a favorisé l’enracinement des associations de l’immigration sur leur territoire, tandis qu’il renforçait leurs relations
avec les institutions locales, plus sensibles aux enjeux politiques à
court terme que les services de l’État auxquels les associations
avaient eu affaire précédemment. Elles sont devenues des interlocuteurs des pouvoirs publics – en l’occurrence, principalement les
collectivités locales et le Fas, qui se régionalise à partir de 1984 –
dans la mesure où les structures de droit commun (services publics
et associations) ont prouvé leurs limites à prendre en compte les problèmes spécifiques et les particularismes culturels des populations
4)- Catherine Quiminal,
Babacar Diouf, Babacar Fall,
Mahamet Timera,
“Mobilisation associative
et dynamiques d’intégration
des femmes d’Afrique
subsaharienne en France”,
Migrations études, Adri,
Paris, oct.-nov.-déc. 1995,
12 p.
5)- Saïd Bouamama, Dix ans
de marche des Beurs :
chronique d’un mouvement
avorté, Desclée de Brouwer,
Paris, 1994, 212 p. ;
Marie Poinsot, L’intégration
politique des jeunes issus
de l’immigration : du débat
d’idées aux actions
collectives dans la région
lilloise, thèse de doctorat,
Institut d’études politiques
de Paris, décembre 1994,
500 p. ; Catherine Wihtol de
Wenden, “Les associations
de l’immigration maghrébine :
diversité de la mouvance
et émergence de jeunes
leaders”, in Bernard Roudet
(dir.), Des jeunes
et des associations,
L’Harmattan, Paris, 1996,
pp. 77-84.
6)- Driss El Yazami,
“Associations
de l’immigration et pouvoirs
publics : éléments pour un
bilan”, Migrations société,
n° 28-29, juillet-octobre 1993,
p. 21.
Neyrand, Associations
de proximité et processus
d’intégration, direction
de la Population
et des Migrations, Paris,
janvier 1997, 273 p.
Les auteurs distinguent
associations “généralistes” et
associations “particularistes”.
8)- “Associations généralistes
et intégration”, La tribune
Fonda, n° 121,
novembre 1996.
DES CHAMPS D’INTERVENTION LIMITÉS
Les associations françaises “généralistes”(7) ont commencé à la
même époque à jouer un rôle significatif dans l’intégration des populations immigrées, parfois avec l’intention de développer des complémentarités avec les associations de l’immigration(8). Alors que ces
associations généralistes ont un lien indirect avec la problématique
de l’immigration, certaines ont montré un intérêt croissant pour les
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VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
immigrées, notamment les publics féminins et plus jeunes, qui
n’étaient plus intégrés dans la société française par le seul canal de
l’insertion professionnelle.
Les pouvoirs publics ont, par conséquent, dû composer sur le terrain avec ces associations, dont ils ont estimé les actions principalement selon deux critères : leur proximité sociale et culturelle avec
les populations étrangères et leur efficacité sociale. Les collectivités
locales, tout particulièrement, ont procédé selon une logique de délégation, en confiant à ces associations certaines actions qu’elles ne
souhaitaient pas développer elles-mêmes (par crainte de s’engager
sur le terrain) ou qu’elles soutenaient à moindres frais. Ces associations permettaient également aux élus locaux de montrer une certaine sensibilité à la diversité culturelle
– la fête interculturelle en est bien l’arLes pouvoirs publics
chétype – sans afficher politiquement
ont dû composer sur le terrain
une prise en compte des identités culavec les associations de l’immigration,
turelles qui constituent désormais des
dont ils ont estimé les actions
entités durables sur leur territoire.
principalement selon deux critères :
Par ailleurs, dans les années quatreleur proximité sociale et culturelle
vingt, de nombreuses associations
avec les populations étrangères
“issues de l’immigration”, c’est-à-dire
et leur efficacité sociale.
créées en partie par des jeunes français
d’origine étrangère, telles que les associations “beurs”, ont connu une forte visibilité médiatique sur des
enjeux de lutte contre le racisme et de reconnaissance politique ou
culturelle. Sous la pression des situations urbaines extrêmes, et sollicitées par les pouvoirs publics dans le cadre des opérations de réhabilitation des Zup ou au nom de la démocratie locale, des associations de quartier “pluriethniques” ou multiculturelles se sont inscrites
plus particulièrement dans le cadre de la politique de la ville et semblent marquer progressivement le pas sur les autres catégories d’associations de l’immigration auprès des pouvoirs publics, occasionnant
dans certains contextes des conflits interassociatifs de type généra7)- Bernard Eme, Gérard
tionnel au sein même de l’immigration locale.
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 68
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
publics immigrés et acquis progressivement des compétences professionnelles pour comprendre les parcours migratoires de leurs usagers étrangers, être davantage sensibles à leurs identités culturelles,
et mener des actions de médiation et de dialogue interculturel(9). Les
relations nouées localement entre les associations de l’immigration
et les associations généralistes pâtissent néanmoins des effets de la
concurrence dans l’obtention de subventions, au risque parfois d’engendrer des conflits qui opposent la légitimité de “représentation”
des bénévoles immigrés à celle, plus “technique”, des salariés professionnels.
L’instrumentalisation de ces associations par les pouvoirs publics a
conduit à une logique d’intervention fragmentée géographiquement et
limitée(10) dans des champs relevant essentiellement de la prévention
du risque de violence et d’insécurité. Or ces dernières sont liées au processus d’exclusion sociale ou de marginalisation des populations défa-
9)- B. Eme, G. Neyrand,
op. cité.
10)- Francie Mégevand,
Jaïmé Alberto Perez,
“Nouvelles dynamiques
habitantes et enjeux
de citoyenneté, étude
de trois quartiers contrastés
de l’agglomération
grenobloise”, Peuple
et culture, mars 1995, 151 p.,
p. 114.
DES POLITIQUES PUBLIQUES D’INTÉGRATION
EN MUTATION
12)- Patrick Weil, La France
et ses étrangers, l’aventure
d’une politique
de l’immigration de 1938
à nos jours, Gallimard,
“Folio”, Paris, 1995.
Plus synthétique : Vincent Viet,
“Le cheminement
des structures administratives
et la politique française
de l’immigration (1914-1986)”,
Migrations études, mai 1997,
n° 72, 8 p.
13)- Acadie, Les élus locaux
et l’intégration des immigrés,
rapport final, étude
pour le compte de la direction
de la Population et des
Migrations, décembre 1998.
Cette contextualisation prend son sens si l’on observe l’évolution
concomitante des politiques publiques d’intégration à partir des
années quatre-vingt(12). En effet, ces politiques publiques ont été l’objet, en France, d’une double mutation importante durant les dernières
décennies(13). Alors que la problématique de l’intégration relève traditionnellement d’une politique d’État qui assure ses missions régaliennes de contrôle des flux migratoires et de naturalisation, les lois
de décentralisation de 1982 ont progressivement doté les collectivités locales de compétences accrues dans les domaines relatifs à l’intégration. Les politiques publiques centrales ont elles-mêmes répondu
à un nouvel objectif de déconcentration administrative vers les
régions et les départements, et de territorialisation, afin de rapprocher les décisions des contextes locaux dans lesquels elles sont mises
en œuvre. Les politiques publiques d’intégration se sont inscrites, de
ce fait, dans des démarches contractualisées entre l’État et les collectivités locales, notamment dans le cadre de la politique de la ville,
qui devient depuis le XIIe Plan l’un des lieux privilégiés des politiques
en matière d’intégration et de lutte contre les discriminations.
Ce mouvement de décentralisation et de déconcentration a conduit
à un partage entre les administrations territoriales et les administrations d’État des décisions et des moyens alloués à leur implantation. Si les politiques publiques d’intégration existent ainsi à la croisée des dispositifs nationaux et des politiques municipales, ces
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VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
11)- Francie Mégevand,
Jaïmé Alberto Perez,
art. cité, p. 111.
vorisées qui, sur certains territoires, sont en majorité d’origine étrangère. Dans le cadre des procédures DSQ (développement social des
quartiers), puis DSU (développement social urbain), puis des contrats
de ville, ces associations sont interpellées par les institutions locales
par le biais des professionnels de la politique de la ville pour recréer
dans les quartiers, grâce à la participation locale des habitants, du
lien social, de la convivialité, et solliciter une implication des populations dans les décisions concernant leur vie quotidienne. Par conséquent, ces associations répondent à l’injonction institutionnelle de servir de relais entre les habitants et les pouvoirs publics(11). Dynamiques
associatives sous contrôle des collectivités locales, objet d’une manipulation par les professionnels de l’action sociale et de la politique
de la ville ? Si Francie Mégevand et Jaïmé Alberto Perez forcent le
trait pour mettre en lumière la faible autonomie sociale de ces dynamiques, c’est pour montrer combien les enjeux de la citoyenneté locale
sont eux aussi soumis au verrouillage du jeu politique local.
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VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
dispositifs “ne maîtrisent qu’une partie des outils concourant à la
fabrication de ces politiques”(14). Face à la forte politisation du débat
sur l’immigration à partir du milieu des années quatre-vingt, les
contextes locaux sont devenus déterminants dans la définition, souvent hésitante ou incertaine, des enjeux
et des objectifs opérationnels concerLe modèle des amicales,
nant l’intégration(15). Cette mutation a
des associations de ressortissants
favorisé la montée en puissance des élus
espagnols ou portugais
locaux, qui ont souvent cédé à la tentareste encore de nos jours très prégnant
tion de faire de l’immigration un enjeu
purement électoraliste. “Le discours
dans le regard et les attitudes
global de l’État sur l’intégration des
des pouvoirs publics à l’égard
populations immigrées et les procédes associations de l’immigration,
dures qu’il a instituées apparaissent
qu’ils connaissent mal.
impuissantes à structurer la gestion
locale de la question de l’intégration. En conséquence, la pertinence,
la cohérence et l’efficacité des politiques menées localement en
matière d’intégration des populations étrangères et issues de l’immigration dépendent exclusivement des options retenues par les
municipalités.”(16)
DE LA COMPENSATION À LA PRÉVENTION
Par ailleurs, une autre mutation a affecté les politiques d’intégration dans leur contenu. En effet, Daniel Béhar constate qu’elles
sont passées d’une logique de réduction des handicaps assignés aux
populations immigrées par les pouvoirs publics au vu des origines géographiques et sociales et de l’expérience migratoire, à une logique
de prévention des risques d’exclusion, de marginalisation et de discrimination de ces mêmes populations immigrées(17). Alors que les
politiques de compensation des handicaps (linguistiques, éducatifs,
culturels, etc.) avaient pour objectif de faciliter en l’accélérant l’assimilation des immigrés et de leurs familles dans la société française
par un effet de rattrapage, la logique de prévention des risques insiste
davantage sur l’égalité des droits et de traitement, tout en ciblant la
société française par des actions de sensibilisation contre le racisme
et les discriminations qui produisent de la marginalisation, voire de
la ségrégation ethnique.
Ces processus touchent davantage les jeunes Français d’origine
étrangère que leurs parents, alors que les processus d’intégration ne
sont plus censés être opérants pour les “secondes générations”. La
mutation du contenu des politiques publiques suscite par conséquent
un déplacement, ou plutôt une extension des objectifs puisque pour
14)- Acadie, rapport cité,
p. 4.
15)- Daniel Gaxie, Pascale
Laborier, Marine de Lassale,
Les politiques municipales
d’intégration
des populations d’origine
étrangère, rapport pour
le compte de la direction
de la Population
et des Migrations, 1998.
16)- Renaud Epstein,
“Les élus locaux et
l’intégration des immigrés”,
Migrations études, Adri,
Paris, janvier-février 1999,
n° 85, p. 7
17)- Daniel Béhar, Politiques
locales d’intégration
et politique de la ville :
un état des lieux, dossier
thématique sur la politique
de la ville, intégration,
jeunesse, Adri, 1999, pp. 7-9 ;
voir aussi le dossier spécial
“Intégration et politique
de la ville”, in H&M, n° 1203,
novembre 1996, pp. 3-32.
18)- Fonds d’action sociale,
département
Développement, évaluation,
méthode, bilan Fas des
contrats de ville 1993-1998,
avril 1998, p. 16.
19)- Ibid., p. 17.
La plupart des études récentes sur les politiques locales d’intégration soulignent généralement la marginalisation relative des associations de l’immigration dans l’espace politique local et la tendance
des collectivités locales à “déléguer” les actions d’intégration aux associations de l’immigration, qui deviennent des prestataires de services
avec des moyens limités par rapport à ceux des professionnels. Dans
son bilan des contrats de ville du XIe Plan (1993-1998), le Fonds d’action sociale estime que “dans 65 % des cas, les associations sont maintenant reconnues principalement comme opérateurs sur les contrats
de ville”, et précise qu’elles sont reconnues comme partenaires dans
seulement 18 % des cas(18). Si toutes les associations financées par
le Fas (qui sont en grande partie issues de l’immigration) ont mis du
temps à acquérir cette reconnaissance, parce que les acteurs de la
politique de la ville étaient réticents à faire appel à l’extérieur et parce
qu’ils suspectaient ces associations d’un manque de qualification, “il
a été plus difficile et plus long de faire prendre en compte les actions
plus spécifiques à l’immigration […]. Les associations à vocation
généraliste ont été plus facilement prises en compte que les associations dites ‘communautaires’ ou issues de l’immigration.”(19)
La capacité d’initiative, d’expertise et de proposition de ces associations a généralement été sous-estimée par les équipes locales. Plusieurs facteurs sont invoqués : peur d’un contre-pouvoir, volonté d’hé-
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 71
PRESTATAIRES OU PARTENAIRES
DES POLITIQUES PUBLIQUES ?
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
réussir, l’intégration des immigrés et de leurs familles nécessite également un effort des différentes composantes de la société française
pour modifier son regard et ses attitudes à l’égard de ces populations.
Au premier plan, la fonction publique devrait pouvoir montrer
l’exemple. Si bien que les actions d’intégration ne reposent plus seulement sur les épaules des associations de l’immigration, mais sur
l’ensemble des acteurs des politiques publiques.
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 72
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
gémonie des villes ou des structures pérennes de s’approprier ce qui
se fait sur le quartier, concurrence sur le “marché de la subvention”(20).
À y regarder de plus près, si les pouvoirs publics ont finalement
attendu des associations de l’immigration qu’elles servent de relais
vis-à-vis des populations immigrées et plus encore vis-à-vis des jeunes
d’origine étrangère, qui font figure de potentiel de délinquance et de
vivier de l’intégrisme, c’est bien parce qu’ils ont mesuré aussi leur
incompétence à établir une relation directe avec ces populations marginalisées qui n’étaient pas destinées à rester en France. De la même
manière que les entreprises françaises avaient fait venir les immigrés pour retarder une nécessaire mutation industrielle dont elles
redoutaient le coût économique, les pouvoirs publics font pour le
moment l’économie d’une modernisation de la fonction publique,
modernisation qui impulserait une dynamique d’adaptation profonde des services publics à la diversité sociale et culturelle des usagers. Au lieu de quoi on mobilise, souvent dans une situation précaire
et informelle, des “femmes relais”, des “adultes relais”, des associations de médiation culturelle et sociale, pour combler le déficit de
relations avec ces populations.
COMPLÉMENTAIRES
MAIS PAS DÉCISIONNAIRES
Ces prestataires de services se substituent à un réel engagement
des institutions dans la diversification de leurs services aux usagers
(écoute, orientation, accompagnement personnalisé, lieux de concertation et résolution de conflits, etc.), ce qui ne relève pas vraiment
de la participation démocratique, contrairement à ce que les institutions voudraient faire croire. C’est le mythe bien partagé de la structure “passerelle” ou “frontière” entre la tradition et la modernité, le
communautaire et la société, le collectif et l’individuel qui sous-tend
cette pratique généralisée de la médiation, à laquelle les pouvoirs
publics prêtent toutes les vertus, du moment qu’elle leur évite de
balayer devant leur porte. Dans cette démarche, c’est essentiellement
le critère de complémentarité de ces associations au regard du droit
commun qui prévaut, alors que les structures relevant du droit commun restent les seules à prendre les décisions et à fixer les priorités
des politiques publiques.
Il semble que le chemin soit encore long avant que ces associations
ne deviennent des partenaires véritables des politiques publiques. Ce
statut de partenaire nécessite en effet une reconnaissance politique
préalable qui accorde aux immigrés une place légitime dans la société
française. Il faut également que ces associations soient évaluées pour
20)- Ibid., p. 18.
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 73
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
ce qu’elles sont effectivement – et non pas pour ce qu’elles devraient
être pour les pouvoirs publics – dans leurs compétences sociales et
techniques, avec une prise en compte réelle de leur capacité d’expertise sur les questions d’intégration. Elles seront enfin partenaires
lorsqu’elles seront associées aux réseaux de partenaires qui valident
les options publiques sur un territoire donné et décident des outils
de suivi et d’évaluation des politiques d’intégration.
Les pouvoirs publics ont une perception des associations de l’immigration qui dépend pour une large part du poids des représentations sociales sur l’immigration. L’héritage colonial y a fortement
contribué, assignant aux anciens “coloniaux” une place à part dans
la communauté politique nationale. Le modèle des amicales, des
associations de ressortissants espagnols ou portugais reste encore
de nos jours très prégnant dans le regard et les attitudes des pouvoirs publics à l’égard des associations de l’immigration, qu’ils
connaissent mal.
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 74
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
Certains facteurs propres au mouvement associatif de l’immigration limitent également cet accès difficile au statut de partenaire des
politiques publiques. Les associations de l’immigration font preuve
de résultats limités en matière de constitution de réseaux au niveau
régional ou national, en dehors des cycles de protestations communes
qu’ont pu impulser certaines grandes mobilisations contre la loi
Méhaignerie, la loi Pasqua ou les plus récentes régularisations.
QUELQUES FREINS AU PARTENARIAT
Peu attendus et mal accueillis dans les associations de droit commun, les immigrés se trouvent renvoyés implicitement à leurs “propres”
associations et à leur “communauté”. Les associations de l’immigration pâtissent de ce fait d’une hiérarchisation implicite des associations dans les systèmes de partenariats locaux qui concourent localement aux mécanismes de concertation, de définition et de mise en
œuvre des politiques d’intégration. Placées au bas de l’échelle d’estime
associative, elles ne sont que très rarement appelées à participer activement à ces procédures de gestion locale. Plus précisément, ce cloisonnement au nom de particularismes culturels ou ethniques, quand
ce n’est pas religieux, s’inscrirait, selon une étude de la Fonda (Fondation pour le développement de la vie associative) Rhône-Alpes(21),
dans la fracture croissante entre les associations populaires, nées dans
les quartiers, et les mouvements associatifs et fédératifs, animés,
structurés politiquement et intellectuellement par les classes moyennes.
Comme l’ensemble des acteurs associatifs en France, les associations de l’immigration doivent faire face aux nouvelles règles
administratives que les pouvoirs publics imposent aux associations
par souci de cohérence, de transparence et de gestion. Pour pouvoir subsister, s’inscrire dans la continuité et la stabilité et jouer
un rôle dans les politiques d’intégration, ces associations doivent
en effet conquérir une reconnaissance, démontrer aux institutions
françaises leur utilité sociale et leur efficacité dans l’utilisation des
fonds publics. On sait bien que les immigrés ne sont pas dans une
égalité de traitement ou de situation, en raison de leurs caractéristiques sociales, économiques ou culturelles. Obstacles linguistiques, difficulté des démarches administratives, pratiques hésitantes des formes de la démocratie locale sont autant de facteurs
qui expliquent leurs difficultés supplémentaires à s’engager dans
une réforme de leurs pratiques associatives.
Un interdit politique fort limite les capacités politiques de ces associations à s’organiser, comme de nombreuses associations françaises,
et à jouer un rôle de force de proposition, voire de contre-pouvoir dans
21)- Fonda, op. cité.
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23)- Rémy Leveau, Catherine
Wihtol de Wenden (dir.),
Modes d’insertion
des populations de culture
islamique dans le système
politique français,
convention Mire 247/87,
janvier 1991, p. 25.
A PUBLIÉ
Jacques Ion, “Injonction à participation et engagement associatif”
Francie Mégevand, “Participation des habitants : de l’expression
des différences à l’enjeu de cohésion sociale”
Dossier La ville désintégrée ?, n° 1217, janvier-février 1999
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
22)- Driss El Yazami, art.
cité, p. 21.
l’espace politique local. La participation associative des immigrés n’est
pas considérée par les pouvoirs publics comme une transition vers
le politique mais comme un moyen détourné pour “excuser le renoncement à l’octroi du droit de vote aux élections locales, avec l’argument que le droit d’association permet une participation concrète
aux affaires de la cité.”(22) Comme le souligne habilement Rémy
Leveau, les associations de l’immigration sont dans “un champ politique de substitution” en raison de leur particularisme culturel(23).
Tout particulièrement pour les associations originaires du Maghreb,
l’associationnisme n’est pas, pour les immigrés, une voie d’entrée dans
le système politique. Il faut dire que l’islam, marquage colonial principal, n’est pas toléré dans l’espace politique français comme un élément de visibilité collective acceptable. La figure de l’islam est toujours sujette à suspicion. Les assocations de l’immigration seront
partie prenante des politiques publiques quand elles seront reconnues pleinement par l’État et les collectivités locales et quand, sur
le terrain, elles seront enfin considérées comme des partenaires incontournables, traitées comme des acteurs “majeurs” – dans tous les sens
✪
du terme –, des politiques locales.
Pub
L’INTÉGRATION À LA FRANÇAISE,
ENTRE RIGUEUR ET PRAGMATISME :
LE CAS DES POLITIQUES
DE L’HABITAT
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 77
HORS-DOSSIER
En matière d’habitat, les politiques publiques d’intégration des populations étrangères ont changé
radicalement au cours des trente dernières années. Au nom du “modèle d’intégration à la française”, les dispositifs mis en place sont allés du traitement spécifique (les foyers pour travailleurs
isolés) à la banalisation revendiquée (le logement des familles). Aujourd’hui, la politique d’intégration est confrontée à deux logiques, celle du droit au logement et celle de la mixité urbaine.
En ce qui concerne l’intégration des populations d’origine étrangère, la position française est établie, au point que l’on a pu parler
du modèle républicain d’intégration à la française, que l’on peut définir globalement comme
un processus d’intégration “individuelle à un
ensemble politique aux prétentions universalistes, par référence aux droits de l’homme”
(Jacqueline Costa-Lascoux). À première vue,
ce modèle est suffisamment identifié et explicite pour ôter tout intérêt majeur à l’examen
de son application sur un champ sectoriel
donné, celui de l’habitat par exemple. Pourtant, une analyse plus fine dans ce domaine
particulier montre qu’en réalité, en référence
constante à ce modèle républicain d’intégration, les politiques publiques mises en œuvre
ont varié du tout au tout ces trente dernières
années, au point de paraître avoir bouclé un
cycle complet entre une logique de traitement
spécifique de la question du logement des
immigrés, et une logique de banalisation de
cette question. Aboutissement de ce cycle, il
semble qu’aujourd’hui une place à la fois singulière et emblématique pour les enjeux de
l’intégration des populations d’origine étrangère s’esquisse au sein des politiques urbaines
et sociales françaises. On peut faire l’hypothèse qu’il y a là en gestation un processus de
fait de modernisation du modèle d’intégration
en question.
Pour les politiques publiques relatives aux
populations d’origine étrangère, le fait majeur
de la période des Trente Glorieuses est l’importance du flux d’immigration : on passe de
2 millions d’étrangers installés en France en
1946 à 3,4 millions en 1968. Durant toute cette
période, l’action publique en direction des
immigrés est totalement dominée par la dimension économique. Il s’agit d’une immigration de
HORS-DOSSIER
par Daniel Béhar, consultant à la coopérative Acadie,
enseignant à l’Institut d’urbanisme de Paris, université Paris-XII
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 78
HORS-DOSSIER
Dans les années soixante-dix et quatre-vingt, les ménages français des classes moyennes et les fractions les mieux insérées
des classes populaires accèdent massivement à la propriété individuelle et laissent vacants de nombreux logements HLM. (D.R.).
main-d’œuvre qu’il faut gérer comme telle et
accompagner socialement.
LE VIRAGE
DES ANNÉES SOIXANTE-DIX
En matière d’habitat, cette logique d’accompagnement social signifie qu’il faut garantir les conditions résidentielles d’un séjour
temporaire des immigrés en France. Parce
que ce flux massif d’immigration s’inscrit dans
un contexte de crise aiguë du logement
(conjonction de la reconstruction d’aprèsguerre et de l’explosion urbaine), il se localise
dans les interstices disponibles du parc : logements insalubres de centre-ville et bidonvilles
de banlieue. L’accompagnement social en
matière d’habitat de cette immigration de
main-d’œuvre va donc se concrétiser, des
années cinquante aux années soixante-dix,
par la mise en place, pour l’essentiel, d’une
filière spécifique, celle des “foyers de travailleurs migrants”. Cette spécialisation des
conditions d’accueil résidentiel offre le double
avantage de ne pas perturber les efforts de la
filière de droit commun (les HLM) pour loger
les ménages français, et de permettre une
concentration localisée des dispositifs d’accompagnement social en direction des immigrés
(alphabétisation, formation…).
La politique à l’égard des populations d’origine étrangère amorce progressivement un
virage majeur, au cours des années soixantedix, lorsque l’on prend conscience du changement de nature de l’immigration. Il ne s’agit
plus d’une immigration de main-d’œuvre, mais
d’une immigration familiale, en passe donc de
s’installer durablement en France. Ce changement radical de perspective n’induit pas
une remise en cause globale de la logique d’accompagnement social mais l’infléchit significativement, de deux façons. D’une part, la
dimension sociale n’est plus simplement l’aspect secondaire d’une politique centrée sur la
question de l’emploi, mais un élément essen-
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 79
la masse salariale) de la taxe des entreprises
en faveur du logement – et donc des logements HLM – sera réservée aux populations
d’origine étrangère. On peut affirmer, au
risque d’un anachronisme, que dans le but de
favoriser l’intégration des ménages étrangers en situation régulière, une véritable
LA DISCRIMINATION POSITIVE
logique de “discrimination positive” se desAVANT L’HEURE
sine alors – pour employer une expression qui
Concernant l’habitat, cette inflexion se
fera flores durant les années quatre-vingt-dix.
marque par un rapprochement vis-à-vis des disOn considère en fait que les populations d’oripositifs de droit commun. La filière spécifique,
gine étrangère souffrent de handicaps sociaux
à côté du droit commun, demeure. Parallèleet culturels spécifiques. Pour garantir l’égament, des dispositifs
lité républicaine d’acsont peu à peu instaurés,
cès aux droits sociaux, il
En 1975,
toujours spécifiques,
faut donc opérer un
les pouvoirs publics
mais cette fois conçus
“détour inégalitaire”,
mettent
en
place
comme des détours d’acd’une part en mettant
cès au droit commun. Ce
en place des dispositifs
un dispositif spécifique
détour prend d’abord la
spécifiques (l’accompaau cœur même
forme de cités de transit,
gnement social) pour
du
droit
commun
:
ou “cités promotionréduire ces handicaps,
pour garantir l’égalité
nelles”. Considérant que
d’autre part en établisles immigrés quittant les
sant des quotas priorépublicaine d’accès
bidonvilles ne sont pas
ritaires (la réservation
aux droits sociaux,
aptes à accéder directepar les employeurs)
il
faut
opérer
ment au logement social
pour compenser ces
ordinaire, il s’agit de
handicaps.
un “détour inégalitaire”.
constituer un sas à sens
Cette logique de discriunique vers le logement
mination positive avant
normal. L’installation temporaire des ménages
la lettre, visant à réduire et à compenser des
d’origine étrangère dans ces cités de transit,
handicaps spécifiques, ne constitue qu’un
couplée avec un dispositif spécifique d’enca“moment” dans les politiques sociales frandrement administratif, éducatif et social devait
çaises. Elle s’inscrit dans un contexte marqué
garantir cet effet de sas.
– pour toutes les politiques publiques – par un
Constatant, au fil du temps, que la rotation
fort climat de confiance envers une dynades familles y est extrêmement lente, en raimique de croissance économique qui doit
son de l’importance des files d’attente à l’enentraîner mécaniquement la promotion sociale
trée du logement HLM, les pouvoirs publics
de tous. En 1974, les exclus apparaissent
mettent en place en 1975 un dispositif spécomme des catégories limitées et bien identicifique au cœur même du droit commun. Il
fiées : les personnes âgées, les handicapés phyest décidé alors qu’une quote-part (0,1 % de
siques, et les immigrés. Parce qu’elle est rési-
HORS-DOSSIER
tiel de l’action publique en direction des
populations d’origine étrangère. D’autre part,
cet accompagnement social réévalué doit
garantir une insertion durable, dans de
bonnes conditions, des populations issues de
l’immigration en France.
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 80
HORS-DOSSIER
duelle, l’action sociale peut donc s’afficher
comme “discriminante” sans remettre en
cause le principe d’égalité républicaine. La
perspective va à nouveau changer au fil des
années quatre-vingt.
LA POLITIQUE PUBLIQUE
DÉSTABILISÉE
En premier lieu, le renversement durable de
la conjoncture économique fait émerger progressivement une “nouvelle question sociale”
qui, loin d’être résiduelle, souligne l’extension
quasi structurelle de la précarité et de la vulnérabilité sociale au sein de la société française.
Dans le même temps, l’allégement de la pression sur le marché du logement modifie radicalement les trajectoires résidentielles des
immigrés. Dans les années soixante-dix et
quatre-vingt, les ménages français des classes
moyennes et les fractions les mieux insérées des
classes populaires accèdent massivement à la
propriété individuelle et laissent vacants de
nombreux logements HLM. Les populations
étrangères vont bénéficier diversement de ce
changement de contexte.
Les uns (Portugais, Espagnols, Asiatiques…)
vont inscrire leurs parcours résidentiels dans
une logique “entrepreneuriale”, en mobilisant
plus ou moins collectivement leurs ressources
pour accéder à la propriété individuelle. Les
autres (Maghrébins, mais aussi Turcs et Africains) vont reproduire les trajectoires des
ménages populaires français et s’installer massivement dans les segments les plus déqualifiés
du parc social public, laissés vacants par les
Français. Cette transformation rapide du paysage économique et social conduit les pouvoirs
publics à réviser leur stratégie à l’égard des
populations d’origine étrangère, notamment en
matière d’habitat.
Tout d’abord, l’extension des processus d’exclusion induit une banalisation progressive des
dispositifs spécifiques mis en place précédemment. Ainsi, le contingent de réservation HLM
affecté aux populations d’origine étrangère voit
peu à peu sa raison d’être s’élargir pour, à la fin
des années quatre-vingt, concerner l’ensemble
du noyau dur des ménages ayant des difficultés
d’accès au logement, et parmi eux les immigrés.
Plus largement, la relégation conjointe des
couches sociales françaises les plus populaires
et des populations d’origine étrangère dans les
fractions les plus déqualifiées du parc HLM (les
grands ensembles) suscite la mise en place
d’une politique sociale inédite, à dimension
transversale et territoriale : la politique de
développement social urbain (DSU). L’émergence de cette politique, spécifique du point de
vue des territoires-cibles, mais de droit commun, en regard des publics concernés, déstabilise profondément la politique publique en
faveur des populations étrangères, qui dès lors
perd ses marques. Cette politique d’intégration
des immigrés penche d’un côté vers une dilution totale au sein de la nouvelle politique de
développement social urbain, puisqu’il s’agit
pour des publics proches (souffrant tous de
“handicaps sociaux”), dans les mêmes quartiers, d’intégration à une norme sociale dont ils
ont décroché. D’un autre côté, elle tente un rappel désespéré de la spécificité de son public,
alors même que les actions qu’elle met en
œuvre sont rigoureusement identiques (soutien
scolaire aux enfants, renforcement de la vie
associative…).
UN NOUVEL OBJECTIF :
LA MIXITÉ URBAINE
Cette double banalisation de la politique d’intégration des immigrés, au sein des politiques
sociales de lutte contre l’exclusion d’une part,
et dans le cadre de la politique territoriale de
développement social urbain d’autre part, est
renforcée par le succès d’une injonction poli-
TRAITER LE RISQUE
DE DISCRIMINATION :
LE RETOUR DU SPÉCIFIQUE ?
Assez rapidement, à l’usage, ce processus
qui dissout la politique d’intégration au sein du
droit commun des politiques sociales s’avère
contre-productif. En premier lieu, les multiples
dispositifs mis en place pour garantir l’accès au
logement des plus démunis (fonds de garantie
de loyer, quotas de réservation de logements,
logements d’urgence…) privilégient de fait une
logique sociale, s’intéressant d’abord aux situations de “détresse sociale” (familles monoparentales, prisonniers récemment libérés…).
Au sein de la vaste catégorie des populations
ayant des difficultés d’accès au logement (précarité économique, fragilité sociale…), les
ménages d’origine étrangère se trouvent mécaniquement relégués en fin de liste. De la même
façon, l’affichage de l’objectif de la mixité
urbaine agit à contre-courant des processus
d’intégration. Alors que jusqu’aux années
quatre-vingt, les parcours résidentiels des populations d’origine étrangère suivaient, de façon
décalée, ceux des ménages français, durant les
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 81
d’objectifs trouve un écho chez ceux-là mêmes
qui contestent l’affichage d’une telle finalité
de brassage sociorésidentiel. Se constitue ainsi
une ligne stratégique alternative qui confond
tout autant la question du logement des immigrés et celle de l’urbain dans son ensemble, en
mettant en avant la reconnaissance sociale et
politique simultanée des processus d’agrégation ethnique et celle, plus globale, des quartiers populaires. Résultat de ce processus de
banalisation au sein des politiques sociale et
urbaine, autour de l’horizon (même contesté)
de la mixité : au milieu des années quatrevingt-dix, la politique d’intégration des populations d’origine étrangère est presque en voie
de disparition.
HORS-DOSSIER
tique qui va s’appliquer à toutes ces politiques
publiques : la recherche de la mixité sociorésidentielle. Reflet du modèle républicain d’intégration, la dispersion spatiale des immigrés
dans l’espace urbain a toujours été considérée
comme la preuve ultime de la réussite des parcours d’intégration individuelle. La dispersion
confirme l’accomplissement du processus d’intégration. Pour autant, cette référence n’a pas
empêché, pendant un temps, d’accepter les
regroupements dans des logements spécifiques,
des foyers de travailleurs migrants aux cités de
transit. Mais la concentration accélérée des
populations d’origine étrangère au sein de certains segments du parc de logements sociaux
ordinaires confère une actualité nouvelle à cet
enjeu de la dispersion spatiale des immigrés :
tandis qu’elle apparaissait jusqu’alors comme
un processus spontané, la dispersion devient un
objet de politique publique.
Simultanément, les processus ségrégatifs au
sein des villes françaises évoluent profondément. On bascule rapidement d’un modèle de
ségrégation associée – “le village dans la ville”
– à une ségrégation dissociée où mobilité, spécialisation sociale et spécialisation fonctionnelle alimentent à la fois un “éclatement” de la
ville et une visibilité accrue des différences
sociales au sein de l’espace urbain. La ségrégation urbaine devient alors un enjeu politique,
au point de susciter une “loi d’orientation pour
la ville” (1991) qui fixe à la politique de l’habitat l’objectif premier de la mixité sociorésidentielle, au travers notamment d’une répartition équilibrée du logement social au sein de
chaque commune.
La mixité urbaine (en l’occurrence résidentielle) devient ainsi l’horizon partagé de la
politique du logement des immigrés et de la
politique de l’habitat dans son ensemble. La
mixité “ethnique” n’est qu’un sous-ensemble
composant la mixité urbaine. Cette confusion
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 82
HORS-DOSSIER
années quatre-vingt-dix les grands ensembles
tion Droit au logement notamment – occupant
HLM apparaissent comme leur ultime étape.
des logements vacants pour exiger leur réquiEn effet, le principe de mixité sociale est
sition et dont les principaux bénéficiaires sont
employé par les acteurs locaux des politiques
des familles d’origine africaine.
de l’habitat (élus, propriétaires HLM…) comme
LE RETOUR EN ACCÉLÉRÉ
un argument pour “geler” la situation résidenDE LA POLITIQUE
tielle des ménages d’origine étrangère. L’utiliD’INTÉGRATION
sation systématique de règles implicites telles
le “un pour un” (à un ménage français succède
La dilution des politiques destinées aux popuun ménage de même origine) ou des quotas par
lations d’origine étrangère au sein des politiques
quartier (moins de 10 % de population d’origine
sociales et territoriales produit donc ainsi indiétrangère par exemple) paralyse en effet le prorectement une lente dégradation des processus
cessus d’intégration par le logement. L’accès au
d’intégration. De là découle un nouveau basculogement social de noulement, qui conduit, à la
veaux ménages d’origine
fin des années quatreSuite à la dilution
étrangère est bloqué,
vingt-dix, à la résurgence
des politiques destinées
alors même que leur sorde la question de l’intétie (même au sein d’un
gration dans les politiques
aux populations
parc HLM qui se diversipubliques. Constatant
d’origine étrangère
fie fortement) leur est
l’aggravation de ce proau
sein
des
politiques
refusée.
cessus de relégation, les
sociales et territoriales,
Les immigrés (et leurs
pouvoirs publics mettent
enfants, français pour la
en avant une exigence
on assiste, à la fin
plupart) apparaissent
nouvelle : celle de la lutte
des
années
quatre-vingt-dix,
peu à peu comme les
contre les discriminaà la résurgence
premières victimes de la
tions, raciales ou ethcontradiction qui se fait
niques, et ce dans tous
de la question
jour au sein des poliles domaines de la vie
de l’intégration,
tiques de l’habitat entre
sociale : de l’emploi au
à
travers
la
lutte
contre
le volet social, relatif à
logement en passant par
l’accès au logement, et le
les boîtes de nuit.
les discriminations.
volet territorial, relatif à
Ce revirement d’apla mixité urbaine. Si l’on
proche en matière d’insimplifie, le premier vise à faire accéder toujours
tégration est fortement lié à un retournement
plus de pauvres au logement social, tandis que
de perspective concomitant et plus global en
le deuxième cherche à réduire le nombre de
matière de politique d’immigration. C’est à ce
pauvres dans les quartiers d’habitat social. Les
moment que les pouvoirs publics prennent offiimmigrés sont doublement victimes de cette
ciellement acte de l’illusion de “l’immigration
contradiction apparente : ils sont négligés par
zéro” et reconnaissent que l’immigration constiles dispositifs sociaux et rejetés par les dispotue davantage un flux durable qu’un stock fini.
sitifs urbains ! Émerge alors, en réaction, un
Ce changement de perspective – au-delà de la
mouvement revendicatif – autour de l’associareconnaissance politique du phénomène dis-
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 83
criminatoire – se concrétise, dans le champ de
l’habitat comme pour les autres domaines de la
vie sociale, par la mise en place d’un observatoire national des discriminations (le Geld,
Groupe d’étude et de lutte contre les discriminations), de commissions de recours installées
auprès de chaque préfet de département
(Codac)… Autant de dispositifs qui restituent
à la fois une doctrine et un appareillage propres
à la politique d’intégration. Du lent cheminement du spécifique vers la banalisation de cette
politique, jusqu’au retour en accéléré du spécifique (la lutte contre les discriminations), la
boucle paraît ainsi achevée.
UNE MODERNISATION
DU MODÈLE RÉPUBLICAIN
FRANÇAIS ?
Ce tableau, brossé à grands traits, de trente
années de politique publique en matière d’habitat des populations d’origine étrangère pourrait laisser croire à un parfait mouvement de
balancier. Pourtant, si la question retrouve une
spécificité aujourd’hui, ce n’est plus sur le mode
antérieur. C’est un triple basculement qui
semble s’opérer. Sur le plan du diagnostic, en
considérant les discriminations dont sont victimes les populations d’origine étrangère, les
pouvoirs publics prennent acte du glissement
générationnel, du père au fils, et du changement
de nature du problème posé. Avec la seconde
puis la troisième génération, ces populations ne
sont plus collectivement porteuses de “handicaps” incorporés par les individus, ou de dissemblances partagées en regard de la société
française. Dans une société globalement marquée par le risque social et la précarité, ce qui
fait leur spécificité, c’est le risque supplémentaire d’exclusion qu’elles courent en raison de
leurs origines. Les populations d’origine étrangère ne constituent plus alors une catégorie a
priori, identifiable en tant que telle, mais davantage une catégorie que l’on doit appréhender en
situation, c’est-à-dire en fonction non plus des
HORS-DOSSIER
Alors qu’auparavant, les parcours résidentiels des populations d’origine étrangère suivaient, de façon décalée, ceux des ménages
français, durant les années quatre-vingt-dix les grands ensembles HLM apparaissent comme leur ultime étape. (D.R.)
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 84
HORS-DOSSIER
caractéristiques de l’individu, mais des risques
d’exclusion engendrés par les mécanismes de
fonctionnement de tel ou tel marché local de
l’habitat (ou du travail). Autrement dit, est
ainsi mise en cause la production exogène d’une
catégorie spécifique (celle des populations
issues de l’immigration), au travers des pratiques sociales (celles de la société tout
entière), et parfois de la loi.
Ce changement de causalité dans la production de la catégorie renverse la perspective
pour l’action publique. La question posée n’est
plus celle de l’altérité de ces populations et de
leur processus d’intégration – celui-ci est largement accompli – mais de la capacité d’intégration de la société française. En privilégiant
cette question du risque de discrimination, les
pouvoirs publics modifient leur regard sur la
population d’origine étrangère, qui n’est plus
assimilée à une catégorie homogène cumulant
des handicaps. Ils cherchent moins à “réduire”
un stock fini de populations à intégrer qu’à gérer
en continu un flux de populations en situation
de risque de discrimination.
DÉPASSER LA CONTRADICTION
ENTRE LE SOCIAL
ET LE TERRITORIAL
Troisième registre de basculement, ce changement de référentiel à propos de l’intégration
des populations issues de l’immigration agit
alors comme un révélateur pour suggérer une
transformation plus globale de la politique de
l’habitat. En mettant en avant le traitement du
risque, il paraît possible de dépasser la contradiction entre le volet social (droit au logement)
et le volet territorial (mixité urbaine) de la politique de l’habitat. Le droit au logement ne
nécessite plus de définir hiérarchiquement des
catégories de populations prioritaires, mais de
traiter au cas par cas des risques de refus de
logement. Ce mode d’action en direction des
individus est alors compatible avec une perspective de mixité urbaine reformulée. Il ne
s’agit plus de considérer celle-ci comme un
équilibre social à atteindre, quartier par quartier, mais comme une exigence de fluidité, et
donc un droit d’accès de chacun à des quartiers
variés.
Cette nouvelle orientation invite donc à
reconsidérer la spécificité des populations
d’origine étrangère et de la politique conduite
à leur égard. La question des jeunes issus de
l’immigration constitue de moins en moins une
question à part ou diluée dans la question
sociale, mais de plus en plus une dimension
emblématique de cette dernière : quelle est la
place accordée aux couches sociales “à risque”
– particulièrement à la jeunesse populaire –
dans un modèle social et politique toujours
fondé sur le salariat et la stabilité des statuts ?
En se saisissant de cette question au nom de
la spécificité du risque supplémentaire de discrimination couru par les jeunes issus de l’immigration, la politique d’intégration n’a plus à
hésiter entre distinction et confusion au sein
des politiques sociales, et avec la politique de
l’habitat en particulier. Elle s’y intègre pleinement tout en jouant son rôle propre. Mais si la
récente et très rapide mise sur l’agenda politique de la question des discriminations est porteuse de ces trois basculements simultanés,
ceux-ci ne sont pas acquis. En réalité, la politique d’intégration est aujourd’hui devant une
alternative.
QUESTIONNER LES NORMES
QUI PRODUISENT L’EXCLUSION
Première possibilité : en se saisissant de cet
enjeu de la lutte contre les discriminations, elle
suit, par mimétisme avec la référence anglosaxonne, la ligne de plus grande pente, celle
symbolisée par les actions de “testing” des organismes HLM, de dénonciation de pratiques
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BIBLIOGRAPHIE
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N° 1229 - Janvier-février 2001 - 85
prendre appui sur les marges sociales de l’exclusion (les jeunes issus de l’immigration en
situation de risque avéré ou potentiel de discrimination) pour questionner les normes (les
mécanismes des marchés et des politiques du
logement à l’origine de ces discriminations) qui
contribuent à les produire.
Ce rapide tableau des multiples évolutions
successives de la question de l’intégration des
populations d’origine étrangère au sein de la
politique de l’habitat montre que l’on ne peut
apprécier, comparer ou discuter l’efficacité de
l’action publique en France à la seule aune de
la permanence du modèle républicain d’intégration qui la fonde. Son efficacité relative tient
sans doute davantage aux vertus (à la fois pratiques et démocratiques) de la dialectique instaurée au fil du temps, entre rigueur de la philosophie politique et pragmatisme de l’action
publique à la française.
✪
HORS-DOSSIER
inadmissibles et donc de judiciarisation, en
réponse, de l’intervention des pouvoirs publics.
Cette logique signifie un retour à une catégorisation globale des immigrés et des différentes
communautés ethniques. La seule perspective
possible est alors, par symétrie inverse, la discrimination positive vis-à-vis de ces catégories
discriminées. On a vu les limites et les dangers
d’une telle position.
Autre possibilité, la politique d’intégration
s’attache à analyser et réduire au cas par cas
les mécanismes producteurs de ces discriminations. On assisterait alors à une modernisation pratique du modèle républicain d’intégration à la française, actualisant le principe d’une
intégration individuelle, en référence à un système de valeurs universalistes. Il ne s’agirait
plus de traiter des handicaps afin d’amener à
la norme des populations qui en seraient éloignées. Il conviendrait désormais davantage de
Pub
LA PRÉSENCE ITALIENNE
EN HAUTE-NORMANDIE :
LES NATURALISATIONS ENTRE
1820 ET 1940
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 87
HORS-DOSSIER
Dès le siècle dernier, l’Administration a consigné, au fil des demandes de naturalisation des
immigrés, nombre de détails et de documents qui retracent l’évolution du statut et de la
condition de l’étranger en France. Comparés, recoupés, les notes et autres avis motivés des
fonctionnaires deviennent de véritables histoires de vie, comme autant d’instantanés de l’immigration en France, ici celle des Italiens dans ce que l’on appelait alors la Seine-Inférieure.
Les Italiens immigrent en Normandie dès le
XIXe siècle, et si avant 1851, date du premier
recensement prenant en compte les étrangers,
on rencontre surtout les traditionnels vendeurs
de statuettes, colporteurs, chanteurs de rue et
autres musiciens ambulants, leurs activités se
diversifient dans la deuxième moitié du siècle.
La question d’une véritable immigration ne se
pose, bien évidemment, qu’après 1870, année de
l’achèvement de l’Unité italienne, et c’est à partir de 1872 que l’on peut appeler “italienne” cette
population transalpine dont le nombre ne cesse
désormais d’augmenter dans toute la France. De
1870 à 1980, en plus d’un siècle, ce sont 28 millions d’Italiens qui partent à la recherche de travail ou d’asile politique. Si l’on déduit les 18 millions de retours au pays après un séjour plus ou
moins long à l’étranger, restent les 10 millions
d’émigrés définitifs. Le record a été enregistré
en 1913, avec, pour cette seule année, près d’un
million de départs d’Italie(1).
Le département de la Seine-Maritime (qui jusqu’en 1957 portait le nom de Seine-Inférieure)
se caractérise par une présence assez faible de
la population italienne. Elle n’y a jamais atteint
un pourcentage comparable à la moyenne nationale ; néanmoins, sa permanence a été remarquée dès les premiers travaux sur le sujet(2).
* L’immigration italienne en Seine-Maritime au XIXe siècle,
mémoire de DEA sous la direction de J. C. Vegliante,
Sorbonne-Nouvelle Paris-III, 1996.
1)- Les statistiques et les questions sur la répartition
des immigrés italiens en France et ailleurs ont été réunies
par J. C. Vegliante dans Gli Italiani all’estero 1861-1981,
dati introduttivi, Presses de la Sorbonne nouvelle,
Paris, 1989.
2)- G. Mauco, Les étrangers en France, Paris, 1932. Dans
cet ouvrage qui analyse la situation de tous les étrangers en
France, en particulier dans les années 1920-1926, on estime
à 500 ou 1 500 le nombre d’Italiens dans le département,
d’après les recensements de 1896 et 1911.
HORS-DOSSIER
par Catherine Popczyk*
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 88
HORS-DOSSIER
Famille italienne de Normandie en route vers le pays d’origine pour les vacances de 1923. © Coll. Catherine Popczyk.
La période la plus mouvementée, la plus difficile à cerner mais aussi la plus intéressante du
point de vue socioculturel, se situe entre 1900
et la veille de la Seconde Guerre mondiale : “Il
y a 300 000 Italiens en France à la fin du
XIXe siècle ; à la veille du premier conflit mondial, les Transalpins sont près de 450 000,
concentrés dans les départements du Sud-Est
et dans la région parisienne.”(3) Les évaluations
du nombre d’immigrés restent approximatives
(en particulier pour la période de l’entre-deuxguerres), car si jusqu’à 1926, les vagues successives d’arrivées répondent généralement à la
situation économique de l’Italie et de la France,
l’apparition des exilés, souvent clandestins, suppose nombre d’immigrés politiques. L’émigration
à caractère économique se confond désormais
avec les migrations politiques, qui échappent à
toute possibilité de comptage exact.
ralisation conservés aux Archives départementales de Rouen. Cette source ne permet de
décrire qu’une tranche de la population italienne, celle qui s’est définitivement installée
dans le département : elle correspond, approximativement et sur toute la période concernée,
à près de 20 % des Italiens immigrés.
L’ensemble des lois sur la naturalisation, du
point de vue historique, représente presque un
demi-siècle de l’évolution du statut et de la
condition de l’étranger en France. L’enregistrement juridique de ce long débat (en d’autres
termes, tous les documents d’identité des immigrés, ou encore les composantes de la Carte)(4)
constitue aujourd’hui une source inestimable
pour la recherche sur la vie des immigrés. La
multitude des pièces exigées soit pour légaliser un séjour temporaire, soit pour formuler
une demande de naturalisation, conservée jus-
UN DEMI-SIÈCLE
DE STATUT DE L’ÉTRANGER
3)- P. Milza, “La présence italienne en France de 1870
à 1914”, in J. B. Duroselle & E. Serra (dir.), L’Emigrazione
italiana in Francia prima del 1914, éd. F. Angeli, p. 63.
Afin de donner une première image des Italiens en Seine-Maritime, nous avons choisi
comme source l’ensemble des dossiers de natu-
4)- Selon la distinction entre le Code (lois et décrets)
et la Carte (papiers d’identité de l’étranger) par Gérard
Noiriel dans Le creuset français. Histoire de l’immigration,
XIXe-XXe siècle, Seuil, Paris, 1992, notamment
dans le chapitre II, “La Carte et le Code”, pp. 69-188.
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 89
période) ; les demandes faites entre 1920 et 1947,
soit 1 688 demandes, dont 501 italiennes (c’està-dire presque 30 % de l’ensemble des demandes
de cette période). En moyenne donc, on trouve
623 dossiers de naturalisation italiens, soit 16,1 %
de l’ensemble des dossiers d’étrangers. Bien
que la période recouvre plus d’un siècle, les dossiers de naturalisation doivent être analysés
dans leur totalité, puisqu’ils représentent un
aspect bien précis de la population immigrée. Il
faut également les considérer comme de véritables biographies car, surtout dans les cas de
“révision des dossiers” de 1941 ou de 1947, on
peut suivre le parcours de l’immigré bien au-delà
de sa naturalisation.
DEUX TYPES DE DEMANDEURS
D’après les calculs administratifs, le nombre
de naturalisés dans le département selon leur
origine se présente ainsi : Belges, 25 % ; Italiens,
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Mobilité géographique et professionnelle
Angelo Strozza, chauffeur d’usine, est arrivé en France en 1907 avec son épouse et quatre enfants,
d’abord en Meurthe-et-Moselle, puis à Saint-Étienne-du-Rouvray près de Rouen, en 1916. Le couple est
naturalisé en 1934 (ADSM, 6M 1032) et, puisque la famille entière est originaire d’Italie, ces six personnes ont un parcours assez “classique”. Bien plus mouvementée est l’histoire du poseur de voies de
chemin de fer Luigi Donarelli, entré en France en 1924, dans le département de la Charente-Inférieure :
il a travaillé pour au moins trois entreprises en quatre ans avant de fixer son domicile en Seine-Maritime.
Quant à Benigno Deplano, d’origine sarde, il parcourt une bonne partie de la France en six ans : arrivé
en 1924 à Hyères, où il est jardinier pendant quatre ans, il passe ensuite six mois à Aix-les-Bains comme
employé d’hôtel, puis trois mois à Chamonix, pour s’installer en 1929 au Havre, mais là aussi, il change
trois fois d’emploi avant de devenir chauffeur pour une grande entreprise d’alimentation.
Vichy et les naturalisations
Salvatore Palmieri, dont la mère est originaire de Trapani, lui-même étant né à Tunis en 1914, a été
naturalisé en 1934, après un parcours “classique” : charpentier et menuisier, il est entré en France en
1919, puis a été mobilisé en 1939. En 1941, il vit au Havre avec sa mère. La décision de sa naturalisation est révisée par Vichy en avril 1941 et maintenue car “il n’est pas de race juive et n’a jamais
fait l’objet de remarques défavorables” (ADSM, 6M 1012).
HORS-DOSSIER
qu’à nos jours par les archivistes, permet de
retracer des vies de familles de migrants.
Les dossiers de naturalisation consultables
aux Archives départementales concernent la
période de 1820 à 1947. La majeure partie
d’entre eux est postérieure à 1870, mais il est
intéressant, du point de vue historique, d’analyser la totalité de la série : une approche chronologique est un moyen de retrouver des traces
de toutes les modifications apportées au statut
de l’étranger. On ne peut considérer cette source
du point de vue statistique car, nous le verrons,
la demande de naturalisation d’un individu
nous apprend souvent l’existence d’autres concitoyens qui résident dans le département, mais
qui veulent conserver la nationalité italienne.
L’ensemble des dossiers est divisé en deux
parties : les demandes faites entre 1820 et 1920,
soit 2 160 demandes, dont 113 dossiers italiens
(ce qui correspond à 5,6 % des dossiers de cette
HORS-DOSSIER
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 90
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Des demandes de naturalisation
individuelles
Cimentier à Ravenne, Alfred Minghetti entre en France en 1925, à l’âge de treize ans (probablement
avec ses parents), et demande la naturalisation en 1939. Il est marié avec une Italienne arrivée en
France en 1936. Il faut donc constater la présence de deux immigrés, même si la demande ne concerne
qu’une seule personne (ADSM, 6M 999).
Sur Giorgio Cozzani, un soudeur venu de Spezia en 1925, qui demande en 1928 la nationalité française pour lui seul, nous apprenons qu’il est arrivé “parce que son père y était”, tout comme ses cinq
frères et trois sœurs, âgés de un à dix-neuf ans. Dans les dossiers d’étrangers, on retrouve le père,
contremaître aux Chantiers de Normandie à Grand-Quevilly, mais ce dernier n’a pas souhaité changer de nationalité (ADSM, 6M 937).
Dans le couple Colluto, seule l’épouse française demande sa réintégration en 1933 et le mari, Enrico
(né en Allemagne en 1902, entré en France en 1924, musicien) “dit explicitement” de ne pas vouloir sa naturalisation (ADSM, 6M 936). En effet, il semble séjourner dans le département (et en
France) pour une mission d’encadrement des immigrés, notamment dans les années trente, période
de la propagande du gouvernement italien à l’étranger. On perd sa trace à la fin des années trente.
20 % (alors que 16 % seulement sont nés en Italie) ; Polonais, 10 %; Espagnols, 8 %. L’écart de
4 % entre notre calcul (16 % de dossiers italiens)
et le comptage administratif, qui en indique 20 %,
est dû à notre rejet des demandes de réintégration des épouses françaises, veuves ou divorcées
du conjoint italien. Par contre, ces demandes
sont intéressantes si le conjoint italien mentionné dans un tel dossier n’a pas été naturalisé :
dans ce cas, c’est lui seul qui est pris en compte.
Tous les dossiers de naturalisation sont constitués d’une demande sur papier timbré adressée
au ministère de la Justice, d’un acte de naissance, d’une justification du délai de résidence,
d’un questionnaire rempli par la mairie du domicile (enquêtes sur la moralité, le loyalisme, l’intérêt de la naturalisation du point de vue national, le degré d’assimilation, l’état de santé, la
situation matérielle), d’un avis préfectoral
motivé, du décret de naturalisation par le régime
de Vichy (jusqu’en 1914, on trouve dans le dossier un seul avis d’envoi de ce décret). Dans la
majorité des cas, le dossier comprend aussi une
demande de carte d’identité formulée avant la
demande de naturalisation. En plus des pièces
habituelles, les dossiers des naturalisés à partir
de 1927 contiennent des contrôles a posteriori
et des révisions de la décision de naturalisation
(loi du 22 juillet 1940). Il en est de même pour
les réintégrations des épouses françaises devenues italiennes par mariage : leurs dossiers sont
réouverts en vertu de la loi de 1940.
Nous avons analysé trois données permettant
de caractériser la population italienne naturalisée du département : la date de naissance, la
date d’entrée en France et la date du dépôt de
la demande de naturalisation. Nous pouvons
constater ainsi deux “types” de demandeurs, qui
correspondent par ailleurs à la division de la
série en deux périodes : avant et après 1920.
LA MOBILITÉ
AVANT LA STABILITÉ
Dans le premier cas (une centaine d’individus), la moyenne d’âge d’arrivée en France est
de 19 ans, celle de la déposition de la demande
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Des activités contrôlées
Angelo Manzoni, bûcheron lombard vivant à Petit-Couronne, près de Rouen, est un exemple des fréquents contrôles des Italiens dès 1936 (et la confirmation de l’activité de la Maison des Italiens à
Rouen). Entré avec ses parents en 1917 alors qu’il n’est qu’un nouveau-né, Angelo dépose en 1937
une demande de naturalisation dans laquelle on trouve cet avis du commissaire spécial de la préfecture : “Le susnommé a appartenu au ‘Fascio’ de Chaumont, où étaient organisés fréquemment des
divertissements. Chaque année le ‘Fascio’ organisait des voyages en Italie auxquels participa, plusieurs
années consécutives, le jeune A. Manzoni. Il joue de l’accordéon aux bals de Petit-Couronne. Il habite
chez sa mère et fréquente la ‘Maison des Italiens’, 2, boulevard des Belges à Rouen.” (ADSM, 6M 933).
L’Italie cherche à endiguer l’émigration
La loi italienne voulant limiter l’émigration est évoquée dans une lettre du consulat italien au Havre, contenue dans le dossier de Carlo Quaino, terrassier à Rouen depuis 1930 : “… Je n’ai pu revêtir la demande
d’un avis favorable en raison des dispositions des autorités italiennes s’opposant aux appels des familles
émanant des travailleurs italiens émigrés en France après le 1er janvier 1928, mais je serais disposé à la
viser si une dérogation était faite par votre gouvernement à cette règle, en faveur des...”, suivent les noms
de l’épouse, de deux enfants et d’une nièce que cet ouvrier voulait faire venir d’Italie (ADSM, 6M 1013).
Dans ce cas, comme dans quelques autres, l’autorisation est accordée en 1931.
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 91
un aspect intéressant du groupe des naturalisés après 1920 : la lecture des dossiers permet
de supposer leur mobilité sur le territoire du
département (fréquent changement d’employeur, nombreux déplacements), mobilité qui
contraste avec l’activité professionnelle presque
sédentaire des naturalisés avant 1920. Le déplacement devient une façon courante, chez les
immigrés des années vingt, de rechercher une
situation stable.
Généralement, les dossiers sont traités par
l’Administration comme des demandes individuelles, malgré la présence de la famille étrangère du demandeur. Dans nos statistiques globales, nous avons comptabilisé tous les noms
apparaissant, car il s’est avéré par la suite que
les membres de la famille du naturalisé
n’avaient pas été notés dans les registres
d’étrangers. Nous avons donc compté dix immigrés, contrairement aux statistiques administratives, qui comptabilisent le nombre de dos-
HORS-DOSSIER
de naturalisation est de 39-40 ans. La différence
entre ces deux chiffres donne le délai entre l’arrivée et la décision de demande de la nationalité française, qui se fait en moyenne 22 à 23 ans
plus tard. Dans ce premier groupe, 70 % des
demandeurs sont des hommes mariés, 14 %
sont célibataires, et il y a seulement trois
demandes individuelles de femmes. En ce qui
concerne les années après 1920, l’âge moyen
d’entrée en France est de 28 ans, celui la
demande de naturalisation est de 36 ans et le
délai entre l’arrivée et la demande se réduit à
13,6 ans. Les entrées en France ont le plus souvent eu lieu dans les années 1920-1924, et la
demande de la nationalité française est déposée respectivement entre 1930 et 1936.
Notre “périodisation” de l’immigration italienne dans le département se confirme donc,
même à travers cette source qui semble concerner l’installation définitive des étrangers, plutôt que leur arrivée massive. Remarquons aussi
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 92
HORS-DOSSIER
Ouvriers italiens des Pétroles Jupiter à Petit-Couronne (Seine-Inférieure) en 1927. © Coll. Catherine Popczyk.
siers (un seul dans ce cas). La prise en considération de toutes les personnes mentionnées
dans un dossier de naturalisation est particulièrement intéressante au moment du croisement des sources. Nous avons pu ainsi, par
recoupement, compléter l’itinéraire et comprendre la situation de nombreux immigrés
qui, d’abord saisonniers (et présents uniquement sur les listes des recensements), finissent
par s’installer définitivement dans la région.
UNE ÉVOLUTION
DANS LE COMPORTEMENT
DES IMMIGRÉS
Un autre genre de recoupement peut se faire
grâce aux notes et opinions jointes aux dossiers
de naturalisation. L’intérêt historique de la lecture des dossiers de naturalisation est donc
incontestable, car ils contiennent toujours des
documents uniques, parfois seuls à prouver certains aspects de la vie sociopolitique. Nous lisons
notamment, parmi les motifs de la demande de
naturalisation d’un charpentier de Fiume, Giu-
seppe Ceresato : “parce qu’il ne peut se soumettre au régime fasciste” (ADSM, 6M 933). On
perd sa trace depuis son engagement en 1939,
grâce auquel, semble-t-il, sa demande a été
immédiatement satisfaite. Sachant que peu
d’immigrés avouent leur position politique, surtout lors de la demande de naturalisation après
l’avènement du régime fasciste, une telle déclaration témoigne de la diversité des opinions
dans la population immigrée.
Les dossiers de naturalisation, où chaque
note a valeur de document, permettent en
outre de suivre l’évolution de la condition d’immigré, selon la législation en vigueur. Certaines
conclusions des autorités françaises, surprenantes aujourd’hui, sont sans doute l’empreinte
de la réglementation en matière d’emploi des
étrangers, réglementation devenue restrictive
au début des années trente.
Nous constatons, en comparant les deux
périodes de naturalisations – avant et après
1920 –, une certaine évolution dans le comportement des immigrés. Ceux qui sont arrivés avant
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Région
Originaires (en %)
Lombardie
20
Piémont
16
Toscane
16
Émilie-Romagne
9
Ligurie
8
Frioul
5
Campanie
5
Latium
4
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 93
On repère également des migrants originaires
du Sud et de la Vénétie, mais leur nombre ne
dépasse pas une dizaine d’individus. Cette
répartition correspond, dans ses grandes lignes,
à la tendance nationale de la fin du XIXe siècle ;
en tout cas les trois régions à forte émigration
sont en première place(6). Rappelons, comme
nous l’avons observé plus haut, que la Normandie n’était pas, à cette époque, une région
particulièrement visée par les migrants : ils établissaient leur domicile définitif après un parcours à travers la France.
DE VÉRITABLES CENTRES
D’IMMIGRATION
La carte des lieux d’origine change sensiblement, pour le département qui nous intéresse,
avec les années vingt. Si les zones septentrionales restent parmi les premières, c’est le Frioul
qui arrive en tête du classement. Les Toscans
et les Piémontais, suivis des Lombards, sont
nombreux avant la Seconde Guerre mondiale.
Il faut noter aussi l’arrivée, dans les années
vingt, d’un groupe de migrants du Sud, des
alentours de Naples ; ils quitteront le département à la veille de la Guerre(7).
L’originalité de la nouvelle carte des lieux
de départs comporte deux aspects intéressants : d’une part, pour chacune des régions,
5)- Pour la description détaillée des lieux de naissance
des Italiens en Normandie (jusqu’à la veille de la Seconde
Guerre mondiale), voir le mémoire de DEA cité, pp. 43-54.
6)- “En tête viennent les Piémontais (28 % du total),
suivis des Toscans, des Lombards, des Émiliens
et des Vénètes, le Centre et le Sud étant surtout représentés
par des gens venus du Latium, des Abruzzes et de la région
de Naples.” Cf. P. Milza, “La présence italienne en France
jusqu’à l’avènement du fascisme”, in Italia in esilio,
Rome, 1993, p.44.
7)- Après la Guerre, en revanche, le Frioul restant
en première place (28 % de l’ensemble), c’est la Sicile
qui marque sa présence (13 %) et les Abruzzes (8 %).
Les Lombards ne sont plus que 5 %. Notre enquête auprès
des immigrés après 1947 a permis d’établir ces données,
qui supposent un tout autre caractère de la dernière vague
migratoire dans le département.
HORS-DOSSIER
1890 ont un parcours direct, comme si la Normandie était visée dès le départ ; ceux qui émigrent tout au début du XXe siècle trouvent un
domicile définitif après l’itinéraire allant du Sud
de la France jusqu’à Paris. Enfin, les migrants de
l’entre-deux-guerres ajoutent à ce parcours le
Nord de la France, avant de “tester” la Normandie d’abord comme saisonniers, pour finalement
s’y installer sans l’avoir vraiment “choisie”.
D’où viennent-ils ? Pour l’ensemble des Italiens
du département, la carte des lieux d’origine
indique avant tout la Lombardie, puis le Piémont
et enfin la Toscane(5). Avec les années, la présence
frioulane augmente et aujourd’hui, comme nous
l’avons dit, c’est cette région qui est la plus
représentée en Seine-Maritime. La question des
origines des Italiens dans ce département normand était notre préoccupation tout au long de
cette recherche, et différents dossiers des
Archives départementales ont permis d’établir
une carte des origines pour le XIXe siècle. Le
recoupement entre les listes de recensement, les
déclarations de domicile, les dossiers de naturalisation ainsi que ceux de la police, a donné un
échantillon de 472 individus venus en Haute-Normandie entre la dernière décennie du XIXe et la
première vingtaine d’années du XXe siècle. Nous
avons ainsi obtenu une répartition des régions
italiennes les plus représentées :
◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆
HORS-DOSSIER
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 94
Quand la réglementation devient restrictive
Un “marchand d’étoffes” arrivé en France en 1922, originaire de la Campanie, comme la plupart des
commerçants italiens à Rouen, marié avec une Française et père de deux enfants nés en France, voit
sa demande de naturalisation en 1932 (pourtant accordé à son épouse) rejetée avec l’explication
suivante : “1. Il y a des réclamations contre les marchands ambulants qui concurrencent le marché
local ; 2. Les deux fillettes de Monsieur Fioretto ne sont pas un apport intéressant pour la France.”
(ADSM, 6M 964).
Francisco Maffei, ouvrier entré en 1924, vivant avec une Française depuis 1927, a fait une demande
de naturalisation en 1935 ; elle est “ajournée au mariage ou à deux ans” (ADSM, 6M 992). L’intéressé opte pour la deuxième solution et sa demande est satisfaite en 1939.
La naturalisation du Frioulan Giovanni Rovis influe sur sa vie familiale jusqu’à en accélérer les étapes.
Arrivé avec un contrat en 1930, ce cimentier chef de chantier, voulant épouser la fille des propriétaires du pensionnat où il loge, demande l’autorisation d’accueillir son père résidant en Italie pour le
mariage, mais on la lui refuse car “seules les familles des travailleurs émigrés avant le 1er janvier 1928
peuvent faire venir la famille”. Il repart donc en Italie pour y célébrer son mariage, puis revient avec
son épouse et demande la naturalisation en 1932. Elle est ajournée “jusqu’à survenance d’enfants”.
Cette condition étant satisfaite à la fin 1932, les parents sont naturalisés dès le début de l’année suivante… (ADSM, 6M 1021).
les villages sont beaucoup moins dispersés, on
peut même parler de petites provinces, véritables centres d’émigration (comme celle de
Biella dans le Piémont). D’autre part, certaines de ces provinces ont déjà une longue
tradition d’émigration ; leur présence en Normandie s’inscrit donc, d’une certaine manière,
dans leur histoire. L’attraction de pôles industriels aussi éloignés de l’Italie que peut l’être
la Normandie semble diminuer avec les
années. L’arrivée incessante de groupes originaires de la même province, encadrés par
des agents de recrutement massif sur place,
finit par se soumettre aux nouveaux besoins
de main-d’œuvre. C’est une autre époque de
l’histoire de l’immigration.
L’étude des dossiers de naturalisation nous
a permis de reconstituer, du moins en partie,
les itinéraires des premiers immigrés :
quelques vies, du départ du pays jusqu’au
foyer français, normand. La source archivistique offre un “croquis” de l’Italien migrant
qui reste à compléter, croiser, recouper et
enrichir d’autres éléments, pour en savoir
davantage sur les conditions de vie de ces
jeunes gens partis à la recherche de travail ou
d’asile, pour former ensuite “l’immigration de
✪
masse”…
Dominique Saint-Jean, “L’intégration des Italiens dans le Sud-Ouest”
Dossier L’étranger à la campagne, n° 1176, mai 1994
A PUBLIÉ
Gérard Noiriel, “Un siècle d’intégration des immigrés en Lorraine”
Hors-dossier, n° 1166, juin 1993
Pub
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 95
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 96
INITIATIVES
DIASPORA VILLAGEOISE ET
DÉVELOPPEMENT LOCAL EN AFRIQUE :
LE CAS DE THILOGNE
ASSOCIATION DÉVELOPPEMENT
INITIATIVES
par Abdoulaye Kane, Amsterdam’s School for Social Science Research*
Thilogne association développement doit son nom à un village haal pulaar de la vallée du fleuve
Sénégal. La diaspora villageoise a créé des sections de TAD sur plusieurs continents, initiant un fonctionnement transnational, avec pour buts essentiels l’amélioration des conditions de vie à Thilogne
et le maintien du lien avec la communauté d’origine. C’est une observation fine, “de l’intérieur”, qui
nous est livrée ici, et un questionnement quant au devenir de ce type d’association face au durcissement des politiques d’immigration des pays d’accueil et au vieillissement des militants associatifs.
Les communautés africaines émigrées en
France s’organisent pour s’entraider mutuellement dans leur pays d’accueil et pour maintenir les liens de solidarité avec leurs villages
d’origine. Elles mettent en place des associations qui regroupent des individus appartenant
au même village aux niveaux local, national et
à l’étranger. Les ressources financières mobilisées par le biais des contributions périodiques
des membres ou par le concours financier de
partenaires sont destinées à la prise en charge
des ressortissants en difficulté au niveau du pays
d’accueil et à la réalisation de projets communautaires liés au développement local au niveau
du village d’origine. Les associations villageoises
mises en place par les émigrés originaires de la
vallée du fleuve Sénégal sont les plus dynamiques dans ce domaine. Compte tenu de la
migration des hommes de cette zone dans plusieurs villes africaines, européennes et améri-
caines, chaque association villageoise dispose
généralement de sections dans les différents
pôles d’attraction des ressortissants du village,
ce qui a pour conséquence la ramification des
associations communautaires villageoises, suivant l’itinéraire des migrants, donnant à ces
regroupements un caractère transnational.
Ce fait a été négligé par les travaux antérieurs sur les associations villageoises de
migrants parce que les recherches se sont souvent focalisées sur le rapport entre une zone
de départ et une zone d’arrivée. Or, la diversi* Les informations contenues dans cet article sont tirées
d’entretiens avec les membres fondateurs de TAD,
les leaders successifs des sections de TAD à Thilogne, Dakar
et Paris. Notre participation en tant que membre actif
de l’association, aussi bien à Thilogne, à Dakar qu’à Paris,
nous a permis d’avoir accès aux assemblées générales,
aux réunions de bureau et aux archives de TAD dans ces
différents lieux. Nous avons recueilli des renseignements
sur les autres sections de la TAD à l’occasion de l’AG
annuelle de la section TAD de France, le 23 janvier 1999,
où les sections de New York, de Libreville et de Thilogne
ont été invitées.
UNE STRUCTURE FÉDÉRATIVE
Thilogne est un village de près de 5 000 habitants(1) situé dans la moyenne vallée du fleuve
Sénégal, à soixante de kilomètres de Matam. Il
est exclusivement habité par les Haal Pulaar. Ce
village, comme tous ceux de la vallée, est touché par une forte émigration des hommes. La
population résidente est nettement dominée
par les femmes, les personnes âgées et les
enfants de moins de quinze ans. Cependant, les
Thilognois, même partis au loin, continuent à
entretenir des relations avec leur village d’origine à travers des associations de ressortissants très dynamiques qui ont, en vingt-cinq ans,
amélioré de manière significative les conditions de vie des populations locales.
Pour mieux intervenir dans le développement du village, les migrants thilognois ont mis
1)- Direction de la prévision et de la statistique (DPS),
Répertoire des villages, région de Saint-Louis, RGPH, 1988,
59 pages, p. 38.
LE MAINTIEN DES MÉCANISMES
DE SOLIDARITÉ
L’existence de ce genre de réseaux villageois
transnationaux est le corollaire du changement
du projet migratoire des hommes de la vallée.
Si, au début, la migration des Thilognois était
saisonnière et couvrait de courtes distances, à
partir des années soixante-dix elle devient
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 97
en place une structure fédérative de toutes les
associations de ressortissants dans les différents
pays d’accueil. Cette structure a pour nom Thilogne association développement (TAD) et
regroupe tous les ressortissants du village à travers le monde. Elle est composée de plusieurs
sections dont les plus dynamiques sont TAD Thilogne, TAD Dakar, TAD France, TAD Libreville,
TAD États-Unis et TAD Italie. À l’exception de
la section de Thilogne, toutes les autres exigent
de leurs membres des cotisations régulières,
le plus souvent mensuelles (voir tableau p. 98).
Les sections n’ont pas été créées simultanément. Celles de Thilogne et de Dakar ont été
mises en place en 1978. Les associations de
jeunes dont la fusion a donné naissance à
Bural de Thilogne, l’ancêtre de la TAD, ont vu
le jour à la fin des années soixante. La section
TAD de France est issue d’une association villageoise d’entraide qui date de 1966. Les sections de Libreville, des États-Unis et d’Italie
sont très récentes. Les deux dernières n’ont vu
le jour qu’au début des années quatre-vingtdix. Ce décalage entre les dates de création des
sections dans les différents pays d’accueil s’explique par l’importance des ressortissants du
village dans ces derniers. Pendant très longtemps, l’axe Thilogne-Dakar-Paris a été le plus
emprunté par les villageois migrants. L’effet
des politiques d’immigration en France a modifié les itinéraires des migrants qui, de plus en
plus, préfèrent emprunter l’axe ThilogneDakar-New York.
INITIATIVES
fication des pays d’accueil pour les communautés villageoises de la vallée requiert un
dépassement de l’analyse duale pour comprendre les relations entre les migrants et
leurs villages d’origine. Cet article a pour objectif de démontrer, à travers l’exemple de Thilogne association développement (TAD), la
naissance de diasporas villageoises qui jouent
un rôle de plus en plus notoire dans le développement local des communautés d’origine.
Au moment où s’opèrent les processus de
mondialisation dans tous les domaines, dans
quelle mesure les associations villageoises révèlent-elles une capacité d’organisation des communautés locales dans l’espace transnational ?
Quels sont les limites et les défis auxquels ce
type de réseaux sociaux est appelé à faire face,
compte tenu de l’apparition d’une seconde
génération et des politiques européennes de
contrôle des flux migratoires ?
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 98
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Lieu
Nombre de membres
Montant des cotisations
TAD Thilogne
Tous les résidents
0
TAD Dakar
309
500 F CFA (5 FF) par an
TAD Libreville
60
2 500 F CFA (25 FF)
par mois
TAD USA
94
20 $ (140 FF) par mois
TAD Italie
35
75 FF par mois
TAD Paris
228
100 FF par mois
INITIATIVES
A. Kane, enquête de terrain 1997-1998.
durable et de plus en plus lointaine. En effet,
le projet initial de migration impliquait un
retour cyclique au village où demeurait la
famille. Dans ce cas, le maintien des relations
entre le migrant et son village est inéluctable.
Il doit opérer des transferts monétaires pour
construire une maison à Thilogne et, si possible,
une autre à Dakar. En même temps, il est tenu
d’envoyer régulièrement de l’argent pour entretenir sa propre famille.
Le changement du projet initial de migration
est le résultat de deux facteurs conjugués. Au
niveau du pays de départ, la désarticulation des
systèmes locaux de production et les sécheresses répétitives n’offrent aucune autre perspective que celle de l’émigration durable ; au
niveau des pays d’accueil, les politiques d’immigration poussent les immigrés en règle à procéder au regroupement familial et à se stabiliser en entamant un processus d’intégration.
Mais ce changement de perspective dans les
choix des migrants n’implique pas, comme on
pourrait le croire, un relâchement des relations
entre ces derniers et leurs communautés d’origine. C’est ce maintien des mécanismes de solidarité entre les migrants dans différents pays
et leur village d’origine, malgré le déclenche-
ment des processus d’intégration dans les sociétés d’accueil, qui nous autorise à parler de la
naissance de diaspora villageoise participant de
manière dynamique au développement local
des villages d’origine.
LA PROTECTION SOCIALE,
UN OBJECTIF MAJEUR
Les associations des migrants de la vallée
affichent souvent deux objectifs majeurs : la
protection sociale des adhérents et de leurs
familles dans le pays d’accueil, et le financement des projets de développement au profit
du village d’origine. Il faut souligner que les
associations de ressortissants se sont préoccupées en premier lieu de la protection sociale
de leurs adhérents. Elles ne se sont orientées
vers le développement local que vers la fin des
années soixante-dix. La constitution des
mutuelles villageoises de protection sociale
dans les pôles d’attraction de la migration
rurale s’est faite de manière spontanée en suivant les structures sociales et spatiales des villages d’origine(2). Les émigrés thilognois à
Dakar se sont regroupés selon deux critères
2)- Abdoulaye Bara Diop, Société toucouleur et migration,
Ifan, 1965, 232 p.
LE SOUCI DU DÉVELOPPEMENT
LOCAL
En ce qui concerne les réalisations de la TAD
(présentées de manière chronologique dans le
tableau p. 101), notamment dans les domaines
de l’éducation et de la santé, on constate deux
changements essentiels dans l’intervention
des Thilognois au niveau de leur village. Le premier changement est relatif au passage d’une
action dirigée vers la protection sociale des ressortissants dans leurs lieux respectifs d’accueil, à une action plus citoyenne destinée à
combler le vide laissé par l’État sénégalais
dans sa politique de désengagement des secteurs dits non productifs. Le second marque le
UN EFFORT PARTICULIER
POUR L’ENSEIGNEMENT
À partir de 1985, les jeunes Thilognois, qui
ont, pour certains, un niveau d’instruction universitaire, vont prendre la direction de l’association. Leur première action a été de faire des
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 99
passage d’une action orientée vers la construction de monuments religieux à une action plus
soucieuse du bien-être des populations locales,
notamment l’accès à l’éducation, aux soins de
santé et à l’eau potable.
Les interventions de TAD touchent plusieurs
domaines. Les premières ont mis l’accent sur
le domaine religieux. La construction du mur
du cimetière et les restaurations de la grande
mosquée ont été entreprises dans les premières
années d’existence de l’association. Cependant,
dès le début des années quatre-vingt, elle avait
commencé à participer à la construction et à
l’équipement des salles de classes au niveau de
l’école élémentaire de Thilogne. Mais c’est à la
fin de la même décennie et au début des années
quatre-vingt-dix que les réalisations d’envergure
ont été accomplies dans le domaine de la santé,
de l’éducation et de l’accès à l’eau potable.
Les réalisations exposées ici correspondent
à celles qui ont été financées, pour l’essentiel,
par la section de TAD en France. Les sections
de TAD à Libreville et aux États-Unis n’ont
commencé à participer activement au financement des projets communautaires que très
récemment. Jusqu’en 1987, TAD ne comptait
que sur ses propres forces. Pour l’essentiel, les
leaders de la mutuelle, entre 1977 et 1985
n’avaient pas développé une politique d’ouverture envers la société française. La plupart
d’entre eux n’avaient qu’un niveau faible d’instruction et n’étaient donc pas en mesure d’avoir
accès à l’information sur les opportunités qu’ils
pouvaient saisir en tant qu’association en s’ouvrant à leur environnement.
INITIATIVES
essentiels : la parenté et le voisinage par référence au village d’origine. Ainsi, les personnes
venant du même village, du même quartier se
réunissent sur cette base pour s’entraider dans
un milieu perçu comme étranger et incertain.
Selon la même logique, les personnes issues
d’une même famille élargie, d’une même caste
se regroupent pour mettre en place des mécanismes de solidarité fondés sur des principes
communautaires et mutuels. Ces formes d’organisation ont joué un rôle capital dans le processus d’adaptation des thilognois à la vie
urbaine dans les grandes villes d’accueil. Les
nouveaux migrants à Dakar, dans les autres
villes africaines, européennes ou américaines
sont pris en charge dès leur arrivée par des associations de ressortissants bien organisées.
Au-delà de ces préoccupations de protection
sociale, les ressortissants se sont organisés
pour participer de manière collective à l’amélioration des conditions de vie de leur village
d’origine. D’ailleurs, ce que l’on retient des
associations villageoises de ressortissants ces
deux dernières décennies est inéluctablement
leur rôle d’acteur principal du développement
dans la vallée du fleuve Sénégal.
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 100
INITIATIVES
démarches pour enregistrer TAD auprès des
autorités compétentes en France. Ils définissent
alors toute une politique d’ouverture en contactant des associations, des ONG et des municipalités françaises pour des actions de partenariat. En effet, avec l’aide de ses partenaires, TAD
a pu concrétiser un certain nombre de projets.
En 1988, elle procède à la construction de
quatre salles de classes pour le collège d’enseignement moyen, pour une valeur de
104 510 FF, avec des participations financières
du Comité laïque d’aide au développement
(Cled) à hauteur de 40 000 FF, des associations
de ressortissants des villages environnants
(14 500 FF) et de l’Association des ressortissants sénégalais de Thilogne en France
(ARSTF), à hauteur de 50 010 FF. Avant la
construction de ce collège, les élèves du village
étaient obligés d’aller poursuivre leurs études
soit à Matam, soit à Saint-Louis. Compte tenu
des difficultés énormes qu’ils rencontraient
dans ces deux villes, TAD a jugé nécessaire
d’avoir un collège d’enseignement secondaire
au niveau du village.
En 1989, TAD finance la construction de l’enceinte du collège et l’achat des portails pour
ce même CES ainsi que pour l’école primaire
et le dispensaire, investissant ainsi 50 000 FF.
Elle reçoit 30 000 FF de l’association Club de
prévention de Sedan-Ouest, plus la présence
de quatorze personnes sur le chantier. Elle a
également bénéficié d’un soutien financier de
10 000 FF de la part de l’association Orléans
Tiers-Monde. L’ARSTF a aussi contribué au
financement de ce projet en prenant en charge
les frais de transport des personnes et du
matériel (10 000 FF).
En 1991, TAD a entrepris la construction de
la bibliothèque du CES de Thilogne, pour un coût
global de 27 000 FF, avec l’aide de l’association
Orléans Tiers-Monde (5 000 FF), les Amis du
tiers-monde de Jargeau (7 000 FF) et le conseil
municipal des Jeunes d’Orléans (10 000 FF). La
même année, les salles de classe de l’école primaire de Thilogne ont été rénovées par un
groupe de cinq jeunes scouts de CharlevilleMézières, pour un coût financier de 12 000 FF
entièrement pris en charge par TAD.
Les jeunes filles de Thilogne en tenue traditionnelle lors des journées culturelles de la TAD, août 2000 (D.R.).
Années
Nature de la réalisation
Montant du coût en FF
1977
Construction de l’enceinte du cimetière
50 000 FF
1978
Rénovation de la maternité
10 000 FF
1980
Construction de trois salles de classe
20 000 FF
pour l’école primaire
1982
Construction de trois salles de classe
25 000 FF
pour l’école primaire
1984
Achat de tables et de bancs pour les salles de classe
16 000 FF
1986
Achat d’une table d’accouchement pour la maternité
6 750 FF
1987
Équipement de la maternité (25 matelas et 50 draps)
6 173 FF
1988
Construction des enceintes de l’école primaire
61 079 FF
1989
Envoi d’une aide financière aux rapatriés
10 000 FF
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 101
◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆
de Mauritanie
En 1993, TAD réceptionne un don de matériel médical et de médicaments offerts par l’hôpital de Nancy. Un dépôt de médicaments est
créé et géré par un jeune Thilognois payé par
la TAD. Les médicaments du dépôt sont vendus
au villageois à un prix avantageux par rapport
aux prix du marché pharmaceutique. L’argent
obtenu par la vente des médicaments reçus gratuitement permet de renouveler jusqu’à un certain point le stock du dépôt, ce qui renforce la
qualité et l’accessibilité des services sanitaires
au niveau du dispensaire de Thilogne.
LA DIASPORA SE SUBSTITUE
À L’ÉTAT
DANS LE SECTEUR SOCIAL
En 1994, TAD finance entièrement un équipement de forage – moteur, pompe et transport –
pour un montant de 120 000 FF. Elle finance également, sur fonds propres, la construction de
l’abri du moteur du forage et procède à la réfection du réseau de distribution d’eau (11 000 FF).
Elle prend en charge le séjour d’une mission de
six membres d’Ingénieurs sans frontière venus
inspecter la qualité du réseau de distribution
d’eau et y apporter des améliorations. Dans le
courant de la même année, TAD entreprend, avec
l’aide de ses partenaires, la construction de trois
salles de classe pour la deuxième école primaire
de Thilogne, le coût global des travaux s’élevant
à 30 000 FF. Comme pour les autres réalisations,
les partenaires participent financièrement à
cette construction. TAD a ainsi reçu un soutien
financier d’Orléans Tiers-Monde (10 000 FF), de
l’association Baobab de Nancy (5 000 FF) et des
recettes-repas du lycée d’enseignement général
et technologique agricole de Châteauroux et de
l’Association des personnels du ministère de
l’Agriculture (également 5 000 FF). Le reste du
montant, soit 10 000 FF, est tiré sur les fonds
propres de TAD France. Avec l’augmentation
normale des effectifs au niveau primaire, due à
l’augmentation du taux de scolarisation au niveau
national, TAD a senti le besoin de construire une
INITIATIVES
A. Kane, enquête de terrain 1997-1998, archives TAD de France.
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 102
INITIATIVES
deuxième école pour maintenir de bonnes conditions d’études pour les enfants du village et des
villages environnants.
En 1995, TAD débourse 200 000 FF pour l’extension du réseau de distribution d’eau dans
l’ensemble du village, extension qui permet
aux ménages d’accéder à l’eau potable et d’alléger les corvées quotidiennes des femmes, qui
parcouraient de longues distances pour puiser
de l’eau dans des puits à ciel ouvert.Le coût du
projet est évalué à 700 000 FF. Le restant de la
somme a été fourni par les partenaires de TAD
en France et les sections de l’association à
Libreville et aux États-Unis.
Ces réalisations de TAD au cours des deux
dernières décennies dans les domaines de la
santé, de l’éducation et de l’accès à l’eau potable
ont été cruciales pour les populations dans un
contexte d’ajustement structurel. L’État sénégalais a appliqué une politique de désengagement des secteurs sociaux, laissant les populations à elles-mêmes. C’est ce vide laissé par
l’État que TAD a su combler par la mobilisation
de ressources au niveau des pays d’accueil pour
satisfaire les besoins fondamentaux des Thilognois. Désormais, les migrants thilognois à travers le monde forment une diaspora villageoise
bien organisée et solidaire pour le développement de leur village.
LA TRANSNATIONALITÉ DE TAD
Ce qui fait l’originalité des associations villageoises de ressortissants ou de développement
comme TAD, par rapport aux autres réseaux
sociaux de migrants, c’est leur caractère transnational. TAD est présente dans plusieurs pays,
dont le Sénégal, le Gabon, la France, les ÉtatsUnis, pour ne citer que les sections les plus dynamiques. Les différentes sections ont en commun
un objectif : participer activement à la réalisation de projets communautaires au niveau du
village d’origine. Parallèlement à cet objectif
fondamental, chaque section peut poursuivre
d’autres buts de manière autonome. Ainsi, en
France, au Gabon et aux États-Unis, TAD protège les adhérents contre un certain nombre de
risques au niveau de la société d’accueil. Les différentes sections entretiennent entre elles des
contacts réguliers par correspondance, téléphone, fax ou e-mail. Mieux, elles organisent des
journées culturelles à Thilogne, au cours desquelles les dirigeants se rencontrent et discutent des actions à entreprendre et des modalités de leur financement.
Les dernières journées culturelles ont été
organisées en août 2000. Leur but est de réaffirmer l’attachement des migrants à leur terre
natale et à leurs traditions ancestrales. Elles
sont aussi l’occasion, pour les villageois, de
fêter les émigrés en héros. Ils affirmeront tout
au long des journées leur reconnaissance et leur
gratitude envers la diaspora pour les réalisations
dans le domaine du développement local. Audelà des journées culturelles, qui se tiennent
tous les deux ans, les dirigeants des différentes
sections s’invitent à l’occasion de leurs assemblées générales annuelles respectives. Ainsi, le
23 janvier 1999, les dirigeants des sections de
Thilogne, de Libreville et des États-Unis ont été
invités à assister à l’assemblée générale
annuelle de TAD France. À cette occasion, les
différentes sections ont décidé de mettre sur
pied un comité de coordination dans lequel chacune d’entre elles sera représentée.
Il semble y avoir entre les différentes sections
une division des tâches qui tient compte des
opportunités qui s’offrent aux unes et aux autres
en fonction du lieu d’emplacement. Ainsi les sections à l’étranger, en l’occurrence à Paris, New
York et Libreville, constituent-elles les bailleurs
de fonds assurant le financement des projets. TAD
Dakar est davantage orientée vers les rapports
avec le pouvoir central pour, par exemple, disposer du personnel enseignant ou sanitaire per-
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 103
REMARQUABLE PERSISTANCE
DU LIEN COMMUNAUTAIRE
Ce caractère transnational des associations
villageoises n’est pas une exception thilognoise.
En effet, la quasi-totalité des villages de la vallée du fleuve Sénégal dispose de la même forme
d’organisation dans l’espace transnational(3).
L’Association pour le développement d’Ourosogui (Ado) ou l’Association de liaison pour le
développement des Agnam (Alda) présentent
les mêmes caractéristiques dans l’espace transnational(4). Suivant les itinéraires des migrants,
les associations villageoises se ramifient à travers les villes d’Afrique, d’Europe et d’Amérique. En dehors des systèmes d’entraide
mutuelle, qui sont destinés à assurer aux ressortissants une protection sociale contre l’adversité et les incertitudes de la vie urbaine, le
maintien des relations avec les villages d’origine soulève des interrogations par rapport
aux motivations qui le justifient. En d’autres
termes, s’il est facile d’expliquer l’entraide
mutuelle entre émigrés, il est difficile de comprendre la persistance du lien communautaire
dans un espace transnational.
Deux réponses peuvent être avancées pour
résoudre cette énigme. La première est d’ordre
moral et consiste à dire qu’il est du devoir des
migrants de payer la dette sociale qu’ils ont
contractée envers leur communauté d’origine
tout au long de leur itinéraire de migration. En
effet, ils ont dû s’appuyer sur un certain nombre
de mécanismes de solidarité communautaire
3)- Christophe Daum, “Ici et là-bas. Immigration
et développement. Les associations des immigrés ouestafricains en France”, in Migrations Société, vol. VI, n° 32,
mars-avril 1994, pp. 99-110.
4)- Abdoul Hameth Ba, “Incidence des réseaux migratoires
sur les pays de départ : le cas de la migration sénégalaise”,
Dynamiques migratoires et rencontres ethniques,
Ida Simon-Barouh (dir.), L’Harmattan, 1998, pp. 89-102.
INITIATIVES
mettant de rendre fonctionnelles les infrastructures mises en place par l’association, ou encore
négocier avec la douane pour faire sortir du port
ou de l’aéroport du matériel envoyé par les sections à l’étranger. La section locale, elle, fournit
la main-d’œuvre au moment de la construction
et assume les fonctions de gestion et de maintien des équipements collectifs ainsi acquis.
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 104
mènent une vie marginale
dans leur société d’accueil.
De plus, la reconnaissance
des villageois envers les émigrés ouvre pour ces derniers
les portes du pouvoir au sein
des instances de décision du
pays d’origine. Le cas d’un
émigré retraité devenu le premier adjoint au maire de Thilogne est assez exemplaire
dans ce sens.
INITIATIVES
LIMITES ET DÉFIS
DE L’ASSOCIATION
Allocution du président de TAD France (D.R.).
pour arriver là où ils sont. Certains d’entre eux
ont bénéficié de soutiens financiers réguliers
de la part de leurs familles et d’autres ont été
hébergés, nourris et soignés gratuitement par
des parents, des voisins et des amis dans une
étape de leur migration. C’est dire que les émigrés doivent d’une manière ou d’une autre
quelque chose à leur communauté villageoise.
Dans cette perspective, ils sont obligés de renvoyer l’ascenseur aux villageois.
La deuxième explication est d’ordre sociopsychologique et met l’accent sur le prestige social
et la reconnaissance que les émigrés gagnent en
contrepartie de leur intervention dans le développement de leur village. Ce prestige et cette
reconnaissance par la communauté d’origine
sont d’autant plus importants que les émigrés
Naturellement, les associations villageoises comme
TAD connaissent des limites,
compte tenu de la nature de
leurs interventions. Comme
nous l’avons souligné plus
haut, l’association n’intervient
presque exclusivement que
dans les secteurs sociaux. En
effet, les réalisations touchent essentiellement à l’éducation, à la santé,
à l’accès à l’eau et à des domaines religieux et
coutumiers. Il n’y a pas eu de réalisations communautaires sur le plan économique. Or il est
évident qu’à long terme, seul un développement
de l’économie locale s’accompagnant de la création d’entreprises et d’emplois pourrait consolider et, s’il le faut, remplacer l’action volontaire
des migrants au profit du village.
L’un des défis majeurs auxquels les réseaux
sociaux transnationaux comme TAD sont appelés à faire face dans un futur proche est sans
aucun doute leur reproduction, dont dépend le
maintien du cordon ombilical avec les pays
d’origine. Les effets des politiques de contrôle
des flux migratoires en Europe et plus particulièrement en France pèsent de tout leur poids
POUR CES STRUCTURES ?
Face à ce problème du vieillissement des
effectifs, qui risque d’engendrer des déséquilibres financiers conséquents, il y a deux fragiles espoirs. Le premier est la prise de
5)- Christophe Daum, “Développement des pays d’origine
et flux migratoire : La nécessaire déconnexion”, in H&M,
dossier “Migrants et solidarités Nord-Sud”, n° 1214,
juillet-août 1998, pp. 58-73. L’auteur fait une bonne critique
de la politique dite de codéveloppement en s’interrogeant
sur la pertinence du lien établi entre contrôle des flux
migratoires et coopération avec les pays d’émigration.
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 105
INITIATIVES
sur l’avenir des associations de ressortissants
conscience de plus en plus aiguë des décide la vallée du fleuve Sénégal. Le recrutement
deurs politiques, dans les pays d’accueil, du rôle
de nouveaux membres au sein de la section TAD
vital des réseaux sociaux issus de l’immigration
de France est de plus en plus problématique,
dans le devenir des pays d’origine. Ainsi se descar le contrôle sévère aux frontières et la dissine, chez les autorités françaises, une volonté
crimination des migrants pour cause éconod’appui des associations villageoises de dévemique dans l’octroi des
loppement dans leurs
visas d’entrée empêche
efforts pour améliorer
Le durcissement
de nouveaux arrivages en
les conditions d’exisprovenance du village.
tence de leurs régions
des politiques d’émigration
Entre 1993 et 1999, il n’y
d’origine. La logique
dans les pays d’accueil
a eu que six recrutements
sous-jacente de ce souet
l’avènement
– dont quatre sont des étutien un peu tardif est
diants thilognois venus
qu’en contribuant au
d’une deuxième génération
poursuivre leurs études en
développement éconoqui ne doit presque rien
Europe –, contre plus
mique et social de leurs
au village auront
d’une centaine respectivillages respectifs d’oritrès certainement un effet
vement pour les périodes
gine, les immigrés de la
1966-1980 et 1981-1993.
vallée
s’attaquent,
à long terme
Ce qui veut dire que le
d’une certaine façon,
sur le dynamisme
vieillissement des effecaux causes mêmes de
de
ce
type
d’association.
tifs par défaut de rajeul’émigration des popunissement aura tôt ou tard
lations de cette zone.
des effets négatifs consiIls servent par consédérables sur l’existence de tels réseaux. Près de
quent l’intérêt de la France en diminuant par
la moitié des adhérents seront à la retraite d’ici
leurs actions l’importance du flux migratoire en
dix ans. En fait, cette moitié est d’autant plus
provenance de la région. C’est sur cette base
vitale pour l’association qu’elle dispose d’un traillusoire que repose toute la politique dite de
vail salarié permanent et contribue par consécodéveloppement(5).
quent énormément sur le plan financier. L’autre
Cette politique a été initiée par Sami Naïr,
moitié compte essentiellement des jeunes de plus
alors délégué interministériel au Codévelopde trente ans avec des emplois précaires, c’estpement et aux Migrations internationales, qui
à-dire à durée déterminée, des étudiants, des
définit les grands axes de cette politique dans
malades et des retraités qui dépendent de l’asun rapport remis à Lionel Jospin le 10 décembre
sociation plus qu’ils n’y contribuent.
1997. Elle peut être résumée comme une
volonté du gouvernement français de changer
QUEL FUTUR
l’orientation de sa coopération avec les pays
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 106
INITIATIVES
d’émigration, dont l’Afrique noire, pour parvenir à un contrôle plus efficace des flux migratoires en provenance de ces derniers. La politique de codéveloppement s’appuie sur la
position charnière des immigrés entre leur pays
d’accueil et leur pays d’origine. Il faudrait stimuler les acteurs individuels et collectifs en
milieu immigré pour qu’ils s’investissent davantage dans la création d’entreprises au niveau de
leurs pays d’origine. Dans cette perspective, les
associations villageoises sont sans aucun doute
des interlocuteurs privilégiés, au vu des réalisations importantes qu’elles ont pu faire dans
le cadre du développement de leur communauté d’origine. L’éventuel soutien qu’elles recevront des pouvoirs publics français aidera peut
être à les sauver du danger qui les guette avec
le vieillissement des effectifs.
LE MANQUE D’INTÉRÊT
DES JEUNES GÉNÉRATIONS
Le second espoir pour la survie des réseaux
sociaux comme TAD est l’émergence d’une
deuxième génération composée des fils et filles
des émigrés de la première génération, dont la
plupart sont nés et ont grandi en France. En
effet, les membres de la TAD, conscients des problèmes de la relève, ont défini une stratégie pour
intéresser les jeunes à la vie communautaire
autour de l’association villageoise. En 1998 ils
ont créé TAD-jeunes, qui regroupe les jeunes
migrants et les enfants issus de l’immigration.
On organise des rencontres, des discussions, des
caravanes au village pour sensibiliser les jeunes
sur la nécessité de continuer le travail commencé par leurs parents.
Mais cet effort de récupération ne semble
pas être fructueux. Les jeunes de la deuxième
génération ne sentent nullement l’obligation
de participer à l’association villageoise.
Contrairement à leurs parents, qui ont
contracté une dette sociale envers leurs
familles au village, dette qui les oblige à rester solidaires de la communauté, les enfants
des migrants ne doivent absolument rien au village. Le lien émotionnel fort entre l’émigré et
sa terre natale – dont le souci du rapatriement
du corps au village après la mort est un bon
indicateur – n’est pas reproductible entre les
jeunes de la deuxième génération et le village
d’origine de leurs parents.
L’exemple de Thilogne association développement permet de saisir la contribution
d’une diaspora villageoise à la réalisation de
projets communautaires dont l’objectif est
d’améliorer les conditions de vie dans les
localités d’origine. Ce qui est sans nul doute
frappant, c’est la capacité d’organisation
d’une communauté villageoise dans un espace
transnational. Mais peut-on en conclure que
les structures locales sont capables de s’adapter ou, encore mieux, de tirer profit des processus actuels de mondialisation ? Quelle que
soit l’admiration que l’on peut avoir pour ces
formes locales d’organisation à caractère
transnational, on ne doit pas perdre de vue
qu’elles dépendent fortement de l’émigration. Or le durcissement des politiques d’émigration dans les pays d’accueil et l’avènement d’une deuxième génération qui ne doit
presque rien au village auront très certainement un effet à long terme sur le dynamisme
de ce type d’association. Les recherches
futures doivent s’orienter vers l’identification des défis auxquels les diasporas villageoises seront appelées à faire face dans leur
volonté de maintenir le cordon ombilical avec
leurs communautés d’origine.
✪
◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆
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N° 1229 - Janvier-février 2001 - 107
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INITIATIVES
●
Pub
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 108
BONGA,
LA VOIX DES EXILÉS D’ANGOLA
Depuis l’Europe, l’Angolais Bonga tente de stimuler la réactivité de ses compatriotes en exil
face à la spirale des conflits qui entraînent leur pays vers l’abîme. Le militantisme anticolonial de ses premiers albums, “Angola 72” et “Angola 74”, s’est mué en message de conscientisation dans “Mulemba Xangola”, récemment paru en France et fort apprécié des amateurs.
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 109
MUSIQUES
Installé à Lisbonne, où se
tant de ces rituels était celui
des années soixante-dix. Chan-
concentre une importante com-
qu’accomplissaient les étran-
ter, pour lui, était la marque
munauté angolaise en exil,
gers venus se faire bénir afin
de son engagement contre la
Bonga poursuit sa route artis-
d’acquérir la sagesse dans leurs
puissance coloniale. Celle-ci
tique pavée de disques d’or et
comportements à l’égard des
avait pourtant voulu l’orienter
de platine. Il rayonne vers l’Eu-
peuples africains de l’Angola.
vers un autre destin. Repéré
rope, l’Afrique, le Brésil, où il
Dans cette chanson, je propose
à Luanda, dans les années
a enregistré en 1998 un disque
que cette coutume soit transpo-
soixante, pour ses prouesses
aux côtés de Carlinhos Brown
sée à notre époque. Les étran-
athlétiques, il avait été invité à
et de Marisa Monte. Mais aussi
gers qui vont en Angola cher-
poursuivre ses études à Lis-
vers l’Asie, où il s’est produit
chent les matières premières :
bonne et à intégrer l’équipe du
notamment à Hong Kong et
diamant, pétrole, etc. Ils peu-
Benfica. C’est ainsi qu’il devint
Macao. Récemment en concert
vent venir, ça ne pose aucun
recordman junior du 400 m au
à Paris, il présentait son nou-
problème ! Mais dans un esprit
Portugal.
vel album, “Mulemba Xangola”,
d’échange culturel, qui devrait
Mais les choses se gâtent dès que
qui s’accroche depuis plusieurs
être prioritaire, et en prenant
l’on s’aperçoit que ce jeune ath-
mois à la première place du
en compte le peuple chaleureux
lète noir a une fâcheuse ten-
classement “Racines” de l’heb-
qui les attend. Or ce n’est pas
dance à lever le poing serré, à la
domadaire professionnel Music
toujours le cas…”
manière de ses aînés américains
Info Hebdo.
aux jeux Olympiques… Bonga
arbre gigantesque et fleuri. Xan-
DE L’ATHLÉTISME
AU “PROTEST SONG”
gola, c’est le nom de l’Angola,
Avec cette voix au grain étrange,
pour activisme politique, en
tout simplement, explique le
aiguë et rugueuse comme pour
1972. “Je suis allé à Rotterdam,
chanteur. Autrefois, on venait
râper la douce igname, Bonga
où j’ai rencontré des exilés cap-
danser différents rituels au
a entrepris la conquête des
verdiens qui m’ont merveilleu-
pied de cet arbre. Le plus impor-
scènes du monde dès le début
sement accueilli, raconte-t-il.
“Mulemba, c’est le nom d’un
MUSIQUES
par François Bensignor
doit fuir la dictature de Salazar,
où il est sérieusement menacé
✒
tique sociale angolaise. “Je me
souviens toujours de ces thèmes
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 110
que chantaient les vieux dans
ma jeunesse, avec cette voix
rauque que j’ai aussi, dit le
chanteur. Nos ancêtres exprimaient leurs idées à travers le
carnaval, par exemple, qui
était une sévère critique du
régime. Je perpétue cette pratique culturelle, qui permettait
d’informer le peuple et de le
mobiliser.”
Sa vie d’enfant dans les bidonMUSIQUES
villes (musseques) de Luanda
était rythmée par les musiques
locales, comme le semba, qui
est à l’origine de la samba bréIls avaient fondé leur propre
Dibango. “Pour remercier mes
silienne. “À la maison, se sou-
maison de disques, Morabeza
camarades capverdiens, se
vient Bonga, mon père jouait
records, et ce sont eux qui ont
souvient Bonga, j’ai voulu
de l’accordéon sur un rythme
produit mon premier album.
chanter quelques chansons de
spécifique de la région de
Mais jamais je n’aurais ima-
leur pays.” C’est ainsi que dans
Luanda, la rebita. Parmi ses
giné l’impact que ce disque
l’album “Angola 74”, il inter-
neuf enfants, j’étais celui qui
allait avoir.”
prète une version très intéres-
l’accompagnait à la dikanza,
Les messages essentiellement
sante de Sodade, la chanson
une percussion en bambou can-
politiques qu’il y lance vont en
qui révélera presque vingt ans
nelé que l’on frotte avec une fine
effet accompagner non seule-
plus tard Cesaria Evora au
baguette appelée aussi reco-
ment la lutte des Angolais en
public international.
reco. Plus tard, avec d’autres
faveur de l’indépendance, mais
jeunes, nous avons continué à
1973, c’est à Paris qu’il forme
À L’ÉCOLE
DU “SEMBA”
ET DE LA “REBITA”
le groupe Batuki, constitué de
Bonga possède un répertoire
préciaient pas beaucoup cette
musiciens d’Angola, du Brésil,
d’environ deux cents chansons
forme de musique. Mais nous
du Cap-Vert, de São Tomé et
nourries des traditions de la cri-
nous sommes imposés !”
Principe et de Guinée-Bissau.
◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆
aussi celle des peuples des
autres colonies lusophones. En
Ils vont être invités à New York
par l’Onu. Une occasion pour
Bonga et ses amis de se produire
au
fameux
Apollo
Theatre de Harlem avec Manu
jouer ce ‘folklore’ angolais. Les
colons portugais, qui ne
juraient que par le fado, n’ap-
DISCOGRAPHIE
“Mulemba Xangola” (Lusafrica/BMG, 2000)
“Angola” 72 et 74 (Lusafrica/BMG, réédition en double CD, 1998)
1992, quand une ouver-
sée par le pouvoir colonial,
prospérait dans les quartiers populaires, où progressaient les premiers
mouvements de libération.
Le peuple refusait d’être
dépossédé de sa culture, et
des groupes de musique
fleurissaient partout en
manière de résistance. Kissueia est le premier qu’ait
formé le jeune Jose Adelino Barçelo de Carvalho,
futur Bonga Kuenda, son
nom africain. Ses chansons
“Ceux qui font
de la politique en Angola
n’ont qu’une priorité :
la guerre.
Tout le système de notre
société est gangrené.
Les jeunes créateurs
ne peuvent rien dire
dans le pays
et c’est à Lisbonne
que se fait aujourd’hui
la vraie musique angolaise.”
ture a été faite à l’Unita,
j’ai pu retourner à
Luanda. Mais je n’en ai
ramené que de tristes souvenirs… J’aurais voulu
faire partager mes expériences, aider mon peuple
à faire l’apprentissage de
la liberté d’expression, de
la démocratie. Mais ceux
qui font de la politique en
Angola n’ont qu’une priorité : la guerre. Tout le système de notre société est
gangrené. Les jeunes créateurs ne peuvent rien dire
dans le pays et c’est à Lis-
de l’époque évoquaient la
misère du peuple, le besoin
du ‘grand changement de l’an
bonne que se fait aujourd’hui la
d’émancipation des femmes et
2000’, mais on n’a rien fait…
vraie musique angolaise.
autres thèmes sociaux.
On a tourné le disque, mais c’est
“Aujourd’hui, ma principale
toujours la même chanson : on
inquiétude est de constater que
conserve les dictateurs, les
la mondialisation est à sens
voleurs, les corrompus… On
unique. Ce sont toujours les
CHANTER CONTRE
L’ASSOUPISSEMENT
DES EXILÉS
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 111
la culture africaine, mépri-
dirait que l’Angola est un pays
mêmes qui ont le pouvoir de
En l’an 2000, les chansons de
étranger et que nous, les Ango-
commander et les autres qui
Bonga comportent des mes-
lais, on se laisse faire. Je de-
obéissent. C’est catastrophique
sages destinés à ses compa-
mande aux Angolais de faire
et ça entretient une confusion
triotes en exil. “Je leur dis qu’ils
tout ce qui est possible pour
perpétuelle. Chaque peuple doit
ne doivent pas rester silen-
aller de l’avant et informer les
avoir son mot à dire, avec sa
cieux, dans leur petit coin, à
gens sur les réalités du pays.”
spécificité culturelle, politique,
regarder leur feuilleton à la
Comme Youssou N’Dour au Séné-
scientifique… Mes chansons
télé, explique le chanteur. Ils ne
gal et Alpha Blondy en Côte
parlent toujours de l’Angola.
font que consommer, même
d’Ivoire, Bonga aurait voulu pou-
Elles sont toujours destinées
quand ils n’en ont pas la pos-
voir profiter de ses succès à
aux Angolais et aux Africains
sibilité, ils s’endettent pour
l’étranger pour construire en
prioritairement. Mais elles
consommer. Je leur demande
Angola quelque chose qui puisse
s’adressent aussi aux étrangers
d’agir pour notre pays, qui était
servir au développement de la
qui disent nous aimer, pour
si beau dans le temps. Il faut
culture et de la musique. “Mal-
leur rappeler que s’ils nous
que l’on s’engage ensemble, que
heureusement, je ne peux rien
aiment, ils doivent alors nous
l’on trouve un langage nouveau
faire étant donné la situation,
apporter la joie, la convivialité
pour notre avenir. On a parlé
dit-il avec amertume. Depuis
entre êtres humains.”
❈
MUSIQUES
Dans l’Angola de l’époque,
Pub
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 112
❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈
immigré latino qui se bat, parfois
Sam Shapiro (Adrien Brody),
BREAD AND ROSES
avec l’appui actif de syndicats
jeune permanent syndical issu,
nord-américains, pour des
on l’imagine, d’une grande uni-
conditions de travail et des
versité de la côte est. Sam est
salaires décents. Les ouvriers
considéré comme un irrespon-
dépeints dans Bread and Roses
sable gauchiste par sa propre
nettoient des bureaux dans un
organisation syndicale, mais le
grand immeuble du quartier
projet d’organiser ces immigrés
d’affaires de Los Angeles. La
réputés “inorganisables” lui
société de prestation de services
tient à cœur, car la justice
qui les encadre ne veut pas
sociale l’exige. Maya et Sam, ce
entendre parler de syndicats et
couple remuant de militants – et
fait tout pour intimider les
d’amoureux ! – finira, avec les
employés, qui hésitent beaucoup
autres salariés, par emporter
à prendre le risque de s’organi-
une modeste victoire : une sec-
ser, d’autant plus qu’il y a parmi
tion syndicale sera créée, en
eux de nombreux “illégaux”.
dépit des risques de renvoi et de
La jeune Maya (Pilar Padilla) n’a
répression policière.
pas de papiers, mais elle a toute
Le monde de Ken Loach est-il
l’audace qu’il faut pour entraî-
totalement manichéen, avec des
ner ses camarades de travail
patrons insensibles d’un côté et
dans l’aventure de la lutte syn-
des travailleurs solidaires de
dicale. Seulement, l’idée ne
l’autre ? Pas tout à fait. Par
vient pas d’elle, mais du militant
exemple, Rosa, la sœur aînée de
Film anglo-américain
de Ken Loach
➤ Le grand cinéaste britannique Ken Loach, est un homme
qui tient à ses engagements
politiques, notamment du côté
des travailleurs, des pauvres,
des opprimés de tous les pays.
On le sait : dans tous ses films,
les plus récents en particulier,
il injecte une forte dose de réalité politique, quel que soit le
cadre de l’action : l’Angleterre
de nos jours, l’Espagne en
pleine guerre civile dans les années trente, ou le Nicaragua
du temps des sandinistes par
exemple. Dans son dernier film,
Bread and Roses, pas de surprise de ce point de vue : l’intrigue, basée en Californie, met
en scène la lutte des classes, en
l’occurrence la lutte des travailleurs immigrés (pour la plupart mexicains ou d’Amérique
centrale) pour la reconnaissance de leurs droits sociaux
élémentaires. Ken Loach a du
flair sociologique : on pouvait
lui faire confiance pour nous
plonger dans un mouvement
social d’une actualité brûlante.
Car il y a bel et bien, en Californie aujourd’hui, un prolétariat
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 113
par Jim Cohen et André Videau
CINÉMA
CINÉMA
✒
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 114
Maya, campée par l’extraordi-
❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈
et tout ce qui s’ensuit. On est loin
naire Elpidia Carrillo, est loin
BRONX-BARBÈS
des rapines chez le poissonnier
d’incarner la militante modèle :
Film franco-ivoirien
d’Éliane de Latour
➤ Toussaint (Antony Koulehi
Diate) et Nixon (Loss Sylla Ousseni) sont des jeunes du bidonville d’une cité portuaire africaine (filmée à Abidjan et San
Pedro, mais sans autre identification). Victimes du chômage
endémique, entre quelques tentatives ratées de prendre la mer,
ils vivent d’expédients : larcins
et trafics, rixes et dragues
pareillement brutales, et surtout interminables palabres sur
leurs chances d’avenir. Un incident grave va les forcer à rompre
avec ce quotidien finalement
routinier. Enflammés par des
joutes verbales et des rivalités de
clan autour de leurs prérogatives de mâles, ils ont malencontreusement joué du couteau.
Traqués, ils doivent trouver
refuge dans le ghetto, zone sécurisée par les caïds tout-puissants,
mais en même temps
dernier stade de la
déchéance citoyenne.
Ici les protecteurs
sont des chefs de
gang. Il faut faire ses
preuves dans des
coups de plus en plus
durs. Les renommées
passent par l’usage
des armes et des
drogues et la mise à
sac de bijouteries,
pharmacies, banques
ou le gargotier du marché. Tout
c’est une mère de famille rendue
cynique par des années de lutte
pour la survie, en tant que prostituée notamment. Maya n’est
pas un ange non plus, car pour
aider un collègue mexicain qui
rêve de faire des études, elle va
jusqu’à commettre un vol dans
une station-service, s’exposant
ainsi à l’expulsion. Au lieu de
rester sur place pour savourer la
CINÉMA
victoire syndicale, elle est obligée de quitter le pays dans un
car de police. C’est la dernière
scène : drôle de dénouement,
plus proche de la tragédie que
d’un mauvais “réalisme” socialement orienté.
Néanmoins, nous ne naviguons
pas, avec Ken Loach, dans un
univers d’ambiguïté morale. Ce
vieux routier des causes socialistes aimerait que le syndicalisme ouvrier retrouve sa bonne
conscience d’antan. C’est pourquoi le jeune militant Sam, en
haranguant ses troupes à un
moment crucial de l’action,
reprend un vieux slogan – “Du
pain et des roses !” – forgé par
une autre équipe de travailleurs
immigrés en lutte sur la côte est
des États-Unis en 1912. À chacun
de réagir à sa guise à ce message.
Pure idéologie dépassée ? Il n’est
pas exclu que beaucoup de spectateurs y puisent de quoi rêver
à une meilleure société.
❈
Jim Cohen
l’intérêt de ce parcours urbain,
dont on peut prévoir l’issue
fatale, est dans l’étonnant réalisme de sa mise en scène basée
sur l’époustouflante vitalité des
personnages.
Les fictions documentaires sont
à la mode. Éliane de Latour y
apporte sa rigueur d’anthropologue et un respect équivalent
pour le cinéma et pour l’Afrique.
Il fallut sans doute, lors d’un
tournage long et sans concessions, un climat de confiance
exceptionnel pour permettre ce
témoignage d’une femme blanche entièrement corroboré par
ses interprètes, pour la plupart
des amateurs recrutés sur place.
Car il n’est pas simple de passer
d’une réalité affligeante, rendant
impossible l’épanouissement
local, à un ailleurs mythique, sans
arrêt invoqué, sans arrêt différé.
Un ailleurs que l’on retrouve dans
les sobriquets choisis pour chacun : guerriers d’aujourd’hui ou
rac et Nixon, Ramses et Tupac,
Al Capone et Scarface… sans
oublier Tyson, figure emblématique du vieux père (Shang Lee
Souleyman Kéré) ou les dénominations toponymiques choisies
dans le même confusionnisme
des “valeurs occidentales”. Le
travail fut aussi intense sur les
d’empathie pour se dépatouiller
du réalisateur ne se situe bien
comportements, les attitudes et
de ces contradictions et ne pas
sûr ni dans la commémoration,
principalement le langage, ce
courir le risque d’un reportage
ni dans la prémonition. L’au-
“français renversé” et surtout
défaitiste, ou au contraire d’un
teur appartenant résolument
tellement renversant, tellement
témoignage bienveillant, politi-
au clan des pacifistes, il opte-
haut en couleurs, trouvailles et
quement correct, cachant l’in-
rait davantage pour la dissua-
autres néologismes que tout le
différence. Visitant sans com-
sion et la prévention. Pour ce
film doit avoir recours à un indis-
plaisances cette Afrique des
faire, il emprunte largement à
pensable sous-titrage.
mirages, Éliane de Latour s’est
des souvenirs personnels et se
Ainsi s’exprime de façon trucu-
tirée de tous les mauvais pas en
rapproche souvent de l’auto-
lente et pathétique la moder-
restant à la bonne hauteur, celle
biographie filmée.
nité contrastée de ces carica-
des hommes, et à la bonne dis-
Ce parti pris s’écarte de la théo-
tures de héros, contrariés autant
tance, celle d’un chef de plateau,
rie et de l’abstraction qui ferait
par les mirages mondialistes que
directif mais coopérant.
❈
des armées des forces aveugles
André Videau
s’affrontant au mépris des souf-
par les scories des traditions
locales (effarant mélange de
CINÉMA
Tarek Aziz ou Pablo Escobar, Chi-
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 115
idoles d’autrefois. Défilent ainsi
frances humaines. Par une
feuilletons américains, brési-
❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈
plongée directe et presque for-
liens ou hongkongais et de sor-
KIPPOUR
tuite sur le théâtre des opéra-
cellerie tribale, de subordina-
tions, il s’agit d’une dénoncia-
tion aux prêtres et aux ancêtres,
Film israélien
d’Amos Gitai
de soumission des femmes au
➤
La sortie sur les écrans du
qui fait parfois songer aux pam-
“bon plaisir”, le tout aboutissant
nouveau film d’Amos Gitai a
phlets littéraires d’un Dorgelès
à l’exaltation de l’apparence, de
précédé de peu l’anniversaire
ou d’un Bernanos. De là à en
la force physique, de la supré-
du Yom Kippour de l’automne
conclure que rien ne justifie de
matie des hommes et finalement
1973, alors que l’attaque sur-
telles atrocités… On est loin
de leur individualisme forcené,
prise de l’armée syrienne sur les
des discours cocardiers et des
lois de la jungle et du néo-libé-
fronts du Golan et du Sinaï avait
frénésies patriotiques promptes
ralisme greffées sur une popu-
déclenché le quatrième grand
à justifier toutes les hostilités.
lation déracinée et miséreuse. Il
conflit israélo-arabe. Ce hui-
Mobilisés en catastrophe dès le
fallait beaucoup d’aplomb et
tième long métrage de fiction
6 octobre, comme tous les réser-
tion des horreurs de la guerre
✒
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 116
CINÉMA
vistes, Weinraub et son ami
Moins d’une semaine après leur
l’épreuve la sensibilité des spec-
Russo (Liron Levo et Tomer
incorporation, alors qu’ils ten-
tateurs et faire appel à leur soli-
Ruso) sont incapables, dans
tent de récupérer un pilote
darité, mais pour, à partir de
l’improvisation et la panique
abattu en territoire syrien, leur
personnages réels et de situa-
générale, de rejoindre leur
hélicoptère est touché par un
tions vécues, aborder les rap-
unité combattante. Qu’importe.
missile. Le drame qui s’est
ports entre les pensionnaires de
Ayant rencontré le docteur
approché un peu plus les frappe
l’établissement et les person-
Klauzner, ils se joignent à son
au cœur. Vingt-sept ans après,
nels qui les encadrent. Tous sont
petit groupe de secouristes de
Amos Gitai, l’un des survivants,
traités comme des sujets à part
l’armée de l’air. À bord d’un
se souvient, sans concessions ni
entière, avec leurs zones
hélicoptère Belt 205, les voilà
pathos. Dieu, si souvent invo-
d’ombre mises en lumière autant
plongés au cœur des combats
qué par les belligérants, devrait
que les bons côtés de leur tem-
et, bien vite, dans l’horreur et
en conclure que la guerre est
pérament, leurs affrontements
l’écœurement. La mission
atrocement laide. Sans ennemi
comme leurs alliances. La vie,
consiste à évacuer les blessés
ni vainqueur, mais seulement
quoi ! Débarrassée de sa gangue
de la ligne du front vers un hôpi-
des victimes. Seules la vie et la
hypocrite et de ses réflexes dis-
tal de campagne. Mais la
paix sont jolies, figurées au
simulateurs. Comme une cure
guerre, engageant infanterie et
début et à la fin de cette guerre
de santé dopée d’un fameux
matériel lourd, tourne vite au
éclair et de ses foudroiements
sérum de vérité.
carnage et les possibilités de
par un couple d’amants réunis
Mais le courage de Jacques
sauvetage deviennent de plus
dans un entrelacs de couleurs
Fansten et d’Arte, les comman-
en plus risquées dans un pay-
et de caresses, pareilles à une
ditaires, et de Jean-Pierre
sage infernal de feu et de boue.
vivante toile de Matisse. À
Sinapi, le scénariste et réalisa-
Les résultats deviennent déri-
défaut de la raison, l’art et
teur, ne s’arrête pas là. Il s’agis-
soires face au nombre des vic-
l’amour plaident contre l’ab-
sait, sans faux-fuyants ni drama-
times et à l’effroyable cruauté de
surdité du monde.
❈
turgie geignarde ou voyeurisme
A. V.
démagogique, de traiter de la
leur détresse. Encore la petite
sexualité, bien normale et sou-
équipe de sauveteurs a-t-elle la
possibilité, entre ses va-et-vient,
❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈
vent exacerbée par les priva-
de reprendre souffle et de
NATIONALE 7
tions, de ces infirmes moteur ou
retrouver la chaleur humaine
Film français
de Jean-Pierre Sinapi
débiles légers. Il fallait presque
des confidences et des souve-
une sorte d’inconscience mêlée
nirs. Ainsi, malgré la hantise de
➤
Il faut sans doute la liberté
à une sensibilité aiguë pour s’at-
la mort, permanente dans les
de choix et le goût du risque des
taquer à pareil sujet, entre tous
gémissements des blessés,
“collections télévisées” pour
tabou. Avec pour seul bagage la
renaît le vague espoir de s’en sor-
relever de tels défis : promener
volonté de sortir d’un honteux
tir, ou tout au moins un senti-
une caméra numérique légère
silence ou d’un “regard compa-
ment provisoire de sécurité. Ils
dans un foyer de handicapés
tissant” et, pire encore, de
refusent de penser que demain
moteur. Non pas pour un témoi-
démontrer que dans la trans-
sera un autre jour avec un autre
gnage documentaire dénonçant
cendante quête du plaisir, les
lot d’infortunes dont ils seront
tel ou tel abus ou dysfonction-
uns et les autres, handicapés et
peut-être la cible.
nement, ou pour mettre à
bien-portants, ne sont ni mieux,
train de prendre une place impor-
suite que le résultat est impres-
pas spécialement prévue pour
tante dans le cinéma français.
sionnant, et toutes les craintes
accueillir les fauteuils roulants).
Finalement, vous pouvez y aller
balayées. Pour un peu, on sorti-
Il y a aussi Julie, l’éducatrice qui
de bon cœur. Nationale 7 n’est
rait de ce film réconcilié avec le
va rompre avec la loi du silence
pas qu’un film sur le bonheur des
genre humain. En tout cas assez
et de l’irresponsabilité (admi-
autres.
fier de soi, d’avoir adhéré à ce
rable Nadia Kaci), sensibilisée
sujet “casse-gueule” qui aurait
qu’elle est sans doute par ses
pu nous dissuader, d’y avoir
échecs sentimentaux, et Saïd
❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈
éprouvé toute une gamme de
Taghmaoui, le plus étonnant
LES PORTES FERMÉES
sentiments forts, loin de tout
peut-être dans sa composition
apitoiement et autres larmes de
de Rabah, handicapé survolté,
Film égyptien
d’Atef Hetata
crocodile, au contraire, souvent
homosexuel, fan de Johnny et
➤ La vocation majeure du ciné-
secoué des éclats de rire salva-
musulman insatisfait puisqu’il
ma égyptien fut souvent de se
teurs que procurent toutes les
veut en grandes pompes se
déconnecter des réalités sociales
bonnes comédies humaines.
convertir au catholicisme. Telle-
et politiques, particulièrement
L’autre ingrédient de cette réus-
ment exceptionnel qu’il en fini-
pénibles, au profit de l’évasion
site dépend de la distribution, en
rait par ravir à René la vedette
dans un sentimentalisme léger,
tous points impeccable, avec des
du film et du foyer, dès lors que
sur fond de romance avec des
comédiens faisant d’éprou-
celui-ci a définitivement réglé,
vedettes, façon Hollywood revi-
vantes compositions, mêlés à des
avec le concours imprévu de San-
sité. Les choses changèrent
amateurs. Citons tout d’abord
drine (Chantal Neuwirth), ses
notamment sous l’impulsion de
Olivier Gourmet (le Raimu belge
rancœurs de mal-aimé. La pré-
Chahine et de quelques autres.
remarqué dans La promesse, des
sence de Nadia Kaci et de Saïd
Ainsi s’ouvrit un chemin pour un
frères Dardennes), René le myo-
Taghmaoui (qui ont fait leurs
cinéma revendicatif à travers
pathe atrabilaire, autant haï
premières apparitions respecti-
lequel purent s’exprimer des
qu’il hait les autres tant qu’il
vement dans Bab-el-Oued City
auteurs attachés tantôt à des
n’a pas assouvi ses pulsions dans
et dans La haine) confirme que
destins individuels, tantôt à des
les bras d’une prostituée (celle
nombre de jeunes comédiens
problématiques collectives, les
de la nationale 7, Nadine Marco-
d’origine maghrébine sont en
deux s’imbriquant le plus sou-
❈
A. V.
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 117
vici, exerçant dans une roulotte
CINÉMA
ni plus mal lotis. Disons tout de
vent. La société égyptienne, qui
se trouve aujourd’hui confrontée
à des crises cruciales, a plus que
toute autre besoin de films réalisés en état d’urgence.
Atef Hetata appartient à cette
nouvelle génération. Ancien
assistant de Youssef Chahine
(Alexandrie, encore et toujours), d’Asma El Bakri (Mendiants et orgueilleux) et de
Yousry Nasrallah (Mercedes), il
✒
S’y ajoutent les tensions entre sa
fonction d’écolier rabroué, sans
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 118
disposition particulière, et l’attrait des vagabondages lucratifs
dans les rues.
Bientôt vont planer, sur tant de
contradictions, les ombres de la
mosquée et de ses zélés propagandistes. Pour son malheur,
Mohammed verra encore mourir
son copain d’escapade, vendeur
à la sauvette, et découvrira que
sa mère a pour amant l’insti-
CINÉMA
tuteur abhorré (Mahmoud
a réalisé des courts-métrages
tumultes du dehors. Mais sa sco-
Hemeida). Le voilà enfin proie
remarqués, dont La fiancée du
larité subit les aléas du système
facile, prêt à céder aux “démons
Nil, primé à Montpellier en 1993
(enseignement surchargé et
du bien”. Son réarmement moral
et à la Biennale des cinémas
rébarbatif, enseignants surtout
doit passer par l’exploitation
arabes en 1994. Les portes fer-
soucieux d’arrondir leurs fins de
abusive de son désarroi, l’exa-
mées sont sa première œuvre
mois en dispensant des cours
cerbation de sa haine, et finale-
personnelle de longue durée.
particuliers aux élèves les plus
ment le recours au meurtre,
Avoir quinze ans au Caire au
fortunés ou seulement solva-
extrême limite de ce travail de
début des années quatre-vingt-
bles). Son statut de fils unique
vengeance et de purification.
dix n’est pas une sinécure. Sur
n’est guère enviable, l’abandon
Avec un grand réalisme dans les
des inégalités sociales criantes
d’un père irresponsable en fai-
détails de la vie au quotidien et
et une misère qui n’en peut plus
sant une sorte de soutien de
parfois même des accents de
de survivre, se répandent les
famille, ce qui, en milieu musul-
comédie, ce film réussi est
sirènes du fondamentalisme.
man, est une charge morale plus
convaincant et efficace. Il
Presque proche, la guerre du
encore qu’économique.
démontre le double engrenage
Golfe met en évidence de façon
La tâche est d’autant plus ardue
qui broie toute une jeunesse :
vociférante, à travers manifes-
que sa mère (Sawsan Badr,
celui d’une minorité privilégiée,
tations et contre-manifestations,
admirable, justement récom-
consumériste et impudente, et
la fracture entre les prises de
pensée dans plusieurs festivals)
celui d’un clan rétrograde aux
position officielles (favorables
est une femme courageuse qui
appétits
au Koweit) et l’opinion publique
n’hésite pas à faire des ménages
excluant brutalement du corps
(favorable à l’Irak). Les deux
pour assurer son indépendance
social, l’autre assimilant servi-
sont en partie manipulées et
et subvenir aux frais d’études
lement pour un dangereux sau-
aboutissent à une schizophré-
de son fils. Mohammed va vivre
vetage des âmes. Entente
nie quotidienne.
déchiré entre son rôle de mâle
occulte de faux antagonistes
Bien sûr, Mohammed (Ahmed
rigoriste gardien du foyer et ses
pour que fonctionne la terri-
Azmi) aurait pu être un sage
propres élans de sensualité,
fiante mécanique.
écolier, en partie protégé des
irrépressibles et désordonnés.
dissimulés,
l’une
❈
A. V.
aux cartes et organiser des com-
SHOWER
par un jogging quotidien autour
bats de grillons, corridas minia-
Film chinois de Zhang Yang
➤ Maître Liu a beau être âgé
et fatigué, il continue à tenir
son établissement de bains
publics traditionnels dans le
vieux Pékin aussi impeccablement que le permettent des
locaux vétustes. Il faut dire qu’il
est habilement secondé dans
cette tâche aux multiples fonctions (soins corporels d’une
clientèle d’habitués exigeants,
relations publiques délicates,
maintenance d’installations
usagées…) par son fils cadet
Er Ming, un colosse handicapé
mental mais parfaitement adapté aux besognes répétitives d’un
garçon de bains. Sa fonction très
casanière n’empêche pas Er
du pâté de maisons, le papa
tures un peu désuètes mais dont
étant le partenaire indispen-
les vieux Chinois restent les afi-
sable de ce dégourdissement.
cionados. On se préserve ici des
C’est bon pour son moral et pour
ravages de la modernité, et par-
son cœur – qui justement ne tar-
fois de quelques mégères que
dera pas à flancher…
l’on devine encombrantes.
Mais nous n’en sommes pas là.
Les dangers qui menacent ces
Pour l’heure le hammam tourne
lieux et ces temps bénis, le film
à plein régime et c’est le lieu de
nous les a offerts en prélude
ralliement de toute la gent mas-
dans une séquence-fiction au
culine du quartier, débarrassée
réalisme cru de spot publici-
de ses prérogatives de fortune ou
taire. Un homme du type “jeune
de statut social comme de ses
cadre dynamique” se retrouve
vêtements. On vient pour le bain,
nu dans une cabine de douche
la douche, les massages et la
automatique et se voit, en deux
pose des ventouses, mais aussi
temps
pour les plaisirs de la conversa-
savonné, rincé et séché de pied
tion et de la chamaillerie, de
en cap. Pour donner tout son sel
l’amitié et de la médisance, et
à l’anecdote, le rôle épisodique
aussi pour siroter des thés, jouer
du client est tenu par Zhang
trois
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 119
Ming de soigner son physique
CINÉMA
❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈
mouvements,
Pub
✒
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 120
Yang, le réalisateur. Scène futu-
recours à l’humour avec lequel
deux ans sait de quoi il parle et
riste, mais l’avertissement est
sont traités nombre de person-
assure ne pas avoir eu besoin de
clair. Le mal est en marche, il ne
nages secondaires. Retenons par
hausser le ton. Il a vécu dix-
va pas tarder à frapper.
exemple ce jeune amateur de
sept ans dans la cité des Cour-
Il y déjà eu une fausse alerte qui
bel canto, incapable de pousser
tillières à Pantin, aujourd’hui
a précipité le retour du fils aîné
ses vocalises hors du jet de la
“quartier sensible”, et fut par la
Da Ming, parti tenter sa chance
douche. Pour qu’il soit sacré
suite enseignant à Sarcelles, où
dans une autre ville, loin du tra-
“Caruso local”, il faudra le
il mena des activités associa-
vail routinier. Le père ne se porte
concours malicieux d’Er Ming
tives auprès des jeunes. C’est à
pas si mal et la boutique peut
et de son tuyau d’arrosage. Une
partir de ces expériences qu’il a
encore tenir le coup. Da Ming se
inénarrable contrefaçon de
souhaité témoigner, ce qui est
persuade qu’il peut repartir vers
Chantons sous la pluie.
❈
une garantie de réalisme et
A. V.
nous prémunit contre les excès
les affaires qui l’attendent. Mais
propres à affoler l’opinion
CINÉMA
tout se dégrade soudain, et seule
la présence du fils valide peut
❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈
publique, mais aussi contre les
assurer la survie. Il ne fuira pas
LA SQUALE
images édulcorées destinées
ses responsabilités, d’autant que
à la rasséréner. Les films “de
son séjour dans l’établissement
Film français
de Fabrice Genestal
de bain familial lui a rendu
➤
Le titre a de quoi sur-
abonder depuis la réussite de
comme un parfum d’enfance,
prendre ; est-ce à dire que l’at-
La haine, font trop souvent de
d’affection et de fidélité. Il pren-
mosphère et la “faune” qui exis-
façon manichéenne l’un ou
dra la succession et tentera de
tent dans certaines banlieues
l’autre choix. Reconnaissons que
relever tous les défis… même si
s’apparentent à celles qui
le terrain est accidenté, donc la
les bennes et les pelles des
règnent dans les profondeurs
démarche difficile.
démolisseurs annoncent d’iné-
abyssales, qu’elles en ont l’opa-
Comme Fabrice Genestal a pré-
luctables mutations.
cité ? Mais Fabrice Genestal n’a
sidé à la conception du scénario,
Pour autant le film ne verse pas
pas travaillé dans le fantasme
le souci d’authenticité a été la
dans le ressassement passéiste
pour créer spectaculairement
règle de la distribution. Pas de
ou le constat désespéré. Quelles
de l’épouvante et du sensation-
vedettes (même si l’on découvre,
que soient les différences de civi-
nel. Ce réalisateur de trente-
en pilier de bistro, la silhouette
lisation (et de canons imposés
par la censure), ici escamotage
de la sensualité, là tentations
d’Orient et d’Occident mêlées ou
encore capacité d’assurer l’avenir sans rupture, le film chinois
fait irrésistiblement penser au
film turc de Ferzan Ozpetek,
Hammam (voir H&M 1214). Il a
d’identiques séductions émotives
liées au sort des principaux protagonistes, qui n’excluent pas le
banlieue”, qui commencent à
phé, sinon que pour ne pas déses-
Khereddine Ennasri, alias Anis,
victime consentante qui a conduit
pérer Sarcelles, l’auteur a eu
avait fait des débuts intéres-
l’innocente Amina (Sabrina Per-
recours à un subterfuge en forme
sants dans Le gone du chaaba).
ret) aux pires outrages et à l’in-
de happy end, seule faiblesse de
Presque tous les interprètes, y
famie (déflorée et marquée au fer
ce film très fort, entraîné par une
compris les deux rôles princi-
par les voyous, puis expédiée au
bande son impeccable due au rap-
paux – Esse Lawson (Désirée) et
bled par des parents obéissant
peur Cut Killer.
Tony Mpoudja (Toussaint) – ont
eux aussi à des codes répressifs).
Ce n’est sans doute pas ce
été triés sur le volet par un cas-
Mais les allures, la poigne et le lan-
dénouement qui a, paraît-il,
ting rigoureux et soumis à six
gage de loubarde ne suffisent pas.
mécontenté le ministre en
mois de répétitions-collabora-
Désirée, sombre beauté aux
charge du secteur. Ce serait la
tion. De ce seul point de vue, le
grâces et aux fureurs androgynes,
noirceur du tableau. Quand les
résultat est saisissant.
est complexe. Seule la quête d’un
fièvres nous dérangent, faut-il
Nous voici donc parmi des jeunes
père inconnu, moitié Robin des
toujours incriminer les thermo-
de banlieue, population lycéenne
bois, moitié imam caché, qui nour-
mètres ? Reste sans doute l’éven-
intermittente, assez souvent
rit la cité de prouesses passées et
tuelle capacité d’identification
montée en (mauvaise) graine
de retours vengeurs, semble la
propagée par les images. Tous-
d’une zone d’éducation priori-
distraire de son drôle de combat
saint et ses copains ont beau
taire. La terminologie officielle
féministe. Mais patatras, malgré
subir, avec le renfort du réalisa-
a parfois des allures de canular.
sa lucidité et son cynisme affi-
teur, un sort détestable, cela
Les tenues vestimentaires sont
chés, elle succombe aux charmes
sera-t-il suffisant pour détruire
un peu uniformisées mais de
vénéneux de Toussaint, le pire des
l’aura d’un héros de proximité ?
dernier cri. Les affaires illicites
mecs-macs de la bande, qui cache
Là est la vraie question.
marchent. L’insolence est de
les appétits d’un fauve sous sa
rigueur. La violence sourd par
gueule d’ange et ses parades
tous les pores, les paroles, les
souples d’adepte du hip-hop.
❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈
gestes, et parfois explose en
La partie inégalement engagée
LE TABLEAU NOIR
rixes démonstratives. Les sexes,
par Désirée est loin d’être gagnée,
ostensiblement séparés, s’épient
d’autant que Toussaint, toujours
Film iranien
de Samira Makhmalbaf
pour une traque permanente
prompt à la riposte, jette démons-
➤
entre séduction et dédain. À ce
trativement son dévolu sur Yas-
entoura les projections du film et
jeu pipé, les garçons, en bandes
mine (Stéphanie Jaubert), autre
son inscription au palmarès du
assez soudées mais rivales, tien-
sage Maghrébine promise sans
Festival de Cannes reprit de plus
nent le haut du pavé, et généra-
doute à l’immolation. Dans ce
belle lors de sa sortie en salle,
lement envahissent l’écran.
combat sans merci, il ne faudra
habilement relayée par la média-
La caméra, qui nous a montré
pas davantage compter sur les
tisation personnelle de la réali-
d’emblée l’odieux rituel d’un viol
familles, presque toutes monopa-
satrice, fille de Mohsen Makhmal-
collectif, va prendre le parti des
rentales et néanmoins soumises
baf (l’un des pères fondateurs,
filles et s’appuyer sur la révolte de
à la loi des mâles. Pourtant, Tous-
avec Kiarostami, du renouveau
Désirée, malgré les ambiguïtés de
saint et les siens seront battus à
du cinéma iranien et de sa for-
ses motivations premières. Avec
plate couture. On ne vous dira
midable percée internationale).
quelques comparses, elle décide
pas comment les filles ont triom-
Son âge (vingt ans), sa filiation
❈
A. V.
Le concert de louanges qui
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 121
de ne pas se conformer au sort de
CINÉMA
trouble de Denis Lavant, et si
préliminaire : bergers en transhumance vers d’improbables
CINÉMA
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 122
pâturages, tribus en marche
contrariée vers des passages de
frontières à haut risque, garantissant plus les sévices que le
salut. On n’a finalement que faire
du savoir extravagant qui réduit
les jeunes gens au stade ultime
de la paupérisation, celui d’affamés. Il ne saurait être question
de véritable marché, tout au plus
et son exemplaire conduite
la métaphore, appartiendraient
de troc contre un sac de noix, un
– audacieuse et néanmoins fidè-
à un univers dérisoire, déplacé,
quignon de pain, une femme
le à un islam bien tempéré, tou-
déphasé et inutile. Constat seu-
abandonnée et son fils, seule
jours à bonne distance sur les
lement sceptique ou terrible
éventualité d’un public studieux.
terres convoitées mais répréhen-
remise en cause des illusions ?
La vie est implacable, et ses che-
sibles de l’Occident – sans
On s’explique. Imaginez toute
mins tortueux et semés d’em-
oublier les exceptionnelles quali-
une promotion de l’École nor-
bûches. L’alphabétisation ne
tés esthétiques et narratives
male, des garçons d’âge un peu
mettra pas debout des hommes
mises au service d’une fable
avancé lancés dans la nature
devenus libres. Les difficultés
sociale particulièrement émou-
aride des montagnes du Kurdis-
du parcours et les risques de
vante, ont peut-être occulté le
tan, aux confins de l’Iran et de
représailles les contraindront
pessimisme du propos. Une
l’Irak. Ils ont pour seul viatique
plutôt à ramper et à se confon-
approche qui est rarement mise
une pédagogie minimaliste d’al-
dre avec les troupeaux de mon-
en évidence et peu inscrite dans
phabet et de tables de multi-
tons. On ne saurait être plus dra-
les “leçons” d’avenir juvénilement
plication, et de gigantesques
matiquement explicite. D’autant
portées par le cinéma iranien.
tableaux arrimés à leurs épaules,
que le sacrifice ne leur permet-
L’acquisition du savoir pourrait
outils signalétiques de leur fonc-
tra peut-être pas de sauver leur
ne pas être la solution miracle
tion itinérante. Ils auront beau
peau. Il y aura d’autres contrôles
qui sortirait les humbles de leur
se disperser pour donner plus de
militaires, des barbelés, des
condition misérable. Pire, il n’y
chance à leur prospection, ils
mines, des gaz toxiques.
aurait peut-être pas un besoin
deviennent bientôt plus qué-
Ce deuxième film de la réalisatrice
inné de connaissance chez ceux
mandeurs qu’offrants. Les vil-
(après La pomme en 1998, voir
qui en sont privés. Ces institu-
lages se claquemurent devant
H&M n° 1215) témoigne d’une
teurs hommes-sandwichs, propa-
les plus obstinés, parents et
surprenante maturité. Sa vision
gandistes en calcul et en écriture,
enfants pareillement rétifs. L’es-
pathétique de la condition faite
ou légions d’anges dispensateurs
poir d’un poste stable s’évanouit.
aux hommes y est transcendée
de bienfaits, ou encore vols de
Restent ceux qui comme eux se
par un sens raffiné de l’image et
papillons aux ailes noires bat-
livrent au nomadisme, en appa-
par la pointe d’humour tendre qui
tant le vide et l’adversité, selon
rence plus accessibles, en tout
sauve parfois du désespoir.
les degrés d’espoir placés dans
cas moins fermés au dialogue
❈
A. V.
Pub
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 123
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 124
AGAPES
AGAPES
MON THÉ CONTRE UN CHEVAL
Au début de notre ère, le thé ne se consommait pas sur les rivages de la Tamise mais aux abords
des fleuves Bleu et Jaune ou encore, grâce aux échanges commerciaux, dans les steppes de Mongolie. Le breuvage fut d’abord une décoction salée dont la préparation fut, sous les Tang, codifiée par un certain Lu Yu, avant d’être élevée au rang de cérémonial par les empereurs Song.
par Marin Wagda
Notre errance au cœur du laby-
interrogée sur ce breuvage, pou-
qui l’attend sous la forme d’une
rinthe de la gastronomie bri-
vait répondre : “La tea party
décoction souvent douteuse, pro-
tannique (H&M n° 1223 à 1228)
anglaise, l’heure du thé, me
clame bien haut que, là du
aurait dû nous conduire, à un
paraît une mauvaise adapta-
moins, l’esprit de l’Orient règne
moment ou à un autre, à parler
tion du thé à la chinoise ; je ne
sans conteste.”
avec un peu de précision du thé,
prends pas le thé à la façon
Il ne faut donc jamais offrir de
la boisson fondamentale de ces
anglaise, avec lait, sucre, pâtis-
thé à un Japonais, à moins de
insulaires si déroutants. En
serie, sandwiches, etc.”
vouloir ancrer définitivement
effet, parmi tous les produits et
De son côté, le Japonais Okakura
dans son esprit l’idée que tout
usages dérobés aux contrées
Kakuzo écrivait dans son Livre du
Occidental est un barbare. Il y a
lointaines par les marins, les
thé, en 1906 : “Voilà le seul céré-
suffisamment en France de pro-
lanciers et autres marchands de
monial asiatique qui emporte
duits et préparations à offrir qui
la Majesté grâcieuse qui régnait
l’estime universelle. L’homme
peuvent donner l’illusion que
naguère à la fois sous le crachin
blanc a raillé notre religion et
nous sommes civilisés, du cham-
et la mousson, le thé est sans
notre morale, mais il a accepté
pagne à la brandade de morue
conteste le plus répandu. Que
sans hésitation le breuvage doré.
en passant par le paris-brest et
feraient nos voisins d’outre-
Le thé de l’après-midi est main-
les pieds paquet. Quant au thé,
Manche sans le thé, dont chacun
tenant une fonction importante
faisons silence et écoutons les
a oublié en Occident qu’il n’est
de la vie de société occidentale.
maîtres anciens.
britannique que depuis quel-
Dans le bruit délicat des sou-
ques siècles, alors que la Chine
coupes et des tasses, dans le joli
le connaît et le célèbre depuis
gazouillement de l’hospitalité
plus d’un millénaire ? Si la glo-
féminine, dans le catéchisme,
LE THÉ
EST AGGLOMÉRÉ
PUIS PULVÉRISÉ
riole gauloise peut moquer les
admis partout, de la crème et du
Ils sont chinois, ces maîtres
usages anglais, la civilité d’Ex-
sucre, nous avons autant de
anciens, et la légende enseigne
trême-Orient ne se retrouve pas
preuves que la religion du thé est
que le thé fut découvert par le
plus dans ceux que nos ennemis
maintenant au-dessus de toute
dernier des trois augustes empe-
héréditaires ont institué autour
contestation. La résignation phi-
reurs divins, Chen Nung, inven-
du thé. De la sorte, Han Suyin,
losophique de l’invité au destin
teur de l’agriculture et promo-
dans le meilleur des empires et
deux feuilles de papier, que les
l’eau bouillie. Un jour, Chen
la capitale fastueuse des Tang,
Chinois connaissaient à cette
Nung dégustait le liquide lors-
Chang‘an(1), la ville la plus peu-
époque. Il convient ensuite d’in-
qu’une feuille de l’arbre qui l’om-
plée du Moyen Âge, abritait des
tervenir à trois stades de l’ébulli-
brageait y tomba. L’arbre tuté-
artistes encyclopédistes, à la fois
tion de l’eau.
laire était un théier, le thé était
poètes, musiciens, peintres, cal-
né. Nous étions, paraît-il, au
ligraphes et amateurs de thé.
début du troisième millénaire
L’un d’eux, au Sud de la Chine, se
PREMIERS CONCOURS
DE DÉGUSTATION
avant notre ère mais la tradition,
fit l’apôtre exclusif du thé. Il s’ap-
Le premier stade est celui où “de
au-delà de la légende fondatrice,
pelait Lu Yu et il établit le code
petites bulles pareilles à des
ancre plus légitimement l’usage
de cette boisson dans son fameux
yeux de poissons flottent à la
du thé aux premiers siècles du
Tch’a Tsing (Classique du thé).
surface de l’eau”. C’est à ce
Pourtant, c’est plus récemment encore, sous la dynastie Tang (618-907), que cette
denrée semble un produit
important dans l’économie
de l’empire chinois. Les trois
siècles Tang sont ceux d’un
essor économique et artistique incontestable. Un commerce florissant s’établit
avec l’Asie centrale, le
monde iranien, l’Inde et la
péninsule indochinoise. Le
moment que Lu Yu recom-
Avec les nomades
turco-mongols du Nord,
la Chine échangeait
du thé contre des chevaux,
indispensables
à l’armée impériale.
Un “Bureau du thé
et du cheval” fut même
confié à un fonctionnaire
de très haut rang.
thé, tout particulièrement,
mande de verser du sel,
indispensable à ses yeux à
un bon thé. Au deuxième
stade, au moment où les
AGAPES
temps chrétien.
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 125
teur de l’usage hygiénique de
bulles “sont comme des
perles de cristal qui roulent dans une fontaine”,
c’est le thé qu’il faut
mettre dans l’eau, jusqu’au troisième stade de
l’ébullition, “lorsque les
vagues bondissent furieusement dans la théière”. Il
faut alors aussitôt verser
est une monnaie d’échange
une louche d’eau froide
avec les populations nomades
L’amateur d’aujourd’hui retien-
“pour rendre à l’eau sa jeunesse”
turco-mongoles du Nord. Il est de
dra de ce code l’attention que
et remplir immédiatement les
règle ainsi que les empires se
l’auteur porte au choix de l’eau,
tasses. Le thé de Lu Yu, le pre-
livrent à un commerce inégal
dont la meilleure est l’eau de mon-
mier maître, divinisé dans la
avec les populations vivant à leurs
tagne, suivie de l’eau de rivière et
Chine impériale, était donc
marges. On échangeait donc du
enfin de l’eau de source, l’eau de
une décoction salée qui nous
thé contre des chevaux, indis-
puits étant à éviter. Quant à la pré-
surprendrait
pensables à l’armée impériale.
paration du breuvage, elle s’ef-
aujourd’hui. Il s’agissait aussi,
Les nomades étaient d’excellents
fectue à partir du gâteau de thé,
au-delà du goût, de faire en
éleveurs dans leurs steppes sep-
sorte de plaque de feuilles de thé
sorte que le liquide fût sem-
tentrionales et le thé leur était
pressées et agglomérées, forme la
blable au jade dans les tasses
précieux pour rééquilibrer un
plus pratique pour le commerce
de porcelaine, que la Chine
régime exclusivement carné et
par caravanes. Chauffé, le gâteau
connaissait déjà avant tout le
lacté. Tout était pour le mieux
s’amollit puis est pulvérisé entre
monde. Pour ce faire, Lu Yu
sans
doute
✒
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 126
AGAPES
recommandait la poterie bleue
puis dégusté dans des bols de
tung (1101-1124), qui expéri-
du Sud, qu’il préférait à la
porcelaine épaisse de couleur
menta de multiples variétés et
poterie blanche du Nord.
bleu foncé ou brune. Quant au
en proposa un classement.
Mais foin du raffinement des
commerce des plaques de thé, il
maîtres ! L’Empire des Fils du
était toujours florissant. L’em-
Ciel allait connaître des troubles
pereur recevait un tribut annuel
et se désintégrer, pour laisser
en thé et l’usage de la boisson
LA PRÉPARATION
DU THÉ DEVIENT
UNE CÉRÉMONIE
place à une nouvelle division de
se répandit à la cour et dans le
Hélas, le souverain esthète ne fut
la Chine en 907. Dix royaumes se
peuple, au point que des
pas un bon défenseur de l’Empire
partagèrent le Sud et cinq dynas-
concours de dégustation s’ins-
et, peu après sa mort, les bar-
ties le Nord pendant un peu plus
taurèrent.
les
bares du Nord chassèrent les
d’un demi-siècle, pendant lequel
régions du Nord étant soumises
Song de leur capitale de Kaifeng,
on inventa tout de même le
à la dynastie Liao, le commerce
près du fleuve Jaune (Huang He),
papier monnaie, la poudre à
du thé contre des chevaux
à un peu plus de 500 kilomètres
canon et l’imprimerie, et pen-
n’était plus aussi aisé que sous
à l’est de l’antique métropole de
dant lequel on continua à boire
les Tang et il fallut constituer
Chang’an. La dynastie alla se
du thé. Finalement, un général
des stocks et rationner la pré-
réfugier au sud du fleuve Bleu
unifia la plus grande partie du
cieuse denrée, qui ne fut plus
(Yangzi Jiang), région où le thé
pays et créa la dynastie Song, qui
autorisée qu’à la cour et aux
était consommé depuis très long-
dura plus de trois siècles.
mandarins des six premiers
temps. Dix ans après leur fuite,
À cette époque se répandit
rangs de la hiérarchie. Devenu
les Song du Sud établirent leur
l’usage du thé en poudre broyé
privilège de gens de haute
capitale à Hangzhou, ville
dans un mortier et battu dans
noblesse, l’art du thé sous les
fameuse pour ses plantations de
l’eau bouillante avec une
Song eut un maître éminent en
théiers, en particulier celles qui
baguette de bambou fendue,
la personne de l’empereur Kia-
fournissaient le légendaire Long
Seulement,
buvait plus la décoction salée de
gon). À cette époque l’influence
milieu du
siècle, qui ame-
Lu Yu ni le thé en poudre des
du néo-confucianisme grandis-
nèrent au pouvoir le paysan Zhu
Song, mais une infusion mise à
sait. Cette tendance, sous les
Yuanzhang. Celui-ci se fit empe-
la mode au XVe siècle, au début
Song du Sud, fut illustrée par
reur à Nankin en 1368 et put, en
de la dynastie.
Zhu Xi (1130-1200), qui proposa
trente ans de règne, réunifier la
C’est ainsi qu’au tournant du
une synthèse entre la morale
Chine et installer, pour presque
XVIe et du XVIIe siècles, le breu-
confucéenne et les métaphy-
trois siècles, la dynastie des
vage millénaire de Lu Yu com-
siques du bouddhisme chinois
Ming, qui établit bientôt sa capi-
mença à être adopté en Occident
chan et du taoïsme avec son très
tale dans l’ancienne métropole
sous la forme que lui avaient
fort sentiment de la nature. La
mongole de Pékin. Pendant ces
donnée les Ming. Les Tibétains
préparation du thé fut alors
trois siècles, la production de
le connaissaient depuis les Tang
ritualisée et l’agrément d’esthète
thé fut fortement encouragée
et utilisent toujours le gâteau de
devint une cérémonie empreinte
par des allègements de taxes. La
thé et la décoction salée. Les
de profonde spiritualité.
raison en était, comme toujours,
Japonais enfin, qui ont introduit
Après 1279 et la fin de la dynas-
que cette denrée servait de mon-
le thé à la fin du XIIe siècle, sous
tie des Song, qui furent gardiens
naie d’échange pour se procurer
l’influence de Yeisaizenji, sont
de l’usage du thé et créateurs de
des chevaux et il fut institué un
les seuls à avoir gardé l’usage
son cérémonial, la tradition des
“Bureau du thé et du cheval”
Song du thé en poudre battu. On
maîtres de ce breuvage présente
sous responsabilité d’un fonc-
voit qu’en fait, les Chinois ont
les quatre-vingt-dix ans de la
tionnaire de très haut rang.
encore tout inventé en matière
dynastie mongole des Yuan
Quant à la préparation de la
de thé, comme en bien d’autres
comme une période de domina-
boisson, elle avait totalement
domaines.
tion insupportable et un inter-
changé. On était passé du
mède qui n’apporta rien à la civi-
gâteau de feuilles compressées
lisation du thé. Cette période
aux feuilles en vrac et l’on ne
1)- Aujourd’hui Xi’an, capitale
de la province du Shaanxi
(à ne pas confondre avec le Shanxi).
Retrouvez Hommes & Migrations sur la toile :
www.adri.fr/hm
Tout sur l’édition et la rédaction de H&M
et sur le Gip (Groupement d’intérêt public) Adri.
L’historique de la revue, depuis la création des Cahiers
Nord-Africains en 1950 et son changement de nom en 1965.
Les sommaires des derniers numéros.
Les archives de la revue.
Les dessins de Gaüzère.
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N° 1229 - Janvier-février 2001 - 127
XIVe
AGAPES
prend fin après des révoltes, au
Jin Tcha (thé du puits du dra-
Pub
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 128
DU CÔTÉ DE LA PRESSE
ASSOCIATIVE
Quand on dit “médias et immigration”, on pense généralement à l’image de l’immigration renvoyée par la presse, la télévision… Le récent débat sur la sous-représentation des “minorités visibles”
à l’écran a réintroduit la question de leur accès aux organes d’information. Mais il est fait peu
cas de ce que les gens issus de l’immigration ont à transmettre à partir de leur propre expérience,
en tant que citoyens ou en tant que professionnels. Dans une série d’articles consacrés aux médias
associatifs, H&M va se pencher tour à tour sur leur production dans la presse écrite, les radios
libres, les nouvelles télévisions du tiers-secteur audiovisuel et l’internet solidaire non marchand.
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 129
MÉDIAS & IMMIGRATION
MÉDIAS
MÉDIAS
par Mogniss H. Abdallah, agence IM’média
La liberté de la presse, consa-
la vie associative. Par extension,
impôts). Les articles ne doivent
crée par la loi du 29 juillet 1881,
elle se consacre aussi à l’intérêt
alors pas faire directement réfé-
précède de vingt ans le droit
général dans la société. Il existe
rence à l’association éditrice,
d’association. C’est cette loi qui
d’ailleurs une incitation légale
pour ne pas être assimilés à “une
régit la presse associative.
en ce sens : les conditions pour
publicité faite à soi-même”.
Considérée en termes généraux,
obtenir le numéro de commis-
La presse issue de l’immigration
la notion de presse associative
sion paritaire et les avantages
a une longue histoire, mise en
recouvre donc indistinctement
fiscaux et postaux y afférant exi-
valeur en 1989 par l’exposition
les publications éditées par des
gent une surface de publication
“France des étrangers, France
organismes aux statuts divers
consacrée à l’intérêt général
des libertés. Presse et mé-
(associations, syndicats, partis
“quant à la diffusion de la pen-
moire”(1). Aujourd’hui, elle
politiques, congrégations reli-
sée (instruction, éducation,
témoigne du processus d’enraci-
gieuses, collectivités locales,
information, récréation)” d’au
nement dans la société française
etc.). Nous limiterons ici notre
moins 50 % (art. 72 et 73,
et se décline sous des formes
état des lieux à la presse des
annexe III du Code général des
très variées, similaires à l’en-
associations et aux projets de
presse liés au mouvement associatif issus de l’immigration.
Cette presse privilégie le droit
d’expression, la communication
sociale et le développement de
“La libre communication de la pensée et des opinions
est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen
peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre
de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.”
Art. XI de la Déclaration des droits de l’homme du 26 août 1789.
✒
mille titres disponibles).
semble de la presse associative. En dépit du
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 130
mélange des genres ou du
passage parfois brusque et
inexpliqué d’une forme à
une autre, on peut dégager
une typologie des publications existantes.
LES PUBLICATIONS
D’EXPRESSION,
DE TÉMOIGNAGE
ET DE LUTTE
MÉDIAS
Fanzines de jeunes passionnés de musique ou de
BD, petits “canards” de
lycéens ou de nouvelles
Encouragés, les fanzines
se transforment souvent
en presse parascolaire
ou paramunicipale,
diffusée gratuitement
dans les lieux fréquentés
par les jeunes.
De la prise directe
de la parole par la libre
volonté, on passe ainsi
à une situation où
les institutions entendent
“donner la parole”.
Mais du coup, il se
retrouve détourné de sa
vocation première de
presse “sauvage” pour se
transformer en presse
parascolaire ou paramunicipale, diffusée gratuitement dans les lieux
fréquentés par les jeunes.
De la prise directe de la
parole par la libre volonté,
on passe à une situation où
les institutions entendent
“donner la parole”. Si l’intention est louable en soi,
elle porte aussi en germe
la possibilité de contrôler
associations de quartier,
cette parole, de la forma-
journaux-tracts militants dic-
ter ou de la faire taire si
tés par un événement social ou
pour l’essentiel des associations
d’aventure elle devenait ingé-
politique… Ces publications
de fait. Dans la forme, ces publi-
rable. Elle risque aussi de verser
spontanées, émanant souvent de
cations se veulent anticonfor-
dans le “jeunisme” officiel, symp-
groupes affinitaires – que l’ont
mistes. Leur contenu, original
tôme démagogique d’une société
voit se multiplier –, empruntent
lorsqu’il s’agit d’expériences per-
en mal de relève politique. La
beaucoup à la presse under-
sonnelles ou d’expression directe,
scène du “rap conscient”, à
ground américaine des années
se révèle plus conventionnel lors-
contre-courant de l’apolitisme
soixante ou à la presse alter-
qu’il s’agit de dossiers sur des
ambiant ou de la cooptation ins-
native post-soixante-huitarde.
thèmes d’intérêt général. Elles
titutionnelle, perpétue encore
Elles renvoient aussi à la
ont souvent une périodicité pour
le caractère revendicatif et
méthode Freinet, du nom de cet
le moins irrégulière. La diffusion,
rebelle de cette presse.
enseignant qui a promu l’intro-
dopée par le volontarisme affini-
Des formes ponctuelles de col-
duction d’une presse libre dans
taire, met à contribution amis et
laboration entre titres permet-
l’enceinte scolaire dès les
proches, ainsi que les éventuels
tent parfois de sortir des limites
années vingt, et reprennent
réseaux de fans.
habituelles. Ainsi, Alerte !, le
intuitivement à leur compte sa
Ce type de publication, désor-
journal de la Fédération des
règle des “quatre A” (autopro-
mais encouragé par les institu-
associations de jeunesse de
duction, auto-organisation, auto-
tions et le ministère de la Jeu-
Roubaix, lance-t-il un numéro
financement, autoformation).
nesse et des Sports, est mis en
hors-série en hommage à Syd-
Leurs initiateurs récusent géné-
valeur par le festival annuel
ney et à Riad , deux jeunes tués
ralement
contrainte
“Scoop en stock” ou la “Fanzi-
par la police dans la région lil-
bureaucratique et constituent
nothèque” de Poitiers (plus de
loise, le premier en 1998 et le
toute
second en 2000. De son côté, le
mensuel Pote à pote, proche de
sur un créneau plus politicoculturel. L’écho des cités du Mouvement de l’immigration et des
banlieues (Mib) renoue avec la
tradition militante des journauxtracts d’agit-prop’ autour de
thèmes politiques comme “justice en banlieue”.
Enfin, des militants associatifs
cations d’associations reven-
rial, distribution limitée à des
issus de l’immigration partici-
diquant leur double apparte-
mailings convenus ou à quelques
pent aux nombreux libellés de
nance (comme par exemple
manifestations publiques…)
mouvements sociaux (mal-logés,
Gözlem/L’observatoire de l’immi-
amène parfois le préposé au
chômeurs, ouvriers, etc.), aux
gration de Turquie en France)
bulletin à s’essayer à la lettre
journaux de quartier et aux bul-
marque d’ailleurs une volonté de
éditoriale ou au magazine d’in-
letins des “espaces concrets de
toucher à la fois la communauté
formation
citoyenneté” (locataires, parents
d’origine et les lecteurs français
démarche, tremplin possible
d’élèves…), dont la présenta-
ou les immigrés qui ne savent
pour l’accès à la grande presse,
tion ici déborderait notre cadre.
plus lire que dans la langue de
peut aussi déboucher sur des
Molière et de Chevènement. Et
publications consistantes, à mi-
les informations sur les luttes
chemin entre le magazine et
LES BULLETINS
OU LETTRES
D’INFORMATION
ET DE LIAISON
générale.
MÉDIAS
comme “le journal des quartiers”,
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 131
SOS Racisme, se présente
Cette
sociales ou la défense des droits
la revue, comme Actualités et
de l’homme dans les pays d’ori-
cultures berbères.
gine témoignent de la volonté de
La forme bulletin de liaison a
Forme de publication associa-
ne pas couper tous les ponts.
beaucoup souffert de la fascina-
tive la plus traditionnelle, les
Théoriquement régulière, cette
tion pour la presse et les opéra-
bulletins ont vocation à faire
presse demeure de facture plu-
tions politico-médiatiques en
circuler l’information sur les
tôt sobre. Tous les adhérents
vogue depuis les années quatre-
activités internes des membres,
sont sollicités pour écrire, mais
vingt. Les animateurs associatifs
et à formuler le point de vue de
c’est en général le permanent de
cherchent désormais avant tout
l’association sur l’actualité du
service ou une personne salariée
à publier communiqués, inter-
créneau qui la concerne. Ils
pour ce poste qui prend tout en
views ou tribunes libres directe-
fournissent également des infor-
charge. Prouesses de l’ordi-
ment dans les grands médias. Or
mations de services, en particu-
nateur aidant, cette personne
l’absence de publication indé-
lier sur des questions juridiques
se retrouve souvent à confec-
pendante est préjudiciable à la
ou administratives, en français
tionner “son” bulletin de A à Z.
personnalité même des associa-
et parfois dans la langue du
La désaffection apparente pour
tions et à leur pérennité. Au-delà
pays d’origine. La persistance
la forme bulletin (absence de
de l’appréciation sur leur qualité
du bilinguisme dans des publi-
réel débat sur le contenu édito-
rédactionnelle ou formelle intrin-
✒
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 132
sèque, ces bulletins constituent
associations ont décidé de pro-
public. Pis, il a sacrifié le lecto-
en effet le principal lien des asso-
céder à un véritable remodelage
rat “militant” que Sans Fron-
ciations avec la continuité de leur
de leurs publications. Le “must” :
tière avait réussi à fidéliser. Par
propre histoire, et permettent de
sortir un magazine hebdoma-
manque de repères et d’identité,
restituer le sens même de leur
daire ou mensuel d’actualité à
Baraka a disparu et avec lui, une
existence. La production du
vocation généraliste avec couver-
des initiatives de presse de l’im-
contenu devrait amener à réflé-
ture en quadrichromie, distribué
migration les plus intéressantes.
chir davantage sur la spécificité
par les NMPP. Cette métamor-
Sans réel bilan à ce jour.
ainsi du piège du regard de
l’Autre : beaucoup d’associations se présentent à
travers une compilation
de coupures de presse,
comme si la “vraie” presse
MÉDIAS
La fascination pour la for-
de leur apport, et sortir
était un certificat de pertinence. Pour sortir de la
détestable fonction de
catalogue
qui
réduit
aujourd’hui la plupart de
ces publications à un
simple produit d’appel, la
relance d’une réelle politique éditoriale s’impose.
Il est à noter que si des bulletins de liaison de fédé-
Les animateurs associatifs
cherchent désormais
avant tout à publier
communiqués, interviews
ou tribunes libres
directement
dans les grands médias.
Or l’absence de publication
indépendante
est préjudiciable
à la personnalité même
des associations
et à leur pérennité.
rations nationales tendent
mule magazine reste cependant forte, et des projets
ressortent épisodiquement,
sans trouver la solution
pour les rendre économiquement viables. Plusieurs
titres ciblant la communauté musulmane continuent à sortir en kiosque,
parmi lesquels La médina
ou encore Hawwa, magazine consacré aux femmes.
La frénésie autour de l’éclosion de la presse algérienne
des deux côtés de la Méditerrannée à la fin des
années quatre-vingt a également suscité l’espoir de
à s’essouffler, des éditions
pouvoir renouer avec la
régionales prennent un nouvel
phose implique un vrai projet de
veine éditoriale des grands jour-
essor. Ainsi le “local” pourrait-il
presse. Dans l’immigration, le
naux d’opinion indépendants
refonder des titres moribonds,
journal Sans Frontière, lancé en
d’antan. Trop préoccupés par
comme Expressions-Immigrés-
mars 1979, a d’abord tenté une
leur survie personnelle, les nom-
Français (organe de la Fasti) ou
“mixité rédactionnelle” conci-
breux journalistes, écrivains ou
La voix des sans-papiers (Coor-
liant prises de position militantes
artistes algériens réfugiés en
dination nationale).
et démarche professionnelle,
France ont dans l’ensemble dû
avant de tenter en 1985 le grand
opter pour des reclassements
saut avec le projet d’hebdoma-
individuels. Cependant, des
daire Baraka. Ce magazine, réa-
équipes engagées dans des expé-
LES JOURNAUX
ET MAGAZINES
D’INFORMATION
lisé par des professionnels avec
riences de journaux ou de maga-
Pour échapper à la désaffection
des moyens financiers plus
zines ont su rebondir en chan-
vis-à-vis des publications asso-
conséquents et un fort appui ins-
geant leur fusil d’épaule.
ciatives ou militantes, certaines
titutionnel, n’a pas trouvé son
Différences, la publication du
autres types de publications.
blics. Néanmoins, elles emprun-
Une situation qui n’est pas sans
partie à la vie du mouvement.
tent à l’associatif un mode de
rappeler le mépris des philo-
Les animateurs de Sans Fron-
fonctionnement collectif pour le
sophes des Lumières pour la
tière, quant à eux, ont créé avec
débat d’idées et pour asseoir
presse périodique naissante,
l’association Génériques la revue
leur indépendance éditoriale.
“ouvrage éphémère sans mérite
Migrance, soulignant le rôle de la
En retour, elles représentent
et sans utilité”, selon Rousseau,
presse étrangère dans l’histoire
souvent une source d’inspira-
“pâture des ignorants, res-
de l’immigration en France.
tion et de documentation pour
source de ceux qui veulent par-
les associations. Pour autant, le
ler et juger sans lire”, selon
mouvement associatif issu de
Diderot(3). Pour ces grandes
l’immigration exprime le besoin
plumes, l’instrument privilégié
Parmi les revues culturelles et
récurrent d’une revue politique,
de l’expression des idées restait
les publications liées aux
multicommunautaire et pluri-
le livre ou la brochure. Aujour-
sciences humaines, plusieurs
disciplinaire, qui sache prendre
d’hui, la promotion des seules
revues de qualité ont pris le
un certain recul par rapport aux
revues ne renouerait-elle pas
relais de la volonté de réflexion
situations d’urgence tout en res-
avec cette posture élitiste ?
de fond qui a pu s’exprimer par
tant organiquement liée aux
Jouer la complémentarité entre
le passé dans les différentes for-
populations concernées. Vaste
revues aurait pourtant encore
mules de publications énumé-
chantier auquel Zaama, nou-
plus de poids si cette démarche
rées ci-dessus. Le profil des
velle “revue pour l’égalité”, vient
s’accompagnait d’une recherche
revues, en augmentation depuis
apporter sa modeste contribu-
de complémentarité entre les
les années quatre-vingt, a déjà
tion. Un chantier “en construc-
revues et les autres formes de
fait l’objet de quelques études
tion”, comme on dit sur le net.
publication, qu’elles soient en ou
approfondies et de rencontres
Les revues, présentées de
hors ligne. D’autant que les
sous l’égide de l’association
manière quelque peu abusive
revues se disent volontiers déca-
Ent’revues(2).
LES REVUES
DE RÉFLEXION
Pour la plupart,
comme la forme la plus aboutie
lées par rapport à l’actualité
elles n’émanent pas directement
de la presse associative, tendent
immédiate ou aux contingences
de la vie associative, mais de
à concentrer l’essentiel de l’aide
de la communication sociale.
centres de recherche universi-
publique, au détriment des
Certes, encourager la diversité
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 133
taires ou d’organismes parapu-
letin mensuel consacré en bonne
MÉDIAS
Mrap, est ainsi redevenue un bul-
✒
à des retraits d’agrément
pour “parution trop irré-
MÉDIAS
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 134
gulière” ou “contenu non
conforme” (après appréciation du “caractère d’intérêt général”, de la surface consacrée à “l’intérêt
général” ou à la publicité, etc.). Sans oublier
les NMPP, qui refusent de
diffuser certaines publications, arguant qu’elles
et la multiplication des titres a
Les débats qui ne manqueront
ne constituent pas “un produit
un coût financier pour la collec-
pas d’avoir lieu à l’occasion du
de presse”.
tivité, et des organismes comme
centenaire de la loi 1901 per-
D’une manière plus générale,
le Fas ou le CNL ont des limites
mettront sans doute de rappeler
les textes actuellement en
budgétaires qui peuvent expli-
que le marché n’est pas une fin
vigueur manquent de lisibilité. À
quer leur refus d’un “saupou-
en soi, et que l’objectif de la
tel point, par exemple, qu’il reste
drage” tous azimuts de l’aide
presse associative ne peut se
difficile de savoir si un étranger
publique.
réduire à la seule recherche de
résident en France peut oui ou
la performance par la diffusion
non, aujourd’hui, être nommé
commerciale, ou à la démons-
directeur de publication. En tout
tration de son efficacité média-
cas, il appartient aux titres de la
tique. L’apport de cette presse,
presse associative de se regrou-
De l’avis même des milieux pro-
aussi modeste soit-il, gagnerait
per pour avancer ensemble
fessionnels, on se heurte là à
à être davantage reconnu et
leurs demandes. Pourquoi pas
l’une des grandes lacunes de la
encouragé. Ne pourrait-on pas
sous la forme d’un “cahier de
loi de 1881 : si elle garantit la
alors imaginer la création d’un
doléances” ? C’est ainsi que plu-
liberté de la presse, elle ne pro-
fonds d’aide à la presse associa-
sieurs associations issues de
tège en aucune façon contre les
tive, sur le modèle de celui qui
l’immigration ou de solidarité
puissances d’argent, privées ou
existe pour les quotidiens à
avec les immigrés prévoient la
publiques. Comment, dès lors,
faibles ressources publicitaires,
parution de coéditions pour mar-
ne pas être otage des logiques de
ou encore pour les radios asso-
quer les cent ans de la loi 1901
marché, c’est-à-dire, pour la
ciatives ? D’autres demandes de
et les vingt ans du droit d’asso-
presse, d’une obligation de résul-
réforme du statut de la presse
ciation pour les étrangers. Qu’on
tat financier ? Comment garan-
associative sont également dans
se le dise !
tir que l’aide publique ne soit un
l’air, comme la remise en cause
jour conditionnée par une atti-
du droit de regard, jugé intem-
tude “politiquement correcte”
pestif, de la Commission pari-
de la presse, voire par l’obligation
taire de la presse et des agences
de relayer peu ou prou la com-
de presse (CPPAP) qui procède,
munication des institutions ?
en vertu de son pouvoir régalien,
ENCOURAGER
LA PRESSE
ASSOCIATIVE
❈
1)- Cf. Génériques, 1990.
2)- Cf. José M. Ruiz-Funes, “Revues
de l’intégration et de l’immigration”,
in La revue des revues n° 27, 1999.
3)- Cités par Pierre Albert et Fernand
Terrou in Histoire de la presse, Puf,
“Que sais-je”, Paris, 1985.
Pub
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 135
LIVRES
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 136
LIVRES
et explicitement en direction
vie du village. Il parle bien
du public français.
aussi d’un monde qui s’efface et
L’auteur nous entraîne dans un
de ses hommes, même de ceux
voyage à travers l’enfance et les
qui ont tout perdu, jusqu’à leur
années de jeunesse, nous intro-
“part du vent”. Certains épi-
duisant ainsi au sein du village
sodes – comme l’arabisation
et des familles. On découvre les
par exemple, ou l’imposition
➣ C’est une filiation, avec un
rites, ceux de la circoncision
des “dates de naissance” –, ne
enchaînement des générations
ou du mariage, les ponctuations
vont pas sans évoquer des phé-
dans la déclinaison du nom, qui
du quotidien, le travail des
nomènes similaires à ceux que
introduit ce roman et dit d’em-
hommes et des femmes. Le
l’on a pu constater au Maghreb
blée l’ancrage de l’auteur dans
regard enfantin nous donne à
et ailleurs.
un village d’Arabie saoudite
voir les mères du village comme
dont une partie de l’histoire
étant celles de tous les enfants,
constitue l’ossature de la nar-
et il en va de même des pères.
ration. Cette filiation territo-
L’écriture est chargée d’émo-
rialisée s’affiche dans une rela-
tions, souvent poétique. C’est
tion combinée entre le récit
un élan pour dire un attache-
romanesque et le souci quasi
ment autant à la mère, véri-
➣ Les lointains et douloureux
ethnographique, avec d’ailleurs
table monument, qu’au village.
échos de la guerre d’Algérie n’en
une référence à Germaine
Un village à la longue histoire
finissent pas de résonner, d’agi-
Tillon, le tout dans une adresse
et qui vit paisiblement mais qui
ter les esprits, de réveiller des
directe “à la France”. Le récit se
voit poindre aussi le change-
consciences, voire de vieux
fait donc à la première personne
ment – l’arrivée de l’instituteur
démons. L’actualité fourmille
fondant une école, d’une infir-
d’exemples, à commencer par
mière – et quelques boulever-
des manœuvres répétées pour
sements. L’école est vécue
empêcher la tenue à Marseille
comme un tremplin pour se
d’une rencontre organisée par le
jeter dans le monde des incon-
Centre régional d’études et d’ob-
nus, celui de la ville.
servation des politiques et pra-
Le texte est écrit d’un souffle,
tiques sociales (Creops) sur “la
d’un chant pour le village, la
guerre d’Algérie en France”, ou
mère, le père, les sœurs, le vieil
les menaces adressées à la
ami de l’auteur, et pour un
Bibliothèque nationale de
monde qui s’en va. Ahmed Abo-
France si elle accueillait une
dehman parle bien des nuits
émission de France Culture
étoilées, des chants et des
consacrée à l’Algérie. Le débat
poèmes qui sont au cœur de la
relancé par les quotidiens
ROMANS
Ahmed Abodehman
La Ceinture
Gallimard, 2000,
149 p., 78 F
Abdelhafid Hammouche
Lakhdar Belaïd
Sérail killers
Gallimard, “Série noire”,
2000, 256 p., 38 F
corps refroidis ne parviennent
tortures exercées par l’armée
pas à enfermer dans leur
française participe bien évi-
remugle la fraîcheur du texte. La
demment de ce mouvement, qui
personnalité des deux enquê-
voit aussi se multiplier col-
teurs y est pour beaucoup,
loques, articles de presse et
comme celle de Dalila, la femme
autres publications.
de Lakhdar. Tous deux forment
Dans ce premier roman, le jour-
un couple symptomatique.
naliste Lakhdar Belaïd laisse
Musulmans (surtout elle…), ils
remonter à la surface un autre
respectent le jeûne du mois de
épisode dramatique des “Évè-
ramadan dans la simplicité, loin
nements”, celui qui a opposé
des gesticulations religieuses ou
nationalistes algériens et har-
communautaires. Leur réussite
kis : le cadavre de Farid Hand-
professionnelle s’est construite
sion de sujets historiques ou
Lounis, repêché dans le canal
dans l’anonymat. Sans rien
d’actualité : la guerre d’Algérie,
de Roubaix, et une vague de
devoir à personne. Sans rien
la question harkie, les chausse-
meurtres visant des Algériens
devoir prouver.
trapes réservées par les élus aux
font craindre le retour de cette
Il n’y a d’ailleurs rien à prouver.
jeunes issus de l’immigration,
guerre intestine. Les deux las-
Les personnages de L. Belaïd
les mœurs et les magouilles poli-
cars qui mènent l’enquête por-
montrent une réalité par trop
tiques, le quotidien des popula-
tent les stigmates du lointain
occultée : celle d’hommes et de
tions issues de l’immigration,
conflit. Lakhdar, le journaliste,
femmes, français d’origine
les pratiques associatives, l’in-
est le fils d’un nationaliste algé-
étrangère et de confession
supportable islam des convertis
rien, tendance messaliste. Ben-
musulmane (ou pas), bien dans
et le non moins insupportable
salem, le flic, est le fils d’un
leur tête, complètement inscrits
islam des faux bigots mais vrais
harki… c’est dire si la relation
dans l’ici et le maintenant. Les
geôliers d’“épouses emballées
entre ces deux copains de la
couples s’aiment et se cha-
sous toile cirée et embastillées
communale peut parfois être
maillent en toute candeur et la
à la maison”…
explosive. Ensemble, ils décou-
femme ne se voit pas reléguée
Le lecteur s’amusera à tirer la
vriront
d’un
dans le statut de mineur. Un
morale de cette histoire. Avec
incroyable “plan X” visant à
large pan de la société française
l’auteur, il ne rechignera pas
réveiller et à instrumentaliser de
est ici rapporté qui cloue le bec
longtemps à se soulager d’un
vieilles haines et des blessures
aux représentations fantasmées
roboratif “nique les hypocrites”
toujours douloureuses.
et aux discours de représentants
à la face des tartuffes de tous
Avec doigté et subtilité, Lakhdar
autoproclamés d’une introu-
poils – faux dévots musulmans,
Belaïd met en scène les fils de
vable communauté.
faux démocrates, algériens ou
l’intrigue. La vivacité et la légè-
La fraîcheur émane aussi du
français, mais vrais magouilleurs,
reté de son écriture rendent
ton. L. Belaïd, sans jamais se
bonimenteurs de l’intégration et
avec délectation l’oralité d’une
prendre au sérieux, balaie les
autres zappeurs idéologiques en
langue où quelques mots arabes
dangereuses “certitudes badi-
mal de subventions. Ah, que ce
ponctuent, pimentent un fran-
geonnées de bonne conscience”
livre fait du bien !
çais frondeur. Les horreurs et les
et va loin dans la compréhen-
l’existence
Mustapha Harzoune
LIVRES
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 137
Le Monde et L’Humanité sur les
✒
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 138
LIVRES
Anouar Benmalek
L’enfant du peuple ancien
éd. Pauvert, 2000,
333 p., 125 F
battit dans les rangs de l’armée
➣ En 1994, Mehdi Lallaoui
douze ans à Damas. Le temps
publiait un livre et réalisait un
d’apprendre le français et d’être
documentaire sur les Kabyles du
témoin de l’engagement protec-
Pacifique, ces hommes et ces
teur de l’émir en faveur des chré-
femmes des antipodes, lointains
tiens persécutés, comme le sou-
de l’émir Abdelkader et sera
contraint à un autre exil.
Avec son géniteur, Kader passera
descendants des révoltés algé-
ligne son père : “Crois-tu, petit
riens partisans d’El Mokrani et
morveux, que l’Émir permet-
déportés en Nouvelle-Calédonie
trait qu’on égorge des femmes et
au cours de la seconde moitié du
des enfants devant ses yeux, fus-
XIXe siècle. Dans les cales des
sent-ils chrétiens ? Il sait mieux
Loin du show médiatique des
bateaux qui emportaient ces
que nous ce qui est bon pour
jeux Olympiques et de la célé-
malheureux, d’autres déportés
notre religion. Ce n’est pas parce
bration mondiale de l’efficacité
partageaient leur triste sort : les
qu’on nous a tout volé que nous
des organisateurs australiens,
survivants de la Commune. Cette
allons nous comporter comme
Anouar Benmaleck a dédié son
communauté de destin nouera
des chacals et nous réjouir des
roman à une certaine Truga-
des liens, parfois solides, entre
malheurs de plus désespérés que
nini… la dernière aborigène de
les enfants de la terre algérienne
nous…” De son séjour damas-
Tasmanie, morte en 1876.
et ceux du pavé parisien. Ainsi,
cène, Kader rapportera aussi
Le périple australien des deux
Aziz ben Cheikh el Haddad, le
un livre qui ne le quittera jamais :
adultes en fuite et de l’enfant
principal chef de l’insurrection
le Livre des chants, écrit au
réservera plus de peines que de
après Mokrani, s’est éteint chez
Xe siècle par Abul Faraj Isfahani.
joies. Mais leur rencontre sera le
Eugène Mourot, un compagnon
Ensemble, Lislei et Kader s’en-
prix à payer pour qu’ensemble ils
de déportation qui habitait face
fuient vers l’Australie. Sur le
puissent jouir, même briève-
au Père-Lachaise à Paris. La soli-
bateau qui les emporte clandes-
ment, du bonheur. “Bois dans le
darité des anciens de la Com-
tinement, ils découvrent un
verre du destin quand il te sert
mune payera le rapatriement du
enfant captif, Tridarir. Malgré
ce qui ressemble au bonheur.
défunt vers son Algérie natale.
son jeune âge, il a déjà souffert
Mais pour ce verre où tu ne
À partir de cette trame histo-
bien plus que ces deux fuyards
trouveras peut-être que funeste
rique, Anouar Benmaleck conte
et bientôt protecteurs, bien plus
calamité, seras-tu prêt à payer
une autre belle histoire : la ren-
que l’humanité tout entière : il
le prix exigé ?”, dit le Livre des
contre entre Kader et Lislei, tous
est le dernier-né, le seul survi-
chants. Avec tendresse et huma-
deux déportés en Nouvelle-Calé-
vant, l’unique rescapé du géno-
nisme, Anouar Benmaleck ima-
donie. Elle n’est pas une “com-
cide des aborigènes de Tasma-
gine l’improbable, le miraculeux.
muneuse” mais la victime de la
nie. Un génocide monstrueux,
Rappelant les mots du Vietna-
répression aveugle des Ver-
comme le rapporte l’auteur,
mien Duyên Anh, selon qui “la
saillais. Lui, en revanche, a bien
mais… parfait, parce que “sans
littérature doit se montrer
participé à la révolte d’El Mo-
mémoire pour les victimes, sans
humaniste. Sinon, à force de
krani. Son père avant lui com-
opprobre pour les assassins” !
dénigrer l’homme, on finit par
payer est bien lourd : “Tu vois
entendre ce qu’il peut y avoir de
Lislei… Trid rit ! Pour la pre-
meilleur chez les hommes : des
mière fois… Toi, moi, on ne vaut
paroles d’humanité, à peine
pas plus que des épluchures…
Aziz Chouaki
Aigle
Gallimard, “Frontières”,
2000, 262 p., 43 F
audibles, qui s’élèvent tel un
C’est encore pire pour Trid…
➣ Voilà un livre qui rappelle la
contre-chant face au tumulte et
Peut-être… ne pouvons-nous…
lithographie de M. C. Escher inti-
à la barbarie.
être complets qu’à trois ? Mais
tulée Mains dessinant, qui
Comme Nassredine, Anna et le
ça, c’est beaucoup de malheur et,
représente en un mouvement cir-
petit Jallal des Amants désunis,
si on a de la chance, juste un peu
culaire deux mains se dessinant
le précédent roman d’A. Ben-
de bonheur ! Le supporterons-
l’une l’autre. Sur ce mode, un
maleck (voir H&M n° 1218), Lis-
nous toujours ?” Kader sait bien,
écrivain voit sa fiction s’animer.
lei, Kader et Trid déchirent d’un
lui qui a connu tant de souf-
En un mot, la fiction devient réa-
rayon lumineux l’obscurité de
frances, que “le verre du destin”
lité. “Voyant, tisseurs de vivants
l’Histoire. Cette source de
vaut la peine d’être bu.
réseaux, jouant avec la destinée
lumière est faible. Le prix à en
M. H.
des gens, [Jeff] voudrait crever
AU SOMMAIRE DU PROCHAIN NUMÉRO
(n° 1230 - Mars-avril 2001)
EUROPE : L’OUVERTURE À L’EST
Anne de Tinguy (Paris), L’élargissement de l’Union européenne, un processus
en marche dans un contexte migratoire complexe.
Annette Bosscher (Bruxelles), Les mesures transitoires en matière
de libre circulation des travailleurs.
Jonas Widgren (Vienne), Les politiques de prévention des migrations clandestines
et des trafics de migrants.
Irène Stacher (Vienne), Perceptions de l’élargissement en Autriche et en Allemagne.
Elmar Honekopp (Nuremberg), Les effets de l’ouverture sur le marché du travail
en Allemagne et en Autriche.
Marek Okolski (Varsovie), La politique migratoire de la Pologne.
Dusan Drbohlav (Prague), Pratique des migrations internationales en République tchèque.
Iana Streltsova (Moscou), Russie-Ukraine : les craintes de nouvelles ruptures.
Mirjana Morokvasic (Paris), Les Balkans face à l’UE, ou la revanche des exclus.
Heather Grabbe (Oxford), Les conséquences de l’élargissement
pour les minorités en Europe centrale.
Dana Diminiscu (Paris), Roumains : le système D contre le Système d’information Schengen (SIS).
Maxime Tandonnet (Paris), L’Europe de l’immigration, entre éclaircies et nuages.
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 139
nous en dégoûter”, il donne à
✒
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 140
LIVRES
une fois pour toutes le nom de
lieux. Kamel a besoin de sa
allures de deus ex machina,
Dieu de nom de Dieu de bordel
piaule pour être tranquille avec
tombe rattrapé par les limites et
de voile entre le réel et la fic-
Simone. Jeff se retrouve dans la
l’impuissance de l’écrit, attrapé
tion, passer au travers, faire le
rue, sans papiers et sans le sou.
par la liberté des hommes sur la
va-et-vient entre l’au-delà et
Et voilà que le récit bascule
chose écrite, le libre arbitre sur
l’en deçà du langage.” De ce
dans l’artificiel, dans “l’abraca-
le mektoub.
cercle concentrique, où fiction
dabrantesque”. Au mieux, dans
et réalité s’écrivent l’une l’autre,
le conte. Jeff, par un simple
le romancier se croit le maître
coup de boule, est propulsé caïd
des événements. Jusqu’au mo-
du forum des Halles. Chef de
ment, où, sans même s’en aper-
bande, il a tout : faux papiers,
Ahmadou Kourouma
Allah n’est pas obligé
Seuil, 2000, 233 p., 120 F
cevoir, il atteindra le point de
filles, alcool et autres sub-
➣ Après En attendant le vote
rupture.
stances paradisiaques (à ce que
des bête sauvage, prix du Livre
L’idée est séduisante. Le résul-
l’on dit), argent des divers tra-
Inter 1999, l’écrivain ivoirien
tat, moins. L’excessive mégalo-
fics en cours sur le parvis, sans
raconte la terrifiante histoire
manie du personnage central
parler de la reconnaissance et
des enfants-soldats enrôlés, dro-
et surtout le côté par trop arti-
de l’aura que lui confère son
gués, entraînés à tuer par des
ficiel du récit nuisent à ce texte,
nouveau statut.
“faiseurs de guerre”. Ahmadou
le troisième d’Aziz Chouaki
Mais la fibre littéraire asticote
Kourouma n’invente rien. La
après la remarquable Étoile
notre bonhomme. Il décide de
presse a déjà relaté cette triste
d’Alger en 1997 et les remar-
participer à un concours de nou-
réalité. Il assemble des faits et
quées Oranges en 1998 (voir
velles. Sûr de ses capacités –
des personnages bien réels, les
H&M n° 1213). Jeff, passionné
imbu de lui-même au point de
met en perspective et leur
de littérature, quitte l’Algérie.
distribuer les bons et, plus sou-
donne une autre charge émo-
Dans les premières pages du
vent, les mauvais points à des
tive. Birahima, orphelin d’une
récit, peut-être les plus réus-
auteurs autrement confirmés –,
dizaine d’années, part à la
sies, Aziz Chouaki taille le pays
il ne fait aucun doute pour lui
recherche d’une tante. Yacouba,
au scalpel, jette le “dégoutage”
qu’il gagnera ce concours. Pour
un grigriman (féticheur)
du jeune Algérois à la face du
l’heure, il construit une histoire,
musulman, accompagne le gar-
lecteur. Le style est nerveux,
campe un personnage et… le
çon. Pendant trois ans, ils “font
télégraphique. L’ellipse tourne
croise dans la rue. Alors, le lec-
pied la route” (marchent) dans
à plein régime. Il faut se tirer.
teur est embarqué, s’il accepte
le “bordel au carré” d’un Libé-
Vite, un visa pour Madame la
de jouer le jeu, dans un récit
ria et d’une Sierra Léone en
France. Même pour un mois,
emberlificoté où se nouent et se
guerre. Pour vivre, l’un confec-
changer de planète.
dénouent les fils des histoires
tionne des fétiches, l’autre
Jeff sera un temps hébergé par
personnelles, celle de Jeff et
devient enfant-soldat.
Kamel, un cousin. Triste et sor-
celles des personnages du vrai-
Le récit est à la première per-
dide univers de l’exil algérien à
faux récit, savamment agré-
sonne. La langue chatoyante
Paris. La plume comme le style
menté des indispensables doses
d’A. Kourouma est portée par
de Chouaki demeurent impla-
d’ésotérisme, d’érotisme, de
Birahima qui, de l’intérieur et
cables, sans concession. Au bout
banditisme et autres références
crûment, décrit la terrifiante
d’un mois, il faut quitter les
littéraires. Jeff, l’aigle aux
transformation d’enfants en sol-
M. H.
courtes”) des malheureux
connaissent plus qu’une loi,
électeurs. Otages, enfin,
celle des kalachnikovs. De
d’intérêts financiers aux
bandes de bandits en groupes
dimensions
armés aux ambitions prétendu-
nales, de vraies ingérences
ment politiques, A. Kourouma
mais de fallacieuses raisons
offre au lecteur occidental une
humanitaires. Il ne fait pas
lecture claire et édifiante des
bon vivre dans ces deux
guerres tribales qui ensanglan-
“foutus pays d’Afrique”
tent cette partie du continent
mais, comme le dit Bira-
africain. Ce qu’il montre n’est
hima, “Allah n’est pas
pas beau : des rites et croyances
obligé d’être juste dans
d’un autre âge, un syncrétisme
toutes les choses qu’il a
religieux où animisme, féti-
créées ici-bas.”
chisme, catholicisme et islam
Pour raconter son histoire,
s’entrechoquent, les guerres tri-
l’enfant-soldat utilise alternati-
Le livre a récemment été honoré
bales et leur cortège de car-
vement quatre dictionnaires (le
du prix Renaudot et du Goncourt
nages et de viols, le canniba-
Larousse, le Petit Robert, le
des lycéens. Son réalisme sans
lisme. Il y a encore ces guerres
Harper’s et l’Inventaire des par-
concession pourrait alimenter
civiles à répétition qui se nour-
ticularités lexicales du fran-
tous les clichés et conforter cer-
rissent des ambitions de pou-
çais en Afrique noire) pour
taines images d’une Afrique
voir et d’argent d’apprentis dic-
expliquer certains mots ou locu-
engluée à jamais dans une tra-
tateurs et vrais monstres, les
tions tantôt aux toubabs (colons,
gique destinée. Mais Kourouma,
systèmes politiques mafieux où
blancs) ou aux “nègres noirs
armé de ses quatre diction-
la corruption locale trouve à
afro-américains”, tantôt aux
naires, a miné son texte. Pour
l’étranger des relais complai-
natifs, les “nègres noirs afri-
tenir à distance la fausse bonne
sants et intéressés.
cains”. Ce procédé narratif per-
conscience de contrées pacifiées
Ce que montre A. Kourouma n’est
met à l’auteur de créer une indis-
et policées, on aime à penser que
pas juste : des enfants transfor-
pensable distance, et même de
par ce procédé, les anciennes
més en tueurs, des enfants vic-
distiller une bonne dose d’hu-
puissances européennes n’ont
times envoyés à la boucherie
mour pour soutenir les horreurs
pas seulement laissé des langues
comme Sarah, Sekou, Sosso ou
présentes dans son récit. Il
en Afrique. Mais aussi un peu de
“capitaine Kik le malin”, des
montre aussi comment l’Afrique
leur responsabilité.
populations otages des fous san-
s’approprie et enrichit une
guinaires que sont Taylor, Le
langue, le français. L’amateur se
Prince Johnson ou Samuel Doe,
délectera du “mouillage des
ou de Foday Sankoh qui, parce
barbes” pour bakchich, de l’“éco-
qu’il ne voulait pas d’élections
lage” pour frais de scolarité, de
démocratiques en Sierra Léone,
“se ceinturer fort” pour prendre
entreprit tout simplement d’am-
les choses au sérieux ou encore
➣ Il s’agit ici de la réédition d’un
puter les mains (“manches
des
kilomé-
ouvrage inialement paru en
longues”) ou les bras (“manches
triques”, et des “prix cadeaux”.
1980. Le propos est lyrique et le
internatio-
“salutations
LIVRES
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 141
dats sanguinaires qui ne
M. H.
Edmond Amran El Maleh
Parcours immobile
André Dimanche, 2000,
200 p., 119 F
✒
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 142
LIVRES
récit, qui n’est pas vraiment une
et on entend presque les bruits
vivre, l’auteur ramène le lec-
autobiographie sans pour autant
de la rue, comme on sent les
teur au cœur d’une probléma-
s’en détacher tout à fait, illustre
odeurs au sein des familles.
tique (celle de la fracture, de
A. H.
bien les multiples apparte-
l’entre-deux) qu’il était en droit
nances – aux communautés
de croire dépassée à la lecture
juive et musulmane – que l’au-
de certains écrivains ou, plus
teur
revendique.
Edmond
ALGÉRIE
la vie. Mais sur ce point, il est
Amran El Maleh a un long parcours derrière lui, d’abord de
militant politique au Maroc, puis
d’enseignant en France, et enfin
simplement, à l’expérience de
Nina Bouraoui
Garçon manqué
Stock, 2000, 197 p., 95 F
vrai que l’existence de chacun
est bien singulière. Et, à en
croire la presse, les dix années
d’écrivain.
➣ Résumons : père algérien,
algériennes de Nina Bouraoui
Le récit est au départ difficile,
mère française. Nina Bouraoui,
se sont soldées par une théra-
dense, avec des mots enchevê-
auteur en 1991 d’un premier
pie. Pour elle, l’Algérie serait
trés entre l’arabe et le français,
roman justement remarqué, La
bien ce pays dont on ne se
notamment, mais aussi entre un
voyeuse interdite (Gallimard),
remet jamais.
monde à peine entr’aperçu –
a vécu en Algérie de quatre à
Le texte est porté par un style
celui des juifs du Maroc – et un
quatorze ans, avant de retrou-
haché, heurté. La phrase y est
autre à venir, en tout cas offrant
ver sa France natale et sa
travaillée, charcutée jusqu’à la
un horizon incertain – celui des
famille maternelle, du côté de
blessure. Jusqu’à disparaître.
villes d’Europe.
Rennes. Dans Garçon manqué,
Laissant, comme après la ba-
Le rythme est saccadé et le
elle se laisse aller à une longue
taille, quelques mots exsangues.
déroulement presque ininter-
variation sur le thème du
Des mots qui se télescopent et
rompu. L’écriture est sensible,
double, de l’identité fracturée,
défilent jusqu’à l’étourdisse-
presque comme un parler pal-
de l’exil à soi-même. Le livre,
ment, et qui traînent derrière
pable mais avec une respiration
écrit à la première personne,
eux leur lot d’images, de faits et
haletante, sans apaisement. La
impose un “je” omni-
trame romanesque n’apparaît
présent, envahissant.
pas vraiment et le texte dit bien
À n’en pas douter, Nina
plus un monde évanescent, celui
Bouraoui jouit d’une
d’une enfance, d’une commu-
sensibilité et d’une
nauté en souvenir. Le lecteur
finesse d’(auto)ana-
peut être un peu désarçonné par
lyse et d’(auto)per-
ces longues phrases peu ponc-
ception
tuées mais il trouvera aussi peut-
naires. Mais que ce
être son rythme au fil des pages.
livre contient de pas-
Il découvrira aussi une atmo-
sages assommants !
sphère, celle qui se dégage du
Non contente de ver-
contexte marocain et d’un
ser finalement dans
arrière-fond politique marqué
les lieux communs de
par la relation des juifs maro-
la double culture diffi-
cains à l’Europe. Alors, on sent
cile, voire impossible à
peu
ordi-
vivre. Quand sera-t-il demain de
sentiments. Leur lot de rage et
comme aujourd’hui l’écriture.
sa veine littéraire, qui toujours
de violence. Omniprésente, elle
Avant même d’avoir dix ans,
s’est nourrie de la terre algé-
aussi. En soi et contre les autres :
l’enfant a emmagasiné une
rienne ? L’avenir le dira.
“C’est difficile de vivre avec le
quantité énorme d’images et
sentiment de ne pas avoir été
d’impressions. De traumatismes
aimé tout de suite, par tout le
aussi. Adulte, la romancière en
monde. Ça se sent vite. C’est
dresse un tableau saisissant et
animal. Et ça change la vision
instructif sur un pan de cette
du monde après. Ça poursuit.
société en crise : “À la main
Ça brûle le corps. Le feu du
crispée de ma mère lorsque
regard des autres. Sur ma peau.
nous sortions, à ses épaules
➣ Raphaël Draï, universitaire à
Sur mon visage. C’est difficile
voûtées afin de dissimuler les
Aix-Marseille, esquisse ici les
de s’aimer après. De ne pas haïr
moindres attributs féminins, à
contours d’une réconciliation et
le monde.”
son regard fuyant devant les
d’une fraternisation des diffé-
Sur la guerre d’Algérie, sur les
hordes d’hommes agglutinés
rentes communautés algé-
“Beurs”, sur la différence entre
sous les platanes de la ville
riennes, “juive, arabe, fran-
les enfants français et algériens,
sale, j’ai vite compris que je
çaise” – ajoutons berbère,
sur la débrouillardise des uns et
devais me retirer de ce pays
communauté par trop absente
la dépendance des autres... Nina
masculin, ce vaste asile psy-
ici, mis à part une évocation
Bouraoui se laisse aller à
chiatrique. Nous étions parmi
rapide de Mouloud Feraoun et
quelques banalités peu accep-
des hommes fous séparés à
Matoub Lounès. Après d’autres,
tables. Elle est autrement perti-
jamais des femmes par la reli-
ce Juif constantinois, exilé
nente quand elle évoque sa mère
gion musulmane, ils se tou-
depuis plus de quarante ans en
et son amour pour un Algérien,
chaient, s’étreignaient, cra-
dehors de l’Algérie, ne cache
courageusement assumé à la
chaient sur les pare-brise des
pas l’espérance suscitée par les
face des bien-pensants, malgré
voitures ou dans leurs mains,
déclarations
la guerre, le racisme et ses
soulevaient les voiles des
ministre du président Boume-
relents de fantasmes sexuels qui
vieillardes, urinaient dans
diene. Notamment le discours
font penser aux analyses de
l’autobus et caressaient les
présidentiel du 6 juillet 1999,
Chester Himes. Pertinente aussi
enfants. Ils riaient d’ennui et
prononcé à l’occasion du
quand elle raille le folklore,
de désespoir… Ils vivaient en
2500e anniversaire de l’antique
cette petite mort culturelle,
l’an 1380 du calendrier hégi-
Cirta et reproduit en annexe de
cette fermeture dans le temps et
rien ; pour nous, c’était le début
l’ouvrage. Le président y souli-
dans l’espace, et ces “attitudes
des années soixante-dix.”
gnait, entre autres, l’importance
folkloriques” qui tiennent lieu
Nina Bouraoui est “devenue heu-
de la présence et de l’apport de
pour certains de “petite iden-
reuse à Rome”. Qu’est-ce qui a
la communauté juive à cette cité,
tité culturelle”.
vraiment changé ? Le regard des
et invitait à une relecture de
Reste cette Algérie dont elle ne
autres ? Le sien, sur les autres ?
l’Histoire expurgée de toutes
guérit pas. Ce pays où elle dési-
Sur elle-même ? Qu’importe.
manipulations idéologiques.
rait être un homme pour y deve-
Pour elle, l’essentiel n’est-il pas
C’est donc dans la ville natale de
nir “invisible”, où la rue était
de renaître à la vie ? Au désir de
l’auteur que ce discours fut pro-
Mustapha Harzoune
Raphaël Draï
Lettre au président
Bouteflika sur le retour
des Pieds-Noirs en Algérie
Michalon, 2000, 141 p., 75 F
de
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 143
interdite, la maison un refuge –
LIVRES
de dialogues, d’impressions et de
l’ancien
✒
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 144
LIVRES
“Les pays de naissance ne se
réconciliation réussie que nos
renient jamais. On y demeure
enfants, Monsieur le Président,
identifié, du nombril jusqu’au
construiront la nouvelle Médi-
cerveau.” Voilà pourquoi, après
terranée”.
quelques commentaires sur la
grande. Les “dernières généra-
terrible décennie passée, l’au-
tions charnières” doivent aider
teur écrit : “tant que vous serez
à impulser une autre révolution,
en guerre, nous ne serons pas
pas celle des “systèmes abs-
en paix. Mais cette paix ne peut
traits, incontrôlable…”, mais
se concevoir non plus et se par-
celle qui “doit affecter nos com-
faire tant que, du côté de l’Al-
portements”.
gérie, un travail de mémoire
“Nous viendrons vers vous
L’ambition
est
analogue et homologue ne sera
sans autre désir que celui de
noncé. Cette ville où naquit et
pas véritablement engagé.”
vous revoir, écrit R. Draï. Notre
vécut Cheikh Raymond, le
Précisant sa pensée, il ajoute :
absence a été très longue. […]
maître du malouf. Il y fut assas-
“le temps de l’idéologie post-
Un des chants les plus poi-
siné et son évocation par
coloniale ne doit-il pas prendre
gnants du malouf déplore le
Raphaël Draï est symbolique :
fin ?” et, évoquant les jeunes
ouah’ch, c’est-à-dire l’absence
“Raymond Leyris incarnait,
générations algériennes, la
insupportée, celle qui ne vous
personnifiait la coexistence
quasi-totalité de la population,
laisse pas en paix, une absence
possible des dimensions juive,
“celle qui a été soumise à l’uni-
présente. Lorsqu’elle n’est pas
européenne et arabe de l’être
formisation de son existence,
comblée, elle finit par vous
algérien, par ailleurs tendu
de sa foi, de sa langue, parfois
rendre absent à vous-même,
jusqu’à la dilacération.” Dans
de ses vêtements”, il se
par vous faire vivre en marge
ce livre émouvant de sincérité et
demande “comment ces jeunes
de votre vie”. Cette lettre sera-
de droiture, R. Draï dit son his-
Algériens conçoivent le retour
t-elle lue par son destinataire
toire. La petite comme la
de ces pieds-noirs et autres
et, avec lui, par la classe poli-
grande. Sa présentation du
juifs d’Algérie ?”
tique algérienne ? Saura-t-il y
“naufrage tragique du système
Il interroge ensuite le président
répondre avec la même sincé-
colonial” et le rôle attribué au
algérien quant à l’opportunité de
rité, le même désintérêt ? Rien
général de Gaulle pourraient
“concevoir une formule identi-
n’est moins sûr. R. Draï, bien
être discutés. Mais l’essentiel
taire vitale qui permette les
éloigné des shows médiatiques
n’est pas là. “Les travaux des
conciliations intimes et l’ou-
algérois, esquisse les cadres de
historiens sont une chose. Ce
verture sur ce que l’on n’est
la réconciliation des mémoires
qui est vécu dans l’immédiateté
pas”. Ce “remaniement des pro-
et de la fraternisation des
passionnelle par une popula-
fondeurs”, comme il le nomme
hommes. Reste la volonté poli-
tion aux origines trop disper-
– rappelant l’Amin Maalouf des
tique. Sans oublier les réelles
sées, à l’histoire trop récente
Identités meurtrières – invite à
difficultés et les sourdes mais
pour être réfléchi et réflexif, en
rompre avec les logiques de divi-
efficaces oppositions, il n’est
est une autre.” Il faut dire les
sions pour saisir et accepter les
pas certain qu’elle existe en
parcours personnels pour “pan-
différentes composantes identi-
Algérie.
ser les blessures du passé”.
taires. “C’est à partir de cette
M. H.
ner, par exemple, une transfor-
L’auteur aborde ensuite, tour à
mation durable du caractère lin-
tour, quelques dimensions essen-
guistique et culturel du pays ? Les
tielles (socio-économique, poli-
Latinos peuvent-ils constituer
tique, religieuse, linguistique et
des vecteurs décisifs de courants
culturelle) de la condition latino
politiques qui influencent les
aux États-Unis, débouchant sur
grands choix de société ? Ces
une brève étude des mouvements
débats, très présents dans les
sociaux et politiques animés par
médias outre-Atlantique, sont ali-
des Latinos depuis les années
mentés par la publication de
soixante. Comme tous les ouvra-
dizaines de livres chaque année.
ges courts, celui-ci aborde trop
En France, la littérature sur ces
rapidement des questions qui
questions est peu abondante,
mériteraient de plus amples
➣ Aux États-Unis, de grandes
mais deux ouvrages parus récem-
développements, par exemple
mutations démographiques se
ment permettront à un public
l’importance des diasporas lati-
préparent. La rapide croissance
francophone de commencer à sai-
nos vis-à-vis de leurs pays d’ori-
de la population d’origine latino-
sir les enjeux de la “latinisation”
gine. Mais il ne s’agit pas de cri-
américaine (ou “hispanique”),
des États-Unis.
tiquer un auteur qui ne dispose
due autant aux flux migratoires
Le premier, Les Hispaniques
que de 126 pages pour traiter un
qu’à la croissance naturelle,
aux États-Unis, d’Isabelle
vaste sujet : il faudrait plutôt la
témoigne d’un changement
Vagnoux, est une bonne entrée
remercier d’avoir soulevé pour
inexorable de la composition
en matière. C’est à la fois un
un large public francophone une
ethnique de la population. Les
survol et une synthèse, dans la
importante question de civilisa-
États-Unis, pays “anglo-saxon” ?
meilleure tradition de la col-
tion, qui se posera avec acuité au
C’est de moins en moins vrai :
lection “Que sais-je ?”. L’auteur
cours du nouveau siècle.
d’ici 2050, un quart de la popu-
consacre la première moitié du
Annick Tréguer, spécialiste de
lation américaine sera d’origine
livre à étudier l’implantation
l’expression culturelle des Amé-
latino. C’est déjà le cas en Cali-
des Hispaniques aux USA :
ricains mexicains (ou Chicanos)
fornie, où les “Blancs non hispa-
d’abord “les premiers Hispa-
du Sud-Ouest des États-Unis,
niques” sont, depuis 2000, une
niques”, c’est-à-dire les
minorité. Les Afro-Américains
Mexicains du Sud-Ouest,
restent encore la “première
qui y vivaient avant l’ar-
minorité” du pays (environ
rivée des colons anglo-
12 %), mais ils seront bientôt
phones, puis les immigrés
dépassés numériquement par
ou réfugiés venus de
les Latinos (environ 32 millions
divers pays , essentielle-
à ce jour).
ment du Mexique, de
Mais, au-delà des chiffres, com-
Porto-Rico et de Cuba,
ment interpréter ces données ?
mais aussi, plus récem-
De quels changements sociaux
ment, d’Amérique cen-
sont-elles porteuses ? La pré-
trale, de la République
AMÉRIQUES
Isabelle Vagnoux
Les Hispaniques
aux États-Unis
Presses universitaires
de France, “Que sais-je ?”,
2000, 126 p., 42 F
Annick Tréguer
Chicanos : murs peints
des États-Unis
Presses
de la Sorbonne-Nouvelle,
2000, 103 p., 240 F
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 145
dominicaine, de Colombie, etc.
LIVRES
sence des Latinos va-t-elle entraî-
✒
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 146
aime tout particulièrement la
cette fonction. C’est pourquoi,
récuse pour les femmes, les
peinture murale, qui est l’une
écrit Annick Tréguer, “les pein-
enfants et les jeunes, les étran-
des formes de création les plus
tures murales sont volontiers
gers et les oisifs, une citoyenneté
typiques et les plus originales
monumentales, voyantes et
active, c’est-à-dire les droits poli-
de cette population. Depuis
vibrantes de couleurs fortes”.
tiques et le pouvoir d’influer sur
quinze ans, elle photographie
Ce livre, tout en ouvrant des pers-
la chose publique. Et cela au
des peintures murales en Cali-
pectives sur la condition des Chi-
nom d’une “logique capacitaire”,
fornie, en Arizona, au Nouveau-
canos, est d’abord un immense
qui prétend que certaines caté-
Mexique, au Texas, tout en
plaisir à lire et à feuilleter.
gories de la population sont inca-
recueillant les propos des
Chicanos : murs peints des
États-Unis reproduit plus de
cent photos en couleur de ces
peintures (d’où le prix élevé du
LIVRES
Jim Cohen
livre), accompagnées d’une histoire du muralisme chicano et
d’un commentaire sur les grands
thèmes sociaux et politiques
pables d’exercer ces droits politiques ou qui considère à tout le
artistes qui réalisent ces œuvres.
POLITIQUE
Saïd Bouamama
J’y suis, j’y vote ! La lutte
pour les droits politiques
aux résidents étrangers
L’Esprit frappeur, Paris,
2000, 117 p., 10 F
moins qu’elles doivent être soumises à une période probatoire
plus ou moins longue.
Tout au long des XIXe et
XXe siècles, cette indignité
citoyenne va ancrer dans les
esprits et les comportements le
principe de droits différenciés.
abordés par les artistes.
➣ “La citoyenneté est indivi-
La hiérarchisation de la citoyen-
Si le muralisme chicano puise
sible.” Cette maxime pourrait
neté ainsi pérennisée conduit
ses racines dans une grande tra-
résumer le pamphlet que vient
inévitablement aujourd’hui à des
dition politico-artistique mexi-
de publier le sociologue et mili-
phénomènes comme la catégo-
caine (José Clemente Orozco,
tant associatif Saïd Bouamama.
rie des immigrés sans-papiers
Diego Rivera, etc.), du côté nord
J’y suis, j’y vote ! relate les dif-
qui, bien que partie prenante
de la frontière, il s’agit d’un art
férentes étapes de la lutte pour
de la société française, se diffé-
qui est non seulement engagé,
les droits politiques non seule-
rencie en droits des résidents
mais réellement populaire, réa-
ment pour les résidents étran-
immigrés en situation régulière,
lisé en équipes. L’art mural chi-
gers, mais aussi, en remontant
cano mobilise certains grands
dans le temps, pour les esclaves,
symboles de la culture mexi-
les pauvres, les travailleurs et les
caine, met en scène les grandes
femmes. N’en déplaise aux
figures de la lutte syndicale et
tenants du “républicainement
politique mexicano-américaine,
correct”, l’étendard de l’égalité
dépeint la dure condition des
des droits de l’homme porté par
travailleurs immigrés, incite le
la Révolution française de 1789
grand public à s’instruire, à lut-
est entaché d’exclusions. Si la
ter contre la violence urbaine, à
République des débuts recon-
se protéger contre les maladies
naît en principe à tous les droits
sexuellement transmissibles.
de “citoyens passifs” (protection
Art didactique ? Oui, ce mura-
de leur personne, de leur pro-
lisme revendique haut et fort
priété, de leur liberté…), elle
voudraient par exemple oppo-
de lois spéciales différencié
ser la question du droit de vote
selon leur appartenance à
au mouvement des sans-papiers.
l’Union européenne, à des “pays
À cet égard, le titre du pamphlet
sûrs” ou des “pays à risques”, etc.
est explicite. Le slogan “J’y suis,
Face à cette citoyenneté à
j’y vote !” renvoie directement à
étages justifiée par des person-
celui des immigrés avec ou sans
nages illustres hier et par de
papiers : “J’y suis, j’y reste !”
grands ténors socialistes aujour-
(tous deux renvoient d’ailleurs à
d’hui, Saïd Bouamama préco-
des campagnes sur ces thèmes
nise la réaffirmation de l’égalité
entre 1986 et 1989 - voir aussi le
des droits pour tous. Concernant
livre de Mogniss H. Abdallah,
l’accès des immigrés au droit de
J’y suis, j’y reste ! Les luttes de
vote et à la nationalité, il rap-
l’immigration en France depuis
et les intérêts contradictoires
pelle que la Constitution de 1793
les années soixante, éditions
des diverses composantes d’un
et les propositions du parti com-
Reflex, H&M n° 1228). Cepen-
mouvement idéologique et poli-
muniste français en 1930 ou à la
dant, le droit de vote et d’éligi-
tique né dans les années
veille du Front populaire allaient
bilité à tous les échelons n’est
soixante-dix et dont les premiers
bien au-delà des atermoiements
pas une fin en soi. C’est, conclut
signes d’essoufflement seraient
d’aujourd’hui. Il met en garde
l’auteur, une condition néces-
perceptibles dès le milieu des
contre les tentations de démons-
saire mais pas suffisante pour
années quatre-vingt-dix.
tration “capacitaire” (conseils
l’égalité des droits et pour une
Gilles Kepel, dont l’ambition
municipaux consultatifs, droit
transformation sociale et poli-
avouée est “de rendre compte
de vote limité aux élections
tique radicale de la société.
du phénomène dans son
locales…) et avance le mot
Mogniss H. Abdallah
d’ordre de pleine égalité des
ensemble, à travers le monde,
pendant le quart de siècle
Gilles Kepel
Jihad. Expansion et déclin
de l’islamisme
Gallimard, 2000,
452 p., 145 F
écoulé”, décrypte discours et
désormais en Belgique. Or, cet
➣ Directeur de recherche au
Soudan, Jordanie et Turquie. Il
accès en France n’est toujours
CNRS, membre de l’Institut
analyse, sans entrer dans le
pas un droit, mais une option
d’études politiques de Paris et
détail, et on peut le regretter, les
soumise au pouvoir discrétion-
célèbre essayiste, l’auteur dia-
contradictions et les enjeux
naire de l’administration.
gnostique dans cet ouvrage
internationaux : rivalité entre
Selon Saïd Bouamama, ce cadre
l’échec de l’islamisme politique,
l’Iran et l’Arabie saoudite, poli-
permet de réunifier les luttes
à tout le moins d’une certaine
tique américaine… Il soupèse
des différentes composantes de
dynamique. Armé d’une grille de
enfin les retombées en Bosnie et
l’immigration et du mouvement
lecture sociologique, il s’applique
en Europe occidentale.
social, en écartant les velléités
à montrer les antagonismes
Faisant la somme des données
de division comme celles qui
internes, les objectifs différents
factuelles sur la question, l’auteur
droits politiques à tous les échelons. Il réclame même l’accès
automatique à la nationalité
française par simple déclaration, comme cela se pratique
LIVRES
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 147
eux-mêmes soumis à un régime
textes, dissèque les évolutions
pays par pays : Arabie saoudite,
Égypte, Malaisie, Pakistan, Iran,
Afghanistan, Algérie, Palestine,
✒
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 148
LIVRES
propose aussi une interprétation
repenser l’action en tenant
vieille pratique du double lan-
globale. La caractéristique essen-
compte des erreurs passées. De
gage, avec des discours de cir-
tielle de l’islamisme contempo-
ce point de vue, la radicalisation
constance, audibles et donc
rain résiderait dans sa composi-
violente et meurtrière est perçue
publics pour les uns, et une réa-
tion sociologique. Après avoir
comme l’une des causes de
lité tout autre pour les autres…
esquissé le portrait idéologique
l’échec. Une utopie se meurt,
Alors, en a t-on fini avec l’isla-
de Sayed Qotb, de Mawdoudi et de
usée par l’épreuve du temps,
misme ? Rien n’est moins sûr,
l’ayatollah Khomeiny, les maîtres
minée par sa propre folie.
comme le note l’auteur, car
à penser des différents mouve-
Pour les classes moyennes
l’évolution de ce mouvement
ments islamistes, G. Kepel
pieuses, qui désormais se
dépend… de la capacité des
explique par le détail comment
méfient des classes pauvres,
régimes en place à démocratiser
l’alliance entre des classes
repenser l’action consiste aussi
leur société. Leur responsabilité
moyennes pieuses et une jeunesse
à tenir compte des évolutions
est entière, hier comme aujour-
urbaine pauvre, qui a fait un temps
des sociétés civiles et de leur
d’hui. Le mouvement islamiste
– le “moment d’enthousiasme”
adhésion à des valeurs et prin-
est l’expression d’une dynamique
de Marx – le succès du mouve-
cipes universels (droits de
qui a su mobiliser des groupes
ment, a éclaté au mitan de la
l’homme, démocratie…). La
sociaux aux intérêts divergents
décennie quatre-vingt-dix. Cette
pensée évolue, qui cherche à
contre des dirigeants liberticides
combinaison sociale d’intérêts
trouver des terrains d’entente
et mafieux, hostiles justement à
contradictoires ne résistera pas à
plutôt que d’affrontement avec
toute évolution de leur société.
l’épreuve des luttes contre les pou-
les milieux laïcs et l’Occident.
Le déclin de l’islamisme est, pour
voirs en place qui se sont appli-
Les intérêts de classe domi-
Gilles Kepel, le déclin de ce pro-
qués à diviser et à opposer les
nent (!) et les considérations
cessus de mobilisation spécifique
composantes bourgeoise et popu-
économiques prennent le pas
et historiquement marqué. La
laire (Égypte, etc.), pas plus
sur l’idéologie. Gilles Kepel
balle serait donc dans le camp
qu’elle ne résistera à l’exercice du
l’illustre par des exemples qui
des pouvoirs en place : à eux de
pouvoir (Iran, Soudan…).
rappellent que “l’islam, comme
démocratiser, sinon le risque
Qu’il s’agisse du salafisme (res-
toute autre religion, est aussi
demeure grand de voir, sous une
pect strict et rigoriste de la tra-
une “existence”, et [que] ce sont
forme ou sous une autre, resur-
dition), du djihadisme version
les musulmanes et les musul-
gir le spectre de l’islamisme
pakistano-afghane, des gama’a
mans qui lui donnent corps”.
contestataire. Force est déjà de
el islamiyya et des Frères
Mais si les moyens sont à repen-
constater qu’il n’a nullement dis-
musulmans égyptiens, du prosé-
ser, les objectifs et le caractère
paru en Algérie, que le Hamas
lytisme tendance Ben Laden, de
difficilement conciliable des pro-
palestinien mobilise à nouveau
l’islamisme turc ou encore du
jets de société demeurent ! Dès
et qu’au Maroc (un pays mal-
chiisme de Khomeyni, le dia-
lors, quel crédit accorder à des
heureusement absent de ce
gnostic est général : le mouve-
discours qui, tout en maintenant
livre), il serait plutôt en pleine
ment est en perte de vitesse.
fort logiquement des références
ascension. Mais sommes-nous
Bien souvent de Londres, dans le
islamiques, prétendent s’inscrire
toujours dans le cadre de la dyna-
fameux “Londonistan”, les idéo-
dans un cadre politique univer-
mique sociale décrite par Gilles
logues du mouvement tirent la
sel ? Pour certains observateurs,
Kepel ?
sonnette d’alarme et invitent à
il ne s’agirait là que de la bonne
M. H.
La revue est disponible à notre siège :
Gip Adri - 4, rue René-Villermé - 75011 Paris - Tél. : 01 40 09 69 19 - Fax : 01 43 48 25 17
et dans les librairies suivantes :
PARIS : Fnac Forum – 1-7, rue P. Lescot – 75001 ● Parallèles – 47, rue Saint-Honoré – 75001 ● Les Cahiers de Colette – 12,
rue Rambuteau – 75003 ● Flammarion – Centre Georges-Pompidou – 75004 ● La Boutique de l’histoire – 24, rue des Ecoles –
75005 ● Compagnie – 58, rue des Ecoles – 75005 ● Edifra – Institut du Monde arabe – 1, rue des Fossés-Saint-Bernard –
75005 ● L’Harmattan – 16, rue des Ecoles – 75005 ● Lib. Lusophone – 22, rue du Sommerard – 75005 ● Présence
africaine – 25 bis, rue des Ecoles – 75005 ● Presses universitaires de France – 49, bd. Saint-Michel – 75005 ● Tiers Mythe –
21, rue Cujas – 75005 ● Electre – 30, rue Dauphine – 75006 ● La Procure – 3, rue de Mézières – 75006 ● Tschann – 125
bd. du Montparnasse – 75006 ● Carrefour de l’Odéon – 3, carrefour de l’Odéon – 75006 ● Lib. des Sciences politiques –
30, rue Saint-Guillaume – 75007 ● Artisans du Monde – 20, rue Rochechouart – 75009 ● Lib. du Monde libertaire – 145,
rue Amelot – 75011 ● Epigramme – 50, rue de la Roquette – 75011 ● Lady Long Solo – 38, rue Keller – 75011 ● La
Brèche – 7, rue de Tunis – 75011 ● Adac-Amacahu –29, rue des Cinq-Diamants – 75013 ● Le Chêne et le Baobab – 10, rue
des Wallons – 75013 ● Jonas – 14, rue de la Maison-Blanche – 75013 ● Nadim Tarazi – 58 rue Jeanne-d’Arc – 75013 ●
Lib. de la Cité – 19, bd. Jourdan – 75014 ● Le Divan – 203, rue de la Convention – 75015 ● Kiosque Belleville – 1, rue
de Belleville – 75019 ● Vivre Livre – 84, rue Rébeval – 75019 ● Lib. Papeterie Presse – 58, bd de Ménilmontant – 75020
RÉGION PARISIENNE : La Réserve – 14, rue Henri-Rivière – 78200 Mantes-la-Jolie ● Lib. Paris X – Bât C. – 200 av. de la
République – 92000 Nanterre ● La Procure – 263, bd. Jean-Jaurès – 92100 Boulogne-Billancourt ● Les Folies d’Encre –
19, rue Galliéni – 93100 Montreuil ● Zoothèque – 38, av. du Général-de-Gaulle – 94700 Maisons-Alfort
PROVINCE : Plein Ciel – 46, av. Jean-Médecin – 06000 Nice ● Relais Fnac Nice – 30, av. Jean-Médecin – 06000 Nice ● A la
Sorbonne – 23, rue Hotel des Postes – 06000 Nice ● L'Odeur du Temps – 35, rue des Pavillons – 13000 Marseille ● Le Roi
Lire – 5, rue Adolphe-Thiers – 13001 Marseille ● Paul Eluard – 3-5-7, rue d'Aix – 13001 Marseille ● Regards – 2, rue de la
Charité – 13002 Marseille ● Librairie des Deux Mondes – 5, cours Julien – 13006 Marseille ● Paidos - 2, rue des Trois-Mages 13006 Marseille ● Lib. de l’Université - 12 A, rue Nazareth - 13100 Aix-en-Provence ● Librairie de Provence – 31, cours
Mirabeau – 13100 Aix-en-Provence ● Vents du Sud – 7, rue du Maréchal Foch – 13100 Aix-en-Provence ● Hémisphères –
15, rue des Croisiers – 14000 Caen ● Lib. de l’Université – 17, rue de la Liberté – 21000 Dijon ● La Manufacture – Place
Maurice-Faure – 26100 Romans ● La Procure – 21, rue Charles Corbeau – 27000 Evreux ● Castela – 20, place du Capitole –
31000 Toulouse ● Ombres blanches – 50, rue Gambetta – 31000 Toulouse ● Joseph Gibert – 3, rue Taur – 31000 Toulouse
● Siloe Jouanaud – 19, rue de la Trinité – 31000 Toulouse ● Mollat – 83-89, rue Porte Dijeaux - 33000 Bordeaux ● Scrupule –
26, rue St-Sépulcre – 34000 Montpellier ● Sauramps – Allée Jules-Milhaud – 34045 Montpellier ● La Procure matinale – 9,
rue de Bertrand – 35000 Rennes ● Librairie de l'Université – 2, place du Docteur-Léon-Martin – 38000 Grenoble ● La Dérive,
10, place Sainte-Claire – 38000 Grenoble ● Vent d’Ouest – 5, place du Bon-Pasteur – 44000 Nantes ● Les Temps Modernes –
57 rue Notre-Dame de Recouvrance – 45000 Orléans ● Le Livre en Fête – 27, rue Orthabadial - 46100 Figeac ● Contact –
3, rue Lenepveu – 49100 Angers ● Les enfants terribles – 22, rue du Jeu de paume – 53000 Laval ● Atlantide – 56, rue
St-Dizier – 54000 Nancy ● Le Furet du Nord – 15, place du Général-de-Gaulle – 59002 Lille ● Les Lisières – 33, Grandplace – 59100 Roubaix ● Les volcans d’Auvergne – 80, bd. de Gergovia – 63000 Clermont-Ferrand ● Lib. des Facultés – 212, rue de Rome – 67000 Strasbourg ● Lib. internationale Kléber – 1, rue des Francs-Bourgeois – 67000 Strasbourg
● Alsatia-Union – 4, pl. de la Réunion – 68000 Mulhouse ● Decitre – 6 place Bellecour – 69002 Lyon ● Lib. des
Editions Ouvrières - 9 rue Henri-IV - 69002 Lyon ● La Proue – 15, rue Childebert – 69002 Lyon ● Flammarion – 45,
rue Voltaire – 69310 Pierre-Bénite ● Siloe Chatelet – 23, rue Chatelet – 71100 Châlons-sur-Saône ● La Vieille Boutique –
29, rue Jean-Pierre-Veyrat – 73000 Chambéry ● L’Armitière – 5, rue des Basnages – 76000 Rouen ● Siloe Sype – 58,
rue Joffre – 85000 La-Roche-sur-Yon ● Lib. de l’Université - 70 rue Gambetta - 86000 Poitiers
ÉTRANGER : Fnac Bruxelles – 16, rue des Cendres – 1000 Bruxelles – Belgique ● Tropismes – 11, galerie des Princes – 1000
Bruxelles – Belgique ● Lib. A Livre Ouvert - 116 rue Saint-Lambert - 1200 Bruxelles - Belgique ● Oliviéri – 5200 Gatineau
MTL – Côte des Neiges – Québec H31-1W9 – Canada ● Lib. du Boulevard - 35 rue de Carouge - 1205 Genève - Suisse.
DIFFUSION POUR LES LIBRAIRES FRANCE ET ETRANGER :
DIF’ POP – 21 ter, rue Voltaire – 75011 PARIS
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N° 1229 - Janvier-février 2001 - 150
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Particuliers et associations
France
370 F (56,40 €)
France
320 F (48,70 €)
Etranger
495 F (75,40 €)
Etranger
445 F (67,80 €)
Nom : ............................................................................................ Prénom : ....................................................................................
Adresse : ..................................................................................................................................................................................................
Code postal : /
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Ville : ............................................................................................
Pays : ............................................................................................. Téléphone : ..............................................................................
Profession (facultatif): ..................................................................................................................................................................
Vente au numéro
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
Je vous prie de m'adresser :
......... 1229 - Janvier-février 2001
......... 1228 - Nov.-décembre 2000
......... 1227 - Sept.-octobre 2000
......... 1226 - Juillet-août 2000
......... 1225 - Mai-juin 2000
......... 1224 - Mars-avril 2000
......... 1223 - Janvier-février 2000
......... 1222 - Nov.-décembre 1999
......... 1221 - Sept.-octobre 1999
......... 1220 - Juillet-août 1999
......... 1219 - Mai-juin 1999
......... 1218 - Mars-avril 1999
......... 1217 - Janv.-février 1999
......... 1216 - Nov.-décembre 1998
......... 1215 - Sept.-octobre 1998
......... 1214 - Juillet-août 1998
......... 1213 - Mai-juin 1998
......... 1212 - Mars-avril 1998
......... 1211 - Janv.-février 1998
......... 1210 - Nov-décembre 1997
......... 1209 - Sept.-octobre 1997
......... 1208 - Juillet-août 1997
......... 1207 - Mai-juin 1997
......... 1206 - Mars-avril 1997
......... 1205 - Janv.-février 1997
......... 1204 - Décembre 1996
......... 1203 - Novembre 1996
......... 1202 - Octobre 1996
......... 1201 - Septembre 1996
......... 1200 - Juillet 1996
......... 1198-99 - Mai-juin 1996
PRIX* port compris
Vie associative, action citoyenne
77 F
L’héritage colonial
77 F
Violences, mythes et réalités
77 F
Au miroir du sport
77 F
Santé, le traitement de la différence 77 F
Marseille, carrefour d’Afrique
77 F
Regards croisés France-Allemagne 77 F
Pays-de-la-Loire, divers et ouverts 77 F
Immigration, la dette à l’envers
77 F
Islam d’en France + Migrants chinois 77 F
Combattre les discriminations
77 F
Laïcité mode d’emploi
77 F
La ville désintégrée?
77 F
Politique migratoire européenne 77 F
Les Comoriens de France
77 F
Solidarité Nord-Sud
77 F
Des Amériques Noires
77 F
Immigrés de Turquie
77 F
Le Racisme à l’œuvre
77 F
Portugais de France
77 F
D’Alsace et d’ailleurs
77 F
Médiations + Australie
77 F
Imaginaire colonial
77 F
Citoyennetés sans frontières
77 F
Réfugiés et Tsiganes, d'Est en Ouest 77 F
Chômage et solidarité
44 F
Intégration et politique de la ville 44 F
Les foyers dans la tourmente
44 F
A l'école de la République
44 F
Canada
44 F
Réfugiés et demandeurs d'asile
85 F
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
6,70 €
6,70 €
6,70 €
6,70 €
6,70 €
12,90 €
PRIX* port compris
......... 1197 - Avril 1996
......... 1196 - Mars 1996
......... 1195 - Février 1996
......... 1194 - Janvier 1996
......... 1193 - Décembre 1995
......... 1192 - Novembre 1995
......... 1191 - Octobre 1995
......... 1188-89 - Juin-juill. 1995
......... 1187 - Mai 1995
......... 1186 - Avril 1995
......... 1185 - Mars 1995
......... 1184 - Février 1995
......... 1183 - Janvier 1995
......... 1182 - Décembre 1994
......... 1181 - Novembre 1994
......... 1178 - Juillet 1994
......... 1176 - Mai 1994
......... 1175 - Avril 1994
......... 1172-73 - Janv.-févr. 1994
......... 1171 - Décembre 1993
......... 1170 - Novembre 1993
......... 1169 - Octobre 1993
......... 1168 - Septembre 1993
......... 1167 - Juillet 1993
......... 1165 - Mai 1993
......... 1162-63 - Févr.-mars 1993
......... 1158 - Octobre 1992
......... 1157 - Septembre 1992
......... 1155 - Juin 1992
......... 1154 - Mai 1992
......... 1151-52 - Févr.-mars 1992
Antiracisme et minorités
44 F 6,70 €
Jeunesse et citoyenneté
44 F 6,70 €
Cités, diversité, disparités
44 F 6,70 €
L'Italie
44 F 6,70 €
Détours européens
42 F 6,40 €
L'intégration locale
42 F 6,40 €
Musiques des Afriques
42 F 6,40 €
Tsiganes et voyageurs
83 F 12,60 €
Après les O. S., le travail des immigrés 42 F 6,40 €
Rhône-Alpes
42 F 6,40 €
Histoires de familles
42 F 6,40 €
D'Espagne en France
42 F 6,40 €
Passions franco-maghrébines
42 F 6,40 €
Pour une éthique de l'intégration 42 F 6,40 €
Sarcelles
42 F 6,40 €
Les lois Pasqua
42 F 6,40 €
L'étranger à la campagne
42 F 6,40 €
La mémoire retrouvée
42 F 6,40 €
Minorités au Proche-Orient
83 F 12,60 €
Le bouddhisme en France
42 F 6,40 €
Arts du Maghreb et de France
42 F 6,40 €
Le Languedoc-Roussillon
42 F 6,40 €
épuisé
Belleville
Mariages mixtes
42 F 6,40 €
Migrants, acteurs du développement 42 F 6,40 €
Fragments d'Amérique
83 F 12,60 €
Mémoire multiple
39 F 5,90 €
Le Nord-Pas-de-Calais
39 F 5,90 €
Migrations Est-Ouest
39 F 5,90 €
Le poids des mots
39 F 5,90 €
Une autre Allemagne
77 F 11,70 €
* France seulement. Pour l'étranger, compter 10 F (1,50 €)supplémentaires par numéro pour le port.
Je règle la somme de : ...................................................................................... F
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par chèque bancaire ci-joint à l'ordre de Gip Adri.
par versement sur votre compte à la Banque Martin Maurel - Paris 8e :
13369 00006 60 555401015 58
par mandat international
Si l'adresse de la facturation est différente de l'adresse ci-dessus nous l'indiquer :
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Pour nos abonnés à l'étranger,
nous ne pouvons accepter que
les virements bancaires ou les
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