HOMMES & MIGRATIONS VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE N° 1229 - Janvier-février 2001 Le centenaire de la loi de 1901 est l’occasion de constater que la vigueur du mouvement associatif et son engagement dans la vie de la Cité reflètent en grande partie l’état de santé de notre vie démocratique, la réalité au quotidien de l’action citoyenne. De même, l’attitude de l’État à l’égard des associations est à l’image de son degré de confiance dans la démocratie directe. Pourtant, en l’espèce, il se trouve que la République s’est longtemps méfiée de la parole du peuple non filtrée par ses représentants élus, de l’action non contrôlée du citoyen de base, souvent associée aux “débordements de la rue”. Depuis la fameuse loi Le Chapelier du 14 juin 1791 instaurant le délit d’association et de coalition entre ouvriers – le syndicalisme et la grève –, jusqu’aux multiples restrictions concernant le droit d’association des étrangers, la par République a souvent assimilé union et conspiration, revenPhilippe Dewitte dication et sédition. De même, plus tard, la subvention a fréquemment constitué un moyen d’éviter égarements intempestifs, remise en cause de la légitimité du pouvoir en place, contestation du bien-fondé de sa politique… ❖ Par ailleurs, en l’an II de la Révolution, c’est de l’étranger que sont venus les ennemis de la République naissante, ces dynasties naguère antagonistes et désormais alliées contre la “nation en armes”. De cet épisode fondateur vient sans doute une certaine suspicion de l’État à l’égard des étrangers. Un décret de 1939 limite par exemple leur droit d’association, et si la mesure semble plus ou Quand les étrangers jouis- moins justifiée par la guerre qui s’annonce, elle ne sera plus du tout entre 1945 et le 9 octobre 1981, sent du droit d’association au ledate de son abrogation. ❖ Mais la citoyenneté, c’est même titre que les nationaux, aussi et surtout le droit de vote. En ce domaine, la a encore à vaincre ses préventions origion peut avancer que la citoyen- France nelles, puisque les ressortissants non communauneté gagne du terrain. On ne taires ne peuvent faire entendre leur voix. Et si dans leur majorité, la classe politique et l’opinion s’acpeut cependant pas en dire cordent désormais à penser qu’il n’est pas normal fabriquer des citoyennetés à plusieurs vitesses autant en ce qui concerne le de – entre les Français, les Européens de l’Union et droit de vote, toujours refusé les autres étrangers –, la République a du mal à le pas… Il en va pourtant de la crédibiaux extra-communautaires. franchir lité de son engagement contre les discriminations. N° 1229 - Janvier-février 2001 - 1 BAROMÈTRES DE LA DÉMOCRATIE N° 1229 - Janvier-février 2001 - 2 S O M M A I VIE ASSOCIATIVE, R E Gip Adri 4, rue René-Villermé 75011 Paris ACTION CITOYENNE Baromètres de la démocratie par Philippe Dewitte 1 La vigueur du mouvement associatif reflète l’état de santé de la vie démocratique, la réalité au quotidien de l’action citoyenne. Mais la citoyenneté, c’est aussi et surtout le droit de vote. En ce domaine, la République doit encore vaincre ses préventions originelles… L’État et les associations, entre méfiance et allégeance par François Boitard 5 L’État français a du mal à se départir de sa méfiance vis-à-vis des associations ; l’un et les autres ont toujours entretenu des relations contradictoires, hésitant tour à tour entre la liberté et le contrôle – particulièrement lorsque des étrangers sont de la partie. La longue marche du mouvement associatif pour transcender les frontières politiques de la citoyenneté par Mogniss H. Abdallah 10 Privées de véritable représentation dans les partis existants, l’immigration a investi le champ culturel avant de s’intéresser aux espaces concrets de citoyenneté. Face aux limites de la démocratie locale, elle se jette dans la bataille pour une nouvelle “citoyenneté de résidence”. Droit de vote pour tous. Les contours d’un débat par Saïd Bouamama 21 Pour le moins récurrent en France, le débat autour du vote des résidents non nationaux masque la question du statut et des droits politiques des immigrés. Une démocratie peutelle s’accommoder d’une non-citoyenneté pour une partie importante des habitants de son territoire ? Pour une citoyenneté attachée à la personne par Albano Cordeiro 34 La nécessaire égalité des droits politiques entre les nationaux et les étrangers, là où ils vivent, ne pourra se faire que par des modifications du droit international. Celui-ci reste encore axé sur la souveraineté nationale et la pleine reconnaissance du pouvoir des États sur les citoyens. Des amicales d’hier aux associations de quartier d’aujourd’hui. Un essai de typologie par Abdelhafid Hammouche 41 Un voyage dans le monde des associations de l’immigration qui met en lumière les processus d’individuation à l’œuvre, entre la génération des primo-migrants et celle d’aujourd’hui, qui conçoit l’engagement associatif comme une expérience personnelle au service de la collectivité. Militants associatifs issus de l’immigration : de la vocation au métier par Dominique Baillet Le mouvement associatif a permis la socialisation d’une partie de la jeunesse issue de l’immigration. Les militants ont pu participer à la vie politique locale, s’insérer dans le monde du travail, parfaire ou acquérir une formation professionnelle… 54 Tél. : 01 40 09 69 19 Fax : 01 43 48 25 17 E-mail : [email protected] Site internet : www.adri.fr Fondateur : Jacques Ghys ✝ Directeur de la publication : Luc Gruson Rédacteur en chef : Philippe Dewitte Secrétaire de rédaction : Marie-Pierre Garrigues [email protected] Fabrication et site internet : Laurent Girard Renaud Sagot Promotion et abonnements : Christophe Daniel Karima Dekiouk [email protected] Vente au numéro : Pierre Laudren Création maquette : Antonio Bellavita Mise en pages : Sandy Chamaillard Comité d’orientation et de rédaction : Mogniss H. Abdallah Rochdy Alili Augustin Barbara Jacques Barou Hanifa Cherifi Albano Cordeiro François Grémont Abdelhafid Hammouche Mustapha Harzoune Le Huu Khoa Khelifa Messamah Juliette Minces Gaye Petek-Salom Marie Poinsot Catherine Quiminal Edwige Rude-Antoine Alain Seksig André Videau Catherine Wihtol de Wenden Les titres, les intertitres et les chapeaux sont de la rédaction. Les opinions émises n’engagent que leurs auteurs. Les manuscrits qui nous sont envoyés ne sont pas retournés. par Marie Poinsot ABONNEMENTS : (six numéros) 64 Les structures associatives issues de l’immigration ne peuvent toujours pas se targuer d’être de véritables partenaires des pouvoirs publics. Simples relais sans pouvoir de décision, elles pâtissent encore d’un manque de reconnaissance. H O R S - D O S S I E R L’intégration à la française, entre rigueur et pragmatisme : le cas des politiques de l’habitat France 1 an : 370 F (56,40 €) Tarif réduit* : 320 F (48,70 €) Étranger 1 an : 495 F (75,40 €) Tarif réduit* : 445 F (67,80 €) * voir bon de commande en dernière page. HOMMES & MIGRATIONS est publié avec le concours du Fonds d’action sociale pour les travailleurs immigrés et leurs familles 77 par Daniel Béhar En matière d’habitat, les politiques publiques d’intégration des populations étrangères ont changé radicalement au cours des trente dernières années. Les dispositifs mis en place sont allés du traitement spécifique à la banalisation revendiquée. La présence italienne en Haute-Normandie : les naturalisations entre 1820 et 1940 de la Délégation au développement et à l’action territoriale 87 par Catherine Popczyk Dès le siècle dernier, l’Administration a consigné nombre de détails qui retracent l’évolution du statut et de la condition de l’étranger en France, comme autant d’instantanés de l’immigration en France, ici celle des Italiens dans ce que l’on appelait la Seine-Inférieure. C H R O N I Q U E S de la Délégation interministérielle à la Ville INITIATIVES Diaspora villageoise et développement local en Afrique : le cas de Thilogne association développement Abdoulaye Kane 96 MUSIQUES Bonga, la voix des exilés d’Angola François Bensignor 109 du Comité catholique contre la faim et pour le développement CINÉMA Bread and Roses ; Bronx-Barbès ; Kippour ; Nationale 7 ; Les portes fermées ; Shower ; La Squale ; Le tableau noir, Jim Cohen et André Videau AGAPES Mon thé pour un cheval, Marin Wagda 113 124 ISSN 0223-3290 Inscrit à la CPPAP sous le no 55.110 MÉDIAS Médias et immigration. Du côté de la presse associative Mogniss H. Abdallah 129 LIVRES Mogniss H. Abdallah, Jim Cohen, Abdelhafid Hammouche, Mustapha Harzoune et du 136 En couverture, dessin de Farid Boudjelal pour la campagne France Plus dans les années quatre-vingt. Diffusion pour les libraires: DlF’POP, 21 ter, rue Voltaire 75011 Paris Tél. : 01 40 24 21 31 Impression : Autographe 10 bis, rue Bisson 75020 Paris Ce numéro est publié avec le soutien de la Mission pour la célébration du centenaire de la loi de 1901. N° 1229 - Janvier-février 2001 - 3 Le mouvement associatif, un instrument au service des politiques publiques d’intégration ? N° 1229 - Janvier-février 2001 - 4 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE © Éric Morere/IM’Média. La République célèbre le centenaire de la loi de 1901, les étrangers ont désormais le droit de “coalition” et la vie citoyenne sur le terrain témoigne de la vitalité de la démocratie directe, même si l’État est parfois tenté d’instrumentaliser les associations. par François Boitard, formateur associé, Agence pour le développement des relations interculturelles L’État français a du mal à se départir de sa méfiance vis-à-vis des associations ; l’un et les autres ont toujours entretenu des relations contradictoires, hésitant tour à tour entre la liberté et le contrôle – particulièrement lorsque des étrangers sont de la partie. Un retour sur cent années de vie associative nous rappelle les cheminements de la volonté étatique, alors qu’aujourd’hui les structures associatives sont de plus en plus censées assurer le relais des pouvoirs publics dans des domaines aussi divers et essentiels que la ville, l’emploi, la santé, la culture ou le sport… Aujourd’hui considérées comme des interlocuteurs incontournables et des agents nécessaires à la mise en œuvre des actions de l’État, instituées juridiquement et consacrées par le Conseil constitutionnel et la jurisprudence constante du Conseil d’État, pouvant presque prétendre à la situation d’agents économiques à part entière, les associations fêtent cette année le centenaire de leur reconnaissance, fortes de leur importance dans tous les domaines. Ce succès est paradoxalement assez trompeur, et quelques observations vont montrer que le discours officiel sur les associations cache une réalité souvent différente et surtout une volonté d’orienter ces dernières vers un fonctionnement plus conforme aux volontés de l’État et des collectivités publiques. Contrairement aux pays anglo-saxons, où les associations se développent librement depuis longtemps et ne font pas l’objet de droit spécifique (première citation en 1601 dans le droit coutumier en Grande-Bretagne, pas de loi particulière aux États-Unis), la France a d’abord craint et souvent interdit les associations ; au-delà de la conception républicaine de 1789, qui affirme qu’entre le citoyen et l’État il n’y a pas besoin d’intermédiaire, le fait de s’associer apparaît comme une revendication face à l’absolutisme du pouvoir en place, qui juge toujours suspect le rassemblement public et les groupes de personnes, auxquels il prête des intentions de conspirateurs. L’association est vécue comme un contre-pouvoir, aussi bien par ses membres que par le pouvoir lui-même. Depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’à la seconde moitié du XIXe, c’est petit à petit que toutes les formes d’associations se développent, en partie pour répondre aux évolutions sociales et économiques, qui VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE MÉFIANCE ET ALLÉGEANCE N° 1229 - Janvier-février 2001 - 5 L’ÉTAT ET LES ASSOCIATIONS, ENTRE N° 1229 - Janvier-février 2001 - 6 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE nécessitent des adaptations et des réponses devant les problèmes liés à ces profondes mutations. L’association, la ligue, l’entente, l’amicale ou le cercle apparaissent alors comme des réponses aux besoins d’une société de plus en plus multiforme et diverse. À partir de 1864, date d’abolition du délit de coalition, et surtout après l’arrivée des républicains au pouvoir (1879-1880), les assoL’État, trop habitué ciations se développent tant et si bien aux méthodes centralisatrices que l’on peut parler d’une reconnaiset préoccupé de la question religieuse, sance de fait. Mais la crainte de ce a orienté la nature régime républicain plutôt anticlérical croît avec l’importance que prennent les et la fonction des associations, associations catholiques, et particulièqui très tôt devront être rement les congrégations religieuses. une “école de la démocratie”, C’est dans ce climat de combat pour la répondre à la forme laïcité – qui aboutira notamment à la de l’État républicain et, plus tard, séparation de l’Église et de l’État – que servir de relais à sa politique. s’inscrit la loi qui va permettre la reconnaissance d’une liberté publique fondamentale et l’institution d’un statut juridique faisant des associations des “adultes” de la vie civile. Elle va également, à cette occasion, révéler les choix et les orientations politiques d’un pouvoir et permettre à ce dernier de préciser les contours de la “bonne association”. UN CONTRAT D’ASSOCIATION “ENCADRÉ” PAR L’ÉTAT Comme le souligne Martine Barthélémy, “la légitimation des associations ne se fait pas ‘par en bas’, mais ‘par en haut’”(1). En effet, l’État, trop habitué aux méthodes centralisatrices et préoccupé de la question religieuse, oriente la nature et la fonction des associations, qui très tôt devront être une “école de la démocratie”, répondre à la forme de l’État républicain et, plus tard, servir de relais à sa politique. Le titre I de la loi instaure la liberté de s’associer, en précisant toutefois que l’intégrité du territoire national et la forme républicaine du gouvernement ne peuvent être remises en question sans entraîner la nullité. Par ailleurs, les conditions d’obtention de la capacité juridique sont simples et peu contraignantes. En revanche, le titre II, qui définit la reconnaissance d’utilité publique, et surtout le titre III, qui traite des congrégations religieuses, montrent un État soucieux de développer un contrôle sur les structures qui représenteront des enjeux plus conséquents sur les plans économique et idéologique. En limitant au strict nécessaire les biens des associations, en contrôlant ceux des structures dont il reconnaît 1)- Martine Barthélémy, Associations : un nouvel âge de la participation ?, Presses de Sciences Po, Paris, 2000, 286 p. 2)- Lors du colloque de l’Association régionale pour le développement de la vie associative (Ardeva) Île-de-France, le 15 octobre 1996, sur “L’Îlede-France et les associations régionales - Sur les chemins du partenariat”. Cf. aussi D. Wolton, La communication entre associations et élus en Île-de-France, L’Harmattan, Paris, 1996. D’autre part, l’obtention de la personnalité juridique, fortement recommandée, au point que bon nombre de responsables pensent qu’elle est obligatoire, et les statuts types, présentés souvent comme obligatoires par les préfectures et fournis dès août 1901, induisent des modes de fonctionnement où la pensée étatique est fortement traduite. Le cas le plus démonstratif est celui des subventions publiques : pour en obtenir, une association doit être obligatoirement déclarée. Ainsi, pour tout un chacun, pour fonctionner en association, il faut être “déclaré à la préfecture”, certains disant même qu’il s’agit d’une “autorisation” ! Il est à noter que ces dérives sont souvent présentées comme des obligations légales. Tout se passe comme si après avoir accordé une grande liberté, l’État s’était empressé de récupérer d’une main ce qu’il avait laissé filer de l’autre. En fait, il encadre l’expression de ce droit dans des propositions qui vont vite s’imposer comme des règles et qui cherchent à limiter l’expression d’un pouvoir par trop fantasque et difficilement contrôlable. Les décisions récentes que sont les nouvelles modalités de contrôle des subventions accordées aux associations (lois de 1992 et de 1993), la clarification du régime de fiscalisation de ces dernières (instructions fiscales de 1998 et 1999) et la publication au Journal officiel du plan comptable adapté aux associations montrent que l’État n’entend pas laisser ces structures en dehors du droit commun, et qu’au contraire il en fixe de plus en plus clairement les conditions d’exercice. L’ASSOCIATION, INTERFACE ENTRE DEUX VOLONTÉS Comme le rappelait Dominique Wolton(2), les associations ont le choix entre servir la politique de l’État et des collectivités publiques, ce que l’on peut appeler l’instrumentalisation, ou agir comme “poil N° 1229 - Janvier-février 2001 - 7 DES MODES DE FONCTIONNEMENT BIAISÉS VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE l’intérêt public, et en surveillant ceux des congrégations religieuses, l’État n’engage pas les associations à avoir un rôle économique, mais plutôt à développer une fonction plus éducative : celle de la participation à l’idéal démocratique républicain. S’associer, oui, mais plutôt dans l’intérêt de la collectivité nationale que dans celui du domaine privé. Il faut noter que malgré cela, la loi, très libertaire, permet de fonctionner en dehors de la volonté publique, bien que le discours officiel du pouvoir ne l’ait jamais souligné, soucieux d’idéaliser un fonctionnement associatif pourtant bien éloigné, dans la pratique, de cette école de la démocratie tant vantée. N° 1229 - Janvier-février 2001 - 8 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE à gratter” des décideurs en innovant dans la plupart des domaines et en montrant les solutions possibles aux différents problèmes que rencontre notre société. Si l’on observe la période des trente dernières années, on constate une croissance du nombre des associations, une diversification de leurs domaines d’action et un accroissement exceptionnel de leur rôle économique. Devant cette montée en force, l’État a bien sûr réagi, et depuis vingt ans il a mené une double action : la formation et la mise à niveau techniques des associations afin qu’elles soient mieux armées pour répondre aux besoins, et l’affirmation d’un rôle de plus en plus important de relais et de mise en place de sa politique. Nous citerons pour exemple la politique de la ville, la politique de l’emploi (emplois aidés, insertion sociale et professionnelle), la politique de la santé (toxicomanie), la politique sociale (lutte contre l’illettrisme, contre l’exclusion), sans oublier la politique culturelle et surtout la politique sportive (que serait le sport en France sans son ministère et toutes les subventions versées ?). Parallèlement, le militantisme et le bénévolat sont toujours les moteurs de la vie associative, mais le développement de la professionnalisation semble en atténuer la puissance. LES ASSOCIATIONS ET LES ÉTRANGERS On a vu précédemment que l’État et les associations ont toujours entretenu des relations contradictoires, hésitant tour à tour entre la liberté et le contrôle, et c’est particulièrement net dans le cas où des étrangers sont présents. Le projet de loi prévoyait initialement de A PUBLIÉ Jean Bastide, “La vie associative, ou l’engagement au service de la cité” Dossier Citoyenneté sans frontières, n° 1206, mars-avril 1997 Catherine Wihtol de Wenden, “La nouvelle citoyenneté” Albano Cordeiro, “Pratiques associatives, pratiques citoyennes” Dossier Jeunesse et citoyenneté, n° 1196, mars 1996 N° 1229 - Janvier-février 2001 - 9 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE soumettre les associations composées majoritairement d’étrangers, ou ayant des administrateurs étrangers ou un siège hors de France, à une autorisation préalable établie par décret du Conseil d’État. Curieusement, c’est grâce aux représentants des congrégations religieuses que la loi de 1901 n’a introduit dans sa forme définitive qu’une restriction vis-à-vis des étrangers : la possibilité de dissoudre ces associations par décret du président de la République, au cas où elles menaceraient la sûreté intérieure de la France. Mais il est intéressant de constater que les termes du projet ont été repris presque mot pour mot dans le décret-loi de 1939 (guerre oblige !), qui devint pour longtemps, jusqu’à son abrogation en 1981, le titre IV de la loi. L’autorisation était délivrée par le ministre de l’Intérieur en personne. À ce sujet, un autre ministre de l’Intérieur, Raymond Marcellin, proposa en 1971 de soumettre toutes les associations à une autorisation préalable de ses services ; la loi fut votée, mais le Conseil constitutionnel, saisi par le président du Sénat, la rejeta et confirma de façon spectaculaire la liberté d’association… pour les Français ! Enfin, si l’abrogation de 1981 permit à nombre d’associations étrangères de se former librement et favorisa ainsi le renouvellement et le rajeunissement de ses cadres, un petit détail subsiste : la mention obligatoire de la nationalité des responsables de l’association, tout au moins pour les associations déclarées. À ce jour, la liberté de s’as✪ socier est libre, quelle que soit la nationalité des membres. VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE N° 1229 - Janvier-février 2001 - 10 LA LONGUE MARCHE DU MOUVEMENT ASSOCIATIF POUR TRANSCENDER LES FRONTIÈRES POLITIQUES DE LA CITOYENNETÉ Les associations de l’immigration, longtemps considérées comme “étrangères” et soumises au contrôle préalable de l’État, revendiquent l’égalité des droits politiques depuis les années vingt. Privées d’une véritable représentation dans les partis existants, voire interdites d’activité politique, elles ont investi le champ culturel avant de s’intéresser aux espaces concrets de citoyenneté. Mais face aux limites de la démocratie locale, et alors que les Européens viennent d’obtenir le droit de vote aux élections municipales, les associations se jettent à nouveau dans la bataille pour une nouvelle “citoyenneté de résidence”. Dans l’histoire de la République française, le droit d’expression et la liberté d’association sont des notions étroitement imbriquées. Or, qui dit droit d’expression et liberté d’association éveille immanquablement l’idée d’action politique collective échappant peu ou prou à l’emprise directe de l’État. Certes, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, en son article 2, admet que “le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression.” Mais les révolutionnaires français de 1789 récusaient l’idée de la constitution, entre les individus et l’État, de corps intermédiaires qui risqueraient de diviser la Nation. C’est le sens de la loi Le Chapelier, adoptée par l’Assemblée constituante le 14 juin 1791, qui interdit aux ouvriers – mais aussi aux maîtres – toute association ou toute forme d’action collective par “délibérations”, “affiches”, “lettres circulaires” ou par “tout attroupement” pour faire pression, par exemple, sur “ceux qui se contenteraient d’un salaire inférieur”. À l’époque, il semble que seul Marat contesta la dimension politique de cette mesure tendant à réduire les droits d’expression, dans un article publié dans L’Ami du peuple, intitulé “Usurpation des droits de la souveraineté du peuple par ses représentants”(1). Il faudra attendre la fin du XIXe siècle, tout agité par la question sociale, pour obtenir le droit de réunion, la liberté de la presse et la reconnais- par Mogniss H. Abdallah, agence IM’média 1)- Cité par Jean-Louis Robert in “1791 : liberté du marché et Nation”, Le Monde, 14 novembre 2000. Dès lors, des groupes d’étrangers et de travailleurs immigrés vont eux aussi constituer leurs associations “loi de 1901”. Parmi celles-ci, l’Étoile nord-africaine, qui se déclare en 1925 comme une “association de bienfaisance au profit des travailleurs immigrés”, sera l’une des plus connues. Certains diront qu’elle s’est montée sur les décombres de l’Association de la fraternité islamique. Il a été plus clairement établi par son dirigeant, Messali Hadj, que l’Étoile nord-africaine est apparue dans le prolongement de la campagne à Paris du candidat communiste Hadj Ali Abdelkader, d’origine Avant 1981, les associations algérienne, lors des législatives de s’astreignent officiellement 1924. Le déclic aurait donc été d’ordre au “devoir de réserve” et à la “neutralité politique, et non religieux(2). Selon un politique”. La peur de l’interdiction rapport de police de l’époque, Messali – ou pis encore de l’expulsion – plane. Hadj demanda dès 1926 “l’abrogation Aussi se cantonnent-elles pour l’essentiel de l’indigénat et la suppression pure dans les activités culturelles. et simple de toutes les mesures illégales prises pour limiter le droit des Algériens et Marocains à voyager librement entre leur pays et la France. Il réclama la représentation des Nord-Africains à la Chambre, ainsi que la liberté de la presse et la liberté de réunion.” De fait, l’Étoile nord-africaine revendiquait d’ores et déjà “le droit à l’électorat et à l’éligibilité à toutes les assemblées, y compris au Parlement, au même titre que les autres citoyens français”, ainsi que “l’amnistie pour tous ceux qui sont emprisonnés, en surveillance spéciale ou exilés pour infraction au code de l’indigénat ou pour délit politique”. Ces revendications d’ordre civique et politique, qui seront minorées, voire omises dans la presse communiste – pourtant censée 2)- Cf. Benjamin Stora, être gagnée à la cause de l’Étoile – , précèdent puis accompagnent Messali Hadj, éditions son engagement pour l’indépendance de l’Algérie. Mais c’est Le Sycomore, Paris, 1982. N° 1229 - Janvier-février 2001 - 11 L’ÉTOILE NORD-AFRICAINE RÉCLAME L’ÉLIGIBILITÉ À TOUTES LES ASSEMBLÉES VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE sance des syndicats. En 1884, Pierre Waldeck-Rousseau, alors ministre de l’Intérieur, fait voter la loi sur les associations professionnelles. Devenu président du Conseil, il est ensuite l’inspirateur de la loi de 1901 sur la liberté d’association que nous connaissons aujourd’hui. Cette loi d’inspiration libérale entérine enfin le droit d’association pour les individus et les buts les plus divers, à l’exception notable de celui qui porterait “atteinte à l’intégrité du territoire national et à la forme républicaine du gouvernement” (article 3). N° 1229 - Janvier-février 2001 - 12 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE suite à son appel pour l’indépendance que l’ENA sera dissoute en 1929, en vertu de l’article 3 précité de la loi de 1901 (reconstituée, l’ENA sera à nouveau dissoute en 1937 par le Front populaire). Le PCF reprendra alors à son compte un certain nombre de ces revendications au début des années trente(3). Sans suite : elles seront sacrifiées sur l’autel de l’unité du Front populaire au gouvernement. 3)- Cf. Rahma Harouni, “Le débat autour du statut des étrangers dans les années trente”, Le Mouvement social, n° 188, Les éditions de l’Atelier/Éditions ouvrières, juillet-septembre 1999. “L’ASSOCIATION S’INTERDIT TOUTE ACTIVITÉ POLITIQUE” Par la suite, le PCF sera décrié comme le “parti de l’étranger”. Ironie de l’histoire, c’est la loi de 1901, revue par le régime de Vichy, qui “a permis d’interdire le PCF comme association dirigée de fait par des étrangers”(4). En effet, sous prétexte de lutter plus efficacement contre les regroupements nazis et apparentés en France, le gouvernement Daladier signe le fameux décret-loi du 12 avril 1939 sur les associations étrangères. Ce décret-loi soumettait les “associations étrangères” à l’autorisation préalable et au contrôle discrétionnaire du ministre de l’Intérieur. Par “associations étrangères”, il était entendu toute association ayant son siège à l’étranger ou “dirigée de fait par des étrangers”, mais aussi toute association comprenant plus d’un administrateur étranger ou “un quart au moins de ses membres étrangers”. Si ces dernières menaçaient “la sûreté intérieure ou extérieure de l’État”, elles pouvaient être dissoutes par voie administrative et non plus judiciaire. L’autorisation administrative, pouvant être refusée sans motif, n’était par ailleurs pas définitive. Subordonnée à “l’observation de certaines conditions” (les textes ne précisent pas lesquelles), elle était aussi soumise à renouvellement périodique, et pouvait être retirée à tout moment. La pratique administrative rajoutera au décret-loi de 1939 l’obligation de mentionner dans les statuts la phrase : “L’association s’interdit toute activité politique.”. Ainsi, les étrangers se voient concéder le droit d’association – une liberté sous contrôle de police –, mais ils se voient aussi refuser le droit d’expression politique(5). Le PCF demandera en 1948 l’abrogation de ce décret-loi discriminatoire à l’encontre des non-nationaux, qui touche aussi par ricochet les associations françaises, sommées de déclarer leurs adhérents étrangers. Sa proposition de loi sera enterrée en commission, les uns et les autres pensant que le texte tomberait de lui-même en désuétude. En fait, il sera bien mis à contribution, notamment dans les années soixante-dix, pour tour à tour menacer, refuser ou interdire 4)- Cf. René Dumont, “Liberté d’association pour les étrangers”, Le Monde, 5 février 1977. 5)- Cf. Les étrangers et le droit d’association, Comité pour l’abrogation du décret-loi de 1939, Ciemm (Centre d’information et d’étude sur les migrations méditerranéennes), 1979. CULTURELLE COMME MOYEN D’ACTION POLITIQUE 6)- D’après une enquête de la Fonda. Cf. “Dix ans de liberté associative pour les étrangers en France”, La tribune Fonda, n° 92, décembre 1992. 7)- Cf. “Culture immigrée”, revue Autrement, n° 11, novembre 1977. Pour autant, beaucoup d’associations étrangères se développent durant la même période. Dans les années qui précèdent l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, 300 associations auraient ainsi été déclarées chaque année, après autorisation(6). Ces associations dites “autonomes”, constituées pour la plupart sur une base nationale, se donnent pour objectif de répondre aux besoins sociaux et culturels des travailleurs immigrés, en leur apportant une aide juridique, matérielle ou morale. Leur attention est également concentrée sur la situation dans le pays d’origine. Leurs dirigeants sont souvent des opposants aux régimes en place. Mais les associations s’astreignent officiellement au “devoir de réserve” et à la “neutralité politique”. La peur de l’interdiction – ou pis encore de l’expulsion – plane. Aussi se cantonnent-elles pour l’essentiel dans les activités culturelles. Dans le foisonnement culturel des années soixante-dix marqué par la révolte de Mai 1968, cela apparaît comme une stratégie de contournement de l’interdit politique. Le droit à l’expression culturelle, fortement revendiqué par exemple à l’occasion des festivals de théâtre populaire des travailleurs immigrés organisés par la MTI (Maison des travailleurs immigrés, qui regroupe depuis 1973 plusieurs associations de Marocains, d’Algériens, de Portugais et de ressortissants d’Afrique noire), est bien compris comme un euphémisme pour désigner le droit d’expression politique(7). Cependant, il serait erroné de n’y voir qu’une forme déguisée d’intervention politique. En effet, les militants immigrés sont alors fort divisés sur le sens même qu’ils donnent à un engagement politique plus ou moins avoué. La majorité des associations immigrées regroupées par nationalité se battent pour la liberté d’expression politique dans le pays d’origine, et n’entendent pas se substituer aux syndicats N° 1229 - Janvier-février 2001 - 13 L’EXPRESSION VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE a posteriori nombre d’associations, parmi lesquelles l’AMF (Association des Marocains en France, créée en 1961), l’Organisation des communistes africains, les regroupements d’étudiants d’Afrique noire francophone (Gabon, Cameroun, Côte d’Ivoire, Mali) ou encore l’association des travailleurs pakistanais. À noter également que des unions antillaises ou réunionnaises ont été visées, ainsi que des associations françaises, comme des Asti (Associations de soutien aux travailleurs immigrés) ou encore le Conseil consultatif des immigrés de Chambéry, constitué en 1977 et dissous l’année suivante par le ministre de l’Intérieur. N° 1229 - Janvier-février 2001 - 14 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE ou aux partis politiques français de gauche. D’une certaine manière, elles intériorisent même le discours dominant qui érige pour principe que pour faire de la politique, il faut être français. Ce “tropisme blédard” les amène pour la plupart à se prononcer contre le droit de vote et les naturalisations(8). “ARRACHER LES DROITS DE CITOYENS” 8)- Cf. l’autocritique de Mohieddine Cherbib et Nabil Azzouz, in “Une vieille idée neuve en France : le droit de vote des étrangers”, L’Observateur/Gözlem, n° 3-4-5, CFAIT (Conseil français des associations des immigrés de Turquie), septembre 2000. En revanche, d’autres militants immigrés prétendent s’engager “ici et maintenant”, et s’invitent directement dans l’arène politique française. Lors de l’élection présidentielle de 1974, le jeune Arabe Djillali Kamel présente de façon spectaculaire sa candidature pour faire valoir les droits des immigrés tels qu’ils se les représentent eux- 9)- Cité par Gilles Verbunt, mêmes. “Parler de nos problèmes, il n’y a que nous qui puissions in L’intégration par l’autonomie, Ciemi, le faire”(9), dira-t-il ; et il ajoutera : “Nous n’irons pas aux bureaux 1980. de vote, mais nous voterons à notre manière.”(10) Aussi volontariste 10)- Cf. le film Des immigrés racontent, vidéo de 35 min, soit-elle, cette initiative soutenue par le MTA (Mouvement des tra- groupe Vidéo 00, 1974. vailleurs arabes) provoquera un réel débat sur le droit d’expression politique autonome des travailleurs immigrés, et sur les différentes formes captives de délégation de pouvoir qui ont relégué les immigrés en situation de spectateurs passifs des joutes politiciennes franco-françaises. Il s’agira d’ailleurs moins, pour ces militants immigrés, d’une discussion théorique abstraite que d’une auto-affirmation empreinte de défiance. Ce courant lie les luttes concrètes pour l’égalité des droits culturels et sociaux avec le droit d’expression politique, tout comme le Comité de coordination des foyers Sonacotra. Le journal Sans Frontière – ainsi que les premières radios immigrées – s’en inspirera. Sans Frontière établit lui aussi des liens avec la gauche française, y compris les socialistes, dont Jean Le Garrec et un certain François Mitterrand, avec lesquels sera notamment discuté le droit de vote. C’est de Pendant le jeûne de solidarité contre le projet de loi Pasqua en 1986, cette filiation que naîtra en 1982 le à l’église Saint-Merri de Paris. © Rabha Attaf/IM’Média. 12)- Op. cité. LE “DROIT DE CITÉ” DANS LA VIE LOCALE : AVANCÉES ET LIMITES 13)- La tribune Fonda, numéro cité. Cette dynamique se développe au moment où la gauche, au pouvoir depuis 1981, semble résignée à abandonner son projet initial d’accorder le droit de vote aux immigrés pour les élections locales. La gauche a certes abrogé le décret-loi de 1939, permettant de rétablir le droit d’association pour les étrangers (loi du 9 octobre 1981), et a instauré l’égalité des droits de représentation syndicale (lois Auroux de 1982). Mais quid des droits civiques ou politiques ? Saïd Bouziri, ex-animateur du MTA, puis de Sans Frontière et de l’association Génériques, s’interroge : “Il faut se demander si le droit d’association n’a pas permis d’esquiver, de fait, le débat sur l’ensemble des droits civiques des étrangers en France. La réforme de 1981 a été évoquée pour empêcher, justement, toute réflexion sur le découplage entre ces deux notions (citoyenneté et nationalité). Elle a servi d’argument lorsqu’il a fallu renoncer publiquement à accorder le droit de vote.”(13) N° 1229 - Janvier-février 2001 - 15 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE 11) -Méjid Amar Deboussi “Le 6 mars 1983 : et si on votait ?”, in Sans Frontière, février 1983. Collectif pour les droits civiques. Constitué à la veille de la campagne électorale pour les municipales de mars 1983, ce collectif, qui prend en compte l’émergence du phénomène “beur” dans sa tentative de redéfinir la place des populations issues de l’immigration dans la société française, résume son projet par l’affirmation suivante : “Nous voulons être citoyens là où nous vivons.” Sans Frontière se propose de devenir une tribune, régulière et contradictoire, pour “l’affirmation que nos droits d’expression politique sont inaliénables” et pour témoigner de la “volonté d’arracher nos droits de ‘citoyens’ sans devoir changer de nationalité. […] Nous n’avons toujours pas le droit de vote. Mais nous pouvons prendre le droit d’organiser nous-mêmes nos propres bureaux de vote, nos propres cartes d’électeurs.”(11) Le journal participe à l’organisation de “la fête des futurs votants” dans la grande salle de la Mutualité à Paris, le 4 mars 1983, où se déroulera un référendum symbolique pour le droit de vote des immigrés. Si le résultat semble mitigé, le débat est relancé, sur la base d’une déconnexion entre nationalité et citoyenneté. Sans Frontière rappelle en outre que “le problème n’est plus seulement entre le pouvoir et les immigrés. Il est aussi entre les immigrés eux-mêmes et entre immigrés et associations de soutien”(12). Le Conseil des associations issues de l’immigration en France (CAIF), créé pour prendre la relève de la MTI, adoptera finalement la revendication du droit de vote en 1984, et le PCF y adhérera en 1985. N° 1229 - Janvier-février 2001 - 16 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE Le droit d’association n’impliquerait donc pas nécessairement une avancée vers la reconnaissance des droits politiques des immigrés. L’État ne renoue-t-il pas ainsi avec son penchant à dénier aux associations un réel pouvoir d’intervention dans le champ politique ? Une situation en apparence d’autant plus paradoxale que ce recul intervient dans une période où les associations sont de plus en plus présentées comme des acteurs importants de la vie locale, et où la notion de citoyenneté communale se généralise. La décentralisation et le processus de “démocratie participative” amorcé au milieu des années soixante-dix sont censés associer davantage les citoyens dans leur diversité à la gestion des affaires de la cité. Il est même question de dévolution de certains pouvoirs de décision, aux nouveaux comités de quartier par exemple. En réalité, l’État n’a de cesse de limiter toute velléité d’autonomie décisionnelle des nouvelles instances de délibération locale, et ne leur confère le plus souvent qu’un caractère consultatif. De ce point de vue, ni les commissions comLes associations voient d’un mauvais œil munales consultatives des immigrés, ni la distance se creuser entre la fonction même les élus associés aux conseils d’élu et la vie associative locale. municipaux de Mons-en-Barœul (Nord), De fait, elles se trouvent dépossédées d’Amiens ou de Cerizay (Deux-Sèvres) de leur ambition d’être le lieu même ne dérogeront à la règle commune. Ils d’une activité politique concrète. émettent un simple avis sans valeur coercitive pour l’exécutif. La sphère du politique renforce ainsi sa prééminence, tout en concédant sur le mode paternaliste que les associations, véritables “écoles de la citoyenneté” et vivier de futurs militants, forment un possible sas d’entrée pour le passage au politique. LA SOCIÉTÉ CIVILE, CONTRE-POUVOIR OU NOUVEL ESPACE POLITIQUE ? Ce rapport instrumental aux associations va ensuite s’aggraver par une sorte d’injonction de participer à la vie publique pour répondre à la crise du système politique lui-même. Mais les associations issues de l’immigration, en plein essor depuis le succès de la Marche pour l’égalité de 1983 et qui cherchent à se structurer en mouvement national, n’ont pas du tout l’intention de se plier sous les fourches caudines de cette conception de la participation politique qui infantilise les citoyens, français ou de nationalité étrangère. Convergence 84, la deuxième marche des “rouleurs pour l’égalité”, “ne s’adressera plus seulement à l’État, mais aussi à la société civile”, rappelle Saïd Bouamama(14). 14)- Douce France, la saga du mouvement beur, Quo Vadis/IM’média, 1993. L’INTÉGRATION DANS LE JEU INSTITUTIONNEL La fin des années quatre-vingt a vu la conjonction de deux facteurs qui poussent à la deuxième option. D’abord, pour se protéger d’un possible retour aux pratiques d’expulsion pour agitation politique, brandi par le ministre de l’Intérieur Charles Pasqua entre 1986 et 1988, nombre de militants issus de l’immigration ont franchi le pas et demandé la nationalité française. Cette démarche a été avant tout individuelle, et n’a guère fait l’objet de discussions publiques. Si elle semble un aveu d’impuissance face à une logique “nationalitaire” amplifiée par le retour en force des mythes fonda- N° 1229 - Janvier-février 2001 - 17 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE Manifestation de France Plus à Aix-en-Provence en 1987. © Joseph Marando/IM’Média. La troisième marche de 1985 se déroulera sur le thème des droits civiques. Pour les associations initiatrices, il s’agit de provoquer un débat sur les limites de la démarche qui incite les jeunes à faire preuve de civisme en allant s’inscrire sur les listes électorales, et à les faire voter pour les partis politiques en place. Récusant le clivage entre les “Beurs” qui votent et les parents ou les grands frères de nationalité étrangère, cette troisième marche met la priorité sur le droit de vote, alors qu’une nouvelle association, France Plus, qui prétend capter le potentiel électoral “beur”, s’y oppose avec virulence. L’association Mémoire fertile, organisatrice en 1988 des États généraux de l’immigration, approfondira quant à elle le concept de “nouvelle citoyenneté”. Pour tenter d’enrayer la dérive gestionnaire et apolitique de la vie associative, elle préconise l’investissement des espaces de citoyenneté concrète (associations de locataires, parents d’élèves, etc.) mais butera sur la question de savoir s’il faut se constituer en contre-pouvoir capable de créer un rapport de forces favorable visà-vis des pouvoirs publics, ou s’il ne vaut pas mieux s’investir dans le jeu politique existant. N° 1229 - Janvier-février 2001 - 18 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE teurs de la République à l’occasion du bicentenaire en 1989, elle est assumée par les uns et les autres avec un certain pragmatisme. Dans le même temps, le parti socialiste enjoint les militants associatifs et toute la “génération Mitterrand” de le rejoindre pour préparer la reconquête du pouvoir. Si les dirigeants de SOS Racisme et du mouvement étudiant de 1986, préparés à la manœuvre, ont aussitôt occupé des postes politiques importants, pour l’essentiel au PS, les militants associatifs issus de l’immigration tentés par l’aventure politique ont investi les partis en ordre dispersé, à titre individuel (les effets d’affichage médiatique de France Plus, qui annonce en 1989 plus de 150 conseillers municipaux élus, dont plusieurs maires adjoints, ont un temps pu faire illusion). En conséquence, ils occuperont des postes de moindre importance et seront souvent brocardés comme “immigrés de service”. Ils ne disposeront plus de la force collective de leurs associations d’origine. Ces dernières voient en effet d’un mauvais œil la distance se creuser entre la fonction d’élu, évoluant dans un monde politique avec ses codes propres, et la vie associative locale. De fait, les associations se trouvent dépossédées de leur ambition d’être le lieu même d’une activité politique concrète. Et leurs membres, soupçonneux vis-à-vis de stratégies de promotion personnelle, renâcleront de plus en plus à servir de simples relais sur le terrain pour légitimer l’action de leurs élus dans l’arène politique. Ce qui explique en partie que les associations concernées périclitent, voire disparaissent. Quelques figures de l’immigration parviennent cependant à se hisser dans les appareils de grandes associations françaises comme la Ligue des droits de l’homme ou la Fondation pour le développement de la vie associative (Fonda), ou encore à siéger dans des instances officielles en tant que personnalités qualifiées. Et certaines de ces associations se regroupent elles-mêmes : pour le droit de vote (collectif J’y suis, j’y vote en 1989), pour la réforme des lois sur les étrangers, ou contre celle du code de la nationalité. UNE DISCRIMINATION POLITIQUE AUX RELENTS DE SURVIVANCE COLONIALE Les interrogations sur le “passage au politique” des élus issus de l’immigration ou de la vie associative ont presque occulté la question du droit de vote des immigrés tout au long des années quatrevingt-dix. Et pourtant, les résidents étrangers ont à plusieurs reprises manifesté leur intérêt pour leur participation à la chose publique(15). En outre, les élections présidentielles de 1995 en Algérie ont mon- 15)- D’après un sondage publié dans l’hebdomadaire L’Express du 20 mars 1990, 66 % des immigrés sondés (et même 73 % des Maghrébins) se déclarent favorables au droit de vote pour les municipales. Ils souhaiteraient également participer aux présidentielles à 57 %, voire aux législatives ou aux européennes. VERS UNE NOUVELLE CONVERGENCE ENTRE ASSOCIATIONS ? Dès 1997, le Conseil consultatif des étrangers de Strasbourg adopte une Charte des résidents étrangers signée par la maire de la ville, Catherine Trautmann, qui s’engage à promouvoir une “citoyenneté de résidence” pour tous. Et à l’occasion des élections européennes de juin 1999, il organise un vote symbolique sur le thème “j’y suis, j’y vote”. Au niveau national, le nouveau collectif “Un(e) résident(e), une voix”, regroupant des associations issues de l’immigration quelque peu érodées par les désillusions passées, participe à la relance du débat. La gauche plurielle au gouvernement finit par N° 1229 - Janvier-février 2001 - 19 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE tré une surprenante mobilisation des électeurs algériens en France. N’est-ce pas un comble ? Alors que certains mettent en doute la motivation civique des immigrés, les résidents algériens de France et d’Europe votent en masse, et de surcroît sont éligibles pour une représentation politique dans le pays d’origine (quatre députés issus de l’immigration siègent au parlement national à Alger). “Maintenant on peut voter”, disaient-ils fièrement en 1995, tout en incitant leurs enfants de nationalité française à aller voter lors de toutes les élections françaises et européennes dont ils restaient et restent exclus. Une évolution similaire se fait jour chez les Marocains, voire chez les immigrés maliens impliqués dans les projets associatifs de développement Il aura fallu le nouveau droit local qui briguent avec succès des mande vote et d’éligibilité des résidents dats électoraux au pays. de l’UE, adopté sans débat public Rares ont été les militants associatifs en application des traités de Maastricht, qui ont perçu cette évolution citoyenne pour que les associations issues des immigrés, à cheval sur les frontières de l’immigration se ressaisissent du national et du politique. Il aura fallu, publiquement de la question en 1998, la nouvelle donne du droit de des droits politiques. vote et d’éligibilité aux élections municipales et européennes des résidents de l’Union européenne, adopté sans débat public en application des traités de Maastricht, pour que les associations issues de l’immigration se ressaisissent publiquement de la question des droits politiques. Et encore est-ce à travers le prisme d’une nouvelle discrimination vécue comme insoutenable : en effet, comment peut-on accepter de voir octroyer aux seuls Européens, sans condition de résidence précise, des droits politiques que les résidents extra-communautaires, présents depuis parfois plusieurs générations, s’évertuent à réclamer depuis si longtemps ? N° 1229 - Janvier-février 2001 - 20 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE concéder que cette discrimination supplémentaire n’est pas tenable et qu’il faudra bien, un jour ou l’autre, inscrire le droit de vote de tous les résidents étrangers dans les textes de loi de ce pays(16). Mais les militants associatifs s’insurgent contre l’idée qu’il faut endurer encore une fois l’épreuve d’une période transitoire, voire probatoire, avant d’accéder à cette égalité de traitement tant vantée comme valeur fondamentale de la République. N’en déplaise à Pierre Rosanvallon et aux nationaux-républicains, ils récusent désormais la “catégorie de l’étranger” en affirmant leur appartenance à la “communauté politique des citoyens” censée fonder la nation française. À cet égard, ils ne sauraient plus se satisfaire de droits politiques partiels, solution assimilée à une survivance coloniale qui rappelle par trop le principe des “citoyens de seconde zone” ou le “deuxième collège” en Algérie(17). Autre phénomène nouveau par son ampleur, les associations d’action citoyenne apparues dans les années quatre-vingt-dix, qui ont su forger un alliage subtil entre identité sociale locale et références communautaires, réclament elles aussi le droit de vote pour tous les “parents de Zidane”. “Responsabiliser les parents”, cela devrait commencer par leur reconnaître une responsabilité politique. Une convergence inédite entre types d’associations fort divers pourrait dès lors se matérialiser autour du droit de vote et d’éligibilité pour les municipales de mars 2001. Au-delà, la question de l’égalité pour tous les droits politiques est posée. Continuer à ne pas prendre au sérieux l’exigence des droits politiques pour les immigrés en misant sur l’épuisement des associations, renchérir sur leur manque de représentativité ou sur leur prétendue incapacité chronique à se constituer en mouvement national puissant, serait un pari risqué. Car la désillusion vis-à-vis de l’action politique, partout en forte progression, n’est une ✪ perspective de bon augure pour personne. 16)- En mai 2000, l’Assemblée nationale a voté en première lecture un texte en ce sens, bloqué depuis au Sénat. 17)- Cf. Abdelmalek Sayad, “Exister, c’est exister politiquement”, in Presse et immigrés en France, n° 135-136, décembre 1985 ; Jacques Berque, “Différence, que de crimes on commet en ton nom”, un entretien avec H&M, n°1142-1143, avril-mai 1991 ; Tarek Kawtari, du Mouvement de l’immigration et des banlieues (Mib), in Témoignage chrétien, 11 mai 2000. Christian Bruschi, “La citoyenneté hier et aujourd’hui” Dossier Jeunesse et citoyenneté, n° 1196, mars 1996 A PUBLIÉ * Cet article est tiré de l’ouvrage paru cette année aux éditions de l’Esprit frappeur, J’y suis, j’y vote, La lutte pour les droits politiques aux résidents étrangers (voir aussi la chronique “Livres”). Les résidents étrangers ne voteront pas aux prochaines élections municipales de 2001. Pourtant, la fin de l’année 1999 a été marquée par une effervescence des partis de la gauche plurielle et par une mobilisation des réseaux associatifs sur cette question. La Realpolitik l’a une nouvelle fois emporté sur le courage politique. Le Premier ministre se refuse à “repassionner” le débat sur l’immigration, qu’il estime avoir “désamorcé” par l’action de son ministre de l’Intérieur, Jean-Pierre Chevènement. Si le débat sur le droit de vote aux résidents étrangers est ancien, il semble buter sans cesse sur les mêmes arguments. Compte tenu des évolutions sociologiques et politiques en œuvre au sein des populations issues de l’immigration, ces arguments apparaissent comme des prétextes pour refuser ou retarder des évolutions incontournables. Derrière le débat sur le droit de vote pourrait ainsi se cacher un autre enjeu : celui des frontières idéologiquement sacralisées de la nation, et de leurs conséquences économiques et politiques sur les “hors-frontières”. Les résidents étrangers ne sont pas la première catégorie de citoyens à propos de laquelle la question de l’entrée dans la sphère politique est posée. Avant eux, les esclaves, les femmes, les ouvriers, les colonisés ont vécu de longues périodes d’exclusion du politique. Les débats de ces périodes ont pour caractéristiques d’utiliser exactement les mêmes arguments que ceux mis en avant aujourd’hui pour les résidents étrangers. Il n’est pas inutile de rappeler brièvement ces argumentations et de s’interroger sur les raisons d’une telle ressemblance. L’ESCLAVE ÉDUCABLE Au moment où la Révolution française pose les principes du droit naturel et de l’universalité des droits de l’homme, elle maintient en N° 1229 - Janvier-février 2001 - 21 par Saïd Bouamama, socio-économiste, chargé de recherche à l’Ifar de Lille, militant associatif* Pour le moins récurrent en France, le débat autour du vote des résidents non nationaux masque la question du statut et des droits politiques des immigrés. Comme les esclaves autrefois, comme les indigènes et les femmes il y a quelques décennies, les étrangers se sont vu opposer des arguments basés sur une prétendue incapacité, puis sur la non-appartenance à la nation. Au fond, leurs revendications – régularisation des sans-papiers, droit à une naturalisation par simple déclaration, droit de vote – sont trois aspects d’une même question : une démocratie peut-elle s’accommoder d’une noncitoyenneté pour une partie importante des habitants de son territoire ? VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE DROIT DE VOTE POUR TOUS. LES CONTOURS D’UN DÉBAT N° 1229 - Janvier-février 2001 - 22 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE l’état le “code noir” régissant l’esclavage. L’enjeu est déjà lié à la question des frontières. Il ne s’agit même pas de la frontière des droits politiques, mais de celle de l’appartenance ou non à l’humanité. Le raisonnement à la base de cette contradiction entre principes affichés et pratiques concrètes est aujourd’hui encore à l’œuvre à propos de l’immigration. Le nègre est considéré comme appartenant à l’humanité (les principes sont ainsi saufs), mais cette “humanité” serait non encore parvenue à maturité (le principe d’exclusion momentanée apparaît ainsi légitime). Même un Condorcet, pourtant l’un des penseurs les plus cohérents de la rupture révolutionnaire, considère qu’on “ne peut dissimuler qu’ils n’aient en général une grande stupidité” ; qu’il convient de les aider à “sortir de la corruption et de l’avilissement” afin qu’ils réapprennent “les sentiments naturels de l’homme” et deviennent enfin dignes “qu’on leur confie le soin de leur bonheur et du gouvernement de leur famille”(1). Cela conduira Condorcet à proposer un moratoire de “soixante-dix ans minimum” pour cette action de “réhumanisation”. Les nègres ont donc perdu leurs capacités et/ou leurs facultés à être des citoyens libres, et il convient de les leur réapprendre. La Révolution française restera fidèle à cette logique et adoptera l’idée du moratoire, sans en fixer pourtant la durée. Voici ce que déclare Bonnemain à l’époque : “Il ne serait pas plus juste ni plus humain de rendre subitement la liberté aux Noirs qu’il n’est juste et humain de les avoirs retenus dans l’esclavage. La première opération du gouvernement doit donc être de leur rendre la faculté d’être libre.”(2) La logique capacitaire ainsi proclamée permet en réalité de préserver les intérêts des colons. Cette logique était promise à un grand avenir, dans la mesure où elle justifiera la colonisation pour l’extérieur et l’exclusion des droits politiques (en particulier pour les femmes et les ouvriers) pour l’intérieur. L’élitisme républicain est ainsi le noyau commun aux exclusions liées à la colonisation et aux exclusions internes à la société civile française. INTÉGRATION DES INDIGÈNES ÉVOLUÉS, ÉDUCATION DES OUVRIERS INCAPABLES Le sénatus-consulte du 14 juillet 1865 intègre les “indigènes musulmans” à la nationalité française sans leur accorder la citoyenneté, considérée comme incompatible avec leur statut personnel musulman. La France, si réticente à l’idée d’une dissociation entre nationalité et citoyenneté, a su y recourir dans d’autres circonstances historiques, quand ses intérêts économiques le lui commandaient. Soulignons cependant une exception à la règle : celle concernant les 1)- Condorcet, Réflexion sur l’esclavage des Nègres, 1781, cité in Saïd Bouamama, J’y suis, j’y vote, La lutte pour les droits politiques aux résidents étrangers, éd. L’Esprit frappeur, n° 77, Paris, 2000. 2)- Bonnemain, “Régénération des colonies, ou moyen de restituer graduellement aux hommes leur état politique, et d’assurer la prospérité des nations ; et moyens pour rétablir promptement l’ordre dans les colonies françaises”, 1792, in Louis Sala-Molins, Le code noir, Puf, 1987. N° 1229 - Janvier-février 2001 - 23 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE indigènes les plus “évolués”, à qui seront reconnus les droits du citoyen. Toutes les réformes concernant le statut des colonisés se contenteront d’élargir la sphère des “évolués”, indiquant en cela le maintien du principe capacitaire pendant toute la période coloniale. Un certain discours sur les “élites issues de l’immigration” aujourd’hui a sans aucun doute un lien avec ce concept “d’évolués” de la logique coloniale. La même logique capacitaire sera de nouveau déployée pour justifier la “république des propriétaires”, c’està-dire le régime censitaire français. Voici comment Sieyès décrivait l’incapacité des pauvres : “Parmi les malheureux voués aux travaux pénibles, producteurs des jouissances d’autrui et recevant à peine de quoi sustenter leur corps souffrant et plein Un bureau de vote à Bagnolet lors des élections présidentielles d’avril 1995. © N. Amir/IM’Média. de besoins, dans cette foule immense d’instruments bipèdes, sans liberté, sans moralité, sans intellectualité, ne possédant que des mains peu gagnantes et une âme absorbée […] est-ce là ce que vous appelez des hommes ? On les dit policés ! Il y en a-t-il un seul qui fût capable d’entrer en société… ?”(3) 3)- Emmanuel Sieyès, Textes choisis, présentés Ces propos de Sieyès ne sont pas isolés et conjoncturels. Ils reflèpar Roberto Zapperi, éditions des Archives tent le regard dominant posé sur les “pauvres” pendant plus d’un siècle contemporaines, Paris, 1985. et demi. Donnons la parole à Benjamin Constant pour tirer la conclusion politique de cette logique capacitaire appliquée aux classes laborieuses : “Je ne veux faire aucun tort à la classe laborieuse, cette classe n’a pas moins de patriotisme que les autres classes. Elle est souvent prête aux sacrifices les plus héroïques et son dévouement est d’autant plus admirable qu’il n’est récompensé ni par la fortune ni par la gloire. Mais autre est, je le pense, le patriotisme qui 4)- Benjamin Constant, “Principes de politiques donne le courage de mourir pour son pays, autre est celui qui rend applicables à tous les gouvernements capable de bien reconnaître ses intérêts. Il faut donc une condition représentatifs de plus que la naissance et l’âge prescrits par la loi. Cette condiet particulièrement à la Constitution actuelle tion c’est le loisir indispensable à l’acquisition des lumières, à la de la France”, in De la liberté chez les modernes : rectitude du jugement. La propriété seule rend les humains capables écrits politiques, Hachette de l’exercice des droits politiques.”(4) Littérature, Paris, 1989. N° 1229 - Janvier-février 2001 - 24 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE Cette vision des “classes laborieuses” connaîtra des variantes mais sans remettre en cause l’idée d’une incapacité. Les divergences porteront sur le caractère transitoire ou non de cette incapacité à la politique. Comme pour les esclaves ou les colonisés, l’opinion selon laquelle l’éducation permettrait aux “pauvres” d’accéder à la raison est fréquente tout au long du XIXe siècle. Éduquer le peuple plutôt que d’assurer l’égalité économique est, on le voit, une vieille rengaine en France. Nous sommes, ici aussi, au cœur de l’élitisme républicain encore tant présent aujourd’hui. LES FEMMES, ÉTERNELLES MINEURES Si l’incapacité des ouvriers est expliquée à partir des conditions sociales, celle des femmes le sera à partir d’une prétendue spécificité naturelle. Le résultat reste cependant le même : l’exclusion de la sphère politique. Voici ce que Diderot développait sur cette “spécificité” : “La femme porte au-dedans d’elle-même un organe susceptible de spasmes terribles, disposant d’elle et suscitant dans son imagination des fantômes de toute espèce […]. Si j’avais été législateur… Je vous aurais mises au-dessus de la loi ; vous auriez été sacrées, en quelque endroit où vous vous fussiez présentées.”(5) Audessus de la loi plutôt que dans la loi, voilà une excellente façon d’exclure des droits politiques tout en “valorisant” la prétendue spécificité féminine. Une nouvelle fois le législateur républicain restera cohérent avec cette approche et le conventionnel Amar pourra déclarer en conclusion de cette approche “naturaliste” : “Les fonctions privées auxquelles sont destinées les femmes par nature même, tiennent à l’ordre général de la société. Cet ordre résulte de la différence qu’il y a entre l’homme et la femme. Chaque sexe est appelé à un genre d’occupation qui lui est propre ; son action est circonscrite dans ce cercle qu’il ne peut franchir, car la nature qui pose ses limites à l’homme, commande impérieusement et ne reçoit aucune loi.”(6) D’autres arguments ont bien entendu été avancés pour refuser le droit de cité aux femmes. Ils sont tous à base capacitaire. Nous les reprendrons ultérieurement dans notre raisonnement tant ils sont ressemblants à ceux mis en avant pour exclure les résidents étrangers du droit de cité. Si nous nous sommes étendus sur ce soubassement historique de l’exclusion des droits politiques, c’est que celui-ci influence encore fortement les débats sur la reconnaissance de nouveaux citoyens. Chaque étape de l’élargissement de la sphère politique fait réapparaître la logique capacitaire avec, certes, un vocabulaire moins caricatural, mais avec toujours les mêmes conséquences excluantes. C’est 5)- Denis Diderot, “Des femmes”, 1772, in Lettres à Sophie Volland, Gallimard, 1984. 6)- Cf. Yvonne Kniebiehler, “L’obscurantisme des lumières”, in Yvonne Kniebiehler, Marcel Bernos, Élisabeth Ravoux-Rallo, Éliane Richard, De la pucelle à la minette. Les jeunes filles de l’âge classique à nos jours, Temps actuels, 1983. Il n’y a pas eu d’évolution spontanée des idées rendant caduques les frontières antérieures de la sphère politique. C’est à chaque fois par des luttes sociales se traduisant en rapport de forces que les limites de la sphère politique ont été repoussées jusqu’à regrouper (du moins au niveau formel) l’ensemble des citoyens majeurs de la société française (la notion de majorité étant elle-même un enjeu lié aux rapports de forces). Avec l’immigration, une nouvelle question se pose et est posée : la sphère politique peut-elle s’ouvrir à des personnes n’ayant pas la nationalité française ? Il n’est dès lors pas étonnant qu’aux arguments capacitaires se surajoutent des justifications nouvelles liées à la définiLa distinction entre le droit d’élire tion de la nation. Cependant, même pour et le droit d’éligibilité n’est pas neutre ; ces arguments-là, la logique capacitaire on la retrouve encore aujourd’hui nous semble encore en œuvre. à propos des élections prud’homales. Logique capacitaire et logique L’immigré est considéré comme ayant nationaliste vont s’articuler au sein les capacités d’un citoyen passif d’un élitisme républicain rendant particulièrement lent le processus d’accès mais pas celles d’un citoyen actif. aux droits des résidents étrangers et bloquant entièrement l’accès aux droits politiques. La seule perspective proposée est celle de la naturalisation, et encore, pour une “élite”, c’est-à-dire les nouveaux “indigènes postcoloniaux évolués”. Les deux logiques vont finir par se fondre et se confondre dans un seul énoncé présenté comme une évidence : seuls les Français ont naturellement les capacités à une citoyenneté active et à plus forte raison à une citoyenneté politique. L’État français peut ainsi renouer, à propos de personnes vivant en métropole, avec l’idée d’une citoyenneté à plusieurs vitesses. Les étrangers obtiendront le droit d’élire des représentants du personnel dans les entreprises, mais pas celui d’être élus. La distinction entre le droit d’élire et le droit d’éligibilité n’est pas neutre ; on la retrouve encore aujourd’hui à propos des élections prud’homales. L’immigré est considéré comme ayant les capacités d’un citoyen passif mais pas celles d’un citoyen actif. Il a le droit d’être représenté et les capacités de choisir ses représentants, mais pas celui de N° 1229 - Janvier-février 2001 - 25 RÉSIDENTS ÉTRANGERS ET DROIT DE CITÉ VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE selon nous la raison pour laquelle nous pouvons retrouver aujourd’hui des similitudes entre le discours colonial (et les mesures qui en découlent) et le discours tenu sur les populations issues de l’immigration, même de nationalité française. Le champ d’exercice de la logique capacitaire déborde ainsi de beaucoup la seule question de l’accès à la sphère politique. VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE N° 1229 - Janvier-février 2001 - 26 représenter. On comprendra, dès lors, le danger actuel de certaines propositions consistant à octroyer le droit de vote aux résidents étrangers sans le droit d’être élu. DES EXIGENCES DIFFÉRENTES POUR L’ACCÈS À UN MÊME DROIT L’une des formes d’expression de la logique capacitaire est l’exigence de conditions supplémentaires pour l’accès à un droit. Derrière cette exigence est posé le double postulat d’une impossibilité d’exercice du droit sans la capacité mise en avant, et celui d’une possession de cette capacité par l’ensemble des Français de nationalité. Ainsi, la loi du 27 juin 1972 autorise les résidents étrangers à siéger dans les comités d’entreprise et à être élus comme délégués du personnel avec comme condition supplémentaire de “savoir lire et écrire le français”. Il faudra attendre encore trois ans pour que cette formulation se transforme en “pouvoir s’exprimer en français”. L’exigence inégalitaire pour l’accès à un même droit n’est pas neuve en France et dépasse de beaucoup la seule sphère politique. Elle est au cœur du principe même de la discrimination dans l’application des droits acquis (comme en témoignent les discriminations à l’embauche aujourd’hui). Elle est, au niveau des droits formels, une négation de l’idée d’universalité du droit consubstantielle à toute pensée démocratique. Voici ce que des militantes pour l’accès aux droits poli- 8)- Ligue nationale pour le droit de vote des femmes, article cité. SERAIENT NAÏFS ET MANIPULABLES Le dernier argument capacitaire est celui d’une absence de culture démocratique parmi les résidents étrangers. Une période probatoire d’apprentissage serait donc nécessaire pour acquérir cette capacité à l’exercice des droits politiques. Fréquent dans le passé, cet argument est de moins en moins mis en avant, tant il est contredit par la réalité sociale (activité syndicale, associative, culturelle, etc.). Il n’est cependant pas inutile de le rappeler, pour souligner l’ampleur du consensus de départ. En effet, dans un passé pas si ancien, des hommes se revendiquant de la gauche comme de la droite mettaient en avant ce type d’explication. L’articulation des logiques capacitaire et nationaliste est ici patente : le caractère influençable et la naïveté des résidents étrangers menacent la souveraineté nationale. Outre les ouvriers, les femmes ont eu elles aussi à subir cet argument. Considérées comme trop dépendantes de leur mari ou de leur curé, elles étaient censées provoquer un raz de marée de la droite. Voici leur réponse en 1914 : “Chose curieuse : l’objection la plus grave vient des ‘esprits avancés’. Ils disent : si la femme votait, il en résulterait une réaction terrible. Réponse : d’abord, il n’est pas prouvé que les femmes ont plutôt telle opinion que telle autre. Ensuite, si elles l’ont, ça ne vous regarde pas. Vous ne pouvez décemment leur refuser le droit de vote sous prétexte qu’elles ne voteraient pas bien, c’est-à-dire comme vous.”(8) Rappelons que le droit de vote des femmes n’a bien entendu pas provoqué le raz de marée réactionnaire en question. UNE MUTATION VERS DES ARGUMENTS “NATIONALITAIRES” Les arguments capacitaires développés ci-dessus ne se présentent plus que rarement comme tels, ce qui ne veut bien entendu pas dire que la logique capacitaire qui les a produits a disparu. L’épuisement de certains arguments est le reflet de leur discrédit au regard de la réalité sociale, aux yeux certes des électeurs français, mais également aux yeux des premiers concernés, c’est-à-dire les résidents étrangers. La même logique d’exclusion recherche dès lors de nouveaux arguments. Les débats de la décennie sur les droits politiques pour les résidents N° 1229 - Janvier-février 2001 - 27 COMME LES FEMMES, LES IMMIGRÉS VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE 7)- Ligue nationale pour le droit de vote des femmes, “Aux urnes citoyennes”, éditorial du Journal, 26 avril 1914. Cité in Patricia Latour, Femmes et citoyennes, éd. Le temps des cerises, 1995. tiques pour les femmes écrivaient en 1914 : “La femme n’est pas assez intelligente pour comprendre quelque chose à la politique. Réponse : pour admettre un homme à voter, exige-t-on qu’il soit intelligent ? Pourquoi ne poser cette question que lorsqu’il s’agit de femmes ?”(7) N° 1229 - Janvier-février 2001 - 28 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE étrangers soulignent cette mutation et ce glissement des arguments utilisés. Certains raisonnements disparaissent, d’autres glissent d’un pôle politique à un autre, d’autres enfin émergent comme les formes nouvelles d’une ancienne logique. C’est la raison pour laquelle il était important de présenter les arguments capacitaires au préalable, même s’ils ont tendance à disparaître du champ discursif et politique français. Car l’argument le plus fréquemment évoqué pour s’opposer ou pour limiter l’accès aux droits politiques est celui de la “souveraineté nationale”. Sous une forme ou sous une autre, il y aurait danger à faire disparaître la frontière des droits politiques. Le principe de cette frontière étant posé, les variantes peuvent alors se développer. Fréquent dans le passé, autant à droite qu’à gauche, l’argument est devenu, dans sa “forme pure”, l’élément central du discours de l’extrême droite. Pour cette dernière, la nation est une entité naturelle et organique, a-historique et invariable. Nous débouchons dès lors sur une vision “sanguine” de la nation et de la nationalité, posant une frontière absolue non seulement sur l’idée de droits politiques, mais sur l’idée même de droits. L’étranger n’est qu’un invité présent de manière momentanée sur le sol français. L’immigration ne saurait être de peuplement, sous peine de menacer l’existence même de la nation. La nationalité se structure alors autour du principe du “droit du sang” : “[L’acquisition de la nationalité française se fait] d’abord par filiation, être français, cela s’hérite ou se mérite : la naturalisation ne pourra s’obtenir que par décret avec casier judiciaire vierge, capacité d’assimilation à la population française, être accepté par la communauté nationale, prêter serment.”(9) JeanMarie Le Pen propose de fait la renonciation à sa nationalité d’origine pour l’étranger devenant français et le réexamen de la situation des 2 500 000 naturalisés depuis 1974. La même logique avait conduit Pétain à retirer la nationalité française aux citoyens de confession juive naturalisés depuis 1927. La seconde conséquence est l’opposition absolue à l’idée de droits politiques pour les résidents étrangers : “Le droit de vote en France doit être réservé aux Français. Les ressortissants des pays de l’Union européenne qui se sentent suffisamment intégrés dans la société française peuvent demander leur naturalisation et ainsi participer à la vie politique du pays.”(10) L’IMMIGRÉ, CET ÊTRE OBÉISSANT À D’AUTRES RÈGLES QUE LE CITOYEN À droite, l’argument nationalitaire est moins caricatural mais bel et bien présent. Ainsi, Édouard Balladur n’accepte le droit de vote pour les résidents communautaires que parce qu’existe la récipro- 9)- Jean-Marie Le Pen, Contrat pour la France avec les Français, document de campagne pour les élections présidentielles de 1995. 10)- Jean-Marie Le Pen, réponse à un questionnaire de l’Aseca, Migrations société, n° 42, décembre 1995. N° 1229 - Janvier-février 2001 - 29 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE cité pour les Français résidant dans les autres pays de l’Union européenne. Le droit n’est pas ici reconnu comme un droit universel attaché à la personne, mais comme le résultat d’un accord entre États : “La situation des autres étrangers se trouvant sur le territoire français est juridiquement différente puisque la France 11)- Édouard Balladur, n’est pas liée à d’autres États que ceux de l’Union par un traité réponse au questionnaire comparable à celui de Maastricht.”(11) Le citoyen n’est donc pas cité. porteur de droits inaliénables, mais est propriété d’un État qui peut, par contrat avec d’autres pays, restreindre ou étendre sa citoyenneté. De la même façon, l’immigré continue d’être considéré comme propriété de son État d’origine, et ses comportements sociaux et politiques comme dépendants du pays dont il possède la nationalité. L’immigré serait ainsi un être à part, possédant une rationalité elle-même spécifique. À l’inverse des autres citoyens, il ne raisonnerait Si l’on s’attache à la réciprocité, pas politiquement à partir de ses intéle citoyen n’est pas porteur de droits rêts sociaux et économiques, mais selon inaliénables, mais est propriété d’un État le seul critère de sa nationalité. La qui peut, par contrat avec d’autres pays, souveraineté nationale s’étend ici sur restreindre ou étendre sa citoyenneté. le concept de citoyen défini comme propriété de son État. De même, l’immigré est considéré Le principe de réciprocité comme comme propriété de son État d’origine. condition nécessaire à l’accès au droit a d’ailleurs été rejeté par le Conseil constitutionnel français. Dans sa décision du 30 octobre 1981, celui-ci a expressément affirmé que “la loi française peut accorder à des étrangers des droits même non reconnus aux Français par les États étrangers concernés”. Cette décision de bon sens prend simplement acte du fait que le résident étranger n’est pas une propriété mais un acteur porteur de droits dans son pays de résidence. On ne peut pas ne pas souligner ici le retournement paradoxal à propos de la question de la “souveraineté nationale”. Sous prétexte de préserver cette dernière, on en arrive à enlever à l’État français le droit de légiférer sur les droits de personnes résidant sur son territoire. La contradiction n’est pas propre à Édouard Balladur. Elle est issue du mode d’approche du fait national. Si le FN, par ses positions, nous oblige au choix entre une définition ethnique et culturelle de la nation d’une part, et une vision politique de celle-ci, Balladur et la droite posent, eux, le nécessaire choix entre une définition territorialisée de la nation et une définition non territorialisée. La nation peut-elle se concevoir sans territoire d’exercice des droits et des devoirs ? Les droits sont-ils liés à l’appartenance à une nationalité juridique ou à N° 1229 - Janvier-février 2001 - 30 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE la présence durable sur un territoire ? La nation elle-même regroupet-elle l’ensemble des résidents d’un territoire ou se limite-t-elle à ceux possédant la nationalité juridique ? Tels sont les enjeux des positions défendues par la droite à propos des droits politiques pour les résidents étrangers. LES FRANÇAIS “NE SERAIENT PAS PRÊTS” Si les positions de la “gauche plurielle” sont différentes, puisque désormais l’ensemble des partis la composant (PS, PC, MDC, Verts) se déclarent pour le droit de vote au moins au niveau municipal, leurs arguments légitimant cette position restent ambigus. Jean-Pierre Chevènement et le MDC ont le mérite de la cohérence sur cet aspect. Pour lui et son mouvement, c’est la contradiction produite par l’octroi du droit de vote aux étrangers ressortissants de l’UE qui semble faire reculer les frontières des droits politiques, et non la reconnaissance d’un nouveau droit inaliénable pour les étrangers ou une transformation dans la définition de la nation. L’argument de la “souveraineté nationale” reste sauf et CheLa naturalisation, dans sa forme actuelle, vènement peut préciser, pour que perest vécue comme un reniement, sonne ne s’y trompe : “À partir du fait nouveau qu’est, depuis l’adoption du d’où l’urgence et la nécessité d’assouplir traité de Maastricht, l’octroi du droit de la naturalisation et de la débarrasser vote aux étrangers communautaires de son présupposé assimilationniste. pour ces élections, j’ai trouvé normal qu’il n’y ait pas de ségrégation sur une base ethnique entre étrangers communautaires et extra-communautaires, plus particulièrement à l’égard des ressortissants de pays notamment africains qui ont versé leur sang pour la libération du pays. C’est dans ce souci que j’ai préconisé le droit de vote uniquement aux élections municipales et seulement pour les titulaires de la carte de dix ans au moment du renouvellement. Ce droit de vote accordé dans ces conditions serait un pas vers la complète intégration de ces étrangers établis de longue date en France. C’est donc dans la perspective de la naturalisation française des étrangers concernés que j’ai déclaré : ‘Après les municipales viendront naturellement les élections nationales’. Il n’y a donc pas dans ma pensée rupture entre la citoyenneté et la nationalité comme je l’entends dire. Le droit de vote aux élections locales resterait ainsi une propédeutique pour 12)- Jean-Pierre Chevènement, in Le Monde, l’accès à la citoyenneté française par la voie de la naturalisation.”(12) 17 décembre 1999. On ne peut pas ne pas souligner l’arrière-plan cynique du discours chevènementiste. Conditionner le droit de vote au renouvellement d’une carte de dix ans, alors que le même Jean-Pierre Chevènement a, N° 1229 - Janvier-février 2001 - 31 par ses mesures, précarisé la stabilité du séjour et développé les cartes d’une durée d’un an, c’est soit de l’incohérence grave, soit du cynisme profond. Le parti socialiste, pour sa part, continue de jouer la même partition du “changement nécessaire mais encore impossible aujourd’hui”. Pour ce faire, il alterne les arguments, depuis “les Français qui ne sont pas prêts” jusqu’aux “obstacles juridiques”, en passant par la proximité trop forte des échéances électorales. Le Parti communiste et les Verts continuent, malgré leurs positions de principe positives, à faire le grand écart pour ne pas compromettre la majorité plurielle. Les échéances municipales de 2001 ne seront donc pas un rendez-vous électoral pour les résidents étrangers. La raison principale reste l’absence de courage politique d’une majorité plurielle qui reste hantée par l’utilisation que pourrait faire la droite d’une telle réforme. Le gouvernement continue à se glorifier d’avoir “dépassionné” le débat sur l’immigration, même si le prix à payer pour cela s’appelle nonrégularisation des sans-papiers et nouveau report du droit de vote pour les résidents étrangers. Quant aux autres échelons des droits politiques, ils sont renvoyés aux calendes grecques. LA NÉCESSAIRE PRÉSENCE DES ABSENTS Il reste à nous poser la question des positions des premiers concernés. Un sondage de l’hebdomadaire L’Express datant de 1990 donne une réponse sans ambiguïté à cette question : “Jusque-là, en effet, VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE Élections du Conseil consultatif des étrangers à Amiens en 1989. © IM’Média. N° 1229 - Janvier-février 2001 - 32 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE personne ne s’était inquiété de savoir s’ils étaient preneurs ou non de cet éventuel nouveau droit. Réponse franche des immigrés : oui à 66 % et même à 73 % s’agissant des Maghrébins […]. Les immigrés souhaitent avoir le droit de vote, et pas seulement pour les municipales. Certes, la demande est particulièrement importante pour l’élection municipale (66 %), mais elle est également majoritaire pour la présidentielle (57 %) et même pour les législatives et les Européennes […].”(13) La différence de pourcentage concernant les Maghrébins n’est pas à imputer à une quelconque rationalité politique spécifique, elle souligne simplement un séjour plus ancien et donc un enracinement plus fort. Ce sondage met en évidence une demande de participation politique à tous les échelons. Nous employons à dessein le terme “enracinement”, plutôt que le terme “intégration”, qui s’appuie en France sur une volonté d’assimiler. Pour les résidents étrangers, il n’y a aucune contradiction à avoir des droits politiques en gardant la nationalité d’origine. La nationalité est perçue comme un héritage du passé porteur d’une connotation identitaire liée au caractère postcolonial de l’immigration. La naturalisation, dans sa forme actuelle, est vécue comme un reniement. Ces résultats soulignent l’urgence et la nécessité d’assouplir la naturalisation et de la débarrasser de son présupposé assimilationniste. Ils indiquent également que l’octroi du droit de vote aux municipales posera immédiatement la question de l’accès aux autres élections. L’exercice d’un droit politique, même au Patrick Braouzec, maire de Saint-Denis, aux Francs-Moisins en 1995. © N. Amir/IM’Média. 13)- Guillaume Malaurie, “Pour qui voteraient les immigrés”, L’Express, n° 2020, 23 mars 1990. Dossier Citoyennetés, n° 1139, janvier 1991 A PUBLIÉ N° 1229 - Janvier-février 2001 - 33 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE niveau municipal, entraînera pour certains une accélération de la demande de naturalisation et, pour d’autres, l’exigence et le combat pour l’accès aux autres échelons. C’est dire le retard pris par la classe politique vis-à-vis des évolutions sociales dans l’immigration. Quand Jean-Pierre Chevènement propose un choix entre droit de vote et naturalisation, les populations issues de l’immigration demandent les deux simultanément. Les blocages de l’ensemble de la classe politique sur la question rappellent une leçon du passé que nous avons tendance à oublier. Les droits démocratiques n’avancent que par la lutte de ceux qui y ont réellement intérêt. Confier une exigence démocratique à un parti ou à un homme préoccupé de sa réélection, c’est garantir l’enterrement de la revendication ou sa dévitalisation. Les associations issues de l’immigration sont aujourd’hui interpellées pour reprendre l’initiative, sous peine de voir les droits politiques sans cesse reportés pour une longue période ou ramenés à leur échelon minimum, c’est-à-dire les municipales… et encore, sans droit d’éligibilité, après le renouvellement de la carte de dix ans (?), avec d’autres restrictions (?). Au-delà de la question du droit de vote, c’est la question du statut de l’immigration qui est posée. À ce titre, le débat et le combat pour les droits politiques ne sauraient être séparés d’autres questions déstabilisant l’immigration. La régularisation de l’ensemble des sans-papiers, le droit à une naturalisation par simple déclaration et le droit de vote sont trois aspects d’une même question : une démocratie peut-elle s’accommoder d’une non-citoyenneté pour une par✪ tie importante des habitants de son territoire ? VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE N° 1229 - Janvier-février 2001 - 34 POUR UNE CITOYENNETÉ ATTACHÉE À LA PERSONNE La conception “moderne” de la citoyenneté serait-elle aujourd’hui dépassée ? Pour Albano Cordeiro, la nécessaire égalité des droits politiques entre les nationaux et les “étrangers”, là où ils vivent, ne pourra se faire que par des modifications du droit international. Car celui-ci reste encore axé sur la souveraineté nationale et la pleine reconnaissance du pouvoir des États sur les citoyens, à l’heure où la mobilisation pour la reconnaissance des droits fondamentaux dans l’Union européenne montre une évolution des représentations collectives en la matière. La citoyenneté moderne, apparue vers la fin du XVIIe siècle, a certes commencé par exclure les pauvres, les femmes, les jeunes, les étrangers, mais, par ses références (Hobbes, Locke, Rousseau), elle se caractérise par le fait de vouloir s’adresser à tout un peuple et à un seul (ou à plusieurs, mais destinés à n’en former plus qu’un seul) et à un territoire déterminé. En effet, bien que cette citoyenneté moderne n’ait pas été reconnue aux nationaux des territoires dominés non constitutifs de la nation (c’est le cas des puissances coloniales, en particulier), elle avait pour vocation celle d’inclure tous les nationaux – du moins tous ceux qui vivaient sur le territoire national. D’autre part, le national ne résidant pas sur le territoire pouvait encore revendiquer un certain nombre de droits et être soumis à des devoirs, mais substantiellement ces droits et ces devoirs devenaient potentiels, ou “dormants”, du fait de la non-coïncidence entre nationalité et territoire de résidence. La notion de citoyenneté a été introduite par les révolutions française et américaine. Dans ce dernier cas, bien que la Constitution de 1793 (par ailleurs jamais appliquée) élargisse la qualité de citoyen aux étrangers “méritants”, le fait est que, malgré la rhétorique de la “souveraineté du peuple”, et malgré une apparente assimilation du citoyen à l’individu, les droits du premier étaient dévolus au “citoyen actif”. Celui-ci était le titulaire de droits politiques, ceux par lesquels le “peuple” devait donner son consentement aux gouvernants en élisant ses représentants. La conception de la citoyenneté qui émerge lors de la Révolution française mène à une figure de ce “citoyen actif” qui est, par excellence, “le petit ou moyen propriétaire échappant à toute dépendance, libre de son jugement, intéressé plus que tout autre à l’organisation équitable des pouvoirs publics”(1). par Albano Cordeiro, Unité de recherche migrations et sociétés (Urmis), CNRS, Paris 1)- Michel Winock, “Chronique de 1789 - l’année sans pareille”, Le Monde, 19 juillet 1988. LA DÉLÉGATION DU POUVOIR DES CITOYENS L’État moderne s’est construit en se forgeant une autre légitimité que celle jusqu’alors prédominante. Le consentement des gouvernés devait être la source de la légitimité. Il n’est pas tout à fait indifférent que ces gouvernés soient appelés “peuple” ou “Nation”, avec ou sans majuscule, mais le choix des formes par lesquelles sera demandé ce consentement est, lui, capital pour en évaluer la véracité, la valeur qui lui est donnée, et la nature des rapports entre gouvernés et gouvernants que ces formes induisent. Le passage en plusieurs étapes du suffrage censitaire au suffrage universel modifie la nature des rapports entre gouvernants et gouvernés. L’introduction du suffrage universel signifie l’intégration des masses populaires jugées jusque-là dépourvues de l’instruction et de l’information nécessaires au suivi des affaires politiques, ou possédant de faibles capacités de jugement. Voltaire se méfiait du suffrage universel parce qu’il revenait à laisser faire des choix à des gens incapables de comprendre des situations complexes, d’où sa préférence pour le “despotisme éclairé” des gens sages et informés. L’introduction du suffrage universel consacre, en définitive, les positions de Condorcet et sa “République éclairée”. L’adoption du suffrage censitaire est fondée sur la nécessaire “compétence” à juger des affaires de la cité et à s’en occuper, requise pour être citoyen. L’ensemble des “citoyens actifs” et la classe politique (comme l’on dirait aujourd’hui) étaient relativement homogènes. Néanmoins, leur nombre et leur dispersion sur un territoire large ne permettaient pas la pratique de l’agora athénienne, où pouvaient N° 1229 - Janvier-février 2001 - 35 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE Ce n’est qu’avec l’introduction du suffrage universel, à la suite à la Révolution de 1848, que s’enracine l’idée que le citoyen est un individu majeur de sexe masculin appartenant, par naissance (de père français) ou par cooptation (naturalisation), à la nation historique – ce qui exclut les nationaux originaires des territoires coloniaux. Le corps électoral des citoyens s’est alors élargi, mais une grande partie des individus résidant sur le territoire national est écartée des droits politiques premiers. Cette conception durera longtemps, en France, avant que la “réserve de nationaux” exclus des droits politiques soit mise en valeur, avec l’intégration des femmes (1946) puis avec celle d’une partie des jeunes grâce à l’abaissement de l’âge de la majorité légale (loi du 5 juillet 1974). Un processus qui prendra deux siècles ! Par ces intégrations successives, c’est le champ de la démocratie qui s’élargit, renforçant la légitimité du système représentatif mis en place après la Révolution française. N° 1229 - Janvier-février 2001 - 36 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE se réunir tous les citoyens chefs de famille. Ainsi, la mise en pratique d’une démocratie moderne semble, à ses débuts, indissociable d’une forme de représentation des citoyens. Dans la mesure où il institue la délégation du pouvoir citoyen comme base du fonctionnement de la démocratie, le système représentatif corrobore et renforce la distanciation entre la masse des citoyens et l’exercice du pouvoir. Le système d’élection des représentants, avec des procédures sélectives des candidats, accroît également la distance vis-à-vis de la masse des citoyens. Bien que la citoyenneté ne puisse se réduire à l’acte électoral, le transfert rituel du pouvoir du citoyen que cet acte comporte est devenu un élément constitutif central de la citoyenneté moderne. Ce transfert est échangé contre la sûreté que l’État est censé garantir à tous les citoyens. Autrement dit, en déléguant son pouvoir, le citoyen est “libéré” du souci des affaires de la cité et peut alors s’adonner à ses propres affaires dans la mesure de ses capacités ; il est invité à s’occuper de son “bonheur privé”, selon une expression de l’époque. Ainsi, la citoyenneté moderne est basée sur le postulat de l’incapacité des masses à se saisir des affaires de la cité. LA CITOYENNETÉ MODERNE EST NÉE AVEC L’ÉTAT-NATION La citoyenneté moderne est contemporaine de l’affirmation des États-nations et de la construction de l’idéologie qui les soutient. La nouvelle légitimité du pouvoir et de l’État n’a pas le caractère incontestable et axiomatique de la légitimité fondée sur l’ordre naturel et divin réglant d’avance les rôles sociaux, la répartition du pouvoir et de l’autorité. Si l’unité de la “Nation” ou sa reconnaissance peuvent représenter des objectifs mobilisateurs de larges masses (éventuellement manipulées par une classe ou une élite en quête de légitimité), par contre, dans la “Nation” déjà unifiée, ce sentiment national, fondement de la nouvelle légitimité, doit être créé dans le peuple appelé à désigner ses représentants. C’est bien l’objectif de l’instruction civique de l’École républicaine, d’autant plus nécessaire, dans le cas français, que l’Église n’a pas adhéré aux idéaux de la Révolution. Le sentiment d’appartenance nationale, base de la légitimité de l’État – ce que les premières versions de l’idéologie de l’Étatnation nommaient le “patriotisme” – est une construction sociale. Par cette construction sont élargis à l’échelle de tout un pays (sur des territoires et avec des gens que les citoyens en formation n’ont jamais rencontrés), via l’éducation et l’action, les affects qui lient les individus à leur famille, à leurs pairs, ainsi que les lieux et les LA CITOYENNETÉ MODERNE EST UN STATUT Si le contrat social peut être présenté comme une entente parmi les citoyens d’un État, il peut également l’être comme une entente entre l’État et ses citoyens, où le premier garantit, en échange d’un certain nombre de devoirs dûment énumérés (impôt, service militaire, etc.), une contrepartie en droits, au premier rang desquels se trouve la sécurité. Cet ensemble de devoirs et de droits forme le contenu de la citoyenneté, qui devient un statut auquel ne peuvent accéder que les nationaux. Il devient un statut national, garanti par chaque État, et un statut du national. Les migrations sont un défi et une remise en cause du contrôle exclusif de l’État sur son territoire et ses frontières, face au dogme ou mythe de la souveraineté nationale, et face aux théories dominantes N° 1229 - Janvier-février 2001 - 37 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE paysages qui font le décor et le quotidien de leur vie. Cette somme d’affects fournit à l’irrationnel un sentiment d’appartenance qui soude citoyens et gouvernants en cas de danger, réel ou supposé, pour la patrie. Cela fonde la souveraineté nationale sans faire appel à un ordre divin, et rend ainsi viable la gestion de ces parcelles de la planète que l’on appelle les “États”. Et puisque des régimes démocratiques se sont mis en place au moment de la création de ces États, il est aujourd’hui courant d’affirmer que l’État-nation est l’espace Beaucoup de régimes démocratiques même de la démocratie et de la citoyens’étant mis en place au moment neté, en dehors duquel l’une et l’autre de la création des États, seront dénaturées. il est aujourd’hui courant d’affirmer La version moderne de la citoyenneté que l’État-nation est l’espace même se met donc en place avec l’État-nation, de la démocratie et de la citoyenneté, dans le même mouvement qui mène à en dehors duquel l’une et l’autre lever les péages régionaux, à unifier les monnaies en circulation, les poids et les seront dénaturées. mesures. On uniformise, on unifie et on délimite. Les marchés nationaux de marchandises sont protégés par des frontières qui, de poreuses, doivent devenir contrôlées, voire étanches. La prégnance de l’appartenance à la nation, en tant que fondement de la légitimité de ces nouvelles formes d’États, se répercute sur le contenu et sur la nature de la citoyenneté. La définition de l’appartenant par des critères objectifs (la naissance, la filiation) est un enjeu important. Le “national” est le titulaire et le bénéficiaire des droits garantis par l’État ; avant d’être citoyen, il faut d’abord être reconnu comme “national”. Cela se traduira, dans l’idéologie de l’État-nation, par un postulat : seul le national peut être un citoyen. N° 1229 - Janvier-février 2001 - 38 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE Arrivée à Paris, le 30 novembre 1985, de la marche pour les droits civiques. © IM’Média. des relations internationales. Ce contrôle vise la défense et la préservation du statut réservé de national. Les migrants ne sauraient être des postulants légitimes au même statut que celui des nationaux, alors même qu’en s’installant, ces hommes, femmes et enfants contribuent ou contribueront, avec les nationaux, à faire vivre ce statut et ses droits-créances (droits sociaux et économiques) vis-à-vis desquels l’égalité est proclamée. Ils restent écartés des droits politiques, sauf agrément de l’État à une demande d’intégration dans le statut de national, assujettie a des critères de sélection(2). 2)- Saïd Bouamama, Albano Cordeiro, Michel Roux, La citoyenneté dans tous ses États. De l’immigration à la nouvelle citoyenneté, L’Harmattan, Paris, 1992. LE POUVOIR JUDICIAIRE À CONTRE-COURANT DE L’ÉTAT Dans un article récent, Charles P. Gomes présente l’évolution de la jurisprudence en matière de contentieux des expulsions d’étrangers résidents et illégaux par la procédure directe administrative. Il constate qu’aux États-Unis et en France, les tribunaux restreignent les pouvoirs des gouvernements en prononçant de plus en plus souvent des annulations de décisions d’expulsions : “La force du régime des droits de l’homme provient d’abord de l’importance croissante que les juges accordent aux droits fondamentaux des individus dans l’élaboration de leur jurisprudence sur le plan national.”(3) Cette convergence est d’autant plus intéressante qu’elle a lieu dans deux pays de traditions juridiques différentes. De même, récemment, un juge du tribunal de Milan a invalidé la rétention de neuf “extra-communautaires” et leur “accompagnement contraint” à la frontière. Bien que la reconduite à la frontière ait trouvé sa base légale dans les articles 13 et 14 de la loi sur l’immigration, le juge a déclaré ces dispositions légales contraires à l’article de la Consti- 3)- Charles P. Gomes, “Les limites de la souveraineté. Les changements juridiques dans les cas d’immigration en France et aux États-Unis”. in Revue française de science politique, vol. L, n° 3, juin 2000, p. 436-437. tution italienne sur la liberté individuelle(4). Certes, sous couvert de lutte contre l’immigration, on observe également que les États de l’Union européenne persistent dans leur politique de fermeture des frontières dites “extérieures”. Cet état de fait va donc à contrecourant de ce que l’on peut observer, en France même et dans d’autres pays, de la part du pouvoir judiciaire. Peut-on discerner des évolutions convergentes dans la philosophie du droit international et dans les actions et argumentaires des mouvements citoyens et des sociétés civiles qui œuvrent pour les droits de l’homme ? À Nice, la mobilisation récente pour la reconnaissance des droits fondamentaux dans l’espace européen est un exemple des changements des représentations collectives en cours concernant les rapports entre les individus et les États. Cette mobilisation semble n’avoir pas donné les résultats espérés, mais elle peut annoncer des étapes plus À terme, la libre circulation marquantes à venir. et la libre installation, Car il s’agit en quelque sorte d’intéaujourd’hui encore utopiques, grer les droits politiques, qui sont seront le pendant et le corollaire aujourd’hui l’apanage exclusif des natiode l’égalité des droits politiques naux, dans les droits qui s’imposent aux entre nationaux et étrangers. États, c’est-à-dire les droits humains. Cette reconnaissance des droits politiques suppose, au préalable, une évolution indispensable du droit international public, qui reste encore axé sur le dogme de la souveraineté nationale et de la pleine reconnaissance du pouvoir des États sur ses citoyens. Pourtant, une accumulation de traités, de déclarations et de chartes semble peu à peu convaincre des tribunaux ad hoc et des tribunaux nationaux à juger dans le respect des droits fondamentaux. À terme, la libre circulation et la libre installation, aujourd’hui encore utopiques, seront le pendant et le corollaire de l’égalité des droits politiques entre nationaux et étrangers. À différents degrés, cette liberté de circulation est postulée dans des traités multilatéraux dans des zones délimitées du globe, dont l’exemple est l’espace européen. POUR UNE CITOYENNETÉ DÉTERRITORIALISÉE Les résistances à cette innovation sont sans commune mesure avec celles qui ont par le passé touché les droits économiques et sociaux, qui font également partie du statut du national. Ces droits pouvaient se prévaloir d’une source différente de celle des droits politiques : le travail. Le droit de vote local étendu à tous les résidents peut se jus- VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE N° 1229 - Janvier-février 2001 - 39 4)- La Repubblica, 3 novembre 2000. N° 1229 - Janvier-février 2001 - 40 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE tifier par une évidence : l’unité citoyenne ne peut être que celle de l’habitant, puisque les retombées d’une politique de gestion locale ne distinguent pas nationaux et étrangers. Ne pas le reconnaître, cela devient une discrimination. Si l’égalité des droits politiques subit une telle résistance, c’est que l’on y inclut des droits dont l’exercice est considéré comme une expression de la souveraineté nationale. Ce lien résulte d’un a priori qui n’est pas uniquement idéologique, puisqu’il légitimise l’exclusivité de l’exercice du pouvoir par une élite nationale. Doit-on nier ce lien ou proposer un autre type de légitimité ? Le suffrage universel est lui-même source de légitimité dans l’exercice du pouvoir ; ce sont ceux qui votent qui accordent cette légitimité et il est donc superfétatoire de faire appel à la “Nation” pour asseoir cette légitimité. Toute personne est titulaire de droits politiques pleins, et les États sont tenus de créer les conditions pour que les individus exercent ces droits, là où ils vivent et où ils contribuent par leur travail, par leur participation à la vie sociale, au ✪ bien commun. Thierry Oblet, “La portée symbolique du droit de vote des étrangers aux élections locales” Point de vue, n° 1216, novembre-décembre 1998 Jean-Pierre Alaux, “Politique d’immigration et principe d’égalité. Réponse à Hans Mahnig” Point de vue, n° 1212, mars-avril 1998 Hans Mahnig, “Politique d’immigration et principe d’égalité” Point de vue, n° 1211, janvier-février 1998 Bertrand Badie, “Quelles citoyennetés à l’heure de la mondialisation” Christophe Daum, “Immigrés acteurs du développement : une médiation sur deux espaces” Jean Weydert, “La citoyenneté des migrants en Europe” Bertrand Hérisson, “Citoyenneté et nationalité : il faut renverser la logique actuelle” Dossier Citoyennetés sans frontières, n° 1206, mars-avril 1997 A PUBLIÉ par Abdelhafid Hammouche, maître de conférences à l’université Lumière, Lyon-II, chercheur au CNRS-Cresal, Saint-Étienne À partir d’exemples concrets en Rhône-Alpes, un voyage dans le monde des associations issues de l’immigration, depuis les amicales des années soixante, relais de l’État du pays d’origine, jusqu’aux associations de femmes, courroies de transmission de la politique de la ville, en passant par les revendications culturelles des années quatrevingt et les associations de quartiers de la classe d’âge suivante. Une évolution qui met en lumière les processus d’individuation à l’œuvre, entre la génération des primo-migrants organisée sur des bases communautaires, et celle d’aujourd’hui qui conçoit l’engagement associatif comme une expérience personnelle au service de la collectivité locale. L’attention prêtée aux associations ayant un lien plus ou moins affirmé avec l’immigration, par exemple celles qui sont situées dans les banlieues ou d’autres qui impliquent les “femmes relais”, se limite le plus souvent à la fonction “intégrative” qu’on leur prête. Il serait sans doute plus judicieux de situer les associations de ce type dans l’histoire de l’immigration en France et de mettre en perspective les différentes périodes où elles apparaissent. Ainsi, depuis les années soixante et jusqu’à nos jours, on a vu se succéder plusieurs formes d’associations, d’abord de primomigrants, puis de jeunes et de femmes issus de l’immigration maghrébine. Les premières se constituaient dans la perspective d’un retour, et donc d’une présence provisoire en France, alors que les secondes œuvrent pour favoriser un ancrage, une sédentarisation. Dans les deux cas la présence est problématique ; la relation à l’espace public est caractérisée par une sorte d’attitude de réserve pour les premières et par une position plus en vue pour les secondes. Les années soixante sont celles des grandes associations, fortement reliées au pays d’origine et agissant comme relais gouvernementaux – c’est le cas de l’Amicale des Algériens en Europe (AAE), de l’Amicale des Tunisiens en France, de l’Amicale des travailleurs et commerçants marocains – ou au contraire s’opposant aux régimes en place, comme l’Union générale des travailleurs tunisiens ou l’Amicale des Marocains en France. VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE ASSOCIATIONS DE QUARTIER D’AUJOURD’HUI. UN ESSAI DE TYPOLOGIE N° 1229 - Janvier-février 2001 - 41 DES AMICALES D’HIER AUX N° 1229 - Janvier-février 2001 - 42 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE On a sélectionné ici quatre associations pour illustrer ce qui pourrait constituer quatre manières d’être présent dans l’espace public français(1). Ces associations peuvent être considérées comme des espaces “intermédiaires”, ni complètement communautaires – au sens de la communauté villageoise d’origine – ni complètement publics. Car ces formes associatives qui changent indiquent autant une évolution du contexte que des “problèmes” à résoudre. LE TEMPS DES PÈRES 1)- Cf. Abdelhafid Hammouche, “Expérience privée, appartenance communautaire et engagement public”, in Jacques Ion et M. Peroni (dir.), Engagement public et exposition de la personne, Éditions de l’Aube, 1997, p. 85-97. Les amicales et le lien au pays Dans les années soixante et soixante-dix, une association de primo-migrants comme l’Amicale des Algériens en Europe (AAE), à Saint-Étienne, sert de courroie de transmission entre un pouvoir auréolé d’une indépendance fraîchement acquise et des migrants démunis des solidarités communautaires. Elle agit en interface, d’abord avec l’administration consulaire et éventuellement pour aider dans les démarches auprès des autorités françaises. Elle est, à l’instar du FLN (Front de libération nationale) et de toutes les “organisations de masse”, en position de monopole. L’unité est une exigence poliDans les amicales des années soixante, tique, d’autant qu’est rappelée, implicila vie associative reste formelle tement ou plus rarement explicitement, et son organisation est pyramidale ; sa fonction de représentation des les réunions avec les adhérents migrants. Ceux-ci ne s’investissent guère dans la vie associative, sauf ceux qui en sont peu fréquentes, l’accès à l’espace sont les militants attitrés (en fait des public est faible, l’action répond permanents). Les migrants qui veulent aux injonctions venues “d’en haut”. obtenir quelques facilités d’accès aux services rendus en France ou en Algérie (pour faire accélérer l’obtention d’un acte de naissance par exemple) se retrouvent en position d’obligés. La vie associative reste formelle et son organisation est pyramidale, les réunions avec les adhérents sont peu fréquentes et se limitent bien souvent à des échanges sur les activités habituelles. Les permanents sont des personnalités locales qui pèsent sur le choix des projets : des manifestations culturelles, notamment en période de ramadan (par exemple des concerts), s’ajoutent aux activités sportives. Le militantisme au sein de l’Amicale des Algériens ou de l’UNJA (Union nationale de la jeunesse algérienne) exprime, certes, un engagement politique et une forme d’encadrement qui rappellent et alimentent les rapports avec le pays d’origine, la mémoire historique récente et la nécessité du retour, mais il façonne surtout une tran- 3)- Cf. T. Machalon, “L’Algérie des cousins”, Le Monde diplomatique, novembre 1994, où l’auteur évoque “deux sources de légitimité” pour expliquer les rapports entretenus avec l’administration, ressentie comme une entité étrangère au corps social. Étrangeté et distance que l’on retrouve dans les rapports aux associations, qui ne deviennent “recevables”, au-delà du passage obligé, qu’à la condition qu’un proche en fasse partie. 4)- Alain Battegay, “La déstabilisation des associations beurs en région Rhône-Alpes”, Les Annales de la recherche urbaine, n° 49, décembre 1990, p. 104-113. LE TEMPS DES FILS Associations culturelles dans la ville La deuxième vague d’associations, celle des années quatrevingt, répond à une autre injonction, plus ou moins explicite, mais émanant cette fois-ci de la société d’accueil : l’“intégration” devient l’objectif alors que la référence au pays d’origine est beaucoup plus discrète. Le contexte a bien changé et les associations d’immigrés se multiplient après l’arrivée de la gauche au pouvoir. Ce sont d’abord des organisations locales qui naissent dans les années 19831985, avant que n’apparaissent des associations à vocation nationale et s’inscrivant plus nettement dans le champ politique français pour combattre le racisme – SOS Racisme –, ou pour “accélérer l’intégration” – France Plus(4). La naissance des associations locales prend souvent appui sur des réseaux existants (d’assistance aux immigrés par exemple). C’est le cas par exemple de Grain magique, basée à Saint-Étienne, N° 1229 - Janvier-février 2001 - 43 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE 2)- Abdelmalek Sayad, “Les trois âges de l’émigration algérienne en France”, Actes de la recherche en sciences sociales, juin 1977, p. 59-80. sition entre lien communautaire et inscription sociétale. C’est une activité discrète au service d’une communauté à préserver qui caractérise le militant de la première vague. L’accès à l’espace public est faible, la relation aux adhérents est quasi secondaire et l’action répond aux injonctions venues “d’en haut”. L’appartenance communautaire, sans être revendiquée en tant que telle, joue à plein pour favoriser les “siens” – au sens du lignage, de la communauté villageoise ou régionale – parmi les “semblables” (les immigrés). C’est le temps d’une superposition entre un lien communautaire résiduel et un lien sociétal qui n’arrive pas à s’imposer, et d’une individuation limitée, à l’instar de ce que génère le “deuxième âge” de l’émigration(2), ni tout à fait détaché de la communauté, ni tout à fait en conformité avec sa logique. Les relations au sein de l’association sont marquées du sceau du temporaire : on se croise dans des relations de “guichet” mais on ne s’affronte guère, malgré les récriminations nombreuses que les adhérents expriment en privé. La “fierté” de l’État national ne résiste pas au “détachement”. Mais les adhérents restent pour la plupart des usagers, à l’exception de ceux qui ont activement participé à l’organisation et aux activités du FLN durant la guerre. Ceux-là trouvent dans l’AAE une suite à leur engagement et une réactualisation de leur prestige. Les rapports entre permanents et usagers se construisent sur un double registre : celui de l’administratif génère des rapports de “greffe”(3), celui de la sociabilité exprime des rapports où se combinent le respect “politique” et le respect “communautaire”. N° 1229 - Janvier-février 2001 - 44 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE dont les fondateurs avaient milité au sein de l’Union nationale de la jeunesse algérienne (UNJA). Grain magique fait cependant exception, en ce qu’elle constitue une sorte de transition. En effet, les fondateurs sont des universitaires qui ne cherchent pas nécessairement des débouchés professionnels dans les métiers du travail social, contrairement à la plupart des dirigeants des associations de même type. Les membres du bureau sont une enseignante, un ingénieur (le président), un économiste et un directeur d’organisme de formation (les deux vice-présidents). Dans ce cas, les associations revendiquent un discours politique, mais aussi culturel : “Pour nous maintenant, il est clair qu’agir en citoyens à part entière, faire de la politique au sens noble du terme, suppose la constitution d’une parole immigrée ou issue de l’immigration en force d’animation politique. […] Il faut réinventer la démocratie française, redescendre dans une relation de proximité avec la population, associer plus largement les composantes de la société à la gestion du politique. […] Notre effort doit donc porter sur la redéfinition d’un espace communautaire culturel intégrant la dimension du rapport Nord-Sud.”(5) À Lyon, Le NomadeS (dont l’adresse est précédée d’un clin d’œil interculturel : “chez Zoubida Gonzalès”) affiche un concept de croisement des genres et des origines et affirme “chercher à dépassionner les confrontations interculturelles, en suscitant des actions et débats qui contribuent à faire le choix de l’intelligence, et de relations constructives”. Le fondateur de l’association a également été durant plusieurs années président de SOS Racisme au niveau régional. Le NomadeS connaît une reconnaissance, une quasi-institutionnalisation (par des accords de coopération avec des associations de prévention spécialisée ou avec des mairies d’arrondissement), et un passage de relais du fondateur et de son équipe à des “héritiers”. La “mixité” des cultures se vérifie au sein de l’équipe de militants qui entoure le fondateur et dans celle des “héritiers”, mais l’ancien comme le nouveau président sont maghrébins, âgés d’une quarantaine d’années, professionnels du travail social. Les Maghrébins sont les plus influents et ils se trouvent quelques adhérents pour poin- Octobre 1985. © Claude Chevin/IM’Média. 5)- Cf. Élisabeth Chikha, “Grain magique. Des militants stéphanois lucides et exigeants”, H&M, n° 1164, avril 1993. 6)- Pas toujours lors de la première union, où la proximité avec les parents conditionne la marge de manœuvre que chacun s’accorde. Cf. Abdelhafid Hammouche, Mariages et immigration. La famille algérienne en France, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1994. Cette deuxième vague prend corps alors que la “communautémosaïque” se meurt et que s’inscrivent de nouvelles relations au sein d’une “communauté-intermédiaire” qui consacre une double distance : celle qui se maintient avec la société d’accueil, celle qui se vérifie dorénavant avec la communauté d’origine “en décomposition”. Le fondateur du NomadeS, comme d’autres militants, s’est frotté aux permanents de l’AAE, de l’intérieur ou dans une des organisations qui lui sont liées (comme l’UNJA). C’est dans ce premier espace que s’est façonnée leur démarche individuelle initiale ; ils s’y expriment autant pour eux-mêmes que pour les autres jeunes. Les uns et les autres ne font pas mystère de leurs engagements antérieurs. Ils ont d’abord connu les associations de la première vague en interne et dans l’orthodoxie, puis en lisière, avant de se retirer et de lancer leurs propres mouvements. Les orientations sont problématisées et la part culturelle revendiquée au NomadeS prime, alors que les questions de fonctionnement apparaissent secondaires. D’une certaine manière, ces militants adoptent d’abord des attitudes parfois contestataires, mais “de l’intérieur de la communauté”, qui prennent sens dans la perspective d’un retour au pays d’origine, puis des positions plus affirmées et de l’extérieur des espaces communautaires, lorsque le retour devient de plus en plus incertain. Ils se forgent, progressivement et dialectiquement, une trajectoire individuelle lorsque la logique groupale commence à perdre de son sens. Leur engagement, quelle que soit la scène – privée ou publique – n’implique pas le groupe de filiation mais tente de construire un autre mode de lien, par la famille qu’ils fondent et par le choix individuel qu’ils imposent à leurs parents(6), par l’association, qui vise un ancrage et non plus la perpétuation du lien au pays d’origine. C’est le temps de l’émergence, puis de l’affirmation N° 1229 - Janvier-février 2001 - 45 L’affirmation d’une identité double VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE ter (et implicitement regretter) le poids de la culture maghrébine devenue, à leurs yeux, la “culture de référence” du NomadeS. La vie institutionnelle est relativement formalisée (carte, adhésion, courrier…) et les activités ne sont pas nécessairement répétitives : l’opportunité du pacte Arafat-Rabin pour faire une fête, l’exposition “Anne Franck” en relation avec l’association du même nom à Amsterdam, mais aussi, plus régulièrement, le bal “beurs-blanc-rouge” du 14 juillet ou des expositions de peinture… Le centre de l’activité est un café (qui se nomme le NomadeS) où se retrouvent régulièrement les sympathisants et où sont réalisées ponctuellement certaines manifestations (expositions, fêtes…). N° 1229 - Janvier-février 2001 - 46 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE d’une aspiration individuelle par opposition au groupe (familial, villageois, national). Mais cette opposition est dialectique : ils reprennent un héritage culturel “sublimé” et se veulent fils de la République. Sans qu’il soit fait référence à une hiérarchisation par classe d’âge, le “respect” (complice, amical…) rappelle un tant soit peu l’organisation de la vie sociale au Maghreb. La question de l’identité est déplacée : elle ne s’adresse pas seulement à l’enfant d’immigré mais à l’autre, prétendument semblable, à qui il est demandé de reconsidérer l’espace des origines. L’affirmation de l’identité culturelle entre Français “de souche” et enfants d’immigrés passe alors par cette redélimitation symbolique. LE TEMPS DES FRÈRES Les associations de quartier À partir du début des années quatre-vingt, à Vénissieux, l’association AQK (Association du quartier Kamarov) intervient dans le domaine social, essentiellement dans le soutien scolaire et, de façon secondaire, dans l’animation et les loisirs. Les orientations sont peu explicitées et les relations avec les adhérents peu formalisées (ni adhésion, ni carte ne sont réclamées). AQK réunit de jeunes dirigeants qui ne visent pas explicitement un quelconque “mixage” mais plutôt l’aide aux jeunes, et particulièrement à Les années quatre-vingt ceux qui, à leurs yeux, ont besoin d’un voient l’émergence d’une aspiration soutien scolaire. La vie institutionnelle, individuelle, par opposition au groupe hormis les premiers mois et par nécessité, est pour ainsi dire inexistante (le (familial, villageois, national). conseil d’administration ne se réunit Mais cette opposition est dialectique : que très rarement). Le démarrage est les militants reprennent un héritage difficile, balbutiant ; comme pour culturel “sublimé”, tout en se voulant d’autres associations du même type, fils de la République. cela atteste d’une sorte de précipitation et d’empressement, sans doute pour occuper un créneau nouveau, mais aussi pour répondre à une injonction “d’en haut”. À ses débuts, AQK doit compter sur différents appuis pratiques (pour constituer les statuts, asseoir le fonctionnement au quotidien, rechercher des locaux…). Les membres du noyau actif sont des étudiants qui “veulent faire bouger les choses”. D’autres associations apparues à la fin des années quatre-vingt agissent sur le même territoire (parfois au-delà). Ainsi de l’Association loisirs culture solidarité (ALCS) qui, dans sa structuration, se rapproche de AQK mais se différencie de celle-ci en investissant essentiellement dans le loisir. Fraternité et Espoir, également sur ce ter- Connivence entre “petits” et “grands frères” 8)- Cf. Fonda Rhône-Alpes, Enjeux associatifs aux Minguettes. Document de travail pour un questionnement des acteurs locaux, septembre 1993, p. 9. 9)- “L’objectif essentiel est de s’organiser entre soi et de s’en sortir” ; “ Les nouvelles associations se veulent avant tout en prise avec le quotidien”, in Fonda Rhône-Alpes, document cité, p. 6-7. Certaines de ces nouvelles associations émergent, surtout dans les années quatre-vingt-dix, dans un espace public territorialisé et “ethnicisé”(8). Ici le militant joue de la “connivence”, au sens de l’entente – territoriale et surtout culturelle – entre proches ; des accords tacites concernent par exemple l’attitude à l’égard de la police. Le responsable associatif paye de sa personne pour séduire (par l’humour, le savoir, la ruse…) un adhérent qui ne cesse de se redéfinir et dont la présence n’est jamais vraiment acquise. Les rapports d’autorité avec les enfants – les “petits frères” –, les sermons peu “académiques”, les répliques entre eux et devant les enfants concourent apparemment à rappeler d’abord qu’ils ne sont pas “dupes”, et en ce sens qu’ils n’appartiennent pas entièrement à “l’autre monde”, qu’ils connaissent la “magouille” et qu’en conséquence leur position ne saurait se comprendre ni comme une fuite (de ce monde-ci), ni comme une position de faiblesse (par rapport à d’autres leaders, notamment délinquants). Ces responsables tentent de fonder leur légitimité par un croisement de reconnaissance de terrain et institutionnelle. Les dirigeants inscrivent leur leadership dans l’immédiat(9), dans le temps et les territoires contemporains de leur démarche : ils créent ex nihilo, en quelque sorte et, s’enfermant dans une relation sans assise, sont contraints de faire sans cesse leurs preuves aux yeux de leurs partenaires, mais surtout auprès des “leurs”, qui au fond ne les reconnaissent que par intérêt tactique (surtout pour les loisirs, où AQK s’avère être un intermédiaire efficace). N° 1229 - Janvier-février 2001 - 47 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE 7)- Jacques Barou et Lucie Mélas, “Mémoires zupéennes”, H&M, n° 1180, octobre 1994, p. 30-35. ritoire, est une association à vocation religieuse : elle gère la mosquée du quartier, organise un soutien scolaire et diverses activités (bibliothèque, vente de cassettes, de merguez…). Les militants repérés des trois associations ont pratiquement les mêmes âges (entre vingt et vingt-cinq ans) et les mêmes types d’ancrages territoriaux. Ces structures apparaissent au moment où se multiplient des associations qui ne sont pas toujours liées à l’immigration, sur des sites où la présence immigrée est forte, comme c’est le cas à Vénissieux(7). Pour certaines d’entre elles, notamment pour les associations de jeunes, et au moins en apparence, on fait table rase du passé, comme s’il fallait se dégager de toute antériorité. On voit par exemple, à Vénissieux comme à Grigny (également dans le département du Rhône), où sont présentes deux fortes communautés de harkis, des jeunes Maghrébins s’associer en faisant fi des clivages qui perduraient depuis la guerre d’Algérie. N° 1229 - Janvier-février 2001 - 48 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE Aide aux devoirs. © IM’Média. Les animateurs de l’AQK énoncent son objectif (l’aide aux plus jeunes) comme une sorte d’évidence qui n’est jamais remise en question, même lors des périodes de transition (changement de dirigeants ou baisse sensible de la présence sur le terrain). Tout se joue sur la nécessité de convaincre, les plus jeunes comme les autorités. Il y a une sorte de dépendance à l’égard des premiers, devenus, pour le coup, les garants de l’utilité de l’association. Leur présence et le retentissement des actions engagées en leur faveur leur délivrent un gage de légitimité. Cette question de légitimité, souvent implicite, est quasipermanente. On se “donne”, par le truchement de l’aide aux autres dont on est proche et différent, et ce don appelle un contre-don sous forme de reconnaissance sociale. C’est une doctrine d’emprunts qui se forge progressivement, jusqu’à l’essoufflement de l’association au bout de quelques années. L’association, un lieu de passage Au départ, aucune exigence formelle (pas de carte, pas d’adhésion) ne vient baliser la relation aux adhérents, avant que, pour une deuxième phase, les dirigeants n’affichent la volonté d’imposer une démarche de “projet”, en s’appuyant non plus seulement sur l’aide matérielle des travailleurs sociaux, mais aussi sur leurs discours pédagogiques. Ce recentrage gagne à être éclairé par une comparaison des pratiques associatives, par une mise en miroir non des dirigeants, mais de l’attitude des adhérents, entre ceux de l’AQK et ceux de l’association religieuse Fraternité et Espoir, qui agit sur le même territoire. Car à peu de distance physique, la présence des “frères” éclaire autrement l’affirmation de soi : au titre du religieux, l’individu se fond délibérément (mais aussi ponctuellement ?) dans la recherche d’une LE TEMPS DES MÈRES Auxiliaires de l’action publique 10)- Cf. Abdelhafid Hammouche, “Regroupements, sociabilité et engagement public : l’exemple des Amis de la maternité”, in L’action collective à l’épreuve de l’engagement bénévole, recherche coordonnée par Jacques Ion dans le cadre du Programme de recherche partagé sur la ville, n° E092 369501 du contrat de Plan État-région Rhône-Alpes, p. 97-109. L’association Les Amis de la maternité (ADLM), constituée en 1992 dans une ville de la région lyonnaise, est animée par des femmes de différents quartiers qui proposent des activités de détente aux patientes de la maternité de cette ville(10). Même si cette association naît dans un contexte particulier, celui de la fermeture de la maternité, et avec au départ l’objectif d’en obtenir une réouverture, sa création récente laisse penser qu’elle s’inscrit dans le cadre des dispositifs de la politique de la ville. La présence de nombreuses autres associations sur la ville conforte cette hypothèse de créations simplement “conjoncturelles”. En effet, les objectifs affichés par la plupart de ces associations paraissent, pour l’essentiel, se référer aux axes d’intervention énoncés dans les programmes d’action définis par N° 1229 - Janvier-février 2001 - 49 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE “paternité primordiale”. On voit d’un côté une quasi-absence de contrainte chez les premiers et, même si le terme est délibérément excessif, une “soumission” chez les seconds, notamment à des “responsables” qui ont en charge un secteur particulier (par exemple la bibliothèque et les cassettes, ou la vente de merguez). L’AQK reste un lieu de passage, et non pas un lieu d’ancrage, où l’on évite, autant que faire se peut, toute confrontation. Ici, il faut éviter les tensions et le savoir-faire relationnel sert à déminer préventivement (par rapport aux jeunes qui ne viennent pas à l’association, aux “leaders”…). On l’a dit, l’ancrage est territorial, sans passé, mais aussi sans véritables perspectives. La personne apparaît sans filiation, se référant à l’histoire récente du quartier, tandis que la référence aux cultures d’origine Dans les années quatre-vingt dix, est tout à fait secondaire. Pour certains, dans un espace public “ethnicisé”, il faut prendre le risque de se distinguer, le militant associatif joue c’est-à-dire de se mettre en avant, et de de la connivence entre proches, se heurter, parfois violemment, à ceux entre “petits” et “grands frères” ; qui restent en marge. Le danger est phydes accords tacites concernent sique et peut être conjuré par une par exemple extrême personnalisation (charisme, l’attitude à l’égard de la police. doigté relationnel). D’autres, comme les membres de l’association religieuse, adoptent une attitude inverse, risquant ainsi l’anathème (le rejet de l’opinion publique) ou la “soumission”. Le lien ne réfère plus à la mémoire et à la paternité mais se fonde sur la proximité et avec les collatéraux, la distinction s’établit en terme de classe d’âge entre “grands” et “petits” frères. N° 1229 - Janvier-février 2001 - 50 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE les politiques publiques (l’aide aux “jeunes”, les activités socioculturelles, la participation à “l’insertion”…), et laissent entrevoir un processus d’instrumentalisation des associations. Ce processus est alimenté, si l’on peut dire, autant par la commande publique que par les appropriations tactiques qu’en font parfois les habitants eux-mêmes. Par exemple, les demandes de logement et/ou de mutation, sans être tout à fait un objet de transaction, peuvent être plus ou moins facilitées selon la position reconnue du demandeur dans l’espace associatif. Le militantisme associatif semble procurer quelques facilités : un poste de gardiennage en CES, des “médiations”, un encadrement de chantier… Certains intervenants évoquent la relation entre quelques “grandes familles”, les logeurs et les Dans les associations de femmes, associations comme autant de “connil’engagement équivaut vences”. Pour bon nombre de bénévoles, à un processus d’affranchissement les relations sont multiples avec ceux qui graduel de l’espace privé. interviennent au titre du développeLes premiers temps sont marqués ment social des quartiers (DSQ). par la prudence dont font preuve Les ADLM ne se cantonnent pas aux les adhérentes, tant à l’égard seuls quartiers ciblés ni aux axes d’acdu voisinage que de l’époux. tion retenus dans le cadre des procédures de développement social. Néanmoins, l’association encadre des activités et joue ainsi un rôle d’auxiliaire de l’action publique. Elle illustre une certain type d’activité associative, faite d’appropriations et de recyclage des principes ou des dispositifs mis en avant au titre de l’action publique, mais sa dynamique propre ne se réduit pas à ces injonctions, même si elle ne les ignore pas totalement. Les femmes dans l’espace public En se référant à son objet officiel, on peut considérer que l’ADLM, en l’espace de deux ans et demi, a atteint son objectif – la réouverture de la maternité – et n’a plus de raison d’être. En fait, dès le départ, des activités secondaires par rapport à l’objectif affiché structurent l’association, qui apparaît alors comme un support dont la vocation n’est pas clairement définie. À la fin de 1994, l’activité périphérique devient principale : des groupes de paroles, instaurés dès 1992, se poursuivent et d’autres activités vont se mettre en place. La calligraphie devient une activité régulière (tous les lundis soir). Une permanence est organisée : tous les mercredis, l’une des membres de l’association se tient dans la salle d’attente, à la disposition des femmes voulant discuter. Le même jour, les femmes d’un quartier de L’affranchissement de la tutelle des “époux” En ce sens, l’engagement équivaut à un processus d’affranchissement graduel de l’espace privé. Les premiers temps sont marqués par la prudence dont font preuve ces femmes, tant à l’égard du voisinage que de l’époux. On le voit à la manière dont sont au début gérées les réunions de l’association, pas trop nombreuses et jamais le soir. En effet, la maternité est située dans le “village”, le centre historique, à distance des quartiers ; se rendre aux réunions de l’association oblige donc à s’en éloigner. Il est vrai que cela évite aussi de trop s’exposer dans une action publique auprès du voisinage, ce qui ménage la position des époux. C’est bien plus tard que des activités de sorties, notamment au profit des enfants, seront organisées dans les quartiers “d’origine”, mais à partir d’une nouvelle position des femmes. Car les femmes de l’association mobilisent alors d’autres habitantes dans les quartiers, tout en s’occupant de trouver les aides nécessaires à l’organisation des sorties (transport, éventuellement aides financières), en s’appuyant sur les équipements de proximité et sur les autres intervenants sociaux. N° 1229 - Janvier-février 2001 - 51 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE la ville viennent tisser avec l’aide d’une animatrice, une tisserande dont les vacations sont payées grâce à une subvention du Fas. À la demande des médecins, les femmes de l’ADLM interviennent auprès des malades en guise d’aide psychologique ou, dans le cas des femmes étrangères, pour des problèmes de compréhension et d’interprétariat. L’association entretient des relations avec divers travailleurs sociaux hors de la maternité, et organise ponctuellement des goûters avec les enfants des quartiers. Aujourd’hui, le groupe de parole est assisté d’une psychologue (qui intervient tous les quinze jours) et réunit les membres actifs de l’association ; il s’ouvre ponctuellement à d’autres femmes des quartiers. Les sujets traités sont relatifs à l’exercice de la parenté, et plus précisément à la relation avec les enfants. La psychologue fait partie de l’École des parents et ses vacations sont payées par l’association. Les tensions au sein de l’association se sont exprimées publiquement après l’inauguration de la maternité (qui signait la victoire de l’association). L’équipe dirigeante du départ, surtout la “fondatrice” et la présidente, s’est trouvée évincée, et les femmes – françaises et immigrées mais plus jeunes – ont pris le pouvoir en imposant des activités que refusait l’ancienne équipe. L’histoire des Amis de la maternité tend à illustrer un processus graduel d’engagement public, avec une dimension spécifique concernant les rapports sociaux de sexe, et on peut penser que certaines femmes utilisent le système associatif comme un tremplin pour renégocier leurs positions. N° 1229 - Janvier-février 2001 - 52 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE La caravane 92. © Maher/IM’Média. Les activités ont lieu de jour, ce qui se conçoit d’autant plus qu’elles impliquent souvent les enfants, comme lorsqu’il s’agit d’organiser des sorties, par exemple au parc de Miribel, à peu de distance de la ville. Mais même les activités concernant les seules femmes sont prévues dans ces plages horaires. Certes, la charge de mère explique pour partie ce fonctionnement, mais entre également la position d’épouse en jeu. Les activités ou les réunions en soirée restent exceptionnelles, sauf lorsqu’elles permettent d’associer les époux (par exemple, des fêtes dans le quartier avec un repas). Certaines sorties – comme un séjour à Paris pour visiter la ville ou un colloque à Strasbourg sur le thème de la toxicomanie – remettent tout de mème en cause ces règles. Dans les deux cas, certaines femmes ont dû “préparer le terrain” auprès de leur époux, et soulignent la prudence dont elles ont fait preuve. D’abord, ce n’est “qu’après un certain temps dans l’association… et un certain temps d’habitudes” que ce genre de projet est devenu concevable. La manière de présenter ces “exceptions” semble délicate. Ainsi, l’une d’entre elles souligne : “Je lui [le mari] demande… je lui impose pas… c’est important qu’il dise [son accord].” L’argumentation semble rodée : “C’est pour les enfants, et pour faire quelque chose.” Ce rapport aux enfants laisse entendre un engagement “noble” et “utile”, dans un domaine qui reste référé à une compétence de mère, par opposition, implicitement, à des “futilités” ou à des activités moins clairement repérables. Les époux sont présentés comme des personnages un peu en retrait de la vie sociale, qu’il faut rassurer par rapport à l’engagement des épouses : “Il faut y aller doucement…”, dit une des femmes ; “moi, j’explique… c’est long, mais il le faut…”, dit une autre. Lorsque, par la suite, les époux se trouvent impliqués dans la vie associative, avec Les associations offrent un espace intermédiaire pour constituer un “nous” qui s’affirme plus ou moins conjoncturellement (en attendant le retour, pour dépasser les difficultés sociales…) ou pour faire don de l’héritage (à partager). Une lecture diachronique de l’engagement associatif laisse entrevoir une double prise de distance : d’abord avec la communauté d’origine (et cela en se préservant de trop de proximité avec l’Autre), puis avec la communauté d’accueil. La personne s’impose, pourrait-on dire, par l’effet des relations interculturelles et par l’effritement, puis l’éviction de l’arrière-plan communautaire. L’amenuisement de la perspective du retour, mais aussi la contestation des adolescents constituent un affaiblissement de cette pression du groupe qui agissait en protecteur. Sa disparition de fait accroît l’exposition au reste de la société, avec tous les dangers inhérents au statut d’étranger. C’est sans doute pour conjurer un tant soit peu le danger que se construit parfois un engagement dans l’espace public avec des semblables de condition. On peut penser que l’alliance de ceux-ci, outre l’accès à l’espace public que cela permet, vise ou tente de préfigurer une recomposition de l’identité de tous. Lorsqu’un “jeune” s’autorise une exclamation du type “c’est ma vie !”, pour tenter de prendre part à des décisions qui le concernent (l’orientation à l’école, le choix du conjoint…), il reprend une expression qui est indicible dans les premières associations parce que blasphématoire (“la vie appartient à Dieu”), alors que ce type de contestation par lequel se construit l’individualité devient concevable dans les associations de la deuxième vague. Cette émergence de l’individu n’est pas sans rapport avec la consécration de la dimension individuelle dans la société française à partir des années soixante. Ces espaces intermédiaires que sont les associations, pour les immigrés ou enfants d’immigrés, grossissent ce qui se passe par ailleurs. L’individualisme comme valeur s’impose encore plus comme une évidence dans les années soixante, et le “décalage” entre les modèles culturels s’en ressent d’autant, non pas pour les primo-migrants mais bien plus pour les enfants. La réalisation de soi s’entend comme une évidence et va de pair avec la réduc✪ tion du poids des appartenances groupales. N° 1229 - Janvier-février 2001 - 53 L’engagement associatif, ou la réalisation de soi VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE la participation de certains d’entre eux au conseil d’administration, les réunions pour cause d’assemblée générale ou pour d’autres motifs, même éventuellement en soirée, se voient plus facilement justifiées. Car trois hommes – sollicités par leurs épouses – sont présents institutionnellement et occupent formellement des postes d’administrateurs, ce qui les place en position “haute”, au service de l’association. N° 1229 - Janvier-février 2001 - 54 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE MILITANTS ASSOCIATIFS ISSUS DE L’IMMIGRATION : DELAVOCATION AU MÉTIER Le mouvement associatif, en particulier maghrébin, a permis la socialisation d’une partie de la jeunesse issue de l’immigration. En effet, par le biais de l’engagement dans les associations, les militants ont pu participer à la vie politique locale, s’insérer dans le monde du travail, parfaire ou acquérir une formation professionnelle, bénéficier d’une certaine promotion sociale ou, au minimum, sortir de la précarité économique… De nombreux travaux en sciences sociales et en sciences politiques, au cours des deux dernières décennies, ont montré que les associations en France ont permis aux jeunes issus de l’immigration, notamment maghrébine, d’entrer dans l’espace politique français. Or, s’il est incontestable que le mouvement associatif a permis un passage au politique, il a également fortement contribué à une intégration de ces jeunes dans l’espace économique, notamment en région parisienne. Les associations favorisant cette intégration politique et/ou économique sont nationales : SOS Racisme, France Plus, la Fédération nationale de la Maison des potes…, et locales : l’Angi (Association de la nouvelle génération immigrée), Africa, SOS Ça bouge, Nanas beurs, Nahda, Femmes 2000, l’Association des jeunes de Sartrouville… Les premières, tournées vers les jeunes d’origine immigrée (européenne, africaine et maghrébine) et créées par des porte-parole issus de l’immigration qui jouent un rôle d’interlocuteurs dans la vie politique française, sont “universalistes”. Les secondes, implantées en banlieue, là où les zones industrielles et ouvrières sont importantes, notamment dans les villes où il existe une forte tradition d’immigration, et créées par les immigrés maghrébins et les jeunes issus de l’immigration maghrébine, peuvent être qualifiées d’“ethniques”. Dans la première période (1973-1982), le militantisme associatif répondait à des motivations politiques et idéologiques. Cette période, qui débuta avec l’été meurtrier antimaghrébin de 1973, la crise pétrolière et la décision du gouvernement français de stopper l’immigration en 1974, et qui s’acheva avec l’émergence légale des associations étrangères en France en octobre 1981 et la mise en place d’une politique culturelle fondée sur la reconnaissance du “droit à la différence” par Dominique Baillet, sociologue, université Paris-V DES ASSOCIATIONS Dans la seconde période (1982-1989), le militantisme associatif combinait des revendications politiques et un projet d’insertion économique. Cette phase, qui commença avec l’émergence du Front national aux municipales de mars 1983 et s’acheva en mars 1989 à la veille des élections municipales, fut caractérisée par l’extension du chômage des jeunes des classes populaires et des immigrés, par l’essor du “mouvement beur” et par l’ascension de l’extrême droite xénophobe. À cette époque, les militants étaient davantage arabes, d’origine marocaine et tunisienne, et les filles étaient plus nombreuses. Ils miliLes associations issues taient toujours au nom du politique, de l'immigration créées depuis 1981 mais commençaient à instrumentalise substituent au rôle traditionnel ser les associations à des fins de réusd'intégration des populations d'origine site économique. Les militants engagés étrangère que jouait naguère dans des associations “ethniques” se mobilisaient cette fois au nom de leur l'École publique républicaine identité, parce que des jeunes Maghrédans les banlieues ouvrières. bins de leur entourage étaient victimes de racisme, et en raison de leurs difficultés d’insertion professionnelle. D’origine populaire, en ascension sociale, attachés symboliquement au pays de leurs parents, ils adhéraient au modèle multiculturaliste d’intégration reconnaissant l’existence de droits culturels dans la sphère publique. Quant à ceux qui militaient en faveur de l’intégration, engagés dans les associations universalistes, ils approuvaient la politique d’unification politique et culturelle de la France héritée de la Révolution. D’origine sociale plus élevée, diplômés, assimilés culturellement, ils adhéraient aux principes et valeurs républicains et à un universalisme abstrait. Enfin, dans la dernière période, le militantisme associatif a plutôt une finalité d’intégration économique. Cette phase, qui s’amorce N° 1229 - Janvier-février 2001 - 55 LE DÉBUT DE L’INSTRUMENTALISATION VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE en 1982, fut celle de l’apogée du mouvement gauchiste et des débuts du mouvement ouvrier maghrébin. Les militants s’engageaient dans des associations “ethniques” au nom de la classe ouvrière, par tradition familiale et grâce à leur socialisation universitaire. Ils formèrent un mouvement politique masculin, d’origine algérienne et kabyle. En réussite scolaire et sociale, ils se revendiquèrent l’héritage de la philosophie des Lumières, tout en portant des revendications politiques qui s’inscrivaient dans l’ordre de la contestation marxiste de la société capitaliste et de l’impérialisme occidental. N° 1229 - Janvier-février 2001 - 56 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE en février 1989 avec l’affaire Salman Rushdie, puis celle des foulards de l’automne 1989, suivie de la crise et de la guerre du Golfe de 1990-1991, est celle de l’explosion du chômage, de l’enracinement du Front national, de la montée de l’islamisme en France. Durant ces années quatre-vingt-dix, les militants envisagent leur militantisme associatif comme un métier. Ils sont de toutes origines : algérienne, marocaine, tunisienne. Les Arabes sont devenus plus nombreux et les filles majoritaires. Ayant moins souvent une tradition militante familiale, ils se mobilisent en raison de leurs difficultés d’insertion professionnelle. CRÉATION D’UNE ÉLITE CONTESTATAIRE Les associations “ethniques” ont donné une notoriété, un prestige local aux militants qui ont débuté par vocation leur action, au milieu des années soixante-dix, et qui l’ont poursuivie jusqu’aux années quatre-vingt-dix. Elles ont effacé les stigmates dévalorisants que leur attribuait la société française, et leur ont aussi permis de tirer parti de leur capital culturel et scolaire, acquis par la socialisation universitaire. Elles ont facilité aux uns l’entrée au PCF et une intégration politique, plutôt à l’échelon municipal à partir de 1989. Elles ont permis aux autres une insertion économique durable dans l’espace médiatico-intellectuel, et dans un champ socioculturel particulier. Leur expérience militante associative a élargi le volume de leur capital culturel, notamment symbolique, qu’ils sont parvenus souvent à convertir en capital économique, en devenant au cours des années quatre-vingt, voire plus tardivement, écrivains, sociologues, UN MARCHÉ SECONDAIRE DU TRAVAIL À partir du milieu des années quatre-vingt, les associations “ethniques” créées depuis 1981 se substituent au rôle traditionnel d’intégration des populations d’origine étrangère que jouait encore l’École publique républicaine à la fin des années soixante-dix dans les banlieues ouvrières. En effet, depuis les années quatre-vingt, l’École de Jules Ferry, certes toujours porteuse des valeurs d’égalité, de justice et de tolérance, ne joue plus assez son rôle de socialisation et ne donne pas à ces jeunes d’origine populaire l’identité sociale promise. Ne corrigeant guère les inégalités sociales, elle ne facilite pas l’insertion sociale et économique des populations d’origine étrangère : “Moi, j’ai été orienté en cinquième. Puis j’ai fait un CAP. Je suis devenu alors mécanicien ajusteur. Ce que je suis aujourd’hui, c’est pas grâce à l’école. De 1981 à 1985, j’étais dans une association sportive de football. En quatre ans, j’ai passé des diplômes, je suis devenu entraîneur, et j’ai appris à gérer un club. À partir de 1986, j’ai transformé cette association sportive en une association de formation professionnelle et d’insertion économique pour les jeunes de banlieue. Et j’ai appris à gérer une association. Et j’en suis aujourd’hui le directeur général.” (D., 35 ans, Français d’origine algérienne, dirigeant associatif salarié). Ainsi, ces associations atténuent l’inégalité des chances, corrigent partiellement les dysfonctionnements de l’École et constituent une seconde voie postscolaire de socialisation pour les militants : “Je voudrais monter une structure de formation, d’autoformation. Je vais N° 1229 - Janvier-février 2001 - 57 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE journalistes, éditeurs, mais dans un champ plutôt spécifique, celui de l’immigration : “Bon, je milite depuis la fin des années soixantedix dans plein d’associations. Puis, en 1989, j’ai créé une association qui s’appelle Au Nom de la mémoire, au moment du bicentenaire. J’ai fait un livre sur la banlieue avec toute l’histoire de l’immigration. Ça s’appelle : Du Bidonville à Nanterre. J’ai fait aussi un livre intitulé Kabyles du Pacifique. Là, je suis en train de faire un livre sur la mémoire des immigrations en France.” (S., 40 ans, Algérienne, éditrice, dirigeante associative). Les associations ont ainsi contribué à constituer une élite intellectuelle culturelle et politique contestataire d’origine maghrébine. Membres par leur diplôme élevé et souvent leur profession (cadres supérieurs, professions libérales) des catégories dominantes, ils ont consolidé, par le biais de ces associations, leur position et leur rôle dans les classes supérieures ou dominantes de la société française. N° 1229 - Janvier-février 2001 - 58 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE mettre en place une formation individualisée. C’est mieux que l’école, car le jeune a appris vraiment quelque chose. Et nous aussi on se forme et on va être amené à s’autoformer.” (R., 29 ans, Tunisienne, assistante sociale, dirigeante associative locale). Si elles leur permettent ainsi d’acquérir sous un mode non contraignant des savoirs spécifiques, plutôt professionnalisants, les associations apportent aussi et surtout une socialisation postscolaire et constituent, sur un mode alternatif, une spécialisation professionnelle pour les Les associations "ethniques" militants. Elles forment, à partir du sont aussi, pour certains, milieu des années quatre-vingt, un “marune réponse au chômage : les militants ché secondaire” du travail et de l’emploi redécouvrent des traditions et donnent aux militants une identité et des normes oubliées et rénovent professionnelle : “Je suis salariée des modes de solidarité anciens. depuis trois mois dans cette association. Avant j’étais au chômage. Je travaille beaucoup sur la formation professionnelle. Je suis aussi instructeur RMI. Parallèlement, je termine une formation d’agent de développement local communautaire. Mon projet, c’est de travailler sur le développement local et l’économie alternative.” (H., 30 ans, Tunisienne, dirigeante associative salariée). UNE FONCTION DE SOCIALISATION Les associations offrent ainsi la possibilité à ces militants de devenir des médiateurs entre les institutions nationales et les populations immigrées ou d’origine immigrée avec lesquelles ils travaillent. Elles constituent pour eux des instruments pour devenir des travailleurs sociaux, c’est-à-dire des fonctionnaires de l’État-providence, et plus largement une forme d’organisation nouvelle du travail, dite qualifiante ou post-taylorienne. Elles semblent remplacer, depuis la fin des années quatre-vingt, pour ces militants, le rôle d’intégration que jouait le travail salarié traditionnel dans les années soixante-dix et quatre-vingt. Dans les années quatre-vingt-dix, elles assument partiellement cette fonction de socialisation. Elles ne remplacent pas le travail, mais une certaine forme de travail. Elles ne mettent pas fin à sa centralité, mais à celle du travail salarié à temps plein. Car il ne faut pas donner au travail une définition restrictive, c’est-à-dire un emploi à temps complet et à durée indéterminée, caractéristique de la période des Trente Glorieuses, mais plutôt comme une action située, coordonnée, normée, évaluée et effectuée sous contrainte. Avec l’explosion de la crise économique dans les années quatre-vingt dix, ces associations sont 1)- Olivier Dabène, “Les Beurs, les potes. Identités culturelles et conduites politiques”, Politix, n° 12, décembre 1990. Zaïr Kedadouche lors de la campagne législative de 1993. © J.B. Sandères/IM’Média. Les associations ont donc un rôle d’insertion économique que n’assure plus guère l’ANPE dans les années quatre-vingt-dix, et elles donnent aux militants l’occasion de trouver un emploi dans le travail social, ou de se salarier dans l’association où ils militent. Elles les intègrent plus que le travail salarié classique, car souvent le champ de leur position socioprofessionnelle s’est réduit aux emplois non qualifiés(1). Elles constituent donc pour eux un marché de l’emploi informel, un marché parallèle, où ils peuvent développer des stratégies professionnelles alternatives. Elles favorisent également les reconversions : “J’étais secrétaire. Je faisais de la comptabilité. Ça ne me plaisait pas. Bon, puis je suis tombée au chômage. Après, j’ai fait une formation, puis j’ai commencé à militer dans cette association, et maintenant j’en suis salariée et la dirige. J’ai toujours voulu être assistante sociale.” (R., 29 ans, Tunisienne, assistante sociale, dirigeante associative). Les associations offrent un statut que le marché du travail ne leur donne pas, puisque certains connaissent des périodes d’activités et d’inactivités, ne sont ni chômeurs ni salariés et alternent stage, emploi N° 1229 - Janvier-février 2001 - 59 SORTIR DE LA GALÈRE VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE souvent apparues au moins autant, voire plus intégratrices pour les militants que les emplois précaires ou à durée déterminée qui les insèrent assez mal professionnellement : “Je suis entrée à SOS Racisme en 1989 comme militante. Maintenant depuis deux ans, je suis salariée de l’association. Je suis animatrice officiellement. Moi, j’ai pas beaucoup de projet professionnel ailleurs, c’est compliqué, quand t’as pas eu de formation. Je n’ai que le BEPC.” (H., 34 ans, Française d’origine algérienne, dirigeante associative salariée). N° 1229 - Janvier-février 2001 - 60 et chômage, ou travail “au noir”. Elles pallient aussi le fait que certains sont restés marginaux par rapport aux formes dominantes de l’organisation du travail. Elles jouent le rôle aussi d’assistance et de protection sociale plus valorisante que le RMI ou l’indemnité du chômage. Elles leur permettent de passer de l’état de “sans statut”, ou de “statuts nés de la solidarité”, où le revenu ne dépend pas du travail mais de la protection sociale(2), à l’état de “statut issu de l’emploi”. Elles les aident à passer d’une zone de vulnérabilité (qui associe précarité du travail et fragilité relationnelle), de désaffiliation (qui conjugue absence de travail et isolement social) ou d’assistance (zone de dépendance secourue et intégrée), à une zone d’intégration (où l’on dispose des garanties d’un travail permanent et où l’on peut mobiliser des supports relationnels solides)(3). 2)- Dominique Schnapper, L’épreuve du chômage, Gallimard, Paris, 1980. 3)- Jacques Donzelot, Face à l’exclusion, le modèle français, Esprit, Paris, 1991. REDÉCOUVERTE DES SOLIDARITÉS VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE TRADITIONNELLES Ces associations “ethniques” sont aussi, pour certains, une réponse au chômage : les militants redécouvrent des traditions et des normes oubliées et rénovent des modes de solidarité anciens(4). Elles permettent davantage l’intégration vers un “marché secondaire” que “primaire” du travail, le marché secondaire étant une structuration d’un nouveau système d’emploi, alternatif et complémentaire du précédent, et fondé sur des apprentissages concrets, permettant une adaptabilité à des formes diverses de travaux peu spécialisés et une mobilité horizontale entre des emplois instables liés aux incertitudes du marché(5). Elles donnent la possibilité à ces militants d’accéder à l’économie solidaire, c’est-à-dire une économie plurielle reposant sur la distinction entre trois pôles : l’économie marchande, non marchande et non monétaire. Elles leur permettent aussi d’éviter de connaître des situations de précarité prolongées : “Je suis au chômage depuis plus d’un an. Bientôt en fin de droits. Plutôt que d’attendre de trouver un travail de comédienne, pendant ce temps-là, j’ai monté l’association Shérazade et compagnie pour monter un spectacle. C’est une bonne expérience professionnelle.” (R., 24 ans, Marocaine, chômeuse, dirigeante associative). Les associations peuvent alors s’apparenter à un nouveau mode parapublic de socialisation postscolaire qui double sur le versant institutionnel la solidarité familiale, et favorisent alors une “socialisation d’attente”(6). Elles permettent ainsi d’éviter la galère, qui se définit comme l’expression, chez les jeunes issus des classes populaires, de la décomposition du système d’action de la société industrielle, 4)- Jean-Charles Lagree, Jeunes et chômeurs, CNRS, Paris, 1989. 5)- Suzanne Berger, Michael J. Piore, Dualism and Discontinuity in Industrial Societies, Cambridge University Press, Cambridge, 1980. 6)- Olivier Galland, “Les jeunes et l’exclusion”, in Serge Paugam, L’exclusion, l’état des savoirs, La Découverte, Paris, 1996. UN TREMPLIN POUR LA CRÉATION D’ENTREPRISES Pour ceux qui militent en faveur de l’intégration, les associations nationales “universalistes” ouvrent l’accès à des emplois dans le secteur privé, public et libéral, à des professions de l’entreprise et de la bureaucratie. Elles leur apportent donc une socialisation professionnelle. En effet, elles contribuent à renforcer leur intégration économique. Déjà bien intégrés sur le marché de l’emploi, ou en fin d’études universitaires, certains obtiennent peu à peu des responsabilités, à l’échelle régionale et nationale, dans les associations. Ils deviennent des cadres permanents d’associations et bénéficient alors de rémunérations : “Je suis entré à SOS Racisme en 1985. Bon, en 1986, je suis devenu permanent de l’association, d’abord sous forme d’un Tuc. Ensuite, je suis devenu salarié à plein temps. Puis en 1993, je suis devenu assistant parlementaire socialiste de Julien Dray.” (M., 32 ans, Français d’origine algérienne, dirigeant associatif). N° 1229 - Janvier-février 2001 - 61 de la rupture d’un mode d’intégration populaire traditionnel, de l’épuisement du mouvement ouvrier (7). Ces associations facilitent également une intégration politique locale périphérique, plutôt à l’échelon municipal : “Je suis dans le milieu associatif depuis 1983. J’étais jusqu’en 1991 militante, bénévole et vacataire de l’association paramunicipale Chabab. Puis, en 1991 j’ai créé l’association des jeunes de Sartrouville. Depuis j’en suis présidente. En 1992, ce sont les élections cantonales. (...) Puis, j’ai été désignée comme la candidate de l’association. Au départ, on partait seuls. Puis, on avait entendu dire que les Verts recherchaient un candidat pour les cantonales. Alors voilà, je suis entrée chez les Verts. Bon, leurs thèmes étant proches des nôtres en 1993, je suis candidate écolo. Et en 1995, je me présente aux municipales pour les Verts et je suis élue conseillère municipale d’opposition.” (S., 29 ans, Française d’origine algérienne, sociologue, dirigeante associative). VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE 7)- Jean-Charles Lagree, “Marginalités juvéniles”, in Serge Paugam, op. cit. ; Didier Lapeyronnie, François Dubet, Quartiers d’exil, Puf, Paris, 1992. N° 1229 - Janvier-février 2001 - 62 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE D’autres se servent de leur expérience associative, qui constitue un capital culturel et professionnel, pour trouver un emploi qui leur permettra d’accroître leur capital économique et d’obtenir davantage de prestige et de pouvoir. D’autres, enfin, parviennent à créer leur propre entreprise dans le secteur privé, en utilisant des structures de Les associations peuvent s’apparenter l’association pour parachever leur forà un nouveau mode parapublic mation professionnelle et en tissant des de socialisation postscolaire liens privilégiés avec des militants qui qui double sur le versant institutionnel deviendront des collaborateurs : “Je suis entré à France Plus en 1986. Progresla solidarité familiale ; sivement, je me suis fait un réseau elles permettent ainsi d’éviter la galère. de relations. Aujourd’hui, je suis cadre d’entreprise. Mais avec des copains de France Plus que j’ai connu grâce à l’association, je suis en train de monter ma propre boîte.” (S., 31 ans, Français d’origine algérienne, cadre d’entreprise, dirigeant associatif national). LE CHEMIN DE LA POLITIQUE Ces associations contribuent ainsi à l’entrée des militants dans la nouvelle bourgeoisie moyenne économique, qui regroupe des cadres supérieurs de l’entreprise privée, des fonctionnaires, des administratifs, des professions libérales et aussi le personnel politique, tels les assistants parlementaires ou sénatoriaux. Ils obtiennent aussi, par ces organisations, une certaine notoriété, et accroissent ainsi le volume de leur capital symbolique. Ils bénéficient, en outre, d’une intégration économique stable et durable dans la sphère politique nationale. Dans les années quatre-vingt dix, certains deviennent salariés de partis politiques, d’autres accèdent à des postes de conseiller technique dans les ministères. “J’ai milité d’abord à France Plus, puis à partir de 1989 à Génération écologie, et je suis devenu conseiller régional d’Île-de-France en 1992 sous cette étiquette. Puis, je suis entré au RPR en 1995 et je suis devenu l’un des conseillers d’Éric Raoult au ministère de la Ville.” (Z., 38 ans, Français d’origine algérienne, conseiller technique, militant RPR). Ce sont plutôt des élus “marginaux” que des professionnels de la politique ; l’accomplissement de leur mandat ne constitue pas un obstacle pour exercer d’autres obligations professionnelles : ils sont conseillers municipaux, départementaux ou régionaux, et n’exercent pas de responsabilité exécutive (8). Ils forment une nouvelle classe politique locale, constituée de salariés et de fonctionnaires : “J’étais à Génération 2001, puis je suis entré au RPR en 1983. Et en 1989, je 8)- Albert Mabileau, “L’élu local : nouveau professionnel de la République”, Pouvoirs, n° 62, 1992. A PUBLIÉ Catherine Wihtol de Wenden, “Que sont devenues les associations civiques issues de l’immigration ?” Dossier Citoyennetés sans frontières, n° 1206, mars-avril 1997 ... et la chronique “Initiatives” de tous les numéros N° 1229 - Janvier-février 2001 - 63 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE suis candidat aux élections municipales. J’étais colistier avec Alain Juppé. J’ai été élu conseiller de Paris. J’étais premier adjoint à l’hôtel de ville.” (H., 42 ans, Français d’origine algérienne, dirigeant associatif local, dirigeant du RPR). Ainsi, les associations ont permis à certains militants issus de l’immigration de s’intégrer dans la sphère bureaucratico-politique dominante, et leur ont donné la possibilité de bâtir une carrière dans l’entreprise privée. Elles leur ont surtout apporté des rétributions matérielles en consolidant leur position sociale au sein des classes moyennes ou en leur permettant d’accéder à ses fractions supérieures, celles qui ont un capital économique élevé. Autrement dit, elles ont facilité leur ascension sociale en permettant une intégration professionnelle stable, souvent une intégration politique. En conclusion, ces associations ont joué un rôle d’intégration qu’on peut rapprocher de celui du PCF, de la CGT, ou de l’Église catholique des années vingt et soixante pour les immigrés italiens, polonais, portugais… Elles ont en effet, comme ces organisations, facilité l’intégration dans l’espace politique et assuré une socialisation scolaire et professionnelle. Mais elles ont en outre compensé les insuffisances, les dysfonctionnements actuels de l’État-providence, notamment les échecs, même relatifs, des politiques urbaines des années quatrevingt. Enfin, elles ont rempli une fonction d’ordre économique et semblent avoir apporté ainsi, au cours des années quatre-vingt-dix, une réponse partielle au chômage et à la précarité économique des jeunes issus de l’immigration, notamment maghrébine, qui dès lors ne militèrent plus guère par vocation, mais qui envisagèrent leur enga✪ gement associatif comme un métier. VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE N° 1229 - Janvier-février 2001 - 64 LE MOUVEMENT ASSOCIATIF, UN INSTRUMENT AU SERVICE DES POLITIQUES PUBLIQUES D’INTÉGRATION ? Sollicitées en tant que prestataires de services sur le terrain pour combler le déficit de relations entre l’État et les populations marginalisées, les associations de l’immigration ne peuvent toujours pas se targuer d’être de véritables partenaires des pouvoirs publics. Simples relais sans pouvoir de décision, elles pâtissent encore d’un manque de reconnaissance et d’une hiérarchisation implicite des associations dans les systèmes de partenariats locaux, en même temps qu’elles peinent à s’adapter aux nouvelles normes administratives fixées par ces mêmes pouvoirs publics. On sait qu’en France, la citoyenneté passe essentiellement par la participation à la vie associative(1). Cette affirmation est d’autant plus vraie pour les populations immigrées qu’elles bénéficient de droits politiques restreints. Elles ont toujours fait preuve de dynamisme pour créer leurs propres associations ou pour rejoindre les structures associatives dès lors que ces dernières les acceptaient dans leurs rangs. On peut alors se demander comment les associations de l’immigration sont perçues par les pouvoirs publics français, quelle place elles occupent dans l’élaboration et la prise de décision des politiques d’intégration, et si elles sont concrètement impliquées dans la mise en œuvre de ces politiques – et selon quelles modalités. Elles sont le plus souvent prestataires de services : comment peuvent-elles accéder au statut de partenaire ? Or, il n’est pas facile de répondre à ces questionnements de sociologie politique car peu de travaux d’envergure nationale analysent les types de collaboration que les associations de l’immigration ont pu établir avec les pouvoirs publics. Le mouvement associatif de l’immigration s’appréhende difficilement, n’étant en rien une entité homogène(2). Il épouse étroitement les processus d’installation et d’intégration des populations immigrées en France. Diverses générations d’associations se succèdent au fur et à mesure des transformations sociales, économiques et politiques qui ont affecté ces populations dans leur parcours d’intégration. Pour par Marie Poinsot, docteur en sciences politiques, chercheur associé au Centre universitaire de recherche sur les administrations et les politiques publiques (Amiens) 1)- Martine Barthélémy, “Le militantisme associatif”, in Pascal Perrineau (dir.), L’engagement politique : déclin ou mutation ?, Presses de la Fondation nationale de sciences politiques, Paris, 1994, pp. 87-114 ; Associations : un nouvel âge de la participation ?, Presses de Sciences Po, Paris, 2000, 286 p. UN DYNAMISME DURABLE DES ASSOCIATIONS “COMMUNAUTAIRES” 3)- Pour un autre repérage historique, voir Catherine Wihtol de Wenden, “Le mouvement beur et les institutions républicaines : les trois âges de la vie associative”, Regards sur l’actualité, n° 186, 1992, pp. 45-53. Le “deuxième âge” du mouvement associatif immigré(3) correspond à la création des associations de type consulaire, émanations officielles des pays d’émigration, souvent héritées des mouvements d’indépendance. Elles protègent les intérêts des ressortissants de ces pays ; l’objectif est orienté vers la préservation des liens culturels et économiques entre les immigrés et leur pays d’origine dans l’optique du retour. Les amicales veillent au respect des accords bilatéraux entre la France et les États d’origine en matière de contrôle des flux migratoires et des conditions de vie des immigrés en France. Par ailleurs, les associations organisées par nationalités (les grandes fédérations portugaises et espagnoles) ou de type villageois (notamment de la vallée du fleuve Sénégal), que les pouvoirs publics qualifient parfois de “com- N° 1229 - Janvier-février 2001 - 65 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE 2)- Catherine Wihtol de Wenden, “Associations : une citoyenneté concrète”, Les Cahiers de l’Orient, n° 11, 3e trimestre 1988, pp. 115-139 ; Marie Poinsot, “Associations des jeunes de l’immigration maghrébine en France : tentative de construire une sociologie des acteurs associatifs investis dans le champ politique”, Migrations société, 1992, vol. IV, n° 22-23, pp. 59-67, Saïd Bouziri, “La participation des étrangers à la vie associative”, Migrations société, mars-avril 1995, n° 38, pp. 47-53. contextualiser ce mouvement associatif dans ses relations avec les pouvoirs publics, il s’agit de prendre en compte les différentes étapes du mouvement associatif immigré en France. Les associations françaises de solidarité, de soutien aux immigrés et de défense de leurs droits se sont mobilisées bien avant l’abrogation en 1981 du décret-loi de 1939 pour obtenir des pouvoirs publics l’extension des droits civiques et sociaux des travailleurs immigrés, aux côtés des syndicats qui, au nom de la lutte des classes et de l’internationalisme, ont intégré des ouvriers immigrés parmi leurs adhérents en appuyant leurs revendications, y compris celles qui touchent, à partir de la fin des années soixante-dix, la reconnaissance de l’islam sur le lieu de travail. À l’époque, ces organisations françaises sont les interlocuteurs des pouvoirs publics au nom des immigrés qu’ils sont censés représenter. Ces derniers militent dans ces structures mais n’ont pas d’existence politique en tant qu’immigrés puisqu’ils sont placés dans une position marginalisée, voire de relégation dans l’espace politique français. Nous sommes encore dans une configuration particulière du point de vue des politiques d’intégration, dans la mesure où l’État français maintient des administrations centrales – Omi (Office des migrations internationales), DPM (direction de la Population et des Migrations), Fas (Fonds d’action sociale pour les travailleurs immigrés et leurs familles), Sonacotra (Société nationale de construction pour les travailleurs), etc. – créées pour accompagner la décolonisation ou faire face aux situations d’urgence (bidonvilles, cités de transit, camps de harkis…), et qui sont dotées d’une mission spécifique en dehors des politiques de droit commun. N° 1229 - Janvier-février 2001 - 66 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE munautaires”, prennent en charge les attentes et les besoins de leurs compatriotes en France en assumant des fonctions multiples vers des publics qui se diversifient pareillement. Elles ont connu un essor principal après la législation de 1981 octroyant la liberté d’association pour les ressortissants étrangers. Tandis que les associations consulaires ont eu plutôt tendance à décliner au cours des années quatre-vingt (l’exemple typique étant celui des amicales algériennes), certaines associations “communautaires” conservent aujourd’hui leur dynamisme, notamment parmi les migrations les plus récentes (subsahariennes, turques, tamoules, etc.). Une étude sur la mobilisation associative des femmes d’Afrique subsaharienne en France souligne la densité des réseaux de solidarité et d’engagement bénévole qu’elles suscitent, leur fonction de passerelle entre “modernité” et “tradition”, de médiation entre les populations et les partenaires sociaux, et leur rôle dans le développement “par le local”(4). Après une participation dans les mobilisations d’envergure nationale qui ont marqué l’immigration dans la première moitié des années quatre-vingt (les marches civiques des “Beurs” et les tentatives des coordinations nationales)(5), participation qui leur a révélé les limites du “tout politique”, ces associations ont diversifié leurs activités en accordant une place prépondérante aux actions sociales et économiques, tout en amorçant un processus de localisation qui n’est pas sans signification. Driss El Yazami commente à ce propos : “Il faut s’interroger sur les conséquences de la crispation de nombreux militants de l’immigration sur la dimension locale (voire de quartier) de leurs associations. Sceptiques […], de nombreuses associations se sont repliées sur leur pré carré et se sont investies dans une action de proximité, au plus près des préoccupations de leurs usagers.”(6) UNE LOGIQUE DE DÉLÉGATION Ce localisme a favorisé l’enracinement des associations de l’immigration sur leur territoire, tandis qu’il renforçait leurs relations avec les institutions locales, plus sensibles aux enjeux politiques à court terme que les services de l’État auxquels les associations avaient eu affaire précédemment. Elles sont devenues des interlocuteurs des pouvoirs publics – en l’occurrence, principalement les collectivités locales et le Fas, qui se régionalise à partir de 1984 – dans la mesure où les structures de droit commun (services publics et associations) ont prouvé leurs limites à prendre en compte les problèmes spécifiques et les particularismes culturels des populations 4)- Catherine Quiminal, Babacar Diouf, Babacar Fall, Mahamet Timera, “Mobilisation associative et dynamiques d’intégration des femmes d’Afrique subsaharienne en France”, Migrations études, Adri, Paris, oct.-nov.-déc. 1995, 12 p. 5)- Saïd Bouamama, Dix ans de marche des Beurs : chronique d’un mouvement avorté, Desclée de Brouwer, Paris, 1994, 212 p. ; Marie Poinsot, L’intégration politique des jeunes issus de l’immigration : du débat d’idées aux actions collectives dans la région lilloise, thèse de doctorat, Institut d’études politiques de Paris, décembre 1994, 500 p. ; Catherine Wihtol de Wenden, “Les associations de l’immigration maghrébine : diversité de la mouvance et émergence de jeunes leaders”, in Bernard Roudet (dir.), Des jeunes et des associations, L’Harmattan, Paris, 1996, pp. 77-84. 6)- Driss El Yazami, “Associations de l’immigration et pouvoirs publics : éléments pour un bilan”, Migrations société, n° 28-29, juillet-octobre 1993, p. 21. Neyrand, Associations de proximité et processus d’intégration, direction de la Population et des Migrations, Paris, janvier 1997, 273 p. Les auteurs distinguent associations “généralistes” et associations “particularistes”. 8)- “Associations généralistes et intégration”, La tribune Fonda, n° 121, novembre 1996. DES CHAMPS D’INTERVENTION LIMITÉS Les associations françaises “généralistes”(7) ont commencé à la même époque à jouer un rôle significatif dans l’intégration des populations immigrées, parfois avec l’intention de développer des complémentarités avec les associations de l’immigration(8). Alors que ces associations généralistes ont un lien indirect avec la problématique de l’immigration, certaines ont montré un intérêt croissant pour les N° 1229 - Janvier-février 2001 - 67 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE immigrées, notamment les publics féminins et plus jeunes, qui n’étaient plus intégrés dans la société française par le seul canal de l’insertion professionnelle. Les pouvoirs publics ont, par conséquent, dû composer sur le terrain avec ces associations, dont ils ont estimé les actions principalement selon deux critères : leur proximité sociale et culturelle avec les populations étrangères et leur efficacité sociale. Les collectivités locales, tout particulièrement, ont procédé selon une logique de délégation, en confiant à ces associations certaines actions qu’elles ne souhaitaient pas développer elles-mêmes (par crainte de s’engager sur le terrain) ou qu’elles soutenaient à moindres frais. Ces associations permettaient également aux élus locaux de montrer une certaine sensibilité à la diversité culturelle – la fête interculturelle en est bien l’arLes pouvoirs publics chétype – sans afficher politiquement ont dû composer sur le terrain une prise en compte des identités culavec les associations de l’immigration, turelles qui constituent désormais des dont ils ont estimé les actions entités durables sur leur territoire. principalement selon deux critères : Par ailleurs, dans les années quatreleur proximité sociale et culturelle vingt, de nombreuses associations avec les populations étrangères “issues de l’immigration”, c’est-à-dire et leur efficacité sociale. créées en partie par des jeunes français d’origine étrangère, telles que les associations “beurs”, ont connu une forte visibilité médiatique sur des enjeux de lutte contre le racisme et de reconnaissance politique ou culturelle. Sous la pression des situations urbaines extrêmes, et sollicitées par les pouvoirs publics dans le cadre des opérations de réhabilitation des Zup ou au nom de la démocratie locale, des associations de quartier “pluriethniques” ou multiculturelles se sont inscrites plus particulièrement dans le cadre de la politique de la ville et semblent marquer progressivement le pas sur les autres catégories d’associations de l’immigration auprès des pouvoirs publics, occasionnant dans certains contextes des conflits interassociatifs de type généra7)- Bernard Eme, Gérard tionnel au sein même de l’immigration locale. N° 1229 - Janvier-février 2001 - 68 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE publics immigrés et acquis progressivement des compétences professionnelles pour comprendre les parcours migratoires de leurs usagers étrangers, être davantage sensibles à leurs identités culturelles, et mener des actions de médiation et de dialogue interculturel(9). Les relations nouées localement entre les associations de l’immigration et les associations généralistes pâtissent néanmoins des effets de la concurrence dans l’obtention de subventions, au risque parfois d’engendrer des conflits qui opposent la légitimité de “représentation” des bénévoles immigrés à celle, plus “technique”, des salariés professionnels. L’instrumentalisation de ces associations par les pouvoirs publics a conduit à une logique d’intervention fragmentée géographiquement et limitée(10) dans des champs relevant essentiellement de la prévention du risque de violence et d’insécurité. Or ces dernières sont liées au processus d’exclusion sociale ou de marginalisation des populations défa- 9)- B. Eme, G. Neyrand, op. cité. 10)- Francie Mégevand, Jaïmé Alberto Perez, “Nouvelles dynamiques habitantes et enjeux de citoyenneté, étude de trois quartiers contrastés de l’agglomération grenobloise”, Peuple et culture, mars 1995, 151 p., p. 114. DES POLITIQUES PUBLIQUES D’INTÉGRATION EN MUTATION 12)- Patrick Weil, La France et ses étrangers, l’aventure d’une politique de l’immigration de 1938 à nos jours, Gallimard, “Folio”, Paris, 1995. Plus synthétique : Vincent Viet, “Le cheminement des structures administratives et la politique française de l’immigration (1914-1986)”, Migrations études, mai 1997, n° 72, 8 p. 13)- Acadie, Les élus locaux et l’intégration des immigrés, rapport final, étude pour le compte de la direction de la Population et des Migrations, décembre 1998. Cette contextualisation prend son sens si l’on observe l’évolution concomitante des politiques publiques d’intégration à partir des années quatre-vingt(12). En effet, ces politiques publiques ont été l’objet, en France, d’une double mutation importante durant les dernières décennies(13). Alors que la problématique de l’intégration relève traditionnellement d’une politique d’État qui assure ses missions régaliennes de contrôle des flux migratoires et de naturalisation, les lois de décentralisation de 1982 ont progressivement doté les collectivités locales de compétences accrues dans les domaines relatifs à l’intégration. Les politiques publiques centrales ont elles-mêmes répondu à un nouvel objectif de déconcentration administrative vers les régions et les départements, et de territorialisation, afin de rapprocher les décisions des contextes locaux dans lesquels elles sont mises en œuvre. Les politiques publiques d’intégration se sont inscrites, de ce fait, dans des démarches contractualisées entre l’État et les collectivités locales, notamment dans le cadre de la politique de la ville, qui devient depuis le XIIe Plan l’un des lieux privilégiés des politiques en matière d’intégration et de lutte contre les discriminations. Ce mouvement de décentralisation et de déconcentration a conduit à un partage entre les administrations territoriales et les administrations d’État des décisions et des moyens alloués à leur implantation. Si les politiques publiques d’intégration existent ainsi à la croisée des dispositifs nationaux et des politiques municipales, ces N° 1229 - Janvier-février 2001 - 69 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE 11)- Francie Mégevand, Jaïmé Alberto Perez, art. cité, p. 111. vorisées qui, sur certains territoires, sont en majorité d’origine étrangère. Dans le cadre des procédures DSQ (développement social des quartiers), puis DSU (développement social urbain), puis des contrats de ville, ces associations sont interpellées par les institutions locales par le biais des professionnels de la politique de la ville pour recréer dans les quartiers, grâce à la participation locale des habitants, du lien social, de la convivialité, et solliciter une implication des populations dans les décisions concernant leur vie quotidienne. Par conséquent, ces associations répondent à l’injonction institutionnelle de servir de relais entre les habitants et les pouvoirs publics(11). Dynamiques associatives sous contrôle des collectivités locales, objet d’une manipulation par les professionnels de l’action sociale et de la politique de la ville ? Si Francie Mégevand et Jaïmé Alberto Perez forcent le trait pour mettre en lumière la faible autonomie sociale de ces dynamiques, c’est pour montrer combien les enjeux de la citoyenneté locale sont eux aussi soumis au verrouillage du jeu politique local. N° 1229 - Janvier-février 2001 - 70 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE dispositifs “ne maîtrisent qu’une partie des outils concourant à la fabrication de ces politiques”(14). Face à la forte politisation du débat sur l’immigration à partir du milieu des années quatre-vingt, les contextes locaux sont devenus déterminants dans la définition, souvent hésitante ou incertaine, des enjeux et des objectifs opérationnels concerLe modèle des amicales, nant l’intégration(15). Cette mutation a des associations de ressortissants favorisé la montée en puissance des élus espagnols ou portugais locaux, qui ont souvent cédé à la tentareste encore de nos jours très prégnant tion de faire de l’immigration un enjeu purement électoraliste. “Le discours dans le regard et les attitudes global de l’État sur l’intégration des des pouvoirs publics à l’égard populations immigrées et les procédes associations de l’immigration, dures qu’il a instituées apparaissent qu’ils connaissent mal. impuissantes à structurer la gestion locale de la question de l’intégration. En conséquence, la pertinence, la cohérence et l’efficacité des politiques menées localement en matière d’intégration des populations étrangères et issues de l’immigration dépendent exclusivement des options retenues par les municipalités.”(16) DE LA COMPENSATION À LA PRÉVENTION Par ailleurs, une autre mutation a affecté les politiques d’intégration dans leur contenu. En effet, Daniel Béhar constate qu’elles sont passées d’une logique de réduction des handicaps assignés aux populations immigrées par les pouvoirs publics au vu des origines géographiques et sociales et de l’expérience migratoire, à une logique de prévention des risques d’exclusion, de marginalisation et de discrimination de ces mêmes populations immigrées(17). Alors que les politiques de compensation des handicaps (linguistiques, éducatifs, culturels, etc.) avaient pour objectif de faciliter en l’accélérant l’assimilation des immigrés et de leurs familles dans la société française par un effet de rattrapage, la logique de prévention des risques insiste davantage sur l’égalité des droits et de traitement, tout en ciblant la société française par des actions de sensibilisation contre le racisme et les discriminations qui produisent de la marginalisation, voire de la ségrégation ethnique. Ces processus touchent davantage les jeunes Français d’origine étrangère que leurs parents, alors que les processus d’intégration ne sont plus censés être opérants pour les “secondes générations”. La mutation du contenu des politiques publiques suscite par conséquent un déplacement, ou plutôt une extension des objectifs puisque pour 14)- Acadie, rapport cité, p. 4. 15)- Daniel Gaxie, Pascale Laborier, Marine de Lassale, Les politiques municipales d’intégration des populations d’origine étrangère, rapport pour le compte de la direction de la Population et des Migrations, 1998. 16)- Renaud Epstein, “Les élus locaux et l’intégration des immigrés”, Migrations études, Adri, Paris, janvier-février 1999, n° 85, p. 7 17)- Daniel Béhar, Politiques locales d’intégration et politique de la ville : un état des lieux, dossier thématique sur la politique de la ville, intégration, jeunesse, Adri, 1999, pp. 7-9 ; voir aussi le dossier spécial “Intégration et politique de la ville”, in H&M, n° 1203, novembre 1996, pp. 3-32. 18)- Fonds d’action sociale, département Développement, évaluation, méthode, bilan Fas des contrats de ville 1993-1998, avril 1998, p. 16. 19)- Ibid., p. 17. La plupart des études récentes sur les politiques locales d’intégration soulignent généralement la marginalisation relative des associations de l’immigration dans l’espace politique local et la tendance des collectivités locales à “déléguer” les actions d’intégration aux associations de l’immigration, qui deviennent des prestataires de services avec des moyens limités par rapport à ceux des professionnels. Dans son bilan des contrats de ville du XIe Plan (1993-1998), le Fonds d’action sociale estime que “dans 65 % des cas, les associations sont maintenant reconnues principalement comme opérateurs sur les contrats de ville”, et précise qu’elles sont reconnues comme partenaires dans seulement 18 % des cas(18). Si toutes les associations financées par le Fas (qui sont en grande partie issues de l’immigration) ont mis du temps à acquérir cette reconnaissance, parce que les acteurs de la politique de la ville étaient réticents à faire appel à l’extérieur et parce qu’ils suspectaient ces associations d’un manque de qualification, “il a été plus difficile et plus long de faire prendre en compte les actions plus spécifiques à l’immigration […]. Les associations à vocation généraliste ont été plus facilement prises en compte que les associations dites ‘communautaires’ ou issues de l’immigration.”(19) La capacité d’initiative, d’expertise et de proposition de ces associations a généralement été sous-estimée par les équipes locales. Plusieurs facteurs sont invoqués : peur d’un contre-pouvoir, volonté d’hé- N° 1229 - Janvier-février 2001 - 71 PRESTATAIRES OU PARTENAIRES DES POLITIQUES PUBLIQUES ? VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE réussir, l’intégration des immigrés et de leurs familles nécessite également un effort des différentes composantes de la société française pour modifier son regard et ses attitudes à l’égard de ces populations. Au premier plan, la fonction publique devrait pouvoir montrer l’exemple. Si bien que les actions d’intégration ne reposent plus seulement sur les épaules des associations de l’immigration, mais sur l’ensemble des acteurs des politiques publiques. N° 1229 - Janvier-février 2001 - 72 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE gémonie des villes ou des structures pérennes de s’approprier ce qui se fait sur le quartier, concurrence sur le “marché de la subvention”(20). À y regarder de plus près, si les pouvoirs publics ont finalement attendu des associations de l’immigration qu’elles servent de relais vis-à-vis des populations immigrées et plus encore vis-à-vis des jeunes d’origine étrangère, qui font figure de potentiel de délinquance et de vivier de l’intégrisme, c’est bien parce qu’ils ont mesuré aussi leur incompétence à établir une relation directe avec ces populations marginalisées qui n’étaient pas destinées à rester en France. De la même manière que les entreprises françaises avaient fait venir les immigrés pour retarder une nécessaire mutation industrielle dont elles redoutaient le coût économique, les pouvoirs publics font pour le moment l’économie d’une modernisation de la fonction publique, modernisation qui impulserait une dynamique d’adaptation profonde des services publics à la diversité sociale et culturelle des usagers. Au lieu de quoi on mobilise, souvent dans une situation précaire et informelle, des “femmes relais”, des “adultes relais”, des associations de médiation culturelle et sociale, pour combler le déficit de relations avec ces populations. COMPLÉMENTAIRES MAIS PAS DÉCISIONNAIRES Ces prestataires de services se substituent à un réel engagement des institutions dans la diversification de leurs services aux usagers (écoute, orientation, accompagnement personnalisé, lieux de concertation et résolution de conflits, etc.), ce qui ne relève pas vraiment de la participation démocratique, contrairement à ce que les institutions voudraient faire croire. C’est le mythe bien partagé de la structure “passerelle” ou “frontière” entre la tradition et la modernité, le communautaire et la société, le collectif et l’individuel qui sous-tend cette pratique généralisée de la médiation, à laquelle les pouvoirs publics prêtent toutes les vertus, du moment qu’elle leur évite de balayer devant leur porte. Dans cette démarche, c’est essentiellement le critère de complémentarité de ces associations au regard du droit commun qui prévaut, alors que les structures relevant du droit commun restent les seules à prendre les décisions et à fixer les priorités des politiques publiques. Il semble que le chemin soit encore long avant que ces associations ne deviennent des partenaires véritables des politiques publiques. Ce statut de partenaire nécessite en effet une reconnaissance politique préalable qui accorde aux immigrés une place légitime dans la société française. Il faut également que ces associations soient évaluées pour 20)- Ibid., p. 18. N° 1229 - Janvier-février 2001 - 73 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE ce qu’elles sont effectivement – et non pas pour ce qu’elles devraient être pour les pouvoirs publics – dans leurs compétences sociales et techniques, avec une prise en compte réelle de leur capacité d’expertise sur les questions d’intégration. Elles seront enfin partenaires lorsqu’elles seront associées aux réseaux de partenaires qui valident les options publiques sur un territoire donné et décident des outils de suivi et d’évaluation des politiques d’intégration. Les pouvoirs publics ont une perception des associations de l’immigration qui dépend pour une large part du poids des représentations sociales sur l’immigration. L’héritage colonial y a fortement contribué, assignant aux anciens “coloniaux” une place à part dans la communauté politique nationale. Le modèle des amicales, des associations de ressortissants espagnols ou portugais reste encore de nos jours très prégnant dans le regard et les attitudes des pouvoirs publics à l’égard des associations de l’immigration, qu’ils connaissent mal. N° 1229 - Janvier-février 2001 - 74 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE Certains facteurs propres au mouvement associatif de l’immigration limitent également cet accès difficile au statut de partenaire des politiques publiques. Les associations de l’immigration font preuve de résultats limités en matière de constitution de réseaux au niveau régional ou national, en dehors des cycles de protestations communes qu’ont pu impulser certaines grandes mobilisations contre la loi Méhaignerie, la loi Pasqua ou les plus récentes régularisations. QUELQUES FREINS AU PARTENARIAT Peu attendus et mal accueillis dans les associations de droit commun, les immigrés se trouvent renvoyés implicitement à leurs “propres” associations et à leur “communauté”. Les associations de l’immigration pâtissent de ce fait d’une hiérarchisation implicite des associations dans les systèmes de partenariats locaux qui concourent localement aux mécanismes de concertation, de définition et de mise en œuvre des politiques d’intégration. Placées au bas de l’échelle d’estime associative, elles ne sont que très rarement appelées à participer activement à ces procédures de gestion locale. Plus précisément, ce cloisonnement au nom de particularismes culturels ou ethniques, quand ce n’est pas religieux, s’inscrirait, selon une étude de la Fonda (Fondation pour le développement de la vie associative) Rhône-Alpes(21), dans la fracture croissante entre les associations populaires, nées dans les quartiers, et les mouvements associatifs et fédératifs, animés, structurés politiquement et intellectuellement par les classes moyennes. Comme l’ensemble des acteurs associatifs en France, les associations de l’immigration doivent faire face aux nouvelles règles administratives que les pouvoirs publics imposent aux associations par souci de cohérence, de transparence et de gestion. Pour pouvoir subsister, s’inscrire dans la continuité et la stabilité et jouer un rôle dans les politiques d’intégration, ces associations doivent en effet conquérir une reconnaissance, démontrer aux institutions françaises leur utilité sociale et leur efficacité dans l’utilisation des fonds publics. On sait bien que les immigrés ne sont pas dans une égalité de traitement ou de situation, en raison de leurs caractéristiques sociales, économiques ou culturelles. Obstacles linguistiques, difficulté des démarches administratives, pratiques hésitantes des formes de la démocratie locale sont autant de facteurs qui expliquent leurs difficultés supplémentaires à s’engager dans une réforme de leurs pratiques associatives. Un interdit politique fort limite les capacités politiques de ces associations à s’organiser, comme de nombreuses associations françaises, et à jouer un rôle de force de proposition, voire de contre-pouvoir dans 21)- Fonda, op. cité. N° 1229 - Janvier-février 2001 - 75 23)- Rémy Leveau, Catherine Wihtol de Wenden (dir.), Modes d’insertion des populations de culture islamique dans le système politique français, convention Mire 247/87, janvier 1991, p. 25. A PUBLIÉ Jacques Ion, “Injonction à participation et engagement associatif” Francie Mégevand, “Participation des habitants : de l’expression des différences à l’enjeu de cohésion sociale” Dossier La ville désintégrée ?, n° 1217, janvier-février 1999 VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE 22)- Driss El Yazami, art. cité, p. 21. l’espace politique local. La participation associative des immigrés n’est pas considérée par les pouvoirs publics comme une transition vers le politique mais comme un moyen détourné pour “excuser le renoncement à l’octroi du droit de vote aux élections locales, avec l’argument que le droit d’association permet une participation concrète aux affaires de la cité.”(22) Comme le souligne habilement Rémy Leveau, les associations de l’immigration sont dans “un champ politique de substitution” en raison de leur particularisme culturel(23). Tout particulièrement pour les associations originaires du Maghreb, l’associationnisme n’est pas, pour les immigrés, une voie d’entrée dans le système politique. Il faut dire que l’islam, marquage colonial principal, n’est pas toléré dans l’espace politique français comme un élément de visibilité collective acceptable. La figure de l’islam est toujours sujette à suspicion. Les assocations de l’immigration seront partie prenante des politiques publiques quand elles seront reconnues pleinement par l’État et les collectivités locales et quand, sur le terrain, elles seront enfin considérées comme des partenaires incontournables, traitées comme des acteurs “majeurs” – dans tous les sens ✪ du terme –, des politiques locales. Pub L’INTÉGRATION À LA FRANÇAISE, ENTRE RIGUEUR ET PRAGMATISME : LE CAS DES POLITIQUES DE L’HABITAT N° 1229 - Janvier-février 2001 - 77 HORS-DOSSIER En matière d’habitat, les politiques publiques d’intégration des populations étrangères ont changé radicalement au cours des trente dernières années. Au nom du “modèle d’intégration à la française”, les dispositifs mis en place sont allés du traitement spécifique (les foyers pour travailleurs isolés) à la banalisation revendiquée (le logement des familles). Aujourd’hui, la politique d’intégration est confrontée à deux logiques, celle du droit au logement et celle de la mixité urbaine. En ce qui concerne l’intégration des populations d’origine étrangère, la position française est établie, au point que l’on a pu parler du modèle républicain d’intégration à la française, que l’on peut définir globalement comme un processus d’intégration “individuelle à un ensemble politique aux prétentions universalistes, par référence aux droits de l’homme” (Jacqueline Costa-Lascoux). À première vue, ce modèle est suffisamment identifié et explicite pour ôter tout intérêt majeur à l’examen de son application sur un champ sectoriel donné, celui de l’habitat par exemple. Pourtant, une analyse plus fine dans ce domaine particulier montre qu’en réalité, en référence constante à ce modèle républicain d’intégration, les politiques publiques mises en œuvre ont varié du tout au tout ces trente dernières années, au point de paraître avoir bouclé un cycle complet entre une logique de traitement spécifique de la question du logement des immigrés, et une logique de banalisation de cette question. Aboutissement de ce cycle, il semble qu’aujourd’hui une place à la fois singulière et emblématique pour les enjeux de l’intégration des populations d’origine étrangère s’esquisse au sein des politiques urbaines et sociales françaises. On peut faire l’hypothèse qu’il y a là en gestation un processus de fait de modernisation du modèle d’intégration en question. Pour les politiques publiques relatives aux populations d’origine étrangère, le fait majeur de la période des Trente Glorieuses est l’importance du flux d’immigration : on passe de 2 millions d’étrangers installés en France en 1946 à 3,4 millions en 1968. Durant toute cette période, l’action publique en direction des immigrés est totalement dominée par la dimension économique. Il s’agit d’une immigration de HORS-DOSSIER par Daniel Béhar, consultant à la coopérative Acadie, enseignant à l’Institut d’urbanisme de Paris, université Paris-XII N° 1229 - Janvier-février 2001 - 78 HORS-DOSSIER Dans les années soixante-dix et quatre-vingt, les ménages français des classes moyennes et les fractions les mieux insérées des classes populaires accèdent massivement à la propriété individuelle et laissent vacants de nombreux logements HLM. (D.R.). main-d’œuvre qu’il faut gérer comme telle et accompagner socialement. LE VIRAGE DES ANNÉES SOIXANTE-DIX En matière d’habitat, cette logique d’accompagnement social signifie qu’il faut garantir les conditions résidentielles d’un séjour temporaire des immigrés en France. Parce que ce flux massif d’immigration s’inscrit dans un contexte de crise aiguë du logement (conjonction de la reconstruction d’aprèsguerre et de l’explosion urbaine), il se localise dans les interstices disponibles du parc : logements insalubres de centre-ville et bidonvilles de banlieue. L’accompagnement social en matière d’habitat de cette immigration de main-d’œuvre va donc se concrétiser, des années cinquante aux années soixante-dix, par la mise en place, pour l’essentiel, d’une filière spécifique, celle des “foyers de travailleurs migrants”. Cette spécialisation des conditions d’accueil résidentiel offre le double avantage de ne pas perturber les efforts de la filière de droit commun (les HLM) pour loger les ménages français, et de permettre une concentration localisée des dispositifs d’accompagnement social en direction des immigrés (alphabétisation, formation…). La politique à l’égard des populations d’origine étrangère amorce progressivement un virage majeur, au cours des années soixantedix, lorsque l’on prend conscience du changement de nature de l’immigration. Il ne s’agit plus d’une immigration de main-d’œuvre, mais d’une immigration familiale, en passe donc de s’installer durablement en France. Ce changement radical de perspective n’induit pas une remise en cause globale de la logique d’accompagnement social mais l’infléchit significativement, de deux façons. D’une part, la dimension sociale n’est plus simplement l’aspect secondaire d’une politique centrée sur la question de l’emploi, mais un élément essen- N° 1229 - Janvier-février 2001 - 79 la masse salariale) de la taxe des entreprises en faveur du logement – et donc des logements HLM – sera réservée aux populations d’origine étrangère. On peut affirmer, au risque d’un anachronisme, que dans le but de favoriser l’intégration des ménages étrangers en situation régulière, une véritable LA DISCRIMINATION POSITIVE logique de “discrimination positive” se desAVANT L’HEURE sine alors – pour employer une expression qui Concernant l’habitat, cette inflexion se fera flores durant les années quatre-vingt-dix. marque par un rapprochement vis-à-vis des disOn considère en fait que les populations d’oripositifs de droit commun. La filière spécifique, gine étrangère souffrent de handicaps sociaux à côté du droit commun, demeure. Parallèleet culturels spécifiques. Pour garantir l’égament, des dispositifs lité républicaine d’acsont peu à peu instaurés, cès aux droits sociaux, il En 1975, toujours spécifiques, faut donc opérer un les pouvoirs publics mais cette fois conçus “détour inégalitaire”, mettent en place comme des détours d’acd’une part en mettant cès au droit commun. Ce en place des dispositifs un dispositif spécifique détour prend d’abord la spécifiques (l’accompaau cœur même forme de cités de transit, gnement social) pour du droit commun : ou “cités promotionréduire ces handicaps, pour garantir l’égalité nelles”. Considérant que d’autre part en établisles immigrés quittant les sant des quotas priorépublicaine d’accès bidonvilles ne sont pas ritaires (la réservation aux droits sociaux, aptes à accéder directepar les employeurs) il faut opérer ment au logement social pour compenser ces ordinaire, il s’agit de handicaps. un “détour inégalitaire”. constituer un sas à sens Cette logique de discriunique vers le logement mination positive avant normal. L’installation temporaire des ménages la lettre, visant à réduire et à compenser des d’origine étrangère dans ces cités de transit, handicaps spécifiques, ne constitue qu’un couplée avec un dispositif spécifique d’enca“moment” dans les politiques sociales frandrement administratif, éducatif et social devait çaises. Elle s’inscrit dans un contexte marqué garantir cet effet de sas. – pour toutes les politiques publiques – par un Constatant, au fil du temps, que la rotation fort climat de confiance envers une dynades familles y est extrêmement lente, en raimique de croissance économique qui doit son de l’importance des files d’attente à l’enentraîner mécaniquement la promotion sociale trée du logement HLM, les pouvoirs publics de tous. En 1974, les exclus apparaissent mettent en place en 1975 un dispositif spécomme des catégories limitées et bien identicifique au cœur même du droit commun. Il fiées : les personnes âgées, les handicapés phyest décidé alors qu’une quote-part (0,1 % de siques, et les immigrés. Parce qu’elle est rési- HORS-DOSSIER tiel de l’action publique en direction des populations d’origine étrangère. D’autre part, cet accompagnement social réévalué doit garantir une insertion durable, dans de bonnes conditions, des populations issues de l’immigration en France. N° 1229 - Janvier-février 2001 - 80 HORS-DOSSIER duelle, l’action sociale peut donc s’afficher comme “discriminante” sans remettre en cause le principe d’égalité républicaine. La perspective va à nouveau changer au fil des années quatre-vingt. LA POLITIQUE PUBLIQUE DÉSTABILISÉE En premier lieu, le renversement durable de la conjoncture économique fait émerger progressivement une “nouvelle question sociale” qui, loin d’être résiduelle, souligne l’extension quasi structurelle de la précarité et de la vulnérabilité sociale au sein de la société française. Dans le même temps, l’allégement de la pression sur le marché du logement modifie radicalement les trajectoires résidentielles des immigrés. Dans les années soixante-dix et quatre-vingt, les ménages français des classes moyennes et les fractions les mieux insérées des classes populaires accèdent massivement à la propriété individuelle et laissent vacants de nombreux logements HLM. Les populations étrangères vont bénéficier diversement de ce changement de contexte. Les uns (Portugais, Espagnols, Asiatiques…) vont inscrire leurs parcours résidentiels dans une logique “entrepreneuriale”, en mobilisant plus ou moins collectivement leurs ressources pour accéder à la propriété individuelle. Les autres (Maghrébins, mais aussi Turcs et Africains) vont reproduire les trajectoires des ménages populaires français et s’installer massivement dans les segments les plus déqualifiés du parc social public, laissés vacants par les Français. Cette transformation rapide du paysage économique et social conduit les pouvoirs publics à réviser leur stratégie à l’égard des populations d’origine étrangère, notamment en matière d’habitat. Tout d’abord, l’extension des processus d’exclusion induit une banalisation progressive des dispositifs spécifiques mis en place précédemment. Ainsi, le contingent de réservation HLM affecté aux populations d’origine étrangère voit peu à peu sa raison d’être s’élargir pour, à la fin des années quatre-vingt, concerner l’ensemble du noyau dur des ménages ayant des difficultés d’accès au logement, et parmi eux les immigrés. Plus largement, la relégation conjointe des couches sociales françaises les plus populaires et des populations d’origine étrangère dans les fractions les plus déqualifiées du parc HLM (les grands ensembles) suscite la mise en place d’une politique sociale inédite, à dimension transversale et territoriale : la politique de développement social urbain (DSU). L’émergence de cette politique, spécifique du point de vue des territoires-cibles, mais de droit commun, en regard des publics concernés, déstabilise profondément la politique publique en faveur des populations étrangères, qui dès lors perd ses marques. Cette politique d’intégration des immigrés penche d’un côté vers une dilution totale au sein de la nouvelle politique de développement social urbain, puisqu’il s’agit pour des publics proches (souffrant tous de “handicaps sociaux”), dans les mêmes quartiers, d’intégration à une norme sociale dont ils ont décroché. D’un autre côté, elle tente un rappel désespéré de la spécificité de son public, alors même que les actions qu’elle met en œuvre sont rigoureusement identiques (soutien scolaire aux enfants, renforcement de la vie associative…). UN NOUVEL OBJECTIF : LA MIXITÉ URBAINE Cette double banalisation de la politique d’intégration des immigrés, au sein des politiques sociales de lutte contre l’exclusion d’une part, et dans le cadre de la politique territoriale de développement social urbain d’autre part, est renforcée par le succès d’une injonction poli- TRAITER LE RISQUE DE DISCRIMINATION : LE RETOUR DU SPÉCIFIQUE ? Assez rapidement, à l’usage, ce processus qui dissout la politique d’intégration au sein du droit commun des politiques sociales s’avère contre-productif. En premier lieu, les multiples dispositifs mis en place pour garantir l’accès au logement des plus démunis (fonds de garantie de loyer, quotas de réservation de logements, logements d’urgence…) privilégient de fait une logique sociale, s’intéressant d’abord aux situations de “détresse sociale” (familles monoparentales, prisonniers récemment libérés…). Au sein de la vaste catégorie des populations ayant des difficultés d’accès au logement (précarité économique, fragilité sociale…), les ménages d’origine étrangère se trouvent mécaniquement relégués en fin de liste. De la même façon, l’affichage de l’objectif de la mixité urbaine agit à contre-courant des processus d’intégration. Alors que jusqu’aux années quatre-vingt, les parcours résidentiels des populations d’origine étrangère suivaient, de façon décalée, ceux des ménages français, durant les N° 1229 - Janvier-février 2001 - 81 d’objectifs trouve un écho chez ceux-là mêmes qui contestent l’affichage d’une telle finalité de brassage sociorésidentiel. Se constitue ainsi une ligne stratégique alternative qui confond tout autant la question du logement des immigrés et celle de l’urbain dans son ensemble, en mettant en avant la reconnaissance sociale et politique simultanée des processus d’agrégation ethnique et celle, plus globale, des quartiers populaires. Résultat de ce processus de banalisation au sein des politiques sociale et urbaine, autour de l’horizon (même contesté) de la mixité : au milieu des années quatrevingt-dix, la politique d’intégration des populations d’origine étrangère est presque en voie de disparition. HORS-DOSSIER tique qui va s’appliquer à toutes ces politiques publiques : la recherche de la mixité sociorésidentielle. Reflet du modèle républicain d’intégration, la dispersion spatiale des immigrés dans l’espace urbain a toujours été considérée comme la preuve ultime de la réussite des parcours d’intégration individuelle. La dispersion confirme l’accomplissement du processus d’intégration. Pour autant, cette référence n’a pas empêché, pendant un temps, d’accepter les regroupements dans des logements spécifiques, des foyers de travailleurs migrants aux cités de transit. Mais la concentration accélérée des populations d’origine étrangère au sein de certains segments du parc de logements sociaux ordinaires confère une actualité nouvelle à cet enjeu de la dispersion spatiale des immigrés : tandis qu’elle apparaissait jusqu’alors comme un processus spontané, la dispersion devient un objet de politique publique. Simultanément, les processus ségrégatifs au sein des villes françaises évoluent profondément. On bascule rapidement d’un modèle de ségrégation associée – “le village dans la ville” – à une ségrégation dissociée où mobilité, spécialisation sociale et spécialisation fonctionnelle alimentent à la fois un “éclatement” de la ville et une visibilité accrue des différences sociales au sein de l’espace urbain. La ségrégation urbaine devient alors un enjeu politique, au point de susciter une “loi d’orientation pour la ville” (1991) qui fixe à la politique de l’habitat l’objectif premier de la mixité sociorésidentielle, au travers notamment d’une répartition équilibrée du logement social au sein de chaque commune. La mixité urbaine (en l’occurrence résidentielle) devient ainsi l’horizon partagé de la politique du logement des immigrés et de la politique de l’habitat dans son ensemble. La mixité “ethnique” n’est qu’un sous-ensemble composant la mixité urbaine. Cette confusion N° 1229 - Janvier-février 2001 - 82 HORS-DOSSIER années quatre-vingt-dix les grands ensembles tion Droit au logement notamment – occupant HLM apparaissent comme leur ultime étape. des logements vacants pour exiger leur réquiEn effet, le principe de mixité sociale est sition et dont les principaux bénéficiaires sont employé par les acteurs locaux des politiques des familles d’origine africaine. de l’habitat (élus, propriétaires HLM…) comme LE RETOUR EN ACCÉLÉRÉ un argument pour “geler” la situation résidenDE LA POLITIQUE tielle des ménages d’origine étrangère. L’utiliD’INTÉGRATION sation systématique de règles implicites telles le “un pour un” (à un ménage français succède La dilution des politiques destinées aux popuun ménage de même origine) ou des quotas par lations d’origine étrangère au sein des politiques quartier (moins de 10 % de population d’origine sociales et territoriales produit donc ainsi indiétrangère par exemple) paralyse en effet le prorectement une lente dégradation des processus cessus d’intégration par le logement. L’accès au d’intégration. De là découle un nouveau basculogement social de noulement, qui conduit, à la veaux ménages d’origine fin des années quatreSuite à la dilution étrangère est bloqué, vingt-dix, à la résurgence des politiques destinées alors même que leur sorde la question de l’intétie (même au sein d’un gration dans les politiques aux populations parc HLM qui se diversipubliques. Constatant d’origine étrangère fie fortement) leur est l’aggravation de ce proau sein des politiques refusée. cessus de relégation, les sociales et territoriales, Les immigrés (et leurs pouvoirs publics mettent enfants, français pour la en avant une exigence on assiste, à la fin plupart) apparaissent nouvelle : celle de la lutte des années quatre-vingt-dix, peu à peu comme les contre les discriminaà la résurgence premières victimes de la tions, raciales ou ethcontradiction qui se fait niques, et ce dans tous de la question jour au sein des poliles domaines de la vie de l’intégration, tiques de l’habitat entre sociale : de l’emploi au à travers la lutte contre le volet social, relatif à logement en passant par l’accès au logement, et le les boîtes de nuit. les discriminations. volet territorial, relatif à Ce revirement d’apla mixité urbaine. Si l’on proche en matière d’insimplifie, le premier vise à faire accéder toujours tégration est fortement lié à un retournement plus de pauvres au logement social, tandis que de perspective concomitant et plus global en le deuxième cherche à réduire le nombre de matière de politique d’immigration. C’est à ce pauvres dans les quartiers d’habitat social. Les moment que les pouvoirs publics prennent offiimmigrés sont doublement victimes de cette ciellement acte de l’illusion de “l’immigration contradiction apparente : ils sont négligés par zéro” et reconnaissent que l’immigration constiles dispositifs sociaux et rejetés par les dispotue davantage un flux durable qu’un stock fini. sitifs urbains ! Émerge alors, en réaction, un Ce changement de perspective – au-delà de la mouvement revendicatif – autour de l’associareconnaissance politique du phénomène dis- N° 1229 - Janvier-février 2001 - 83 criminatoire – se concrétise, dans le champ de l’habitat comme pour les autres domaines de la vie sociale, par la mise en place d’un observatoire national des discriminations (le Geld, Groupe d’étude et de lutte contre les discriminations), de commissions de recours installées auprès de chaque préfet de département (Codac)… Autant de dispositifs qui restituent à la fois une doctrine et un appareillage propres à la politique d’intégration. Du lent cheminement du spécifique vers la banalisation de cette politique, jusqu’au retour en accéléré du spécifique (la lutte contre les discriminations), la boucle paraît ainsi achevée. UNE MODERNISATION DU MODÈLE RÉPUBLICAIN FRANÇAIS ? Ce tableau, brossé à grands traits, de trente années de politique publique en matière d’habitat des populations d’origine étrangère pourrait laisser croire à un parfait mouvement de balancier. Pourtant, si la question retrouve une spécificité aujourd’hui, ce n’est plus sur le mode antérieur. C’est un triple basculement qui semble s’opérer. Sur le plan du diagnostic, en considérant les discriminations dont sont victimes les populations d’origine étrangère, les pouvoirs publics prennent acte du glissement générationnel, du père au fils, et du changement de nature du problème posé. Avec la seconde puis la troisième génération, ces populations ne sont plus collectivement porteuses de “handicaps” incorporés par les individus, ou de dissemblances partagées en regard de la société française. Dans une société globalement marquée par le risque social et la précarité, ce qui fait leur spécificité, c’est le risque supplémentaire d’exclusion qu’elles courent en raison de leurs origines. Les populations d’origine étrangère ne constituent plus alors une catégorie a priori, identifiable en tant que telle, mais davantage une catégorie que l’on doit appréhender en situation, c’est-à-dire en fonction non plus des HORS-DOSSIER Alors qu’auparavant, les parcours résidentiels des populations d’origine étrangère suivaient, de façon décalée, ceux des ménages français, durant les années quatre-vingt-dix les grands ensembles HLM apparaissent comme leur ultime étape. (D.R.) N° 1229 - Janvier-février 2001 - 84 HORS-DOSSIER caractéristiques de l’individu, mais des risques d’exclusion engendrés par les mécanismes de fonctionnement de tel ou tel marché local de l’habitat (ou du travail). Autrement dit, est ainsi mise en cause la production exogène d’une catégorie spécifique (celle des populations issues de l’immigration), au travers des pratiques sociales (celles de la société tout entière), et parfois de la loi. Ce changement de causalité dans la production de la catégorie renverse la perspective pour l’action publique. La question posée n’est plus celle de l’altérité de ces populations et de leur processus d’intégration – celui-ci est largement accompli – mais de la capacité d’intégration de la société française. En privilégiant cette question du risque de discrimination, les pouvoirs publics modifient leur regard sur la population d’origine étrangère, qui n’est plus assimilée à une catégorie homogène cumulant des handicaps. Ils cherchent moins à “réduire” un stock fini de populations à intégrer qu’à gérer en continu un flux de populations en situation de risque de discrimination. DÉPASSER LA CONTRADICTION ENTRE LE SOCIAL ET LE TERRITORIAL Troisième registre de basculement, ce changement de référentiel à propos de l’intégration des populations issues de l’immigration agit alors comme un révélateur pour suggérer une transformation plus globale de la politique de l’habitat. En mettant en avant le traitement du risque, il paraît possible de dépasser la contradiction entre le volet social (droit au logement) et le volet territorial (mixité urbaine) de la politique de l’habitat. Le droit au logement ne nécessite plus de définir hiérarchiquement des catégories de populations prioritaires, mais de traiter au cas par cas des risques de refus de logement. Ce mode d’action en direction des individus est alors compatible avec une perspective de mixité urbaine reformulée. Il ne s’agit plus de considérer celle-ci comme un équilibre social à atteindre, quartier par quartier, mais comme une exigence de fluidité, et donc un droit d’accès de chacun à des quartiers variés. Cette nouvelle orientation invite donc à reconsidérer la spécificité des populations d’origine étrangère et de la politique conduite à leur égard. La question des jeunes issus de l’immigration constitue de moins en moins une question à part ou diluée dans la question sociale, mais de plus en plus une dimension emblématique de cette dernière : quelle est la place accordée aux couches sociales “à risque” – particulièrement à la jeunesse populaire – dans un modèle social et politique toujours fondé sur le salariat et la stabilité des statuts ? En se saisissant de cette question au nom de la spécificité du risque supplémentaire de discrimination couru par les jeunes issus de l’immigration, la politique d’intégration n’a plus à hésiter entre distinction et confusion au sein des politiques sociales, et avec la politique de l’habitat en particulier. Elle s’y intègre pleinement tout en jouant son rôle propre. Mais si la récente et très rapide mise sur l’agenda politique de la question des discriminations est porteuse de ces trois basculements simultanés, ceux-ci ne sont pas acquis. En réalité, la politique d’intégration est aujourd’hui devant une alternative. QUESTIONNER LES NORMES QUI PRODUISENT L’EXCLUSION Première possibilité : en se saisissant de cet enjeu de la lutte contre les discriminations, elle suit, par mimétisme avec la référence anglosaxonne, la ligne de plus grande pente, celle symbolisée par les actions de “testing” des organismes HLM, de dénonciation de pratiques ◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆ BIBLIOGRAPHIE ● ● ● ● ● ● ● ● ● ● ● Daniel Béhar, “De la modélisation à la mobilisation : la mixité dans les politiques urbaines”, in Colloque de Cerisy. Entreprendre la ville : Nouvelles temporalités - Nouveaux services, L’Aube, Paris, juin 1997. Daniel Béhar, “De la marge à la norme”, H&M, n° 1192, novembre 1995. Daniel Béhar, “Entre intégration des populations d’origine étrangère et politique de la Ville : existet-il une discrimination positive à la française ?”, H&M, n° 1213, mai-juin 1998. 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N° 1229 - Janvier-février 2001 - 85 prendre appui sur les marges sociales de l’exclusion (les jeunes issus de l’immigration en situation de risque avéré ou potentiel de discrimination) pour questionner les normes (les mécanismes des marchés et des politiques du logement à l’origine de ces discriminations) qui contribuent à les produire. Ce rapide tableau des multiples évolutions successives de la question de l’intégration des populations d’origine étrangère au sein de la politique de l’habitat montre que l’on ne peut apprécier, comparer ou discuter l’efficacité de l’action publique en France à la seule aune de la permanence du modèle républicain d’intégration qui la fonde. Son efficacité relative tient sans doute davantage aux vertus (à la fois pratiques et démocratiques) de la dialectique instaurée au fil du temps, entre rigueur de la philosophie politique et pragmatisme de l’action publique à la française. ✪ HORS-DOSSIER inadmissibles et donc de judiciarisation, en réponse, de l’intervention des pouvoirs publics. Cette logique signifie un retour à une catégorisation globale des immigrés et des différentes communautés ethniques. La seule perspective possible est alors, par symétrie inverse, la discrimination positive vis-à-vis de ces catégories discriminées. On a vu les limites et les dangers d’une telle position. Autre possibilité, la politique d’intégration s’attache à analyser et réduire au cas par cas les mécanismes producteurs de ces discriminations. On assisterait alors à une modernisation pratique du modèle républicain d’intégration à la française, actualisant le principe d’une intégration individuelle, en référence à un système de valeurs universalistes. Il ne s’agirait plus de traiter des handicaps afin d’amener à la norme des populations qui en seraient éloignées. Il conviendrait désormais davantage de Pub LA PRÉSENCE ITALIENNE EN HAUTE-NORMANDIE : LES NATURALISATIONS ENTRE 1820 ET 1940 N° 1229 - Janvier-février 2001 - 87 HORS-DOSSIER Dès le siècle dernier, l’Administration a consigné, au fil des demandes de naturalisation des immigrés, nombre de détails et de documents qui retracent l’évolution du statut et de la condition de l’étranger en France. Comparés, recoupés, les notes et autres avis motivés des fonctionnaires deviennent de véritables histoires de vie, comme autant d’instantanés de l’immigration en France, ici celle des Italiens dans ce que l’on appelait alors la Seine-Inférieure. Les Italiens immigrent en Normandie dès le XIXe siècle, et si avant 1851, date du premier recensement prenant en compte les étrangers, on rencontre surtout les traditionnels vendeurs de statuettes, colporteurs, chanteurs de rue et autres musiciens ambulants, leurs activités se diversifient dans la deuxième moitié du siècle. La question d’une véritable immigration ne se pose, bien évidemment, qu’après 1870, année de l’achèvement de l’Unité italienne, et c’est à partir de 1872 que l’on peut appeler “italienne” cette population transalpine dont le nombre ne cesse désormais d’augmenter dans toute la France. De 1870 à 1980, en plus d’un siècle, ce sont 28 millions d’Italiens qui partent à la recherche de travail ou d’asile politique. Si l’on déduit les 18 millions de retours au pays après un séjour plus ou moins long à l’étranger, restent les 10 millions d’émigrés définitifs. Le record a été enregistré en 1913, avec, pour cette seule année, près d’un million de départs d’Italie(1). Le département de la Seine-Maritime (qui jusqu’en 1957 portait le nom de Seine-Inférieure) se caractérise par une présence assez faible de la population italienne. Elle n’y a jamais atteint un pourcentage comparable à la moyenne nationale ; néanmoins, sa permanence a été remarquée dès les premiers travaux sur le sujet(2). * L’immigration italienne en Seine-Maritime au XIXe siècle, mémoire de DEA sous la direction de J. C. Vegliante, Sorbonne-Nouvelle Paris-III, 1996. 1)- Les statistiques et les questions sur la répartition des immigrés italiens en France et ailleurs ont été réunies par J. C. Vegliante dans Gli Italiani all’estero 1861-1981, dati introduttivi, Presses de la Sorbonne nouvelle, Paris, 1989. 2)- G. Mauco, Les étrangers en France, Paris, 1932. Dans cet ouvrage qui analyse la situation de tous les étrangers en France, en particulier dans les années 1920-1926, on estime à 500 ou 1 500 le nombre d’Italiens dans le département, d’après les recensements de 1896 et 1911. HORS-DOSSIER par Catherine Popczyk* N° 1229 - Janvier-février 2001 - 88 HORS-DOSSIER Famille italienne de Normandie en route vers le pays d’origine pour les vacances de 1923. © Coll. Catherine Popczyk. La période la plus mouvementée, la plus difficile à cerner mais aussi la plus intéressante du point de vue socioculturel, se situe entre 1900 et la veille de la Seconde Guerre mondiale : “Il y a 300 000 Italiens en France à la fin du XIXe siècle ; à la veille du premier conflit mondial, les Transalpins sont près de 450 000, concentrés dans les départements du Sud-Est et dans la région parisienne.”(3) Les évaluations du nombre d’immigrés restent approximatives (en particulier pour la période de l’entre-deuxguerres), car si jusqu’à 1926, les vagues successives d’arrivées répondent généralement à la situation économique de l’Italie et de la France, l’apparition des exilés, souvent clandestins, suppose nombre d’immigrés politiques. L’émigration à caractère économique se confond désormais avec les migrations politiques, qui échappent à toute possibilité de comptage exact. ralisation conservés aux Archives départementales de Rouen. Cette source ne permet de décrire qu’une tranche de la population italienne, celle qui s’est définitivement installée dans le département : elle correspond, approximativement et sur toute la période concernée, à près de 20 % des Italiens immigrés. L’ensemble des lois sur la naturalisation, du point de vue historique, représente presque un demi-siècle de l’évolution du statut et de la condition de l’étranger en France. L’enregistrement juridique de ce long débat (en d’autres termes, tous les documents d’identité des immigrés, ou encore les composantes de la Carte)(4) constitue aujourd’hui une source inestimable pour la recherche sur la vie des immigrés. La multitude des pièces exigées soit pour légaliser un séjour temporaire, soit pour formuler une demande de naturalisation, conservée jus- UN DEMI-SIÈCLE DE STATUT DE L’ÉTRANGER 3)- P. Milza, “La présence italienne en France de 1870 à 1914”, in J. B. Duroselle & E. Serra (dir.), L’Emigrazione italiana in Francia prima del 1914, éd. F. Angeli, p. 63. Afin de donner une première image des Italiens en Seine-Maritime, nous avons choisi comme source l’ensemble des dossiers de natu- 4)- Selon la distinction entre le Code (lois et décrets) et la Carte (papiers d’identité de l’étranger) par Gérard Noiriel dans Le creuset français. Histoire de l’immigration, XIXe-XXe siècle, Seuil, Paris, 1992, notamment dans le chapitre II, “La Carte et le Code”, pp. 69-188. N° 1229 - Janvier-février 2001 - 89 période) ; les demandes faites entre 1920 et 1947, soit 1 688 demandes, dont 501 italiennes (c’està-dire presque 30 % de l’ensemble des demandes de cette période). En moyenne donc, on trouve 623 dossiers de naturalisation italiens, soit 16,1 % de l’ensemble des dossiers d’étrangers. Bien que la période recouvre plus d’un siècle, les dossiers de naturalisation doivent être analysés dans leur totalité, puisqu’ils représentent un aspect bien précis de la population immigrée. Il faut également les considérer comme de véritables biographies car, surtout dans les cas de “révision des dossiers” de 1941 ou de 1947, on peut suivre le parcours de l’immigré bien au-delà de sa naturalisation. DEUX TYPES DE DEMANDEURS D’après les calculs administratifs, le nombre de naturalisés dans le département selon leur origine se présente ainsi : Belges, 25 % ; Italiens, ◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆ Mobilité géographique et professionnelle Angelo Strozza, chauffeur d’usine, est arrivé en France en 1907 avec son épouse et quatre enfants, d’abord en Meurthe-et-Moselle, puis à Saint-Étienne-du-Rouvray près de Rouen, en 1916. Le couple est naturalisé en 1934 (ADSM, 6M 1032) et, puisque la famille entière est originaire d’Italie, ces six personnes ont un parcours assez “classique”. Bien plus mouvementée est l’histoire du poseur de voies de chemin de fer Luigi Donarelli, entré en France en 1924, dans le département de la Charente-Inférieure : il a travaillé pour au moins trois entreprises en quatre ans avant de fixer son domicile en Seine-Maritime. Quant à Benigno Deplano, d’origine sarde, il parcourt une bonne partie de la France en six ans : arrivé en 1924 à Hyères, où il est jardinier pendant quatre ans, il passe ensuite six mois à Aix-les-Bains comme employé d’hôtel, puis trois mois à Chamonix, pour s’installer en 1929 au Havre, mais là aussi, il change trois fois d’emploi avant de devenir chauffeur pour une grande entreprise d’alimentation. Vichy et les naturalisations Salvatore Palmieri, dont la mère est originaire de Trapani, lui-même étant né à Tunis en 1914, a été naturalisé en 1934, après un parcours “classique” : charpentier et menuisier, il est entré en France en 1919, puis a été mobilisé en 1939. En 1941, il vit au Havre avec sa mère. La décision de sa naturalisation est révisée par Vichy en avril 1941 et maintenue car “il n’est pas de race juive et n’a jamais fait l’objet de remarques défavorables” (ADSM, 6M 1012). HORS-DOSSIER qu’à nos jours par les archivistes, permet de retracer des vies de familles de migrants. Les dossiers de naturalisation consultables aux Archives départementales concernent la période de 1820 à 1947. La majeure partie d’entre eux est postérieure à 1870, mais il est intéressant, du point de vue historique, d’analyser la totalité de la série : une approche chronologique est un moyen de retrouver des traces de toutes les modifications apportées au statut de l’étranger. On ne peut considérer cette source du point de vue statistique car, nous le verrons, la demande de naturalisation d’un individu nous apprend souvent l’existence d’autres concitoyens qui résident dans le département, mais qui veulent conserver la nationalité italienne. L’ensemble des dossiers est divisé en deux parties : les demandes faites entre 1820 et 1920, soit 2 160 demandes, dont 113 dossiers italiens (ce qui correspond à 5,6 % des dossiers de cette HORS-DOSSIER N° 1229 - Janvier-février 2001 - 90 ◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆ Des demandes de naturalisation individuelles Cimentier à Ravenne, Alfred Minghetti entre en France en 1925, à l’âge de treize ans (probablement avec ses parents), et demande la naturalisation en 1939. Il est marié avec une Italienne arrivée en France en 1936. Il faut donc constater la présence de deux immigrés, même si la demande ne concerne qu’une seule personne (ADSM, 6M 999). Sur Giorgio Cozzani, un soudeur venu de Spezia en 1925, qui demande en 1928 la nationalité française pour lui seul, nous apprenons qu’il est arrivé “parce que son père y était”, tout comme ses cinq frères et trois sœurs, âgés de un à dix-neuf ans. Dans les dossiers d’étrangers, on retrouve le père, contremaître aux Chantiers de Normandie à Grand-Quevilly, mais ce dernier n’a pas souhaité changer de nationalité (ADSM, 6M 937). Dans le couple Colluto, seule l’épouse française demande sa réintégration en 1933 et le mari, Enrico (né en Allemagne en 1902, entré en France en 1924, musicien) “dit explicitement” de ne pas vouloir sa naturalisation (ADSM, 6M 936). En effet, il semble séjourner dans le département (et en France) pour une mission d’encadrement des immigrés, notamment dans les années trente, période de la propagande du gouvernement italien à l’étranger. On perd sa trace à la fin des années trente. 20 % (alors que 16 % seulement sont nés en Italie) ; Polonais, 10 %; Espagnols, 8 %. L’écart de 4 % entre notre calcul (16 % de dossiers italiens) et le comptage administratif, qui en indique 20 %, est dû à notre rejet des demandes de réintégration des épouses françaises, veuves ou divorcées du conjoint italien. Par contre, ces demandes sont intéressantes si le conjoint italien mentionné dans un tel dossier n’a pas été naturalisé : dans ce cas, c’est lui seul qui est pris en compte. Tous les dossiers de naturalisation sont constitués d’une demande sur papier timbré adressée au ministère de la Justice, d’un acte de naissance, d’une justification du délai de résidence, d’un questionnaire rempli par la mairie du domicile (enquêtes sur la moralité, le loyalisme, l’intérêt de la naturalisation du point de vue national, le degré d’assimilation, l’état de santé, la situation matérielle), d’un avis préfectoral motivé, du décret de naturalisation par le régime de Vichy (jusqu’en 1914, on trouve dans le dossier un seul avis d’envoi de ce décret). Dans la majorité des cas, le dossier comprend aussi une demande de carte d’identité formulée avant la demande de naturalisation. En plus des pièces habituelles, les dossiers des naturalisés à partir de 1927 contiennent des contrôles a posteriori et des révisions de la décision de naturalisation (loi du 22 juillet 1940). Il en est de même pour les réintégrations des épouses françaises devenues italiennes par mariage : leurs dossiers sont réouverts en vertu de la loi de 1940. Nous avons analysé trois données permettant de caractériser la population italienne naturalisée du département : la date de naissance, la date d’entrée en France et la date du dépôt de la demande de naturalisation. Nous pouvons constater ainsi deux “types” de demandeurs, qui correspondent par ailleurs à la division de la série en deux périodes : avant et après 1920. LA MOBILITÉ AVANT LA STABILITÉ Dans le premier cas (une centaine d’individus), la moyenne d’âge d’arrivée en France est de 19 ans, celle de la déposition de la demande ◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆ Des activités contrôlées Angelo Manzoni, bûcheron lombard vivant à Petit-Couronne, près de Rouen, est un exemple des fréquents contrôles des Italiens dès 1936 (et la confirmation de l’activité de la Maison des Italiens à Rouen). Entré avec ses parents en 1917 alors qu’il n’est qu’un nouveau-né, Angelo dépose en 1937 une demande de naturalisation dans laquelle on trouve cet avis du commissaire spécial de la préfecture : “Le susnommé a appartenu au ‘Fascio’ de Chaumont, où étaient organisés fréquemment des divertissements. Chaque année le ‘Fascio’ organisait des voyages en Italie auxquels participa, plusieurs années consécutives, le jeune A. Manzoni. Il joue de l’accordéon aux bals de Petit-Couronne. Il habite chez sa mère et fréquente la ‘Maison des Italiens’, 2, boulevard des Belges à Rouen.” (ADSM, 6M 933). L’Italie cherche à endiguer l’émigration La loi italienne voulant limiter l’émigration est évoquée dans une lettre du consulat italien au Havre, contenue dans le dossier de Carlo Quaino, terrassier à Rouen depuis 1930 : “… Je n’ai pu revêtir la demande d’un avis favorable en raison des dispositions des autorités italiennes s’opposant aux appels des familles émanant des travailleurs italiens émigrés en France après le 1er janvier 1928, mais je serais disposé à la viser si une dérogation était faite par votre gouvernement à cette règle, en faveur des...”, suivent les noms de l’épouse, de deux enfants et d’une nièce que cet ouvrier voulait faire venir d’Italie (ADSM, 6M 1013). Dans ce cas, comme dans quelques autres, l’autorisation est accordée en 1931. N° 1229 - Janvier-février 2001 - 91 un aspect intéressant du groupe des naturalisés après 1920 : la lecture des dossiers permet de supposer leur mobilité sur le territoire du département (fréquent changement d’employeur, nombreux déplacements), mobilité qui contraste avec l’activité professionnelle presque sédentaire des naturalisés avant 1920. Le déplacement devient une façon courante, chez les immigrés des années vingt, de rechercher une situation stable. Généralement, les dossiers sont traités par l’Administration comme des demandes individuelles, malgré la présence de la famille étrangère du demandeur. Dans nos statistiques globales, nous avons comptabilisé tous les noms apparaissant, car il s’est avéré par la suite que les membres de la famille du naturalisé n’avaient pas été notés dans les registres d’étrangers. Nous avons donc compté dix immigrés, contrairement aux statistiques administratives, qui comptabilisent le nombre de dos- HORS-DOSSIER de naturalisation est de 39-40 ans. La différence entre ces deux chiffres donne le délai entre l’arrivée et la décision de demande de la nationalité française, qui se fait en moyenne 22 à 23 ans plus tard. Dans ce premier groupe, 70 % des demandeurs sont des hommes mariés, 14 % sont célibataires, et il y a seulement trois demandes individuelles de femmes. En ce qui concerne les années après 1920, l’âge moyen d’entrée en France est de 28 ans, celui la demande de naturalisation est de 36 ans et le délai entre l’arrivée et la demande se réduit à 13,6 ans. Les entrées en France ont le plus souvent eu lieu dans les années 1920-1924, et la demande de la nationalité française est déposée respectivement entre 1930 et 1936. Notre “périodisation” de l’immigration italienne dans le département se confirme donc, même à travers cette source qui semble concerner l’installation définitive des étrangers, plutôt que leur arrivée massive. Remarquons aussi N° 1229 - Janvier-février 2001 - 92 HORS-DOSSIER Ouvriers italiens des Pétroles Jupiter à Petit-Couronne (Seine-Inférieure) en 1927. © Coll. Catherine Popczyk. siers (un seul dans ce cas). La prise en considération de toutes les personnes mentionnées dans un dossier de naturalisation est particulièrement intéressante au moment du croisement des sources. Nous avons pu ainsi, par recoupement, compléter l’itinéraire et comprendre la situation de nombreux immigrés qui, d’abord saisonniers (et présents uniquement sur les listes des recensements), finissent par s’installer définitivement dans la région. UNE ÉVOLUTION DANS LE COMPORTEMENT DES IMMIGRÉS Un autre genre de recoupement peut se faire grâce aux notes et opinions jointes aux dossiers de naturalisation. L’intérêt historique de la lecture des dossiers de naturalisation est donc incontestable, car ils contiennent toujours des documents uniques, parfois seuls à prouver certains aspects de la vie sociopolitique. Nous lisons notamment, parmi les motifs de la demande de naturalisation d’un charpentier de Fiume, Giu- seppe Ceresato : “parce qu’il ne peut se soumettre au régime fasciste” (ADSM, 6M 933). On perd sa trace depuis son engagement en 1939, grâce auquel, semble-t-il, sa demande a été immédiatement satisfaite. Sachant que peu d’immigrés avouent leur position politique, surtout lors de la demande de naturalisation après l’avènement du régime fasciste, une telle déclaration témoigne de la diversité des opinions dans la population immigrée. Les dossiers de naturalisation, où chaque note a valeur de document, permettent en outre de suivre l’évolution de la condition d’immigré, selon la législation en vigueur. Certaines conclusions des autorités françaises, surprenantes aujourd’hui, sont sans doute l’empreinte de la réglementation en matière d’emploi des étrangers, réglementation devenue restrictive au début des années trente. Nous constatons, en comparant les deux périodes de naturalisations – avant et après 1920 –, une certaine évolution dans le comportement des immigrés. Ceux qui sont arrivés avant ◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆ Région Originaires (en %) Lombardie 20 Piémont 16 Toscane 16 Émilie-Romagne 9 Ligurie 8 Frioul 5 Campanie 5 Latium 4 N° 1229 - Janvier-février 2001 - 93 On repère également des migrants originaires du Sud et de la Vénétie, mais leur nombre ne dépasse pas une dizaine d’individus. Cette répartition correspond, dans ses grandes lignes, à la tendance nationale de la fin du XIXe siècle ; en tout cas les trois régions à forte émigration sont en première place(6). Rappelons, comme nous l’avons observé plus haut, que la Normandie n’était pas, à cette époque, une région particulièrement visée par les migrants : ils établissaient leur domicile définitif après un parcours à travers la France. DE VÉRITABLES CENTRES D’IMMIGRATION La carte des lieux d’origine change sensiblement, pour le département qui nous intéresse, avec les années vingt. Si les zones septentrionales restent parmi les premières, c’est le Frioul qui arrive en tête du classement. Les Toscans et les Piémontais, suivis des Lombards, sont nombreux avant la Seconde Guerre mondiale. Il faut noter aussi l’arrivée, dans les années vingt, d’un groupe de migrants du Sud, des alentours de Naples ; ils quitteront le département à la veille de la Guerre(7). L’originalité de la nouvelle carte des lieux de départs comporte deux aspects intéressants : d’une part, pour chacune des régions, 5)- Pour la description détaillée des lieux de naissance des Italiens en Normandie (jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale), voir le mémoire de DEA cité, pp. 43-54. 6)- “En tête viennent les Piémontais (28 % du total), suivis des Toscans, des Lombards, des Émiliens et des Vénètes, le Centre et le Sud étant surtout représentés par des gens venus du Latium, des Abruzzes et de la région de Naples.” Cf. P. Milza, “La présence italienne en France jusqu’à l’avènement du fascisme”, in Italia in esilio, Rome, 1993, p.44. 7)- Après la Guerre, en revanche, le Frioul restant en première place (28 % de l’ensemble), c’est la Sicile qui marque sa présence (13 %) et les Abruzzes (8 %). Les Lombards ne sont plus que 5 %. Notre enquête auprès des immigrés après 1947 a permis d’établir ces données, qui supposent un tout autre caractère de la dernière vague migratoire dans le département. HORS-DOSSIER 1890 ont un parcours direct, comme si la Normandie était visée dès le départ ; ceux qui émigrent tout au début du XXe siècle trouvent un domicile définitif après l’itinéraire allant du Sud de la France jusqu’à Paris. Enfin, les migrants de l’entre-deux-guerres ajoutent à ce parcours le Nord de la France, avant de “tester” la Normandie d’abord comme saisonniers, pour finalement s’y installer sans l’avoir vraiment “choisie”. D’où viennent-ils ? Pour l’ensemble des Italiens du département, la carte des lieux d’origine indique avant tout la Lombardie, puis le Piémont et enfin la Toscane(5). Avec les années, la présence frioulane augmente et aujourd’hui, comme nous l’avons dit, c’est cette région qui est la plus représentée en Seine-Maritime. La question des origines des Italiens dans ce département normand était notre préoccupation tout au long de cette recherche, et différents dossiers des Archives départementales ont permis d’établir une carte des origines pour le XIXe siècle. Le recoupement entre les listes de recensement, les déclarations de domicile, les dossiers de naturalisation ainsi que ceux de la police, a donné un échantillon de 472 individus venus en Haute-Normandie entre la dernière décennie du XIXe et la première vingtaine d’années du XXe siècle. Nous avons ainsi obtenu une répartition des régions italiennes les plus représentées : ◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆ HORS-DOSSIER N° 1229 - Janvier-février 2001 - 94 Quand la réglementation devient restrictive Un “marchand d’étoffes” arrivé en France en 1922, originaire de la Campanie, comme la plupart des commerçants italiens à Rouen, marié avec une Française et père de deux enfants nés en France, voit sa demande de naturalisation en 1932 (pourtant accordé à son épouse) rejetée avec l’explication suivante : “1. Il y a des réclamations contre les marchands ambulants qui concurrencent le marché local ; 2. Les deux fillettes de Monsieur Fioretto ne sont pas un apport intéressant pour la France.” (ADSM, 6M 964). Francisco Maffei, ouvrier entré en 1924, vivant avec une Française depuis 1927, a fait une demande de naturalisation en 1935 ; elle est “ajournée au mariage ou à deux ans” (ADSM, 6M 992). L’intéressé opte pour la deuxième solution et sa demande est satisfaite en 1939. La naturalisation du Frioulan Giovanni Rovis influe sur sa vie familiale jusqu’à en accélérer les étapes. Arrivé avec un contrat en 1930, ce cimentier chef de chantier, voulant épouser la fille des propriétaires du pensionnat où il loge, demande l’autorisation d’accueillir son père résidant en Italie pour le mariage, mais on la lui refuse car “seules les familles des travailleurs émigrés avant le 1er janvier 1928 peuvent faire venir la famille”. Il repart donc en Italie pour y célébrer son mariage, puis revient avec son épouse et demande la naturalisation en 1932. Elle est ajournée “jusqu’à survenance d’enfants”. Cette condition étant satisfaite à la fin 1932, les parents sont naturalisés dès le début de l’année suivante… (ADSM, 6M 1021). les villages sont beaucoup moins dispersés, on peut même parler de petites provinces, véritables centres d’émigration (comme celle de Biella dans le Piémont). D’autre part, certaines de ces provinces ont déjà une longue tradition d’émigration ; leur présence en Normandie s’inscrit donc, d’une certaine manière, dans leur histoire. L’attraction de pôles industriels aussi éloignés de l’Italie que peut l’être la Normandie semble diminuer avec les années. L’arrivée incessante de groupes originaires de la même province, encadrés par des agents de recrutement massif sur place, finit par se soumettre aux nouveaux besoins de main-d’œuvre. C’est une autre époque de l’histoire de l’immigration. L’étude des dossiers de naturalisation nous a permis de reconstituer, du moins en partie, les itinéraires des premiers immigrés : quelques vies, du départ du pays jusqu’au foyer français, normand. La source archivistique offre un “croquis” de l’Italien migrant qui reste à compléter, croiser, recouper et enrichir d’autres éléments, pour en savoir davantage sur les conditions de vie de ces jeunes gens partis à la recherche de travail ou d’asile, pour former ensuite “l’immigration de ✪ masse”… Dominique Saint-Jean, “L’intégration des Italiens dans le Sud-Ouest” Dossier L’étranger à la campagne, n° 1176, mai 1994 A PUBLIÉ Gérard Noiriel, “Un siècle d’intégration des immigrés en Lorraine” Hors-dossier, n° 1166, juin 1993 Pub N° 1229 - Janvier-février 2001 - 95 N° 1229 - Janvier-février 2001 - 96 INITIATIVES DIASPORA VILLAGEOISE ET DÉVELOPPEMENT LOCAL EN AFRIQUE : LE CAS DE THILOGNE ASSOCIATION DÉVELOPPEMENT INITIATIVES par Abdoulaye Kane, Amsterdam’s School for Social Science Research* Thilogne association développement doit son nom à un village haal pulaar de la vallée du fleuve Sénégal. La diaspora villageoise a créé des sections de TAD sur plusieurs continents, initiant un fonctionnement transnational, avec pour buts essentiels l’amélioration des conditions de vie à Thilogne et le maintien du lien avec la communauté d’origine. C’est une observation fine, “de l’intérieur”, qui nous est livrée ici, et un questionnement quant au devenir de ce type d’association face au durcissement des politiques d’immigration des pays d’accueil et au vieillissement des militants associatifs. Les communautés africaines émigrées en France s’organisent pour s’entraider mutuellement dans leur pays d’accueil et pour maintenir les liens de solidarité avec leurs villages d’origine. Elles mettent en place des associations qui regroupent des individus appartenant au même village aux niveaux local, national et à l’étranger. Les ressources financières mobilisées par le biais des contributions périodiques des membres ou par le concours financier de partenaires sont destinées à la prise en charge des ressortissants en difficulté au niveau du pays d’accueil et à la réalisation de projets communautaires liés au développement local au niveau du village d’origine. Les associations villageoises mises en place par les émigrés originaires de la vallée du fleuve Sénégal sont les plus dynamiques dans ce domaine. Compte tenu de la migration des hommes de cette zone dans plusieurs villes africaines, européennes et améri- caines, chaque association villageoise dispose généralement de sections dans les différents pôles d’attraction des ressortissants du village, ce qui a pour conséquence la ramification des associations communautaires villageoises, suivant l’itinéraire des migrants, donnant à ces regroupements un caractère transnational. Ce fait a été négligé par les travaux antérieurs sur les associations villageoises de migrants parce que les recherches se sont souvent focalisées sur le rapport entre une zone de départ et une zone d’arrivée. Or, la diversi* Les informations contenues dans cet article sont tirées d’entretiens avec les membres fondateurs de TAD, les leaders successifs des sections de TAD à Thilogne, Dakar et Paris. Notre participation en tant que membre actif de l’association, aussi bien à Thilogne, à Dakar qu’à Paris, nous a permis d’avoir accès aux assemblées générales, aux réunions de bureau et aux archives de TAD dans ces différents lieux. Nous avons recueilli des renseignements sur les autres sections de la TAD à l’occasion de l’AG annuelle de la section TAD de France, le 23 janvier 1999, où les sections de New York, de Libreville et de Thilogne ont été invitées. UNE STRUCTURE FÉDÉRATIVE Thilogne est un village de près de 5 000 habitants(1) situé dans la moyenne vallée du fleuve Sénégal, à soixante de kilomètres de Matam. Il est exclusivement habité par les Haal Pulaar. Ce village, comme tous ceux de la vallée, est touché par une forte émigration des hommes. La population résidente est nettement dominée par les femmes, les personnes âgées et les enfants de moins de quinze ans. Cependant, les Thilognois, même partis au loin, continuent à entretenir des relations avec leur village d’origine à travers des associations de ressortissants très dynamiques qui ont, en vingt-cinq ans, amélioré de manière significative les conditions de vie des populations locales. Pour mieux intervenir dans le développement du village, les migrants thilognois ont mis 1)- Direction de la prévision et de la statistique (DPS), Répertoire des villages, région de Saint-Louis, RGPH, 1988, 59 pages, p. 38. LE MAINTIEN DES MÉCANISMES DE SOLIDARITÉ L’existence de ce genre de réseaux villageois transnationaux est le corollaire du changement du projet migratoire des hommes de la vallée. Si, au début, la migration des Thilognois était saisonnière et couvrait de courtes distances, à partir des années soixante-dix elle devient N° 1229 - Janvier-février 2001 - 97 en place une structure fédérative de toutes les associations de ressortissants dans les différents pays d’accueil. Cette structure a pour nom Thilogne association développement (TAD) et regroupe tous les ressortissants du village à travers le monde. Elle est composée de plusieurs sections dont les plus dynamiques sont TAD Thilogne, TAD Dakar, TAD France, TAD Libreville, TAD États-Unis et TAD Italie. À l’exception de la section de Thilogne, toutes les autres exigent de leurs membres des cotisations régulières, le plus souvent mensuelles (voir tableau p. 98). Les sections n’ont pas été créées simultanément. Celles de Thilogne et de Dakar ont été mises en place en 1978. Les associations de jeunes dont la fusion a donné naissance à Bural de Thilogne, l’ancêtre de la TAD, ont vu le jour à la fin des années soixante. La section TAD de France est issue d’une association villageoise d’entraide qui date de 1966. Les sections de Libreville, des États-Unis et d’Italie sont très récentes. Les deux dernières n’ont vu le jour qu’au début des années quatre-vingtdix. Ce décalage entre les dates de création des sections dans les différents pays d’accueil s’explique par l’importance des ressortissants du village dans ces derniers. Pendant très longtemps, l’axe Thilogne-Dakar-Paris a été le plus emprunté par les villageois migrants. L’effet des politiques d’immigration en France a modifié les itinéraires des migrants qui, de plus en plus, préfèrent emprunter l’axe ThilogneDakar-New York. INITIATIVES fication des pays d’accueil pour les communautés villageoises de la vallée requiert un dépassement de l’analyse duale pour comprendre les relations entre les migrants et leurs villages d’origine. Cet article a pour objectif de démontrer, à travers l’exemple de Thilogne association développement (TAD), la naissance de diasporas villageoises qui jouent un rôle de plus en plus notoire dans le développement local des communautés d’origine. Au moment où s’opèrent les processus de mondialisation dans tous les domaines, dans quelle mesure les associations villageoises révèlent-elles une capacité d’organisation des communautés locales dans l’espace transnational ? Quels sont les limites et les défis auxquels ce type de réseaux sociaux est appelé à faire face, compte tenu de l’apparition d’une seconde génération et des politiques européennes de contrôle des flux migratoires ? N° 1229 - Janvier-février 2001 - 98 ◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆ Lieu Nombre de membres Montant des cotisations TAD Thilogne Tous les résidents 0 TAD Dakar 309 500 F CFA (5 FF) par an TAD Libreville 60 2 500 F CFA (25 FF) par mois TAD USA 94 20 $ (140 FF) par mois TAD Italie 35 75 FF par mois TAD Paris 228 100 FF par mois INITIATIVES A. Kane, enquête de terrain 1997-1998. durable et de plus en plus lointaine. En effet, le projet initial de migration impliquait un retour cyclique au village où demeurait la famille. Dans ce cas, le maintien des relations entre le migrant et son village est inéluctable. Il doit opérer des transferts monétaires pour construire une maison à Thilogne et, si possible, une autre à Dakar. En même temps, il est tenu d’envoyer régulièrement de l’argent pour entretenir sa propre famille. Le changement du projet initial de migration est le résultat de deux facteurs conjugués. Au niveau du pays de départ, la désarticulation des systèmes locaux de production et les sécheresses répétitives n’offrent aucune autre perspective que celle de l’émigration durable ; au niveau des pays d’accueil, les politiques d’immigration poussent les immigrés en règle à procéder au regroupement familial et à se stabiliser en entamant un processus d’intégration. Mais ce changement de perspective dans les choix des migrants n’implique pas, comme on pourrait le croire, un relâchement des relations entre ces derniers et leurs communautés d’origine. C’est ce maintien des mécanismes de solidarité entre les migrants dans différents pays et leur village d’origine, malgré le déclenche- ment des processus d’intégration dans les sociétés d’accueil, qui nous autorise à parler de la naissance de diaspora villageoise participant de manière dynamique au développement local des villages d’origine. LA PROTECTION SOCIALE, UN OBJECTIF MAJEUR Les associations des migrants de la vallée affichent souvent deux objectifs majeurs : la protection sociale des adhérents et de leurs familles dans le pays d’accueil, et le financement des projets de développement au profit du village d’origine. Il faut souligner que les associations de ressortissants se sont préoccupées en premier lieu de la protection sociale de leurs adhérents. Elles ne se sont orientées vers le développement local que vers la fin des années soixante-dix. La constitution des mutuelles villageoises de protection sociale dans les pôles d’attraction de la migration rurale s’est faite de manière spontanée en suivant les structures sociales et spatiales des villages d’origine(2). Les émigrés thilognois à Dakar se sont regroupés selon deux critères 2)- Abdoulaye Bara Diop, Société toucouleur et migration, Ifan, 1965, 232 p. LE SOUCI DU DÉVELOPPEMENT LOCAL En ce qui concerne les réalisations de la TAD (présentées de manière chronologique dans le tableau p. 101), notamment dans les domaines de l’éducation et de la santé, on constate deux changements essentiels dans l’intervention des Thilognois au niveau de leur village. Le premier changement est relatif au passage d’une action dirigée vers la protection sociale des ressortissants dans leurs lieux respectifs d’accueil, à une action plus citoyenne destinée à combler le vide laissé par l’État sénégalais dans sa politique de désengagement des secteurs dits non productifs. Le second marque le UN EFFORT PARTICULIER POUR L’ENSEIGNEMENT À partir de 1985, les jeunes Thilognois, qui ont, pour certains, un niveau d’instruction universitaire, vont prendre la direction de l’association. Leur première action a été de faire des N° 1229 - Janvier-février 2001 - 99 passage d’une action orientée vers la construction de monuments religieux à une action plus soucieuse du bien-être des populations locales, notamment l’accès à l’éducation, aux soins de santé et à l’eau potable. Les interventions de TAD touchent plusieurs domaines. Les premières ont mis l’accent sur le domaine religieux. La construction du mur du cimetière et les restaurations de la grande mosquée ont été entreprises dans les premières années d’existence de l’association. Cependant, dès le début des années quatre-vingt, elle avait commencé à participer à la construction et à l’équipement des salles de classes au niveau de l’école élémentaire de Thilogne. Mais c’est à la fin de la même décennie et au début des années quatre-vingt-dix que les réalisations d’envergure ont été accomplies dans le domaine de la santé, de l’éducation et de l’accès à l’eau potable. Les réalisations exposées ici correspondent à celles qui ont été financées, pour l’essentiel, par la section de TAD en France. Les sections de TAD à Libreville et aux États-Unis n’ont commencé à participer activement au financement des projets communautaires que très récemment. Jusqu’en 1987, TAD ne comptait que sur ses propres forces. Pour l’essentiel, les leaders de la mutuelle, entre 1977 et 1985 n’avaient pas développé une politique d’ouverture envers la société française. La plupart d’entre eux n’avaient qu’un niveau faible d’instruction et n’étaient donc pas en mesure d’avoir accès à l’information sur les opportunités qu’ils pouvaient saisir en tant qu’association en s’ouvrant à leur environnement. INITIATIVES essentiels : la parenté et le voisinage par référence au village d’origine. Ainsi, les personnes venant du même village, du même quartier se réunissent sur cette base pour s’entraider dans un milieu perçu comme étranger et incertain. Selon la même logique, les personnes issues d’une même famille élargie, d’une même caste se regroupent pour mettre en place des mécanismes de solidarité fondés sur des principes communautaires et mutuels. Ces formes d’organisation ont joué un rôle capital dans le processus d’adaptation des thilognois à la vie urbaine dans les grandes villes d’accueil. Les nouveaux migrants à Dakar, dans les autres villes africaines, européennes ou américaines sont pris en charge dès leur arrivée par des associations de ressortissants bien organisées. Au-delà de ces préoccupations de protection sociale, les ressortissants se sont organisés pour participer de manière collective à l’amélioration des conditions de vie de leur village d’origine. D’ailleurs, ce que l’on retient des associations villageoises de ressortissants ces deux dernières décennies est inéluctablement leur rôle d’acteur principal du développement dans la vallée du fleuve Sénégal. N° 1229 - Janvier-février 2001 - 100 INITIATIVES démarches pour enregistrer TAD auprès des autorités compétentes en France. Ils définissent alors toute une politique d’ouverture en contactant des associations, des ONG et des municipalités françaises pour des actions de partenariat. En effet, avec l’aide de ses partenaires, TAD a pu concrétiser un certain nombre de projets. En 1988, elle procède à la construction de quatre salles de classes pour le collège d’enseignement moyen, pour une valeur de 104 510 FF, avec des participations financières du Comité laïque d’aide au développement (Cled) à hauteur de 40 000 FF, des associations de ressortissants des villages environnants (14 500 FF) et de l’Association des ressortissants sénégalais de Thilogne en France (ARSTF), à hauteur de 50 010 FF. Avant la construction de ce collège, les élèves du village étaient obligés d’aller poursuivre leurs études soit à Matam, soit à Saint-Louis. Compte tenu des difficultés énormes qu’ils rencontraient dans ces deux villes, TAD a jugé nécessaire d’avoir un collège d’enseignement secondaire au niveau du village. En 1989, TAD finance la construction de l’enceinte du collège et l’achat des portails pour ce même CES ainsi que pour l’école primaire et le dispensaire, investissant ainsi 50 000 FF. Elle reçoit 30 000 FF de l’association Club de prévention de Sedan-Ouest, plus la présence de quatorze personnes sur le chantier. Elle a également bénéficié d’un soutien financier de 10 000 FF de la part de l’association Orléans Tiers-Monde. L’ARSTF a aussi contribué au financement de ce projet en prenant en charge les frais de transport des personnes et du matériel (10 000 FF). En 1991, TAD a entrepris la construction de la bibliothèque du CES de Thilogne, pour un coût global de 27 000 FF, avec l’aide de l’association Orléans Tiers-Monde (5 000 FF), les Amis du tiers-monde de Jargeau (7 000 FF) et le conseil municipal des Jeunes d’Orléans (10 000 FF). La même année, les salles de classe de l’école primaire de Thilogne ont été rénovées par un groupe de cinq jeunes scouts de CharlevilleMézières, pour un coût financier de 12 000 FF entièrement pris en charge par TAD. Les jeunes filles de Thilogne en tenue traditionnelle lors des journées culturelles de la TAD, août 2000 (D.R.). Années Nature de la réalisation Montant du coût en FF 1977 Construction de l’enceinte du cimetière 50 000 FF 1978 Rénovation de la maternité 10 000 FF 1980 Construction de trois salles de classe 20 000 FF pour l’école primaire 1982 Construction de trois salles de classe 25 000 FF pour l’école primaire 1984 Achat de tables et de bancs pour les salles de classe 16 000 FF 1986 Achat d’une table d’accouchement pour la maternité 6 750 FF 1987 Équipement de la maternité (25 matelas et 50 draps) 6 173 FF 1988 Construction des enceintes de l’école primaire 61 079 FF 1989 Envoi d’une aide financière aux rapatriés 10 000 FF N° 1229 - Janvier-février 2001 - 101 ◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆ de Mauritanie En 1993, TAD réceptionne un don de matériel médical et de médicaments offerts par l’hôpital de Nancy. Un dépôt de médicaments est créé et géré par un jeune Thilognois payé par la TAD. Les médicaments du dépôt sont vendus au villageois à un prix avantageux par rapport aux prix du marché pharmaceutique. L’argent obtenu par la vente des médicaments reçus gratuitement permet de renouveler jusqu’à un certain point le stock du dépôt, ce qui renforce la qualité et l’accessibilité des services sanitaires au niveau du dispensaire de Thilogne. LA DIASPORA SE SUBSTITUE À L’ÉTAT DANS LE SECTEUR SOCIAL En 1994, TAD finance entièrement un équipement de forage – moteur, pompe et transport – pour un montant de 120 000 FF. Elle finance également, sur fonds propres, la construction de l’abri du moteur du forage et procède à la réfection du réseau de distribution d’eau (11 000 FF). Elle prend en charge le séjour d’une mission de six membres d’Ingénieurs sans frontière venus inspecter la qualité du réseau de distribution d’eau et y apporter des améliorations. Dans le courant de la même année, TAD entreprend, avec l’aide de ses partenaires, la construction de trois salles de classe pour la deuxième école primaire de Thilogne, le coût global des travaux s’élevant à 30 000 FF. Comme pour les autres réalisations, les partenaires participent financièrement à cette construction. TAD a ainsi reçu un soutien financier d’Orléans Tiers-Monde (10 000 FF), de l’association Baobab de Nancy (5 000 FF) et des recettes-repas du lycée d’enseignement général et technologique agricole de Châteauroux et de l’Association des personnels du ministère de l’Agriculture (également 5 000 FF). Le reste du montant, soit 10 000 FF, est tiré sur les fonds propres de TAD France. Avec l’augmentation normale des effectifs au niveau primaire, due à l’augmentation du taux de scolarisation au niveau national, TAD a senti le besoin de construire une INITIATIVES A. Kane, enquête de terrain 1997-1998, archives TAD de France. N° 1229 - Janvier-février 2001 - 102 INITIATIVES deuxième école pour maintenir de bonnes conditions d’études pour les enfants du village et des villages environnants. En 1995, TAD débourse 200 000 FF pour l’extension du réseau de distribution d’eau dans l’ensemble du village, extension qui permet aux ménages d’accéder à l’eau potable et d’alléger les corvées quotidiennes des femmes, qui parcouraient de longues distances pour puiser de l’eau dans des puits à ciel ouvert.Le coût du projet est évalué à 700 000 FF. Le restant de la somme a été fourni par les partenaires de TAD en France et les sections de l’association à Libreville et aux États-Unis. Ces réalisations de TAD au cours des deux dernières décennies dans les domaines de la santé, de l’éducation et de l’accès à l’eau potable ont été cruciales pour les populations dans un contexte d’ajustement structurel. L’État sénégalais a appliqué une politique de désengagement des secteurs sociaux, laissant les populations à elles-mêmes. C’est ce vide laissé par l’État que TAD a su combler par la mobilisation de ressources au niveau des pays d’accueil pour satisfaire les besoins fondamentaux des Thilognois. Désormais, les migrants thilognois à travers le monde forment une diaspora villageoise bien organisée et solidaire pour le développement de leur village. LA TRANSNATIONALITÉ DE TAD Ce qui fait l’originalité des associations villageoises de ressortissants ou de développement comme TAD, par rapport aux autres réseaux sociaux de migrants, c’est leur caractère transnational. TAD est présente dans plusieurs pays, dont le Sénégal, le Gabon, la France, les ÉtatsUnis, pour ne citer que les sections les plus dynamiques. Les différentes sections ont en commun un objectif : participer activement à la réalisation de projets communautaires au niveau du village d’origine. Parallèlement à cet objectif fondamental, chaque section peut poursuivre d’autres buts de manière autonome. Ainsi, en France, au Gabon et aux États-Unis, TAD protège les adhérents contre un certain nombre de risques au niveau de la société d’accueil. Les différentes sections entretiennent entre elles des contacts réguliers par correspondance, téléphone, fax ou e-mail. Mieux, elles organisent des journées culturelles à Thilogne, au cours desquelles les dirigeants se rencontrent et discutent des actions à entreprendre et des modalités de leur financement. Les dernières journées culturelles ont été organisées en août 2000. Leur but est de réaffirmer l’attachement des migrants à leur terre natale et à leurs traditions ancestrales. Elles sont aussi l’occasion, pour les villageois, de fêter les émigrés en héros. Ils affirmeront tout au long des journées leur reconnaissance et leur gratitude envers la diaspora pour les réalisations dans le domaine du développement local. Audelà des journées culturelles, qui se tiennent tous les deux ans, les dirigeants des différentes sections s’invitent à l’occasion de leurs assemblées générales annuelles respectives. Ainsi, le 23 janvier 1999, les dirigeants des sections de Thilogne, de Libreville et des États-Unis ont été invités à assister à l’assemblée générale annuelle de TAD France. À cette occasion, les différentes sections ont décidé de mettre sur pied un comité de coordination dans lequel chacune d’entre elles sera représentée. Il semble y avoir entre les différentes sections une division des tâches qui tient compte des opportunités qui s’offrent aux unes et aux autres en fonction du lieu d’emplacement. Ainsi les sections à l’étranger, en l’occurrence à Paris, New York et Libreville, constituent-elles les bailleurs de fonds assurant le financement des projets. TAD Dakar est davantage orientée vers les rapports avec le pouvoir central pour, par exemple, disposer du personnel enseignant ou sanitaire per- N° 1229 - Janvier-février 2001 - 103 REMARQUABLE PERSISTANCE DU LIEN COMMUNAUTAIRE Ce caractère transnational des associations villageoises n’est pas une exception thilognoise. En effet, la quasi-totalité des villages de la vallée du fleuve Sénégal dispose de la même forme d’organisation dans l’espace transnational(3). L’Association pour le développement d’Ourosogui (Ado) ou l’Association de liaison pour le développement des Agnam (Alda) présentent les mêmes caractéristiques dans l’espace transnational(4). Suivant les itinéraires des migrants, les associations villageoises se ramifient à travers les villes d’Afrique, d’Europe et d’Amérique. En dehors des systèmes d’entraide mutuelle, qui sont destinés à assurer aux ressortissants une protection sociale contre l’adversité et les incertitudes de la vie urbaine, le maintien des relations avec les villages d’origine soulève des interrogations par rapport aux motivations qui le justifient. En d’autres termes, s’il est facile d’expliquer l’entraide mutuelle entre émigrés, il est difficile de comprendre la persistance du lien communautaire dans un espace transnational. Deux réponses peuvent être avancées pour résoudre cette énigme. La première est d’ordre moral et consiste à dire qu’il est du devoir des migrants de payer la dette sociale qu’ils ont contractée envers leur communauté d’origine tout au long de leur itinéraire de migration. En effet, ils ont dû s’appuyer sur un certain nombre de mécanismes de solidarité communautaire 3)- Christophe Daum, “Ici et là-bas. Immigration et développement. Les associations des immigrés ouestafricains en France”, in Migrations Société, vol. VI, n° 32, mars-avril 1994, pp. 99-110. 4)- Abdoul Hameth Ba, “Incidence des réseaux migratoires sur les pays de départ : le cas de la migration sénégalaise”, Dynamiques migratoires et rencontres ethniques, Ida Simon-Barouh (dir.), L’Harmattan, 1998, pp. 89-102. INITIATIVES mettant de rendre fonctionnelles les infrastructures mises en place par l’association, ou encore négocier avec la douane pour faire sortir du port ou de l’aéroport du matériel envoyé par les sections à l’étranger. La section locale, elle, fournit la main-d’œuvre au moment de la construction et assume les fonctions de gestion et de maintien des équipements collectifs ainsi acquis. N° 1229 - Janvier-février 2001 - 104 mènent une vie marginale dans leur société d’accueil. De plus, la reconnaissance des villageois envers les émigrés ouvre pour ces derniers les portes du pouvoir au sein des instances de décision du pays d’origine. Le cas d’un émigré retraité devenu le premier adjoint au maire de Thilogne est assez exemplaire dans ce sens. INITIATIVES LIMITES ET DÉFIS DE L’ASSOCIATION Allocution du président de TAD France (D.R.). pour arriver là où ils sont. Certains d’entre eux ont bénéficié de soutiens financiers réguliers de la part de leurs familles et d’autres ont été hébergés, nourris et soignés gratuitement par des parents, des voisins et des amis dans une étape de leur migration. C’est dire que les émigrés doivent d’une manière ou d’une autre quelque chose à leur communauté villageoise. Dans cette perspective, ils sont obligés de renvoyer l’ascenseur aux villageois. La deuxième explication est d’ordre sociopsychologique et met l’accent sur le prestige social et la reconnaissance que les émigrés gagnent en contrepartie de leur intervention dans le développement de leur village. Ce prestige et cette reconnaissance par la communauté d’origine sont d’autant plus importants que les émigrés Naturellement, les associations villageoises comme TAD connaissent des limites, compte tenu de la nature de leurs interventions. Comme nous l’avons souligné plus haut, l’association n’intervient presque exclusivement que dans les secteurs sociaux. En effet, les réalisations touchent essentiellement à l’éducation, à la santé, à l’accès à l’eau et à des domaines religieux et coutumiers. Il n’y a pas eu de réalisations communautaires sur le plan économique. Or il est évident qu’à long terme, seul un développement de l’économie locale s’accompagnant de la création d’entreprises et d’emplois pourrait consolider et, s’il le faut, remplacer l’action volontaire des migrants au profit du village. L’un des défis majeurs auxquels les réseaux sociaux transnationaux comme TAD sont appelés à faire face dans un futur proche est sans aucun doute leur reproduction, dont dépend le maintien du cordon ombilical avec les pays d’origine. Les effets des politiques de contrôle des flux migratoires en Europe et plus particulièrement en France pèsent de tout leur poids POUR CES STRUCTURES ? Face à ce problème du vieillissement des effectifs, qui risque d’engendrer des déséquilibres financiers conséquents, il y a deux fragiles espoirs. Le premier est la prise de 5)- Christophe Daum, “Développement des pays d’origine et flux migratoire : La nécessaire déconnexion”, in H&M, dossier “Migrants et solidarités Nord-Sud”, n° 1214, juillet-août 1998, pp. 58-73. L’auteur fait une bonne critique de la politique dite de codéveloppement en s’interrogeant sur la pertinence du lien établi entre contrôle des flux migratoires et coopération avec les pays d’émigration. N° 1229 - Janvier-février 2001 - 105 INITIATIVES sur l’avenir des associations de ressortissants conscience de plus en plus aiguë des décide la vallée du fleuve Sénégal. Le recrutement deurs politiques, dans les pays d’accueil, du rôle de nouveaux membres au sein de la section TAD vital des réseaux sociaux issus de l’immigration de France est de plus en plus problématique, dans le devenir des pays d’origine. Ainsi se descar le contrôle sévère aux frontières et la dissine, chez les autorités françaises, une volonté crimination des migrants pour cause éconod’appui des associations villageoises de dévemique dans l’octroi des loppement dans leurs visas d’entrée empêche efforts pour améliorer Le durcissement de nouveaux arrivages en les conditions d’exisprovenance du village. tence de leurs régions des politiques d’émigration Entre 1993 et 1999, il n’y d’origine. La logique dans les pays d’accueil a eu que six recrutements sous-jacente de ce souet l’avènement – dont quatre sont des étutien un peu tardif est diants thilognois venus qu’en contribuant au d’une deuxième génération poursuivre leurs études en développement éconoqui ne doit presque rien Europe –, contre plus mique et social de leurs au village auront d’une centaine respectivillages respectifs d’oritrès certainement un effet vement pour les périodes gine, les immigrés de la 1966-1980 et 1981-1993. vallée s’attaquent, à long terme Ce qui veut dire que le d’une certaine façon, sur le dynamisme vieillissement des effecaux causes mêmes de de ce type d’association. tifs par défaut de rajeul’émigration des popunissement aura tôt ou tard lations de cette zone. des effets négatifs consiIls servent par consédérables sur l’existence de tels réseaux. Près de quent l’intérêt de la France en diminuant par la moitié des adhérents seront à la retraite d’ici leurs actions l’importance du flux migratoire en dix ans. En fait, cette moitié est d’autant plus provenance de la région. C’est sur cette base vitale pour l’association qu’elle dispose d’un traillusoire que repose toute la politique dite de vail salarié permanent et contribue par consécodéveloppement(5). quent énormément sur le plan financier. L’autre Cette politique a été initiée par Sami Naïr, moitié compte essentiellement des jeunes de plus alors délégué interministériel au Codévelopde trente ans avec des emplois précaires, c’estpement et aux Migrations internationales, qui à-dire à durée déterminée, des étudiants, des définit les grands axes de cette politique dans malades et des retraités qui dépendent de l’asun rapport remis à Lionel Jospin le 10 décembre sociation plus qu’ils n’y contribuent. 1997. Elle peut être résumée comme une volonté du gouvernement français de changer QUEL FUTUR l’orientation de sa coopération avec les pays N° 1229 - Janvier-février 2001 - 106 INITIATIVES d’émigration, dont l’Afrique noire, pour parvenir à un contrôle plus efficace des flux migratoires en provenance de ces derniers. La politique de codéveloppement s’appuie sur la position charnière des immigrés entre leur pays d’accueil et leur pays d’origine. Il faudrait stimuler les acteurs individuels et collectifs en milieu immigré pour qu’ils s’investissent davantage dans la création d’entreprises au niveau de leurs pays d’origine. Dans cette perspective, les associations villageoises sont sans aucun doute des interlocuteurs privilégiés, au vu des réalisations importantes qu’elles ont pu faire dans le cadre du développement de leur communauté d’origine. L’éventuel soutien qu’elles recevront des pouvoirs publics français aidera peut être à les sauver du danger qui les guette avec le vieillissement des effectifs. LE MANQUE D’INTÉRÊT DES JEUNES GÉNÉRATIONS Le second espoir pour la survie des réseaux sociaux comme TAD est l’émergence d’une deuxième génération composée des fils et filles des émigrés de la première génération, dont la plupart sont nés et ont grandi en France. En effet, les membres de la TAD, conscients des problèmes de la relève, ont défini une stratégie pour intéresser les jeunes à la vie communautaire autour de l’association villageoise. En 1998 ils ont créé TAD-jeunes, qui regroupe les jeunes migrants et les enfants issus de l’immigration. On organise des rencontres, des discussions, des caravanes au village pour sensibiliser les jeunes sur la nécessité de continuer le travail commencé par leurs parents. Mais cet effort de récupération ne semble pas être fructueux. Les jeunes de la deuxième génération ne sentent nullement l’obligation de participer à l’association villageoise. Contrairement à leurs parents, qui ont contracté une dette sociale envers leurs familles au village, dette qui les oblige à rester solidaires de la communauté, les enfants des migrants ne doivent absolument rien au village. Le lien émotionnel fort entre l’émigré et sa terre natale – dont le souci du rapatriement du corps au village après la mort est un bon indicateur – n’est pas reproductible entre les jeunes de la deuxième génération et le village d’origine de leurs parents. L’exemple de Thilogne association développement permet de saisir la contribution d’une diaspora villageoise à la réalisation de projets communautaires dont l’objectif est d’améliorer les conditions de vie dans les localités d’origine. Ce qui est sans nul doute frappant, c’est la capacité d’organisation d’une communauté villageoise dans un espace transnational. Mais peut-on en conclure que les structures locales sont capables de s’adapter ou, encore mieux, de tirer profit des processus actuels de mondialisation ? Quelle que soit l’admiration que l’on peut avoir pour ces formes locales d’organisation à caractère transnational, on ne doit pas perdre de vue qu’elles dépendent fortement de l’émigration. Or le durcissement des politiques d’émigration dans les pays d’accueil et l’avènement d’une deuxième génération qui ne doit presque rien au village auront très certainement un effet à long terme sur le dynamisme de ce type d’association. Les recherches futures doivent s’orienter vers l’identification des défis auxquels les diasporas villageoises seront appelées à faire face dans leur volonté de maintenir le cordon ombilical avec leurs communautés d’origine. ✪ ◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆ ● Jacques Barou, “Des chiffres et des hommes”, in H&M, dossier “Les Africains noirs en France I- Aspects socio-économiques et conditions de vie”, n° 1131, avril 1990, pp. 5-13 ; “Des chiffres en général et de ceux de l’Insee en particulier : le classement des données”, in Migrants forma- tion, n° 91, décembre 1992, pp. 5-23 ; Dynamique d’adaptation et différence chez les travailleurs africains immigrés en France”, in Cahiers d’anthropologie, 1975, n° 4, pp. 1-15. ● Christophe Daum, Les associations de Maliens en France. 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N° 1229 - Janvier-février 2001 - 109 MUSIQUES Installé à Lisbonne, où se tant de ces rituels était celui des années soixante-dix. Chan- concentre une importante com- qu’accomplissaient les étran- ter, pour lui, était la marque munauté angolaise en exil, gers venus se faire bénir afin de son engagement contre la Bonga poursuit sa route artis- d’acquérir la sagesse dans leurs puissance coloniale. Celle-ci tique pavée de disques d’or et comportements à l’égard des avait pourtant voulu l’orienter de platine. Il rayonne vers l’Eu- peuples africains de l’Angola. vers un autre destin. Repéré rope, l’Afrique, le Brésil, où il Dans cette chanson, je propose à Luanda, dans les années a enregistré en 1998 un disque que cette coutume soit transpo- soixante, pour ses prouesses aux côtés de Carlinhos Brown sée à notre époque. Les étran- athlétiques, il avait été invité à et de Marisa Monte. Mais aussi gers qui vont en Angola cher- poursuivre ses études à Lis- vers l’Asie, où il s’est produit chent les matières premières : bonne et à intégrer l’équipe du notamment à Hong Kong et diamant, pétrole, etc. Ils peu- Benfica. C’est ainsi qu’il devint Macao. Récemment en concert vent venir, ça ne pose aucun recordman junior du 400 m au à Paris, il présentait son nou- problème ! Mais dans un esprit Portugal. vel album, “Mulemba Xangola”, d’échange culturel, qui devrait Mais les choses se gâtent dès que qui s’accroche depuis plusieurs être prioritaire, et en prenant l’on s’aperçoit que ce jeune ath- mois à la première place du en compte le peuple chaleureux lète noir a une fâcheuse ten- classement “Racines” de l’heb- qui les attend. Or ce n’est pas dance à lever le poing serré, à la domadaire professionnel Music toujours le cas…” manière de ses aînés américains Info Hebdo. aux jeux Olympiques… Bonga arbre gigantesque et fleuri. Xan- DE L’ATHLÉTISME AU “PROTEST SONG” gola, c’est le nom de l’Angola, Avec cette voix au grain étrange, pour activisme politique, en tout simplement, explique le aiguë et rugueuse comme pour 1972. “Je suis allé à Rotterdam, chanteur. Autrefois, on venait râper la douce igname, Bonga où j’ai rencontré des exilés cap- danser différents rituels au a entrepris la conquête des verdiens qui m’ont merveilleu- pied de cet arbre. Le plus impor- scènes du monde dès le début sement accueilli, raconte-t-il. “Mulemba, c’est le nom d’un MUSIQUES par François Bensignor doit fuir la dictature de Salazar, où il est sérieusement menacé ✒ tique sociale angolaise. “Je me souviens toujours de ces thèmes N° 1229 - Janvier-février 2001 - 110 que chantaient les vieux dans ma jeunesse, avec cette voix rauque que j’ai aussi, dit le chanteur. Nos ancêtres exprimaient leurs idées à travers le carnaval, par exemple, qui était une sévère critique du régime. Je perpétue cette pratique culturelle, qui permettait d’informer le peuple et de le mobiliser.” Sa vie d’enfant dans les bidonMUSIQUES villes (musseques) de Luanda était rythmée par les musiques locales, comme le semba, qui est à l’origine de la samba bréIls avaient fondé leur propre Dibango. “Pour remercier mes silienne. “À la maison, se sou- maison de disques, Morabeza camarades capverdiens, se vient Bonga, mon père jouait records, et ce sont eux qui ont souvient Bonga, j’ai voulu de l’accordéon sur un rythme produit mon premier album. chanter quelques chansons de spécifique de la région de Mais jamais je n’aurais ima- leur pays.” C’est ainsi que dans Luanda, la rebita. Parmi ses giné l’impact que ce disque l’album “Angola 74”, il inter- neuf enfants, j’étais celui qui allait avoir.” prète une version très intéres- l’accompagnait à la dikanza, Les messages essentiellement sante de Sodade, la chanson une percussion en bambou can- politiques qu’il y lance vont en qui révélera presque vingt ans nelé que l’on frotte avec une fine effet accompagner non seule- plus tard Cesaria Evora au baguette appelée aussi reco- ment la lutte des Angolais en public international. reco. Plus tard, avec d’autres faveur de l’indépendance, mais jeunes, nous avons continué à 1973, c’est à Paris qu’il forme À L’ÉCOLE DU “SEMBA” ET DE LA “REBITA” le groupe Batuki, constitué de Bonga possède un répertoire préciaient pas beaucoup cette musiciens d’Angola, du Brésil, d’environ deux cents chansons forme de musique. Mais nous du Cap-Vert, de São Tomé et nourries des traditions de la cri- nous sommes imposés !” Principe et de Guinée-Bissau. ◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆ aussi celle des peuples des autres colonies lusophones. En Ils vont être invités à New York par l’Onu. Une occasion pour Bonga et ses amis de se produire au fameux Apollo Theatre de Harlem avec Manu jouer ce ‘folklore’ angolais. Les colons portugais, qui ne juraient que par le fado, n’ap- DISCOGRAPHIE “Mulemba Xangola” (Lusafrica/BMG, 2000) “Angola” 72 et 74 (Lusafrica/BMG, réédition en double CD, 1998) 1992, quand une ouver- sée par le pouvoir colonial, prospérait dans les quartiers populaires, où progressaient les premiers mouvements de libération. Le peuple refusait d’être dépossédé de sa culture, et des groupes de musique fleurissaient partout en manière de résistance. Kissueia est le premier qu’ait formé le jeune Jose Adelino Barçelo de Carvalho, futur Bonga Kuenda, son nom africain. Ses chansons “Ceux qui font de la politique en Angola n’ont qu’une priorité : la guerre. Tout le système de notre société est gangrené. Les jeunes créateurs ne peuvent rien dire dans le pays et c’est à Lisbonne que se fait aujourd’hui la vraie musique angolaise.” ture a été faite à l’Unita, j’ai pu retourner à Luanda. Mais je n’en ai ramené que de tristes souvenirs… J’aurais voulu faire partager mes expériences, aider mon peuple à faire l’apprentissage de la liberté d’expression, de la démocratie. Mais ceux qui font de la politique en Angola n’ont qu’une priorité : la guerre. Tout le système de notre société est gangrené. Les jeunes créateurs ne peuvent rien dire dans le pays et c’est à Lis- de l’époque évoquaient la misère du peuple, le besoin du ‘grand changement de l’an bonne que se fait aujourd’hui la d’émancipation des femmes et 2000’, mais on n’a rien fait… vraie musique angolaise. autres thèmes sociaux. On a tourné le disque, mais c’est “Aujourd’hui, ma principale toujours la même chanson : on inquiétude est de constater que conserve les dictateurs, les la mondialisation est à sens voleurs, les corrompus… On unique. Ce sont toujours les CHANTER CONTRE L’ASSOUPISSEMENT DES EXILÉS N° 1229 - Janvier-février 2001 - 111 la culture africaine, mépri- dirait que l’Angola est un pays mêmes qui ont le pouvoir de En l’an 2000, les chansons de étranger et que nous, les Ango- commander et les autres qui Bonga comportent des mes- lais, on se laisse faire. Je de- obéissent. C’est catastrophique sages destinés à ses compa- mande aux Angolais de faire et ça entretient une confusion triotes en exil. “Je leur dis qu’ils tout ce qui est possible pour perpétuelle. Chaque peuple doit ne doivent pas rester silen- aller de l’avant et informer les avoir son mot à dire, avec sa cieux, dans leur petit coin, à gens sur les réalités du pays.” spécificité culturelle, politique, regarder leur feuilleton à la Comme Youssou N’Dour au Séné- scientifique… Mes chansons télé, explique le chanteur. Ils ne gal et Alpha Blondy en Côte parlent toujours de l’Angola. font que consommer, même d’Ivoire, Bonga aurait voulu pou- Elles sont toujours destinées quand ils n’en ont pas la pos- voir profiter de ses succès à aux Angolais et aux Africains sibilité, ils s’endettent pour l’étranger pour construire en prioritairement. Mais elles consommer. Je leur demande Angola quelque chose qui puisse s’adressent aussi aux étrangers d’agir pour notre pays, qui était servir au développement de la qui disent nous aimer, pour si beau dans le temps. Il faut culture et de la musique. “Mal- leur rappeler que s’ils nous que l’on s’engage ensemble, que heureusement, je ne peux rien aiment, ils doivent alors nous l’on trouve un langage nouveau faire étant donné la situation, apporter la joie, la convivialité pour notre avenir. On a parlé dit-il avec amertume. Depuis entre êtres humains.” ❈ MUSIQUES Dans l’Angola de l’époque, Pub N° 1229 - Janvier-février 2001 - 112 ❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈ immigré latino qui se bat, parfois Sam Shapiro (Adrien Brody), BREAD AND ROSES avec l’appui actif de syndicats jeune permanent syndical issu, nord-américains, pour des on l’imagine, d’une grande uni- conditions de travail et des versité de la côte est. Sam est salaires décents. Les ouvriers considéré comme un irrespon- dépeints dans Bread and Roses sable gauchiste par sa propre nettoient des bureaux dans un organisation syndicale, mais le grand immeuble du quartier projet d’organiser ces immigrés d’affaires de Los Angeles. La réputés “inorganisables” lui société de prestation de services tient à cœur, car la justice qui les encadre ne veut pas sociale l’exige. Maya et Sam, ce entendre parler de syndicats et couple remuant de militants – et fait tout pour intimider les d’amoureux ! – finira, avec les employés, qui hésitent beaucoup autres salariés, par emporter à prendre le risque de s’organi- une modeste victoire : une sec- ser, d’autant plus qu’il y a parmi tion syndicale sera créée, en eux de nombreux “illégaux”. dépit des risques de renvoi et de La jeune Maya (Pilar Padilla) n’a répression policière. pas de papiers, mais elle a toute Le monde de Ken Loach est-il l’audace qu’il faut pour entraî- totalement manichéen, avec des ner ses camarades de travail patrons insensibles d’un côté et dans l’aventure de la lutte syn- des travailleurs solidaires de dicale. Seulement, l’idée ne l’autre ? Pas tout à fait. Par vient pas d’elle, mais du militant exemple, Rosa, la sœur aînée de Film anglo-américain de Ken Loach ➤ Le grand cinéaste britannique Ken Loach, est un homme qui tient à ses engagements politiques, notamment du côté des travailleurs, des pauvres, des opprimés de tous les pays. On le sait : dans tous ses films, les plus récents en particulier, il injecte une forte dose de réalité politique, quel que soit le cadre de l’action : l’Angleterre de nos jours, l’Espagne en pleine guerre civile dans les années trente, ou le Nicaragua du temps des sandinistes par exemple. Dans son dernier film, Bread and Roses, pas de surprise de ce point de vue : l’intrigue, basée en Californie, met en scène la lutte des classes, en l’occurrence la lutte des travailleurs immigrés (pour la plupart mexicains ou d’Amérique centrale) pour la reconnaissance de leurs droits sociaux élémentaires. Ken Loach a du flair sociologique : on pouvait lui faire confiance pour nous plonger dans un mouvement social d’une actualité brûlante. Car il y a bel et bien, en Californie aujourd’hui, un prolétariat N° 1229 - Janvier-février 2001 - 113 par Jim Cohen et André Videau CINÉMA CINÉMA ✒ N° 1229 - Janvier-février 2001 - 114 Maya, campée par l’extraordi- ❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈ et tout ce qui s’ensuit. On est loin naire Elpidia Carrillo, est loin BRONX-BARBÈS des rapines chez le poissonnier d’incarner la militante modèle : Film franco-ivoirien d’Éliane de Latour ➤ Toussaint (Antony Koulehi Diate) et Nixon (Loss Sylla Ousseni) sont des jeunes du bidonville d’une cité portuaire africaine (filmée à Abidjan et San Pedro, mais sans autre identification). Victimes du chômage endémique, entre quelques tentatives ratées de prendre la mer, ils vivent d’expédients : larcins et trafics, rixes et dragues pareillement brutales, et surtout interminables palabres sur leurs chances d’avenir. Un incident grave va les forcer à rompre avec ce quotidien finalement routinier. Enflammés par des joutes verbales et des rivalités de clan autour de leurs prérogatives de mâles, ils ont malencontreusement joué du couteau. Traqués, ils doivent trouver refuge dans le ghetto, zone sécurisée par les caïds tout-puissants, mais en même temps dernier stade de la déchéance citoyenne. Ici les protecteurs sont des chefs de gang. Il faut faire ses preuves dans des coups de plus en plus durs. Les renommées passent par l’usage des armes et des drogues et la mise à sac de bijouteries, pharmacies, banques ou le gargotier du marché. Tout c’est une mère de famille rendue cynique par des années de lutte pour la survie, en tant que prostituée notamment. Maya n’est pas un ange non plus, car pour aider un collègue mexicain qui rêve de faire des études, elle va jusqu’à commettre un vol dans une station-service, s’exposant ainsi à l’expulsion. Au lieu de rester sur place pour savourer la CINÉMA victoire syndicale, elle est obligée de quitter le pays dans un car de police. C’est la dernière scène : drôle de dénouement, plus proche de la tragédie que d’un mauvais “réalisme” socialement orienté. Néanmoins, nous ne naviguons pas, avec Ken Loach, dans un univers d’ambiguïté morale. Ce vieux routier des causes socialistes aimerait que le syndicalisme ouvrier retrouve sa bonne conscience d’antan. C’est pourquoi le jeune militant Sam, en haranguant ses troupes à un moment crucial de l’action, reprend un vieux slogan – “Du pain et des roses !” – forgé par une autre équipe de travailleurs immigrés en lutte sur la côte est des États-Unis en 1912. À chacun de réagir à sa guise à ce message. Pure idéologie dépassée ? Il n’est pas exclu que beaucoup de spectateurs y puisent de quoi rêver à une meilleure société. ❈ Jim Cohen l’intérêt de ce parcours urbain, dont on peut prévoir l’issue fatale, est dans l’étonnant réalisme de sa mise en scène basée sur l’époustouflante vitalité des personnages. Les fictions documentaires sont à la mode. Éliane de Latour y apporte sa rigueur d’anthropologue et un respect équivalent pour le cinéma et pour l’Afrique. Il fallut sans doute, lors d’un tournage long et sans concessions, un climat de confiance exceptionnel pour permettre ce témoignage d’une femme blanche entièrement corroboré par ses interprètes, pour la plupart des amateurs recrutés sur place. Car il n’est pas simple de passer d’une réalité affligeante, rendant impossible l’épanouissement local, à un ailleurs mythique, sans arrêt invoqué, sans arrêt différé. Un ailleurs que l’on retrouve dans les sobriquets choisis pour chacun : guerriers d’aujourd’hui ou rac et Nixon, Ramses et Tupac, Al Capone et Scarface… sans oublier Tyson, figure emblématique du vieux père (Shang Lee Souleyman Kéré) ou les dénominations toponymiques choisies dans le même confusionnisme des “valeurs occidentales”. Le travail fut aussi intense sur les d’empathie pour se dépatouiller du réalisateur ne se situe bien comportements, les attitudes et de ces contradictions et ne pas sûr ni dans la commémoration, principalement le langage, ce courir le risque d’un reportage ni dans la prémonition. L’au- “français renversé” et surtout défaitiste, ou au contraire d’un teur appartenant résolument tellement renversant, tellement témoignage bienveillant, politi- au clan des pacifistes, il opte- haut en couleurs, trouvailles et quement correct, cachant l’in- rait davantage pour la dissua- autres néologismes que tout le différence. Visitant sans com- sion et la prévention. Pour ce film doit avoir recours à un indis- plaisances cette Afrique des faire, il emprunte largement à pensable sous-titrage. mirages, Éliane de Latour s’est des souvenirs personnels et se Ainsi s’exprime de façon trucu- tirée de tous les mauvais pas en rapproche souvent de l’auto- lente et pathétique la moder- restant à la bonne hauteur, celle biographie filmée. nité contrastée de ces carica- des hommes, et à la bonne dis- Ce parti pris s’écarte de la théo- tures de héros, contrariés autant tance, celle d’un chef de plateau, rie et de l’abstraction qui ferait par les mirages mondialistes que directif mais coopérant. ❈ des armées des forces aveugles André Videau s’affrontant au mépris des souf- par les scories des traditions locales (effarant mélange de CINÉMA Tarek Aziz ou Pablo Escobar, Chi- N° 1229 - Janvier-février 2001 - 115 idoles d’autrefois. Défilent ainsi frances humaines. Par une feuilletons américains, brési- ❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈ plongée directe et presque for- liens ou hongkongais et de sor- KIPPOUR tuite sur le théâtre des opéra- cellerie tribale, de subordina- tions, il s’agit d’une dénoncia- tion aux prêtres et aux ancêtres, Film israélien d’Amos Gitai de soumission des femmes au ➤ La sortie sur les écrans du qui fait parfois songer aux pam- “bon plaisir”, le tout aboutissant nouveau film d’Amos Gitai a phlets littéraires d’un Dorgelès à l’exaltation de l’apparence, de précédé de peu l’anniversaire ou d’un Bernanos. De là à en la force physique, de la supré- du Yom Kippour de l’automne conclure que rien ne justifie de matie des hommes et finalement 1973, alors que l’attaque sur- telles atrocités… On est loin de leur individualisme forcené, prise de l’armée syrienne sur les des discours cocardiers et des lois de la jungle et du néo-libé- fronts du Golan et du Sinaï avait frénésies patriotiques promptes ralisme greffées sur une popu- déclenché le quatrième grand à justifier toutes les hostilités. lation déracinée et miséreuse. Il conflit israélo-arabe. Ce hui- Mobilisés en catastrophe dès le fallait beaucoup d’aplomb et tième long métrage de fiction 6 octobre, comme tous les réser- tion des horreurs de la guerre ✒ N° 1229 - Janvier-février 2001 - 116 CINÉMA vistes, Weinraub et son ami Moins d’une semaine après leur l’épreuve la sensibilité des spec- Russo (Liron Levo et Tomer incorporation, alors qu’ils ten- tateurs et faire appel à leur soli- Ruso) sont incapables, dans tent de récupérer un pilote darité, mais pour, à partir de l’improvisation et la panique abattu en territoire syrien, leur personnages réels et de situa- générale, de rejoindre leur hélicoptère est touché par un tions vécues, aborder les rap- unité combattante. Qu’importe. missile. Le drame qui s’est ports entre les pensionnaires de Ayant rencontré le docteur approché un peu plus les frappe l’établissement et les person- Klauzner, ils se joignent à son au cœur. Vingt-sept ans après, nels qui les encadrent. Tous sont petit groupe de secouristes de Amos Gitai, l’un des survivants, traités comme des sujets à part l’armée de l’air. À bord d’un se souvient, sans concessions ni entière, avec leurs zones hélicoptère Belt 205, les voilà pathos. Dieu, si souvent invo- d’ombre mises en lumière autant plongés au cœur des combats qué par les belligérants, devrait que les bons côtés de leur tem- et, bien vite, dans l’horreur et en conclure que la guerre est pérament, leurs affrontements l’écœurement. La mission atrocement laide. Sans ennemi comme leurs alliances. La vie, consiste à évacuer les blessés ni vainqueur, mais seulement quoi ! Débarrassée de sa gangue de la ligne du front vers un hôpi- des victimes. Seules la vie et la hypocrite et de ses réflexes dis- tal de campagne. Mais la paix sont jolies, figurées au simulateurs. Comme une cure guerre, engageant infanterie et début et à la fin de cette guerre de santé dopée d’un fameux matériel lourd, tourne vite au éclair et de ses foudroiements sérum de vérité. carnage et les possibilités de par un couple d’amants réunis Mais le courage de Jacques sauvetage deviennent de plus dans un entrelacs de couleurs Fansten et d’Arte, les comman- en plus risquées dans un pay- et de caresses, pareilles à une ditaires, et de Jean-Pierre sage infernal de feu et de boue. vivante toile de Matisse. À Sinapi, le scénariste et réalisa- Les résultats deviennent déri- défaut de la raison, l’art et teur, ne s’arrête pas là. Il s’agis- soires face au nombre des vic- l’amour plaident contre l’ab- sait, sans faux-fuyants ni drama- times et à l’effroyable cruauté de surdité du monde. ❈ turgie geignarde ou voyeurisme A. V. démagogique, de traiter de la leur détresse. Encore la petite sexualité, bien normale et sou- équipe de sauveteurs a-t-elle la possibilité, entre ses va-et-vient, ❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈ vent exacerbée par les priva- de reprendre souffle et de NATIONALE 7 tions, de ces infirmes moteur ou retrouver la chaleur humaine Film français de Jean-Pierre Sinapi débiles légers. Il fallait presque des confidences et des souve- une sorte d’inconscience mêlée nirs. Ainsi, malgré la hantise de ➤ Il faut sans doute la liberté à une sensibilité aiguë pour s’at- la mort, permanente dans les de choix et le goût du risque des taquer à pareil sujet, entre tous gémissements des blessés, “collections télévisées” pour tabou. Avec pour seul bagage la renaît le vague espoir de s’en sor- relever de tels défis : promener volonté de sortir d’un honteux tir, ou tout au moins un senti- une caméra numérique légère silence ou d’un “regard compa- ment provisoire de sécurité. Ils dans un foyer de handicapés tissant” et, pire encore, de refusent de penser que demain moteur. Non pas pour un témoi- démontrer que dans la trans- sera un autre jour avec un autre gnage documentaire dénonçant cendante quête du plaisir, les lot d’infortunes dont ils seront tel ou tel abus ou dysfonction- uns et les autres, handicapés et peut-être la cible. nement, ou pour mettre à bien-portants, ne sont ni mieux, train de prendre une place impor- suite que le résultat est impres- pas spécialement prévue pour tante dans le cinéma français. sionnant, et toutes les craintes accueillir les fauteuils roulants). Finalement, vous pouvez y aller balayées. Pour un peu, on sorti- Il y a aussi Julie, l’éducatrice qui de bon cœur. Nationale 7 n’est rait de ce film réconcilié avec le va rompre avec la loi du silence pas qu’un film sur le bonheur des genre humain. En tout cas assez et de l’irresponsabilité (admi- autres. fier de soi, d’avoir adhéré à ce rable Nadia Kaci), sensibilisée sujet “casse-gueule” qui aurait qu’elle est sans doute par ses pu nous dissuader, d’y avoir échecs sentimentaux, et Saïd ❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈ éprouvé toute une gamme de Taghmaoui, le plus étonnant LES PORTES FERMÉES sentiments forts, loin de tout peut-être dans sa composition apitoiement et autres larmes de de Rabah, handicapé survolté, Film égyptien d’Atef Hetata crocodile, au contraire, souvent homosexuel, fan de Johnny et ➤ La vocation majeure du ciné- secoué des éclats de rire salva- musulman insatisfait puisqu’il ma égyptien fut souvent de se teurs que procurent toutes les veut en grandes pompes se déconnecter des réalités sociales bonnes comédies humaines. convertir au catholicisme. Telle- et politiques, particulièrement L’autre ingrédient de cette réus- ment exceptionnel qu’il en fini- pénibles, au profit de l’évasion site dépend de la distribution, en rait par ravir à René la vedette dans un sentimentalisme léger, tous points impeccable, avec des du film et du foyer, dès lors que sur fond de romance avec des comédiens faisant d’éprou- celui-ci a définitivement réglé, vedettes, façon Hollywood revi- vantes compositions, mêlés à des avec le concours imprévu de San- sité. Les choses changèrent amateurs. Citons tout d’abord drine (Chantal Neuwirth), ses notamment sous l’impulsion de Olivier Gourmet (le Raimu belge rancœurs de mal-aimé. La pré- Chahine et de quelques autres. remarqué dans La promesse, des sence de Nadia Kaci et de Saïd Ainsi s’ouvrit un chemin pour un frères Dardennes), René le myo- Taghmaoui (qui ont fait leurs cinéma revendicatif à travers pathe atrabilaire, autant haï premières apparitions respecti- lequel purent s’exprimer des qu’il hait les autres tant qu’il vement dans Bab-el-Oued City auteurs attachés tantôt à des n’a pas assouvi ses pulsions dans et dans La haine) confirme que destins individuels, tantôt à des les bras d’une prostituée (celle nombre de jeunes comédiens problématiques collectives, les de la nationale 7, Nadine Marco- d’origine maghrébine sont en deux s’imbriquant le plus sou- ❈ A. V. N° 1229 - Janvier-février 2001 - 117 vici, exerçant dans une roulotte CINÉMA ni plus mal lotis. Disons tout de vent. La société égyptienne, qui se trouve aujourd’hui confrontée à des crises cruciales, a plus que toute autre besoin de films réalisés en état d’urgence. Atef Hetata appartient à cette nouvelle génération. Ancien assistant de Youssef Chahine (Alexandrie, encore et toujours), d’Asma El Bakri (Mendiants et orgueilleux) et de Yousry Nasrallah (Mercedes), il ✒ S’y ajoutent les tensions entre sa fonction d’écolier rabroué, sans N° 1229 - Janvier-février 2001 - 118 disposition particulière, et l’attrait des vagabondages lucratifs dans les rues. Bientôt vont planer, sur tant de contradictions, les ombres de la mosquée et de ses zélés propagandistes. Pour son malheur, Mohammed verra encore mourir son copain d’escapade, vendeur à la sauvette, et découvrira que sa mère a pour amant l’insti- CINÉMA tuteur abhorré (Mahmoud a réalisé des courts-métrages tumultes du dehors. Mais sa sco- Hemeida). Le voilà enfin proie remarqués, dont La fiancée du larité subit les aléas du système facile, prêt à céder aux “démons Nil, primé à Montpellier en 1993 (enseignement surchargé et du bien”. Son réarmement moral et à la Biennale des cinémas rébarbatif, enseignants surtout doit passer par l’exploitation arabes en 1994. Les portes fer- soucieux d’arrondir leurs fins de abusive de son désarroi, l’exa- mées sont sa première œuvre mois en dispensant des cours cerbation de sa haine, et finale- personnelle de longue durée. particuliers aux élèves les plus ment le recours au meurtre, Avoir quinze ans au Caire au fortunés ou seulement solva- extrême limite de ce travail de début des années quatre-vingt- bles). Son statut de fils unique vengeance et de purification. dix n’est pas une sinécure. Sur n’est guère enviable, l’abandon Avec un grand réalisme dans les des inégalités sociales criantes d’un père irresponsable en fai- détails de la vie au quotidien et et une misère qui n’en peut plus sant une sorte de soutien de parfois même des accents de de survivre, se répandent les famille, ce qui, en milieu musul- comédie, ce film réussi est sirènes du fondamentalisme. man, est une charge morale plus convaincant et efficace. Il Presque proche, la guerre du encore qu’économique. démontre le double engrenage Golfe met en évidence de façon La tâche est d’autant plus ardue qui broie toute une jeunesse : vociférante, à travers manifes- que sa mère (Sawsan Badr, celui d’une minorité privilégiée, tations et contre-manifestations, admirable, justement récom- consumériste et impudente, et la fracture entre les prises de pensée dans plusieurs festivals) celui d’un clan rétrograde aux position officielles (favorables est une femme courageuse qui appétits au Koweit) et l’opinion publique n’hésite pas à faire des ménages excluant brutalement du corps (favorable à l’Irak). Les deux pour assurer son indépendance social, l’autre assimilant servi- sont en partie manipulées et et subvenir aux frais d’études lement pour un dangereux sau- aboutissent à une schizophré- de son fils. Mohammed va vivre vetage des âmes. Entente nie quotidienne. déchiré entre son rôle de mâle occulte de faux antagonistes Bien sûr, Mohammed (Ahmed rigoriste gardien du foyer et ses pour que fonctionne la terri- Azmi) aurait pu être un sage propres élans de sensualité, fiante mécanique. écolier, en partie protégé des irrépressibles et désordonnés. dissimulés, l’une ❈ A. V. aux cartes et organiser des com- SHOWER par un jogging quotidien autour bats de grillons, corridas minia- Film chinois de Zhang Yang ➤ Maître Liu a beau être âgé et fatigué, il continue à tenir son établissement de bains publics traditionnels dans le vieux Pékin aussi impeccablement que le permettent des locaux vétustes. Il faut dire qu’il est habilement secondé dans cette tâche aux multiples fonctions (soins corporels d’une clientèle d’habitués exigeants, relations publiques délicates, maintenance d’installations usagées…) par son fils cadet Er Ming, un colosse handicapé mental mais parfaitement adapté aux besognes répétitives d’un garçon de bains. Sa fonction très casanière n’empêche pas Er du pâté de maisons, le papa tures un peu désuètes mais dont étant le partenaire indispen- les vieux Chinois restent les afi- sable de ce dégourdissement. cionados. On se préserve ici des C’est bon pour son moral et pour ravages de la modernité, et par- son cœur – qui justement ne tar- fois de quelques mégères que dera pas à flancher… l’on devine encombrantes. Mais nous n’en sommes pas là. Les dangers qui menacent ces Pour l’heure le hammam tourne lieux et ces temps bénis, le film à plein régime et c’est le lieu de nous les a offerts en prélude ralliement de toute la gent mas- dans une séquence-fiction au culine du quartier, débarrassée réalisme cru de spot publici- de ses prérogatives de fortune ou taire. Un homme du type “jeune de statut social comme de ses cadre dynamique” se retrouve vêtements. On vient pour le bain, nu dans une cabine de douche la douche, les massages et la automatique et se voit, en deux pose des ventouses, mais aussi temps pour les plaisirs de la conversa- savonné, rincé et séché de pied tion et de la chamaillerie, de en cap. Pour donner tout son sel l’amitié et de la médisance, et à l’anecdote, le rôle épisodique aussi pour siroter des thés, jouer du client est tenu par Zhang trois N° 1229 - Janvier-février 2001 - 119 Ming de soigner son physique CINÉMA ❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈ mouvements, Pub ✒ N° 1229 - Janvier-février 2001 - 120 Yang, le réalisateur. Scène futu- recours à l’humour avec lequel deux ans sait de quoi il parle et riste, mais l’avertissement est sont traités nombre de person- assure ne pas avoir eu besoin de clair. Le mal est en marche, il ne nages secondaires. Retenons par hausser le ton. Il a vécu dix- va pas tarder à frapper. exemple ce jeune amateur de sept ans dans la cité des Cour- Il y déjà eu une fausse alerte qui bel canto, incapable de pousser tillières à Pantin, aujourd’hui a précipité le retour du fils aîné ses vocalises hors du jet de la “quartier sensible”, et fut par la Da Ming, parti tenter sa chance douche. Pour qu’il soit sacré suite enseignant à Sarcelles, où dans une autre ville, loin du tra- “Caruso local”, il faudra le il mena des activités associa- vail routinier. Le père ne se porte concours malicieux d’Er Ming tives auprès des jeunes. C’est à pas si mal et la boutique peut et de son tuyau d’arrosage. Une partir de ces expériences qu’il a encore tenir le coup. Da Ming se inénarrable contrefaçon de souhaité témoigner, ce qui est persuade qu’il peut repartir vers Chantons sous la pluie. ❈ une garantie de réalisme et A. V. nous prémunit contre les excès les affaires qui l’attendent. Mais propres à affoler l’opinion CINÉMA tout se dégrade soudain, et seule la présence du fils valide peut ❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈ publique, mais aussi contre les assurer la survie. Il ne fuira pas LA SQUALE images édulcorées destinées ses responsabilités, d’autant que à la rasséréner. Les films “de son séjour dans l’établissement Film français de Fabrice Genestal de bain familial lui a rendu ➤ Le titre a de quoi sur- abonder depuis la réussite de comme un parfum d’enfance, prendre ; est-ce à dire que l’at- La haine, font trop souvent de d’affection et de fidélité. Il pren- mosphère et la “faune” qui exis- façon manichéenne l’un ou dra la succession et tentera de tent dans certaines banlieues l’autre choix. Reconnaissons que relever tous les défis… même si s’apparentent à celles qui le terrain est accidenté, donc la les bennes et les pelles des règnent dans les profondeurs démarche difficile. démolisseurs annoncent d’iné- abyssales, qu’elles en ont l’opa- Comme Fabrice Genestal a pré- luctables mutations. cité ? Mais Fabrice Genestal n’a sidé à la conception du scénario, Pour autant le film ne verse pas pas travaillé dans le fantasme le souci d’authenticité a été la dans le ressassement passéiste pour créer spectaculairement règle de la distribution. Pas de ou le constat désespéré. Quelles de l’épouvante et du sensation- vedettes (même si l’on découvre, que soient les différences de civi- nel. Ce réalisateur de trente- en pilier de bistro, la silhouette lisation (et de canons imposés par la censure), ici escamotage de la sensualité, là tentations d’Orient et d’Occident mêlées ou encore capacité d’assurer l’avenir sans rupture, le film chinois fait irrésistiblement penser au film turc de Ferzan Ozpetek, Hammam (voir H&M 1214). Il a d’identiques séductions émotives liées au sort des principaux protagonistes, qui n’excluent pas le banlieue”, qui commencent à phé, sinon que pour ne pas déses- Khereddine Ennasri, alias Anis, victime consentante qui a conduit pérer Sarcelles, l’auteur a eu avait fait des débuts intéres- l’innocente Amina (Sabrina Per- recours à un subterfuge en forme sants dans Le gone du chaaba). ret) aux pires outrages et à l’in- de happy end, seule faiblesse de Presque tous les interprètes, y famie (déflorée et marquée au fer ce film très fort, entraîné par une compris les deux rôles princi- par les voyous, puis expédiée au bande son impeccable due au rap- paux – Esse Lawson (Désirée) et bled par des parents obéissant peur Cut Killer. Tony Mpoudja (Toussaint) – ont eux aussi à des codes répressifs). Ce n’est sans doute pas ce été triés sur le volet par un cas- Mais les allures, la poigne et le lan- dénouement qui a, paraît-il, ting rigoureux et soumis à six gage de loubarde ne suffisent pas. mécontenté le ministre en mois de répétitions-collabora- Désirée, sombre beauté aux charge du secteur. Ce serait la tion. De ce seul point de vue, le grâces et aux fureurs androgynes, noirceur du tableau. Quand les résultat est saisissant. est complexe. Seule la quête d’un fièvres nous dérangent, faut-il Nous voici donc parmi des jeunes père inconnu, moitié Robin des toujours incriminer les thermo- de banlieue, population lycéenne bois, moitié imam caché, qui nour- mètres ? Reste sans doute l’éven- intermittente, assez souvent rit la cité de prouesses passées et tuelle capacité d’identification montée en (mauvaise) graine de retours vengeurs, semble la propagée par les images. Tous- d’une zone d’éducation priori- distraire de son drôle de combat saint et ses copains ont beau taire. La terminologie officielle féministe. Mais patatras, malgré subir, avec le renfort du réalisa- a parfois des allures de canular. sa lucidité et son cynisme affi- teur, un sort détestable, cela Les tenues vestimentaires sont chés, elle succombe aux charmes sera-t-il suffisant pour détruire un peu uniformisées mais de vénéneux de Toussaint, le pire des l’aura d’un héros de proximité ? dernier cri. Les affaires illicites mecs-macs de la bande, qui cache Là est la vraie question. marchent. L’insolence est de les appétits d’un fauve sous sa rigueur. La violence sourd par gueule d’ange et ses parades tous les pores, les paroles, les souples d’adepte du hip-hop. ❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈ gestes, et parfois explose en La partie inégalement engagée LE TABLEAU NOIR rixes démonstratives. Les sexes, par Désirée est loin d’être gagnée, ostensiblement séparés, s’épient d’autant que Toussaint, toujours Film iranien de Samira Makhmalbaf pour une traque permanente prompt à la riposte, jette démons- ➤ entre séduction et dédain. À ce trativement son dévolu sur Yas- entoura les projections du film et jeu pipé, les garçons, en bandes mine (Stéphanie Jaubert), autre son inscription au palmarès du assez soudées mais rivales, tien- sage Maghrébine promise sans Festival de Cannes reprit de plus nent le haut du pavé, et généra- doute à l’immolation. Dans ce belle lors de sa sortie en salle, lement envahissent l’écran. combat sans merci, il ne faudra habilement relayée par la média- La caméra, qui nous a montré pas davantage compter sur les tisation personnelle de la réali- d’emblée l’odieux rituel d’un viol familles, presque toutes monopa- satrice, fille de Mohsen Makhmal- collectif, va prendre le parti des rentales et néanmoins soumises baf (l’un des pères fondateurs, filles et s’appuyer sur la révolte de à la loi des mâles. Pourtant, Tous- avec Kiarostami, du renouveau Désirée, malgré les ambiguïtés de saint et les siens seront battus à du cinéma iranien et de sa for- ses motivations premières. Avec plate couture. On ne vous dira midable percée internationale). quelques comparses, elle décide pas comment les filles ont triom- Son âge (vingt ans), sa filiation ❈ A. V. Le concert de louanges qui N° 1229 - Janvier-février 2001 - 121 de ne pas se conformer au sort de CINÉMA trouble de Denis Lavant, et si préliminaire : bergers en transhumance vers d’improbables CINÉMA N° 1229 - Janvier-février 2001 - 122 pâturages, tribus en marche contrariée vers des passages de frontières à haut risque, garantissant plus les sévices que le salut. On n’a finalement que faire du savoir extravagant qui réduit les jeunes gens au stade ultime de la paupérisation, celui d’affamés. Il ne saurait être question de véritable marché, tout au plus et son exemplaire conduite la métaphore, appartiendraient de troc contre un sac de noix, un – audacieuse et néanmoins fidè- à un univers dérisoire, déplacé, quignon de pain, une femme le à un islam bien tempéré, tou- déphasé et inutile. Constat seu- abandonnée et son fils, seule jours à bonne distance sur les lement sceptique ou terrible éventualité d’un public studieux. terres convoitées mais répréhen- remise en cause des illusions ? La vie est implacable, et ses che- sibles de l’Occident – sans On s’explique. Imaginez toute mins tortueux et semés d’em- oublier les exceptionnelles quali- une promotion de l’École nor- bûches. L’alphabétisation ne tés esthétiques et narratives male, des garçons d’âge un peu mettra pas debout des hommes mises au service d’une fable avancé lancés dans la nature devenus libres. Les difficultés sociale particulièrement émou- aride des montagnes du Kurdis- du parcours et les risques de vante, ont peut-être occulté le tan, aux confins de l’Iran et de représailles les contraindront pessimisme du propos. Une l’Irak. Ils ont pour seul viatique plutôt à ramper et à se confon- approche qui est rarement mise une pédagogie minimaliste d’al- dre avec les troupeaux de mon- en évidence et peu inscrite dans phabet et de tables de multi- tons. On ne saurait être plus dra- les “leçons” d’avenir juvénilement plication, et de gigantesques matiquement explicite. D’autant portées par le cinéma iranien. tableaux arrimés à leurs épaules, que le sacrifice ne leur permet- L’acquisition du savoir pourrait outils signalétiques de leur fonc- tra peut-être pas de sauver leur ne pas être la solution miracle tion itinérante. Ils auront beau peau. Il y aura d’autres contrôles qui sortirait les humbles de leur se disperser pour donner plus de militaires, des barbelés, des condition misérable. Pire, il n’y chance à leur prospection, ils mines, des gaz toxiques. aurait peut-être pas un besoin deviennent bientôt plus qué- Ce deuxième film de la réalisatrice inné de connaissance chez ceux mandeurs qu’offrants. Les vil- (après La pomme en 1998, voir qui en sont privés. Ces institu- lages se claquemurent devant H&M n° 1215) témoigne d’une teurs hommes-sandwichs, propa- les plus obstinés, parents et surprenante maturité. Sa vision gandistes en calcul et en écriture, enfants pareillement rétifs. L’es- pathétique de la condition faite ou légions d’anges dispensateurs poir d’un poste stable s’évanouit. aux hommes y est transcendée de bienfaits, ou encore vols de Restent ceux qui comme eux se par un sens raffiné de l’image et papillons aux ailes noires bat- livrent au nomadisme, en appa- par la pointe d’humour tendre qui tant le vide et l’adversité, selon rence plus accessibles, en tout sauve parfois du désespoir. les degrés d’espoir placés dans cas moins fermés au dialogue ❈ A. V. Pub N° 1229 - Janvier-février 2001 - 123 N° 1229 - Janvier-février 2001 - 124 AGAPES AGAPES MON THÉ CONTRE UN CHEVAL Au début de notre ère, le thé ne se consommait pas sur les rivages de la Tamise mais aux abords des fleuves Bleu et Jaune ou encore, grâce aux échanges commerciaux, dans les steppes de Mongolie. Le breuvage fut d’abord une décoction salée dont la préparation fut, sous les Tang, codifiée par un certain Lu Yu, avant d’être élevée au rang de cérémonial par les empereurs Song. par Marin Wagda Notre errance au cœur du laby- interrogée sur ce breuvage, pou- qui l’attend sous la forme d’une rinthe de la gastronomie bri- vait répondre : “La tea party décoction souvent douteuse, pro- tannique (H&M n° 1223 à 1228) anglaise, l’heure du thé, me clame bien haut que, là du aurait dû nous conduire, à un paraît une mauvaise adapta- moins, l’esprit de l’Orient règne moment ou à un autre, à parler tion du thé à la chinoise ; je ne sans conteste.” avec un peu de précision du thé, prends pas le thé à la façon Il ne faut donc jamais offrir de la boisson fondamentale de ces anglaise, avec lait, sucre, pâtis- thé à un Japonais, à moins de insulaires si déroutants. En serie, sandwiches, etc.” vouloir ancrer définitivement effet, parmi tous les produits et De son côté, le Japonais Okakura dans son esprit l’idée que tout usages dérobés aux contrées Kakuzo écrivait dans son Livre du Occidental est un barbare. Il y a lointaines par les marins, les thé, en 1906 : “Voilà le seul céré- suffisamment en France de pro- lanciers et autres marchands de monial asiatique qui emporte duits et préparations à offrir qui la Majesté grâcieuse qui régnait l’estime universelle. L’homme peuvent donner l’illusion que naguère à la fois sous le crachin blanc a raillé notre religion et nous sommes civilisés, du cham- et la mousson, le thé est sans notre morale, mais il a accepté pagne à la brandade de morue conteste le plus répandu. Que sans hésitation le breuvage doré. en passant par le paris-brest et feraient nos voisins d’outre- Le thé de l’après-midi est main- les pieds paquet. Quant au thé, Manche sans le thé, dont chacun tenant une fonction importante faisons silence et écoutons les a oublié en Occident qu’il n’est de la vie de société occidentale. maîtres anciens. britannique que depuis quel- Dans le bruit délicat des sou- ques siècles, alors que la Chine coupes et des tasses, dans le joli le connaît et le célèbre depuis gazouillement de l’hospitalité plus d’un millénaire ? Si la glo- féminine, dans le catéchisme, LE THÉ EST AGGLOMÉRÉ PUIS PULVÉRISÉ riole gauloise peut moquer les admis partout, de la crème et du Ils sont chinois, ces maîtres usages anglais, la civilité d’Ex- sucre, nous avons autant de anciens, et la légende enseigne trême-Orient ne se retrouve pas preuves que la religion du thé est que le thé fut découvert par le plus dans ceux que nos ennemis maintenant au-dessus de toute dernier des trois augustes empe- héréditaires ont institué autour contestation. La résignation phi- reurs divins, Chen Nung, inven- du thé. De la sorte, Han Suyin, losophique de l’invité au destin teur de l’agriculture et promo- dans le meilleur des empires et deux feuilles de papier, que les l’eau bouillie. Un jour, Chen la capitale fastueuse des Tang, Chinois connaissaient à cette Nung dégustait le liquide lors- Chang‘an(1), la ville la plus peu- époque. Il convient ensuite d’in- qu’une feuille de l’arbre qui l’om- plée du Moyen Âge, abritait des tervenir à trois stades de l’ébulli- brageait y tomba. L’arbre tuté- artistes encyclopédistes, à la fois tion de l’eau. laire était un théier, le thé était poètes, musiciens, peintres, cal- né. Nous étions, paraît-il, au ligraphes et amateurs de thé. début du troisième millénaire L’un d’eux, au Sud de la Chine, se PREMIERS CONCOURS DE DÉGUSTATION avant notre ère mais la tradition, fit l’apôtre exclusif du thé. Il s’ap- Le premier stade est celui où “de au-delà de la légende fondatrice, pelait Lu Yu et il établit le code petites bulles pareilles à des ancre plus légitimement l’usage de cette boisson dans son fameux yeux de poissons flottent à la du thé aux premiers siècles du Tch’a Tsing (Classique du thé). surface de l’eau”. C’est à ce Pourtant, c’est plus récemment encore, sous la dynastie Tang (618-907), que cette denrée semble un produit important dans l’économie de l’empire chinois. Les trois siècles Tang sont ceux d’un essor économique et artistique incontestable. Un commerce florissant s’établit avec l’Asie centrale, le monde iranien, l’Inde et la péninsule indochinoise. Le moment que Lu Yu recom- Avec les nomades turco-mongols du Nord, la Chine échangeait du thé contre des chevaux, indispensables à l’armée impériale. Un “Bureau du thé et du cheval” fut même confié à un fonctionnaire de très haut rang. thé, tout particulièrement, mande de verser du sel, indispensable à ses yeux à un bon thé. Au deuxième stade, au moment où les AGAPES temps chrétien. N° 1229 - Janvier-février 2001 - 125 teur de l’usage hygiénique de bulles “sont comme des perles de cristal qui roulent dans une fontaine”, c’est le thé qu’il faut mettre dans l’eau, jusqu’au troisième stade de l’ébullition, “lorsque les vagues bondissent furieusement dans la théière”. Il faut alors aussitôt verser est une monnaie d’échange une louche d’eau froide avec les populations nomades L’amateur d’aujourd’hui retien- “pour rendre à l’eau sa jeunesse” turco-mongoles du Nord. Il est de dra de ce code l’attention que et remplir immédiatement les règle ainsi que les empires se l’auteur porte au choix de l’eau, tasses. Le thé de Lu Yu, le pre- livrent à un commerce inégal dont la meilleure est l’eau de mon- mier maître, divinisé dans la avec les populations vivant à leurs tagne, suivie de l’eau de rivière et Chine impériale, était donc marges. On échangeait donc du enfin de l’eau de source, l’eau de une décoction salée qui nous thé contre des chevaux, indis- puits étant à éviter. Quant à la pré- surprendrait pensables à l’armée impériale. paration du breuvage, elle s’ef- aujourd’hui. Il s’agissait aussi, Les nomades étaient d’excellents fectue à partir du gâteau de thé, au-delà du goût, de faire en éleveurs dans leurs steppes sep- sorte de plaque de feuilles de thé sorte que le liquide fût sem- tentrionales et le thé leur était pressées et agglomérées, forme la blable au jade dans les tasses précieux pour rééquilibrer un plus pratique pour le commerce de porcelaine, que la Chine régime exclusivement carné et par caravanes. Chauffé, le gâteau connaissait déjà avant tout le lacté. Tout était pour le mieux s’amollit puis est pulvérisé entre monde. Pour ce faire, Lu Yu sans doute ✒ N° 1229 - Janvier-février 2001 - 126 AGAPES recommandait la poterie bleue puis dégusté dans des bols de tung (1101-1124), qui expéri- du Sud, qu’il préférait à la porcelaine épaisse de couleur menta de multiples variétés et poterie blanche du Nord. bleu foncé ou brune. Quant au en proposa un classement. Mais foin du raffinement des commerce des plaques de thé, il maîtres ! L’Empire des Fils du était toujours florissant. L’em- Ciel allait connaître des troubles pereur recevait un tribut annuel et se désintégrer, pour laisser en thé et l’usage de la boisson LA PRÉPARATION DU THÉ DEVIENT UNE CÉRÉMONIE place à une nouvelle division de se répandit à la cour et dans le Hélas, le souverain esthète ne fut la Chine en 907. Dix royaumes se peuple, au point que des pas un bon défenseur de l’Empire partagèrent le Sud et cinq dynas- concours de dégustation s’ins- et, peu après sa mort, les bar- ties le Nord pendant un peu plus taurèrent. les bares du Nord chassèrent les d’un demi-siècle, pendant lequel régions du Nord étant soumises Song de leur capitale de Kaifeng, on inventa tout de même le à la dynastie Liao, le commerce près du fleuve Jaune (Huang He), papier monnaie, la poudre à du thé contre des chevaux à un peu plus de 500 kilomètres canon et l’imprimerie, et pen- n’était plus aussi aisé que sous à l’est de l’antique métropole de dant lequel on continua à boire les Tang et il fallut constituer Chang’an. La dynastie alla se du thé. Finalement, un général des stocks et rationner la pré- réfugier au sud du fleuve Bleu unifia la plus grande partie du cieuse denrée, qui ne fut plus (Yangzi Jiang), région où le thé pays et créa la dynastie Song, qui autorisée qu’à la cour et aux était consommé depuis très long- dura plus de trois siècles. mandarins des six premiers temps. Dix ans après leur fuite, À cette époque se répandit rangs de la hiérarchie. Devenu les Song du Sud établirent leur l’usage du thé en poudre broyé privilège de gens de haute capitale à Hangzhou, ville dans un mortier et battu dans noblesse, l’art du thé sous les fameuse pour ses plantations de l’eau bouillante avec une Song eut un maître éminent en théiers, en particulier celles qui baguette de bambou fendue, la personne de l’empereur Kia- fournissaient le légendaire Long Seulement, buvait plus la décoction salée de gon). À cette époque l’influence milieu du siècle, qui ame- Lu Yu ni le thé en poudre des du néo-confucianisme grandis- nèrent au pouvoir le paysan Zhu Song, mais une infusion mise à sait. Cette tendance, sous les Yuanzhang. Celui-ci se fit empe- la mode au XVe siècle, au début Song du Sud, fut illustrée par reur à Nankin en 1368 et put, en de la dynastie. Zhu Xi (1130-1200), qui proposa trente ans de règne, réunifier la C’est ainsi qu’au tournant du une synthèse entre la morale Chine et installer, pour presque XVIe et du XVIIe siècles, le breu- confucéenne et les métaphy- trois siècles, la dynastie des vage millénaire de Lu Yu com- siques du bouddhisme chinois Ming, qui établit bientôt sa capi- mença à être adopté en Occident chan et du taoïsme avec son très tale dans l’ancienne métropole sous la forme que lui avaient fort sentiment de la nature. La mongole de Pékin. Pendant ces donnée les Ming. Les Tibétains préparation du thé fut alors trois siècles, la production de le connaissaient depuis les Tang ritualisée et l’agrément d’esthète thé fut fortement encouragée et utilisent toujours le gâteau de devint une cérémonie empreinte par des allègements de taxes. La thé et la décoction salée. Les de profonde spiritualité. raison en était, comme toujours, Japonais enfin, qui ont introduit Après 1279 et la fin de la dynas- que cette denrée servait de mon- le thé à la fin du XIIe siècle, sous tie des Song, qui furent gardiens naie d’échange pour se procurer l’influence de Yeisaizenji, sont de l’usage du thé et créateurs de des chevaux et il fut institué un les seuls à avoir gardé l’usage son cérémonial, la tradition des “Bureau du thé et du cheval” Song du thé en poudre battu. On maîtres de ce breuvage présente sous responsabilité d’un fonc- voit qu’en fait, les Chinois ont les quatre-vingt-dix ans de la tionnaire de très haut rang. encore tout inventé en matière dynastie mongole des Yuan Quant à la préparation de la de thé, comme en bien d’autres comme une période de domina- boisson, elle avait totalement domaines. tion insupportable et un inter- changé. On était passé du mède qui n’apporta rien à la civi- gâteau de feuilles compressées lisation du thé. Cette période aux feuilles en vrac et l’on ne 1)- Aujourd’hui Xi’an, capitale de la province du Shaanxi (à ne pas confondre avec le Shanxi). Retrouvez Hommes & Migrations sur la toile : www.adri.fr/hm Tout sur l’édition et la rédaction de H&M et sur le Gip (Groupement d’intérêt public) Adri. L’historique de la revue, depuis la création des Cahiers Nord-Africains en 1950 et son changement de nom en 1965. Les sommaires des derniers numéros. Les archives de la revue. Les dessins de Gaüzère. ● ● ● ● ● ❈ N° 1229 - Janvier-février 2001 - 127 XIVe AGAPES prend fin après des révoltes, au Jin Tcha (thé du puits du dra- Pub N° 1229 - Janvier-février 2001 - 128 DU CÔTÉ DE LA PRESSE ASSOCIATIVE Quand on dit “médias et immigration”, on pense généralement à l’image de l’immigration renvoyée par la presse, la télévision… Le récent débat sur la sous-représentation des “minorités visibles” à l’écran a réintroduit la question de leur accès aux organes d’information. Mais il est fait peu cas de ce que les gens issus de l’immigration ont à transmettre à partir de leur propre expérience, en tant que citoyens ou en tant que professionnels. Dans une série d’articles consacrés aux médias associatifs, H&M va se pencher tour à tour sur leur production dans la presse écrite, les radios libres, les nouvelles télévisions du tiers-secteur audiovisuel et l’internet solidaire non marchand. N° 1229 - Janvier-février 2001 - 129 MÉDIAS & IMMIGRATION MÉDIAS MÉDIAS par Mogniss H. Abdallah, agence IM’média La liberté de la presse, consa- la vie associative. Par extension, impôts). Les articles ne doivent crée par la loi du 29 juillet 1881, elle se consacre aussi à l’intérêt alors pas faire directement réfé- précède de vingt ans le droit général dans la société. Il existe rence à l’association éditrice, d’association. C’est cette loi qui d’ailleurs une incitation légale pour ne pas être assimilés à “une régit la presse associative. en ce sens : les conditions pour publicité faite à soi-même”. Considérée en termes généraux, obtenir le numéro de commis- La presse issue de l’immigration la notion de presse associative sion paritaire et les avantages a une longue histoire, mise en recouvre donc indistinctement fiscaux et postaux y afférant exi- valeur en 1989 par l’exposition les publications éditées par des gent une surface de publication “France des étrangers, France organismes aux statuts divers consacrée à l’intérêt général des libertés. Presse et mé- (associations, syndicats, partis “quant à la diffusion de la pen- moire”(1). Aujourd’hui, elle politiques, congrégations reli- sée (instruction, éducation, témoigne du processus d’enraci- gieuses, collectivités locales, information, récréation)” d’au nement dans la société française etc.). Nous limiterons ici notre moins 50 % (art. 72 et 73, et se décline sous des formes état des lieux à la presse des annexe III du Code général des très variées, similaires à l’en- associations et aux projets de presse liés au mouvement associatif issus de l’immigration. Cette presse privilégie le droit d’expression, la communication sociale et le développement de “La libre communication de la pensée et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.” Art. XI de la Déclaration des droits de l’homme du 26 août 1789. ✒ mille titres disponibles). semble de la presse associative. En dépit du N° 1229 - Janvier-février 2001 - 130 mélange des genres ou du passage parfois brusque et inexpliqué d’une forme à une autre, on peut dégager une typologie des publications existantes. LES PUBLICATIONS D’EXPRESSION, DE TÉMOIGNAGE ET DE LUTTE MÉDIAS Fanzines de jeunes passionnés de musique ou de BD, petits “canards” de lycéens ou de nouvelles Encouragés, les fanzines se transforment souvent en presse parascolaire ou paramunicipale, diffusée gratuitement dans les lieux fréquentés par les jeunes. De la prise directe de la parole par la libre volonté, on passe ainsi à une situation où les institutions entendent “donner la parole”. Mais du coup, il se retrouve détourné de sa vocation première de presse “sauvage” pour se transformer en presse parascolaire ou paramunicipale, diffusée gratuitement dans les lieux fréquentés par les jeunes. De la prise directe de la parole par la libre volonté, on passe à une situation où les institutions entendent “donner la parole”. Si l’intention est louable en soi, elle porte aussi en germe la possibilité de contrôler associations de quartier, cette parole, de la forma- journaux-tracts militants dic- ter ou de la faire taire si tés par un événement social ou pour l’essentiel des associations d’aventure elle devenait ingé- politique… Ces publications de fait. Dans la forme, ces publi- rable. Elle risque aussi de verser spontanées, émanant souvent de cations se veulent anticonfor- dans le “jeunisme” officiel, symp- groupes affinitaires – que l’ont mistes. Leur contenu, original tôme démagogique d’une société voit se multiplier –, empruntent lorsqu’il s’agit d’expériences per- en mal de relève politique. La beaucoup à la presse under- sonnelles ou d’expression directe, scène du “rap conscient”, à ground américaine des années se révèle plus conventionnel lors- contre-courant de l’apolitisme soixante ou à la presse alter- qu’il s’agit de dossiers sur des ambiant ou de la cooptation ins- native post-soixante-huitarde. thèmes d’intérêt général. Elles titutionnelle, perpétue encore Elles renvoient aussi à la ont souvent une périodicité pour le caractère revendicatif et méthode Freinet, du nom de cet le moins irrégulière. La diffusion, rebelle de cette presse. enseignant qui a promu l’intro- dopée par le volontarisme affini- Des formes ponctuelles de col- duction d’une presse libre dans taire, met à contribution amis et laboration entre titres permet- l’enceinte scolaire dès les proches, ainsi que les éventuels tent parfois de sortir des limites années vingt, et reprennent réseaux de fans. habituelles. Ainsi, Alerte !, le intuitivement à leur compte sa Ce type de publication, désor- journal de la Fédération des règle des “quatre A” (autopro- mais encouragé par les institu- associations de jeunesse de duction, auto-organisation, auto- tions et le ministère de la Jeu- Roubaix, lance-t-il un numéro financement, autoformation). nesse et des Sports, est mis en hors-série en hommage à Syd- Leurs initiateurs récusent géné- valeur par le festival annuel ney et à Riad , deux jeunes tués ralement contrainte “Scoop en stock” ou la “Fanzi- par la police dans la région lil- bureaucratique et constituent nothèque” de Poitiers (plus de loise, le premier en 1998 et le toute second en 2000. De son côté, le mensuel Pote à pote, proche de sur un créneau plus politicoculturel. L’écho des cités du Mouvement de l’immigration et des banlieues (Mib) renoue avec la tradition militante des journauxtracts d’agit-prop’ autour de thèmes politiques comme “justice en banlieue”. Enfin, des militants associatifs cations d’associations reven- rial, distribution limitée à des issus de l’immigration partici- diquant leur double apparte- mailings convenus ou à quelques pent aux nombreux libellés de nance (comme par exemple manifestations publiques…) mouvements sociaux (mal-logés, Gözlem/L’observatoire de l’immi- amène parfois le préposé au chômeurs, ouvriers, etc.), aux gration de Turquie en France) bulletin à s’essayer à la lettre journaux de quartier et aux bul- marque d’ailleurs une volonté de éditoriale ou au magazine d’in- letins des “espaces concrets de toucher à la fois la communauté formation citoyenneté” (locataires, parents d’origine et les lecteurs français démarche, tremplin possible d’élèves…), dont la présenta- ou les immigrés qui ne savent pour l’accès à la grande presse, tion ici déborderait notre cadre. plus lire que dans la langue de peut aussi déboucher sur des Molière et de Chevènement. Et publications consistantes, à mi- les informations sur les luttes chemin entre le magazine et LES BULLETINS OU LETTRES D’INFORMATION ET DE LIAISON générale. MÉDIAS comme “le journal des quartiers”, N° 1229 - Janvier-février 2001 - 131 SOS Racisme, se présente Cette sociales ou la défense des droits la revue, comme Actualités et de l’homme dans les pays d’ori- cultures berbères. gine témoignent de la volonté de La forme bulletin de liaison a Forme de publication associa- ne pas couper tous les ponts. beaucoup souffert de la fascina- tive la plus traditionnelle, les Théoriquement régulière, cette tion pour la presse et les opéra- bulletins ont vocation à faire presse demeure de facture plu- tions politico-médiatiques en circuler l’information sur les tôt sobre. Tous les adhérents vogue depuis les années quatre- activités internes des membres, sont sollicités pour écrire, mais vingt. Les animateurs associatifs et à formuler le point de vue de c’est en général le permanent de cherchent désormais avant tout l’association sur l’actualité du service ou une personne salariée à publier communiqués, inter- créneau qui la concerne. Ils pour ce poste qui prend tout en views ou tribunes libres directe- fournissent également des infor- charge. Prouesses de l’ordi- ment dans les grands médias. Or mations de services, en particu- nateur aidant, cette personne l’absence de publication indé- lier sur des questions juridiques se retrouve souvent à confec- pendante est préjudiciable à la ou administratives, en français tionner “son” bulletin de A à Z. personnalité même des associa- et parfois dans la langue du La désaffection apparente pour tions et à leur pérennité. Au-delà pays d’origine. La persistance la forme bulletin (absence de de l’appréciation sur leur qualité du bilinguisme dans des publi- réel débat sur le contenu édito- rédactionnelle ou formelle intrin- ✒ N° 1229 - Janvier-février 2001 - 132 sèque, ces bulletins constituent associations ont décidé de pro- public. Pis, il a sacrifié le lecto- en effet le principal lien des asso- céder à un véritable remodelage rat “militant” que Sans Fron- ciations avec la continuité de leur de leurs publications. Le “must” : tière avait réussi à fidéliser. Par propre histoire, et permettent de sortir un magazine hebdoma- manque de repères et d’identité, restituer le sens même de leur daire ou mensuel d’actualité à Baraka a disparu et avec lui, une existence. La production du vocation généraliste avec couver- des initiatives de presse de l’im- contenu devrait amener à réflé- ture en quadrichromie, distribué migration les plus intéressantes. chir davantage sur la spécificité par les NMPP. Cette métamor- Sans réel bilan à ce jour. ainsi du piège du regard de l’Autre : beaucoup d’associations se présentent à travers une compilation de coupures de presse, comme si la “vraie” presse MÉDIAS La fascination pour la for- de leur apport, et sortir était un certificat de pertinence. Pour sortir de la détestable fonction de catalogue qui réduit aujourd’hui la plupart de ces publications à un simple produit d’appel, la relance d’une réelle politique éditoriale s’impose. Il est à noter que si des bulletins de liaison de fédé- Les animateurs associatifs cherchent désormais avant tout à publier communiqués, interviews ou tribunes libres directement dans les grands médias. Or l’absence de publication indépendante est préjudiciable à la personnalité même des associations et à leur pérennité. rations nationales tendent mule magazine reste cependant forte, et des projets ressortent épisodiquement, sans trouver la solution pour les rendre économiquement viables. Plusieurs titres ciblant la communauté musulmane continuent à sortir en kiosque, parmi lesquels La médina ou encore Hawwa, magazine consacré aux femmes. La frénésie autour de l’éclosion de la presse algérienne des deux côtés de la Méditerrannée à la fin des années quatre-vingt a également suscité l’espoir de à s’essouffler, des éditions pouvoir renouer avec la régionales prennent un nouvel phose implique un vrai projet de veine éditoriale des grands jour- essor. Ainsi le “local” pourrait-il presse. Dans l’immigration, le naux d’opinion indépendants refonder des titres moribonds, journal Sans Frontière, lancé en d’antan. Trop préoccupés par comme Expressions-Immigrés- mars 1979, a d’abord tenté une leur survie personnelle, les nom- Français (organe de la Fasti) ou “mixité rédactionnelle” conci- breux journalistes, écrivains ou La voix des sans-papiers (Coor- liant prises de position militantes artistes algériens réfugiés en dination nationale). et démarche professionnelle, France ont dans l’ensemble dû avant de tenter en 1985 le grand opter pour des reclassements saut avec le projet d’hebdoma- individuels. Cependant, des daire Baraka. Ce magazine, réa- équipes engagées dans des expé- LES JOURNAUX ET MAGAZINES D’INFORMATION lisé par des professionnels avec riences de journaux ou de maga- Pour échapper à la désaffection des moyens financiers plus zines ont su rebondir en chan- vis-à-vis des publications asso- conséquents et un fort appui ins- geant leur fusil d’épaule. ciatives ou militantes, certaines titutionnel, n’a pas trouvé son Différences, la publication du autres types de publications. blics. Néanmoins, elles emprun- Une situation qui n’est pas sans partie à la vie du mouvement. tent à l’associatif un mode de rappeler le mépris des philo- Les animateurs de Sans Fron- fonctionnement collectif pour le sophes des Lumières pour la tière, quant à eux, ont créé avec débat d’idées et pour asseoir presse périodique naissante, l’association Génériques la revue leur indépendance éditoriale. “ouvrage éphémère sans mérite Migrance, soulignant le rôle de la En retour, elles représentent et sans utilité”, selon Rousseau, presse étrangère dans l’histoire souvent une source d’inspira- “pâture des ignorants, res- de l’immigration en France. tion et de documentation pour source de ceux qui veulent par- les associations. Pour autant, le ler et juger sans lire”, selon mouvement associatif issu de Diderot(3). Pour ces grandes l’immigration exprime le besoin plumes, l’instrument privilégié Parmi les revues culturelles et récurrent d’une revue politique, de l’expression des idées restait les publications liées aux multicommunautaire et pluri- le livre ou la brochure. Aujour- sciences humaines, plusieurs disciplinaire, qui sache prendre d’hui, la promotion des seules revues de qualité ont pris le un certain recul par rapport aux revues ne renouerait-elle pas relais de la volonté de réflexion situations d’urgence tout en res- avec cette posture élitiste ? de fond qui a pu s’exprimer par tant organiquement liée aux Jouer la complémentarité entre le passé dans les différentes for- populations concernées. Vaste revues aurait pourtant encore mules de publications énumé- chantier auquel Zaama, nou- plus de poids si cette démarche rées ci-dessus. Le profil des velle “revue pour l’égalité”, vient s’accompagnait d’une recherche revues, en augmentation depuis apporter sa modeste contribu- de complémentarité entre les les années quatre-vingt, a déjà tion. Un chantier “en construc- revues et les autres formes de fait l’objet de quelques études tion”, comme on dit sur le net. publication, qu’elles soient en ou approfondies et de rencontres Les revues, présentées de hors ligne. D’autant que les sous l’égide de l’association manière quelque peu abusive revues se disent volontiers déca- Ent’revues(2). LES REVUES DE RÉFLEXION Pour la plupart, comme la forme la plus aboutie lées par rapport à l’actualité elles n’émanent pas directement de la presse associative, tendent immédiate ou aux contingences de la vie associative, mais de à concentrer l’essentiel de l’aide de la communication sociale. centres de recherche universi- publique, au détriment des Certes, encourager la diversité N° 1229 - Janvier-février 2001 - 133 taires ou d’organismes parapu- letin mensuel consacré en bonne MÉDIAS Mrap, est ainsi redevenue un bul- ✒ à des retraits d’agrément pour “parution trop irré- MÉDIAS N° 1229 - Janvier-février 2001 - 134 gulière” ou “contenu non conforme” (après appréciation du “caractère d’intérêt général”, de la surface consacrée à “l’intérêt général” ou à la publicité, etc.). Sans oublier les NMPP, qui refusent de diffuser certaines publications, arguant qu’elles et la multiplication des titres a Les débats qui ne manqueront ne constituent pas “un produit un coût financier pour la collec- pas d’avoir lieu à l’occasion du de presse”. tivité, et des organismes comme centenaire de la loi 1901 per- D’une manière plus générale, le Fas ou le CNL ont des limites mettront sans doute de rappeler les textes actuellement en budgétaires qui peuvent expli- que le marché n’est pas une fin vigueur manquent de lisibilité. À quer leur refus d’un “saupou- en soi, et que l’objectif de la tel point, par exemple, qu’il reste drage” tous azimuts de l’aide presse associative ne peut se difficile de savoir si un étranger publique. réduire à la seule recherche de résident en France peut oui ou la performance par la diffusion non, aujourd’hui, être nommé commerciale, ou à la démons- directeur de publication. En tout tration de son efficacité média- cas, il appartient aux titres de la tique. L’apport de cette presse, presse associative de se regrou- De l’avis même des milieux pro- aussi modeste soit-il, gagnerait per pour avancer ensemble fessionnels, on se heurte là à à être davantage reconnu et leurs demandes. Pourquoi pas l’une des grandes lacunes de la encouragé. Ne pourrait-on pas sous la forme d’un “cahier de loi de 1881 : si elle garantit la alors imaginer la création d’un doléances” ? C’est ainsi que plu- liberté de la presse, elle ne pro- fonds d’aide à la presse associa- sieurs associations issues de tège en aucune façon contre les tive, sur le modèle de celui qui l’immigration ou de solidarité puissances d’argent, privées ou existe pour les quotidiens à avec les immigrés prévoient la publiques. Comment, dès lors, faibles ressources publicitaires, parution de coéditions pour mar- ne pas être otage des logiques de ou encore pour les radios asso- quer les cent ans de la loi 1901 marché, c’est-à-dire, pour la ciatives ? D’autres demandes de et les vingt ans du droit d’asso- presse, d’une obligation de résul- réforme du statut de la presse ciation pour les étrangers. Qu’on tat financier ? Comment garan- associative sont également dans se le dise ! tir que l’aide publique ne soit un l’air, comme la remise en cause jour conditionnée par une atti- du droit de regard, jugé intem- tude “politiquement correcte” pestif, de la Commission pari- de la presse, voire par l’obligation taire de la presse et des agences de relayer peu ou prou la com- de presse (CPPAP) qui procède, munication des institutions ? en vertu de son pouvoir régalien, ENCOURAGER LA PRESSE ASSOCIATIVE ❈ 1)- Cf. Génériques, 1990. 2)- Cf. José M. Ruiz-Funes, “Revues de l’intégration et de l’immigration”, in La revue des revues n° 27, 1999. 3)- Cités par Pierre Albert et Fernand Terrou in Histoire de la presse, Puf, “Que sais-je”, Paris, 1985. Pub N° 1229 - Janvier-février 2001 - 135 LIVRES N° 1229 - Janvier-février 2001 - 136 LIVRES et explicitement en direction vie du village. Il parle bien du public français. aussi d’un monde qui s’efface et L’auteur nous entraîne dans un de ses hommes, même de ceux voyage à travers l’enfance et les qui ont tout perdu, jusqu’à leur années de jeunesse, nous intro- “part du vent”. Certains épi- duisant ainsi au sein du village sodes – comme l’arabisation et des familles. On découvre les par exemple, ou l’imposition ➣ C’est une filiation, avec un rites, ceux de la circoncision des “dates de naissance” –, ne enchaînement des générations ou du mariage, les ponctuations vont pas sans évoquer des phé- dans la déclinaison du nom, qui du quotidien, le travail des nomènes similaires à ceux que introduit ce roman et dit d’em- hommes et des femmes. Le l’on a pu constater au Maghreb blée l’ancrage de l’auteur dans regard enfantin nous donne à et ailleurs. un village d’Arabie saoudite voir les mères du village comme dont une partie de l’histoire étant celles de tous les enfants, constitue l’ossature de la nar- et il en va de même des pères. ration. Cette filiation territo- L’écriture est chargée d’émo- rialisée s’affiche dans une rela- tions, souvent poétique. C’est tion combinée entre le récit un élan pour dire un attache- romanesque et le souci quasi ment autant à la mère, véri- ➣ Les lointains et douloureux ethnographique, avec d’ailleurs table monument, qu’au village. échos de la guerre d’Algérie n’en une référence à Germaine Un village à la longue histoire finissent pas de résonner, d’agi- Tillon, le tout dans une adresse et qui vit paisiblement mais qui ter les esprits, de réveiller des directe “à la France”. Le récit se voit poindre aussi le change- consciences, voire de vieux fait donc à la première personne ment – l’arrivée de l’instituteur démons. L’actualité fourmille fondant une école, d’une infir- d’exemples, à commencer par mière – et quelques boulever- des manœuvres répétées pour sements. L’école est vécue empêcher la tenue à Marseille comme un tremplin pour se d’une rencontre organisée par le jeter dans le monde des incon- Centre régional d’études et d’ob- nus, celui de la ville. servation des politiques et pra- Le texte est écrit d’un souffle, tiques sociales (Creops) sur “la d’un chant pour le village, la guerre d’Algérie en France”, ou mère, le père, les sœurs, le vieil les menaces adressées à la ami de l’auteur, et pour un Bibliothèque nationale de monde qui s’en va. Ahmed Abo- France si elle accueillait une dehman parle bien des nuits émission de France Culture étoilées, des chants et des consacrée à l’Algérie. Le débat poèmes qui sont au cœur de la relancé par les quotidiens ROMANS Ahmed Abodehman La Ceinture Gallimard, 2000, 149 p., 78 F Abdelhafid Hammouche Lakhdar Belaïd Sérail killers Gallimard, “Série noire”, 2000, 256 p., 38 F corps refroidis ne parviennent tortures exercées par l’armée pas à enfermer dans leur française participe bien évi- remugle la fraîcheur du texte. La demment de ce mouvement, qui personnalité des deux enquê- voit aussi se multiplier col- teurs y est pour beaucoup, loques, articles de presse et comme celle de Dalila, la femme autres publications. de Lakhdar. Tous deux forment Dans ce premier roman, le jour- un couple symptomatique. naliste Lakhdar Belaïd laisse Musulmans (surtout elle…), ils remonter à la surface un autre respectent le jeûne du mois de épisode dramatique des “Évè- ramadan dans la simplicité, loin nements”, celui qui a opposé des gesticulations religieuses ou nationalistes algériens et har- communautaires. Leur réussite kis : le cadavre de Farid Hand- professionnelle s’est construite sion de sujets historiques ou Lounis, repêché dans le canal dans l’anonymat. Sans rien d’actualité : la guerre d’Algérie, de Roubaix, et une vague de devoir à personne. Sans rien la question harkie, les chausse- meurtres visant des Algériens devoir prouver. trapes réservées par les élus aux font craindre le retour de cette Il n’y a d’ailleurs rien à prouver. jeunes issus de l’immigration, guerre intestine. Les deux las- Les personnages de L. Belaïd les mœurs et les magouilles poli- cars qui mènent l’enquête por- montrent une réalité par trop tiques, le quotidien des popula- tent les stigmates du lointain occultée : celle d’hommes et de tions issues de l’immigration, conflit. Lakhdar, le journaliste, femmes, français d’origine les pratiques associatives, l’in- est le fils d’un nationaliste algé- étrangère et de confession supportable islam des convertis rien, tendance messaliste. Ben- musulmane (ou pas), bien dans et le non moins insupportable salem, le flic, est le fils d’un leur tête, complètement inscrits islam des faux bigots mais vrais harki… c’est dire si la relation dans l’ici et le maintenant. Les geôliers d’“épouses emballées entre ces deux copains de la couples s’aiment et se cha- sous toile cirée et embastillées communale peut parfois être maillent en toute candeur et la à la maison”… explosive. Ensemble, ils décou- femme ne se voit pas reléguée Le lecteur s’amusera à tirer la vriront d’un dans le statut de mineur. Un morale de cette histoire. Avec incroyable “plan X” visant à large pan de la société française l’auteur, il ne rechignera pas réveiller et à instrumentaliser de est ici rapporté qui cloue le bec longtemps à se soulager d’un vieilles haines et des blessures aux représentations fantasmées roboratif “nique les hypocrites” toujours douloureuses. et aux discours de représentants à la face des tartuffes de tous Avec doigté et subtilité, Lakhdar autoproclamés d’une introu- poils – faux dévots musulmans, Belaïd met en scène les fils de vable communauté. faux démocrates, algériens ou l’intrigue. La vivacité et la légè- La fraîcheur émane aussi du français, mais vrais magouilleurs, reté de son écriture rendent ton. L. Belaïd, sans jamais se bonimenteurs de l’intégration et avec délectation l’oralité d’une prendre au sérieux, balaie les autres zappeurs idéologiques en langue où quelques mots arabes dangereuses “certitudes badi- mal de subventions. Ah, que ce ponctuent, pimentent un fran- geonnées de bonne conscience” livre fait du bien ! çais frondeur. Les horreurs et les et va loin dans la compréhen- l’existence Mustapha Harzoune LIVRES N° 1229 - Janvier-février 2001 - 137 Le Monde et L’Humanité sur les ✒ N° 1229 - Janvier-février 2001 - 138 LIVRES Anouar Benmalek L’enfant du peuple ancien éd. Pauvert, 2000, 333 p., 125 F battit dans les rangs de l’armée ➣ En 1994, Mehdi Lallaoui douze ans à Damas. Le temps publiait un livre et réalisait un d’apprendre le français et d’être documentaire sur les Kabyles du témoin de l’engagement protec- Pacifique, ces hommes et ces teur de l’émir en faveur des chré- femmes des antipodes, lointains tiens persécutés, comme le sou- de l’émir Abdelkader et sera contraint à un autre exil. Avec son géniteur, Kader passera descendants des révoltés algé- ligne son père : “Crois-tu, petit riens partisans d’El Mokrani et morveux, que l’Émir permet- déportés en Nouvelle-Calédonie trait qu’on égorge des femmes et au cours de la seconde moitié du des enfants devant ses yeux, fus- XIXe siècle. Dans les cales des sent-ils chrétiens ? Il sait mieux Loin du show médiatique des bateaux qui emportaient ces que nous ce qui est bon pour jeux Olympiques et de la célé- malheureux, d’autres déportés notre religion. Ce n’est pas parce bration mondiale de l’efficacité partageaient leur triste sort : les qu’on nous a tout volé que nous des organisateurs australiens, survivants de la Commune. Cette allons nous comporter comme Anouar Benmaleck a dédié son communauté de destin nouera des chacals et nous réjouir des roman à une certaine Truga- des liens, parfois solides, entre malheurs de plus désespérés que nini… la dernière aborigène de les enfants de la terre algérienne nous…” De son séjour damas- Tasmanie, morte en 1876. et ceux du pavé parisien. Ainsi, cène, Kader rapportera aussi Le périple australien des deux Aziz ben Cheikh el Haddad, le un livre qui ne le quittera jamais : adultes en fuite et de l’enfant principal chef de l’insurrection le Livre des chants, écrit au réservera plus de peines que de après Mokrani, s’est éteint chez Xe siècle par Abul Faraj Isfahani. joies. Mais leur rencontre sera le Eugène Mourot, un compagnon Ensemble, Lislei et Kader s’en- prix à payer pour qu’ensemble ils de déportation qui habitait face fuient vers l’Australie. Sur le puissent jouir, même briève- au Père-Lachaise à Paris. La soli- bateau qui les emporte clandes- ment, du bonheur. “Bois dans le darité des anciens de la Com- tinement, ils découvrent un verre du destin quand il te sert mune payera le rapatriement du enfant captif, Tridarir. Malgré ce qui ressemble au bonheur. défunt vers son Algérie natale. son jeune âge, il a déjà souffert Mais pour ce verre où tu ne À partir de cette trame histo- bien plus que ces deux fuyards trouveras peut-être que funeste rique, Anouar Benmaleck conte et bientôt protecteurs, bien plus calamité, seras-tu prêt à payer une autre belle histoire : la ren- que l’humanité tout entière : il le prix exigé ?”, dit le Livre des contre entre Kader et Lislei, tous est le dernier-né, le seul survi- chants. Avec tendresse et huma- deux déportés en Nouvelle-Calé- vant, l’unique rescapé du géno- nisme, Anouar Benmaleck ima- donie. Elle n’est pas une “com- cide des aborigènes de Tasma- gine l’improbable, le miraculeux. muneuse” mais la victime de la nie. Un génocide monstrueux, Rappelant les mots du Vietna- répression aveugle des Ver- comme le rapporte l’auteur, mien Duyên Anh, selon qui “la saillais. Lui, en revanche, a bien mais… parfait, parce que “sans littérature doit se montrer participé à la révolte d’El Mo- mémoire pour les victimes, sans humaniste. Sinon, à force de krani. Son père avant lui com- opprobre pour les assassins” ! dénigrer l’homme, on finit par payer est bien lourd : “Tu vois entendre ce qu’il peut y avoir de Lislei… Trid rit ! Pour la pre- meilleur chez les hommes : des mière fois… Toi, moi, on ne vaut paroles d’humanité, à peine pas plus que des épluchures… Aziz Chouaki Aigle Gallimard, “Frontières”, 2000, 262 p., 43 F audibles, qui s’élèvent tel un C’est encore pire pour Trid… ➣ Voilà un livre qui rappelle la contre-chant face au tumulte et Peut-être… ne pouvons-nous… lithographie de M. C. Escher inti- à la barbarie. être complets qu’à trois ? Mais tulée Mains dessinant, qui Comme Nassredine, Anna et le ça, c’est beaucoup de malheur et, représente en un mouvement cir- petit Jallal des Amants désunis, si on a de la chance, juste un peu culaire deux mains se dessinant le précédent roman d’A. Ben- de bonheur ! Le supporterons- l’une l’autre. Sur ce mode, un maleck (voir H&M n° 1218), Lis- nous toujours ?” Kader sait bien, écrivain voit sa fiction s’animer. lei, Kader et Trid déchirent d’un lui qui a connu tant de souf- En un mot, la fiction devient réa- rayon lumineux l’obscurité de frances, que “le verre du destin” lité. “Voyant, tisseurs de vivants l’Histoire. Cette source de vaut la peine d’être bu. réseaux, jouant avec la destinée lumière est faible. Le prix à en M. H. des gens, [Jeff] voudrait crever AU SOMMAIRE DU PROCHAIN NUMÉRO (n° 1230 - Mars-avril 2001) EUROPE : L’OUVERTURE À L’EST Anne de Tinguy (Paris), L’élargissement de l’Union européenne, un processus en marche dans un contexte migratoire complexe. Annette Bosscher (Bruxelles), Les mesures transitoires en matière de libre circulation des travailleurs. Jonas Widgren (Vienne), Les politiques de prévention des migrations clandestines et des trafics de migrants. Irène Stacher (Vienne), Perceptions de l’élargissement en Autriche et en Allemagne. Elmar Honekopp (Nuremberg), Les effets de l’ouverture sur le marché du travail en Allemagne et en Autriche. Marek Okolski (Varsovie), La politique migratoire de la Pologne. Dusan Drbohlav (Prague), Pratique des migrations internationales en République tchèque. Iana Streltsova (Moscou), Russie-Ukraine : les craintes de nouvelles ruptures. Mirjana Morokvasic (Paris), Les Balkans face à l’UE, ou la revanche des exclus. Heather Grabbe (Oxford), Les conséquences de l’élargissement pour les minorités en Europe centrale. Dana Diminiscu (Paris), Roumains : le système D contre le Système d’information Schengen (SIS). Maxime Tandonnet (Paris), L’Europe de l’immigration, entre éclaircies et nuages. N° 1229 - Janvier-février 2001 - 139 nous en dégoûter”, il donne à ✒ N° 1229 - Janvier-février 2001 - 140 LIVRES une fois pour toutes le nom de lieux. Kamel a besoin de sa allures de deus ex machina, Dieu de nom de Dieu de bordel piaule pour être tranquille avec tombe rattrapé par les limites et de voile entre le réel et la fic- Simone. Jeff se retrouve dans la l’impuissance de l’écrit, attrapé tion, passer au travers, faire le rue, sans papiers et sans le sou. par la liberté des hommes sur la va-et-vient entre l’au-delà et Et voilà que le récit bascule chose écrite, le libre arbitre sur l’en deçà du langage.” De ce dans l’artificiel, dans “l’abraca- le mektoub. cercle concentrique, où fiction dabrantesque”. Au mieux, dans et réalité s’écrivent l’une l’autre, le conte. Jeff, par un simple le romancier se croit le maître coup de boule, est propulsé caïd des événements. Jusqu’au mo- du forum des Halles. Chef de ment, où, sans même s’en aper- bande, il a tout : faux papiers, Ahmadou Kourouma Allah n’est pas obligé Seuil, 2000, 233 p., 120 F cevoir, il atteindra le point de filles, alcool et autres sub- ➣ Après En attendant le vote rupture. stances paradisiaques (à ce que des bête sauvage, prix du Livre L’idée est séduisante. Le résul- l’on dit), argent des divers tra- Inter 1999, l’écrivain ivoirien tat, moins. L’excessive mégalo- fics en cours sur le parvis, sans raconte la terrifiante histoire manie du personnage central parler de la reconnaissance et des enfants-soldats enrôlés, dro- et surtout le côté par trop arti- de l’aura que lui confère son gués, entraînés à tuer par des ficiel du récit nuisent à ce texte, nouveau statut. “faiseurs de guerre”. Ahmadou le troisième d’Aziz Chouaki Mais la fibre littéraire asticote Kourouma n’invente rien. La après la remarquable Étoile notre bonhomme. Il décide de presse a déjà relaté cette triste d’Alger en 1997 et les remar- participer à un concours de nou- réalité. Il assemble des faits et quées Oranges en 1998 (voir velles. Sûr de ses capacités – des personnages bien réels, les H&M n° 1213). Jeff, passionné imbu de lui-même au point de met en perspective et leur de littérature, quitte l’Algérie. distribuer les bons et, plus sou- donne une autre charge émo- Dans les premières pages du vent, les mauvais points à des tive. Birahima, orphelin d’une récit, peut-être les plus réus- auteurs autrement confirmés –, dizaine d’années, part à la sies, Aziz Chouaki taille le pays il ne fait aucun doute pour lui recherche d’une tante. Yacouba, au scalpel, jette le “dégoutage” qu’il gagnera ce concours. Pour un grigriman (féticheur) du jeune Algérois à la face du l’heure, il construit une histoire, musulman, accompagne le gar- lecteur. Le style est nerveux, campe un personnage et… le çon. Pendant trois ans, ils “font télégraphique. L’ellipse tourne croise dans la rue. Alors, le lec- pied la route” (marchent) dans à plein régime. Il faut se tirer. teur est embarqué, s’il accepte le “bordel au carré” d’un Libé- Vite, un visa pour Madame la de jouer le jeu, dans un récit ria et d’une Sierra Léone en France. Même pour un mois, emberlificoté où se nouent et se guerre. Pour vivre, l’un confec- changer de planète. dénouent les fils des histoires tionne des fétiches, l’autre Jeff sera un temps hébergé par personnelles, celle de Jeff et devient enfant-soldat. Kamel, un cousin. Triste et sor- celles des personnages du vrai- Le récit est à la première per- dide univers de l’exil algérien à faux récit, savamment agré- sonne. La langue chatoyante Paris. La plume comme le style menté des indispensables doses d’A. Kourouma est portée par de Chouaki demeurent impla- d’ésotérisme, d’érotisme, de Birahima qui, de l’intérieur et cables, sans concession. Au bout banditisme et autres références crûment, décrit la terrifiante d’un mois, il faut quitter les littéraires. Jeff, l’aigle aux transformation d’enfants en sol- M. H. courtes”) des malheureux connaissent plus qu’une loi, électeurs. Otages, enfin, celle des kalachnikovs. De d’intérêts financiers aux bandes de bandits en groupes dimensions armés aux ambitions prétendu- nales, de vraies ingérences ment politiques, A. Kourouma mais de fallacieuses raisons offre au lecteur occidental une humanitaires. Il ne fait pas lecture claire et édifiante des bon vivre dans ces deux guerres tribales qui ensanglan- “foutus pays d’Afrique” tent cette partie du continent mais, comme le dit Bira- africain. Ce qu’il montre n’est hima, “Allah n’est pas pas beau : des rites et croyances obligé d’être juste dans d’un autre âge, un syncrétisme toutes les choses qu’il a religieux où animisme, féti- créées ici-bas.” chisme, catholicisme et islam Pour raconter son histoire, s’entrechoquent, les guerres tri- l’enfant-soldat utilise alternati- Le livre a récemment été honoré bales et leur cortège de car- vement quatre dictionnaires (le du prix Renaudot et du Goncourt nages et de viols, le canniba- Larousse, le Petit Robert, le des lycéens. Son réalisme sans lisme. Il y a encore ces guerres Harper’s et l’Inventaire des par- concession pourrait alimenter civiles à répétition qui se nour- ticularités lexicales du fran- tous les clichés et conforter cer- rissent des ambitions de pou- çais en Afrique noire) pour taines images d’une Afrique voir et d’argent d’apprentis dic- expliquer certains mots ou locu- engluée à jamais dans une tra- tateurs et vrais monstres, les tions tantôt aux toubabs (colons, gique destinée. Mais Kourouma, systèmes politiques mafieux où blancs) ou aux “nègres noirs armé de ses quatre diction- la corruption locale trouve à afro-américains”, tantôt aux naires, a miné son texte. Pour l’étranger des relais complai- natifs, les “nègres noirs afri- tenir à distance la fausse bonne sants et intéressés. cains”. Ce procédé narratif per- conscience de contrées pacifiées Ce que montre A. Kourouma n’est met à l’auteur de créer une indis- et policées, on aime à penser que pas juste : des enfants transfor- pensable distance, et même de par ce procédé, les anciennes més en tueurs, des enfants vic- distiller une bonne dose d’hu- puissances européennes n’ont times envoyés à la boucherie mour pour soutenir les horreurs pas seulement laissé des langues comme Sarah, Sekou, Sosso ou présentes dans son récit. Il en Afrique. Mais aussi un peu de “capitaine Kik le malin”, des montre aussi comment l’Afrique leur responsabilité. populations otages des fous san- s’approprie et enrichit une guinaires que sont Taylor, Le langue, le français. L’amateur se Prince Johnson ou Samuel Doe, délectera du “mouillage des ou de Foday Sankoh qui, parce barbes” pour bakchich, de l’“éco- qu’il ne voulait pas d’élections lage” pour frais de scolarité, de démocratiques en Sierra Léone, “se ceinturer fort” pour prendre entreprit tout simplement d’am- les choses au sérieux ou encore ➣ Il s’agit ici de la réédition d’un puter les mains (“manches des kilomé- ouvrage inialement paru en longues”) ou les bras (“manches triques”, et des “prix cadeaux”. 1980. Le propos est lyrique et le internatio- “salutations LIVRES N° 1229 - Janvier-février 2001 - 141 dats sanguinaires qui ne M. H. Edmond Amran El Maleh Parcours immobile André Dimanche, 2000, 200 p., 119 F ✒ N° 1229 - Janvier-février 2001 - 142 LIVRES récit, qui n’est pas vraiment une et on entend presque les bruits vivre, l’auteur ramène le lec- autobiographie sans pour autant de la rue, comme on sent les teur au cœur d’une probléma- s’en détacher tout à fait, illustre odeurs au sein des familles. tique (celle de la fracture, de A. H. bien les multiples apparte- l’entre-deux) qu’il était en droit nances – aux communautés de croire dépassée à la lecture juive et musulmane – que l’au- de certains écrivains ou, plus teur revendique. Edmond ALGÉRIE la vie. Mais sur ce point, il est Amran El Maleh a un long parcours derrière lui, d’abord de militant politique au Maroc, puis d’enseignant en France, et enfin simplement, à l’expérience de Nina Bouraoui Garçon manqué Stock, 2000, 197 p., 95 F vrai que l’existence de chacun est bien singulière. Et, à en croire la presse, les dix années d’écrivain. ➣ Résumons : père algérien, algériennes de Nina Bouraoui Le récit est au départ difficile, mère française. Nina Bouraoui, se sont soldées par une théra- dense, avec des mots enchevê- auteur en 1991 d’un premier pie. Pour elle, l’Algérie serait trés entre l’arabe et le français, roman justement remarqué, La bien ce pays dont on ne se notamment, mais aussi entre un voyeuse interdite (Gallimard), remet jamais. monde à peine entr’aperçu – a vécu en Algérie de quatre à Le texte est porté par un style celui des juifs du Maroc – et un quatorze ans, avant de retrou- haché, heurté. La phrase y est autre à venir, en tout cas offrant ver sa France natale et sa travaillée, charcutée jusqu’à la un horizon incertain – celui des famille maternelle, du côté de blessure. Jusqu’à disparaître. villes d’Europe. Rennes. Dans Garçon manqué, Laissant, comme après la ba- Le rythme est saccadé et le elle se laisse aller à une longue taille, quelques mots exsangues. déroulement presque ininter- variation sur le thème du Des mots qui se télescopent et rompu. L’écriture est sensible, double, de l’identité fracturée, défilent jusqu’à l’étourdisse- presque comme un parler pal- de l’exil à soi-même. Le livre, ment, et qui traînent derrière pable mais avec une respiration écrit à la première personne, eux leur lot d’images, de faits et haletante, sans apaisement. La impose un “je” omni- trame romanesque n’apparaît présent, envahissant. pas vraiment et le texte dit bien À n’en pas douter, Nina plus un monde évanescent, celui Bouraoui jouit d’une d’une enfance, d’une commu- sensibilité et d’une nauté en souvenir. Le lecteur finesse d’(auto)ana- peut être un peu désarçonné par lyse et d’(auto)per- ces longues phrases peu ponc- ception tuées mais il trouvera aussi peut- naires. Mais que ce être son rythme au fil des pages. livre contient de pas- Il découvrira aussi une atmo- sages assommants ! sphère, celle qui se dégage du Non contente de ver- contexte marocain et d’un ser finalement dans arrière-fond politique marqué les lieux communs de par la relation des juifs maro- la double culture diffi- cains à l’Europe. Alors, on sent cile, voire impossible à peu ordi- vivre. Quand sera-t-il demain de sentiments. Leur lot de rage et comme aujourd’hui l’écriture. sa veine littéraire, qui toujours de violence. Omniprésente, elle Avant même d’avoir dix ans, s’est nourrie de la terre algé- aussi. En soi et contre les autres : l’enfant a emmagasiné une rienne ? L’avenir le dira. “C’est difficile de vivre avec le quantité énorme d’images et sentiment de ne pas avoir été d’impressions. De traumatismes aimé tout de suite, par tout le aussi. Adulte, la romancière en monde. Ça se sent vite. C’est dresse un tableau saisissant et animal. Et ça change la vision instructif sur un pan de cette du monde après. Ça poursuit. société en crise : “À la main Ça brûle le corps. Le feu du crispée de ma mère lorsque regard des autres. Sur ma peau. nous sortions, à ses épaules ➣ Raphaël Draï, universitaire à Sur mon visage. C’est difficile voûtées afin de dissimuler les Aix-Marseille, esquisse ici les de s’aimer après. De ne pas haïr moindres attributs féminins, à contours d’une réconciliation et le monde.” son regard fuyant devant les d’une fraternisation des diffé- Sur la guerre d’Algérie, sur les hordes d’hommes agglutinés rentes communautés algé- “Beurs”, sur la différence entre sous les platanes de la ville riennes, “juive, arabe, fran- les enfants français et algériens, sale, j’ai vite compris que je çaise” – ajoutons berbère, sur la débrouillardise des uns et devais me retirer de ce pays communauté par trop absente la dépendance des autres... Nina masculin, ce vaste asile psy- ici, mis à part une évocation Bouraoui se laisse aller à chiatrique. Nous étions parmi rapide de Mouloud Feraoun et quelques banalités peu accep- des hommes fous séparés à Matoub Lounès. Après d’autres, tables. Elle est autrement perti- jamais des femmes par la reli- ce Juif constantinois, exilé nente quand elle évoque sa mère gion musulmane, ils se tou- depuis plus de quarante ans en et son amour pour un Algérien, chaient, s’étreignaient, cra- dehors de l’Algérie, ne cache courageusement assumé à la chaient sur les pare-brise des pas l’espérance suscitée par les face des bien-pensants, malgré voitures ou dans leurs mains, déclarations la guerre, le racisme et ses soulevaient les voiles des ministre du président Boume- relents de fantasmes sexuels qui vieillardes, urinaient dans diene. Notamment le discours font penser aux analyses de l’autobus et caressaient les présidentiel du 6 juillet 1999, Chester Himes. Pertinente aussi enfants. Ils riaient d’ennui et prononcé à l’occasion du quand elle raille le folklore, de désespoir… Ils vivaient en 2500e anniversaire de l’antique cette petite mort culturelle, l’an 1380 du calendrier hégi- Cirta et reproduit en annexe de cette fermeture dans le temps et rien ; pour nous, c’était le début l’ouvrage. Le président y souli- dans l’espace, et ces “attitudes des années soixante-dix.” gnait, entre autres, l’importance folkloriques” qui tiennent lieu Nina Bouraoui est “devenue heu- de la présence et de l’apport de pour certains de “petite iden- reuse à Rome”. Qu’est-ce qui a la communauté juive à cette cité, tité culturelle”. vraiment changé ? Le regard des et invitait à une relecture de Reste cette Algérie dont elle ne autres ? Le sien, sur les autres ? l’Histoire expurgée de toutes guérit pas. Ce pays où elle dési- Sur elle-même ? Qu’importe. manipulations idéologiques. rait être un homme pour y deve- Pour elle, l’essentiel n’est-il pas C’est donc dans la ville natale de nir “invisible”, où la rue était de renaître à la vie ? Au désir de l’auteur que ce discours fut pro- Mustapha Harzoune Raphaël Draï Lettre au président Bouteflika sur le retour des Pieds-Noirs en Algérie Michalon, 2000, 141 p., 75 F de N° 1229 - Janvier-février 2001 - 143 interdite, la maison un refuge – LIVRES de dialogues, d’impressions et de l’ancien ✒ N° 1229 - Janvier-février 2001 - 144 LIVRES “Les pays de naissance ne se réconciliation réussie que nos renient jamais. On y demeure enfants, Monsieur le Président, identifié, du nombril jusqu’au construiront la nouvelle Médi- cerveau.” Voilà pourquoi, après terranée”. quelques commentaires sur la grande. Les “dernières généra- terrible décennie passée, l’au- tions charnières” doivent aider teur écrit : “tant que vous serez à impulser une autre révolution, en guerre, nous ne serons pas pas celle des “systèmes abs- en paix. Mais cette paix ne peut traits, incontrôlable…”, mais se concevoir non plus et se par- celle qui “doit affecter nos com- faire tant que, du côté de l’Al- portements”. gérie, un travail de mémoire “Nous viendrons vers vous L’ambition est analogue et homologue ne sera sans autre désir que celui de noncé. Cette ville où naquit et pas véritablement engagé.” vous revoir, écrit R. Draï. Notre vécut Cheikh Raymond, le Précisant sa pensée, il ajoute : absence a été très longue. […] maître du malouf. Il y fut assas- “le temps de l’idéologie post- Un des chants les plus poi- siné et son évocation par coloniale ne doit-il pas prendre gnants du malouf déplore le Raphaël Draï est symbolique : fin ?” et, évoquant les jeunes ouah’ch, c’est-à-dire l’absence “Raymond Leyris incarnait, générations algériennes, la insupportée, celle qui ne vous personnifiait la coexistence quasi-totalité de la population, laisse pas en paix, une absence possible des dimensions juive, “celle qui a été soumise à l’uni- présente. Lorsqu’elle n’est pas européenne et arabe de l’être formisation de son existence, comblée, elle finit par vous algérien, par ailleurs tendu de sa foi, de sa langue, parfois rendre absent à vous-même, jusqu’à la dilacération.” Dans de ses vêtements”, il se par vous faire vivre en marge ce livre émouvant de sincérité et demande “comment ces jeunes de votre vie”. Cette lettre sera- de droiture, R. Draï dit son his- Algériens conçoivent le retour t-elle lue par son destinataire toire. La petite comme la de ces pieds-noirs et autres et, avec lui, par la classe poli- grande. Sa présentation du juifs d’Algérie ?” tique algérienne ? Saura-t-il y “naufrage tragique du système Il interroge ensuite le président répondre avec la même sincé- colonial” et le rôle attribué au algérien quant à l’opportunité de rité, le même désintérêt ? Rien général de Gaulle pourraient “concevoir une formule identi- n’est moins sûr. R. Draï, bien être discutés. Mais l’essentiel taire vitale qui permette les éloigné des shows médiatiques n’est pas là. “Les travaux des conciliations intimes et l’ou- algérois, esquisse les cadres de historiens sont une chose. Ce verture sur ce que l’on n’est la réconciliation des mémoires qui est vécu dans l’immédiateté pas”. Ce “remaniement des pro- et de la fraternisation des passionnelle par une popula- fondeurs”, comme il le nomme hommes. Reste la volonté poli- tion aux origines trop disper- – rappelant l’Amin Maalouf des tique. Sans oublier les réelles sées, à l’histoire trop récente Identités meurtrières – invite à difficultés et les sourdes mais pour être réfléchi et réflexif, en rompre avec les logiques de divi- efficaces oppositions, il n’est est une autre.” Il faut dire les sions pour saisir et accepter les pas certain qu’elle existe en parcours personnels pour “pan- différentes composantes identi- Algérie. ser les blessures du passé”. taires. “C’est à partir de cette M. H. ner, par exemple, une transfor- L’auteur aborde ensuite, tour à mation durable du caractère lin- tour, quelques dimensions essen- guistique et culturel du pays ? Les tielles (socio-économique, poli- Latinos peuvent-ils constituer tique, religieuse, linguistique et des vecteurs décisifs de courants culturelle) de la condition latino politiques qui influencent les aux États-Unis, débouchant sur grands choix de société ? Ces une brève étude des mouvements débats, très présents dans les sociaux et politiques animés par médias outre-Atlantique, sont ali- des Latinos depuis les années mentés par la publication de soixante. Comme tous les ouvra- dizaines de livres chaque année. ges courts, celui-ci aborde trop En France, la littérature sur ces rapidement des questions qui questions est peu abondante, mériteraient de plus amples ➣ Aux États-Unis, de grandes mais deux ouvrages parus récem- développements, par exemple mutations démographiques se ment permettront à un public l’importance des diasporas lati- préparent. La rapide croissance francophone de commencer à sai- nos vis-à-vis de leurs pays d’ori- de la population d’origine latino- sir les enjeux de la “latinisation” gine. Mais il ne s’agit pas de cri- américaine (ou “hispanique”), des États-Unis. tiquer un auteur qui ne dispose due autant aux flux migratoires Le premier, Les Hispaniques que de 126 pages pour traiter un qu’à la croissance naturelle, aux États-Unis, d’Isabelle vaste sujet : il faudrait plutôt la témoigne d’un changement Vagnoux, est une bonne entrée remercier d’avoir soulevé pour inexorable de la composition en matière. C’est à la fois un un large public francophone une ethnique de la population. Les survol et une synthèse, dans la importante question de civilisa- États-Unis, pays “anglo-saxon” ? meilleure tradition de la col- tion, qui se posera avec acuité au C’est de moins en moins vrai : lection “Que sais-je ?”. L’auteur cours du nouveau siècle. d’ici 2050, un quart de la popu- consacre la première moitié du Annick Tréguer, spécialiste de lation américaine sera d’origine livre à étudier l’implantation l’expression culturelle des Amé- latino. C’est déjà le cas en Cali- des Hispaniques aux USA : ricains mexicains (ou Chicanos) fornie, où les “Blancs non hispa- d’abord “les premiers Hispa- du Sud-Ouest des États-Unis, niques” sont, depuis 2000, une niques”, c’est-à-dire les minorité. Les Afro-Américains Mexicains du Sud-Ouest, restent encore la “première qui y vivaient avant l’ar- minorité” du pays (environ rivée des colons anglo- 12 %), mais ils seront bientôt phones, puis les immigrés dépassés numériquement par ou réfugiés venus de les Latinos (environ 32 millions divers pays , essentielle- à ce jour). ment du Mexique, de Mais, au-delà des chiffres, com- Porto-Rico et de Cuba, ment interpréter ces données ? mais aussi, plus récem- De quels changements sociaux ment, d’Amérique cen- sont-elles porteuses ? La pré- trale, de la République AMÉRIQUES Isabelle Vagnoux Les Hispaniques aux États-Unis Presses universitaires de France, “Que sais-je ?”, 2000, 126 p., 42 F Annick Tréguer Chicanos : murs peints des États-Unis Presses de la Sorbonne-Nouvelle, 2000, 103 p., 240 F N° 1229 - Janvier-février 2001 - 145 dominicaine, de Colombie, etc. LIVRES sence des Latinos va-t-elle entraî- ✒ N° 1229 - Janvier-février 2001 - 146 aime tout particulièrement la cette fonction. C’est pourquoi, récuse pour les femmes, les peinture murale, qui est l’une écrit Annick Tréguer, “les pein- enfants et les jeunes, les étran- des formes de création les plus tures murales sont volontiers gers et les oisifs, une citoyenneté typiques et les plus originales monumentales, voyantes et active, c’est-à-dire les droits poli- de cette population. Depuis vibrantes de couleurs fortes”. tiques et le pouvoir d’influer sur quinze ans, elle photographie Ce livre, tout en ouvrant des pers- la chose publique. Et cela au des peintures murales en Cali- pectives sur la condition des Chi- nom d’une “logique capacitaire”, fornie, en Arizona, au Nouveau- canos, est d’abord un immense qui prétend que certaines caté- Mexique, au Texas, tout en plaisir à lire et à feuilleter. gories de la population sont inca- recueillant les propos des Chicanos : murs peints des États-Unis reproduit plus de cent photos en couleur de ces peintures (d’où le prix élevé du LIVRES Jim Cohen livre), accompagnées d’une histoire du muralisme chicano et d’un commentaire sur les grands thèmes sociaux et politiques pables d’exercer ces droits politiques ou qui considère à tout le artistes qui réalisent ces œuvres. POLITIQUE Saïd Bouamama J’y suis, j’y vote ! La lutte pour les droits politiques aux résidents étrangers L’Esprit frappeur, Paris, 2000, 117 p., 10 F moins qu’elles doivent être soumises à une période probatoire plus ou moins longue. Tout au long des XIXe et XXe siècles, cette indignité citoyenne va ancrer dans les esprits et les comportements le principe de droits différenciés. abordés par les artistes. ➣ “La citoyenneté est indivi- La hiérarchisation de la citoyen- Si le muralisme chicano puise sible.” Cette maxime pourrait neté ainsi pérennisée conduit ses racines dans une grande tra- résumer le pamphlet que vient inévitablement aujourd’hui à des dition politico-artistique mexi- de publier le sociologue et mili- phénomènes comme la catégo- caine (José Clemente Orozco, tant associatif Saïd Bouamama. rie des immigrés sans-papiers Diego Rivera, etc.), du côté nord J’y suis, j’y vote ! relate les dif- qui, bien que partie prenante de la frontière, il s’agit d’un art férentes étapes de la lutte pour de la société française, se diffé- qui est non seulement engagé, les droits politiques non seule- rencie en droits des résidents mais réellement populaire, réa- ment pour les résidents étran- immigrés en situation régulière, lisé en équipes. L’art mural chi- gers, mais aussi, en remontant cano mobilise certains grands dans le temps, pour les esclaves, symboles de la culture mexi- les pauvres, les travailleurs et les caine, met en scène les grandes femmes. N’en déplaise aux figures de la lutte syndicale et tenants du “républicainement politique mexicano-américaine, correct”, l’étendard de l’égalité dépeint la dure condition des des droits de l’homme porté par travailleurs immigrés, incite le la Révolution française de 1789 grand public à s’instruire, à lut- est entaché d’exclusions. Si la ter contre la violence urbaine, à République des débuts recon- se protéger contre les maladies naît en principe à tous les droits sexuellement transmissibles. de “citoyens passifs” (protection Art didactique ? Oui, ce mura- de leur personne, de leur pro- lisme revendique haut et fort priété, de leur liberté…), elle voudraient par exemple oppo- de lois spéciales différencié ser la question du droit de vote selon leur appartenance à au mouvement des sans-papiers. l’Union européenne, à des “pays À cet égard, le titre du pamphlet sûrs” ou des “pays à risques”, etc. est explicite. Le slogan “J’y suis, Face à cette citoyenneté à j’y vote !” renvoie directement à étages justifiée par des person- celui des immigrés avec ou sans nages illustres hier et par de papiers : “J’y suis, j’y reste !” grands ténors socialistes aujour- (tous deux renvoient d’ailleurs à d’hui, Saïd Bouamama préco- des campagnes sur ces thèmes nise la réaffirmation de l’égalité entre 1986 et 1989 - voir aussi le des droits pour tous. Concernant livre de Mogniss H. Abdallah, l’accès des immigrés au droit de J’y suis, j’y reste ! Les luttes de vote et à la nationalité, il rap- l’immigration en France depuis et les intérêts contradictoires pelle que la Constitution de 1793 les années soixante, éditions des diverses composantes d’un et les propositions du parti com- Reflex, H&M n° 1228). Cepen- mouvement idéologique et poli- muniste français en 1930 ou à la dant, le droit de vote et d’éligi- tique né dans les années veille du Front populaire allaient bilité à tous les échelons n’est soixante-dix et dont les premiers bien au-delà des atermoiements pas une fin en soi. C’est, conclut signes d’essoufflement seraient d’aujourd’hui. Il met en garde l’auteur, une condition néces- perceptibles dès le milieu des contre les tentations de démons- saire mais pas suffisante pour années quatre-vingt-dix. tration “capacitaire” (conseils l’égalité des droits et pour une Gilles Kepel, dont l’ambition municipaux consultatifs, droit transformation sociale et poli- avouée est “de rendre compte de vote limité aux élections tique radicale de la société. du phénomène dans son locales…) et avance le mot Mogniss H. Abdallah d’ordre de pleine égalité des ensemble, à travers le monde, pendant le quart de siècle Gilles Kepel Jihad. Expansion et déclin de l’islamisme Gallimard, 2000, 452 p., 145 F écoulé”, décrypte discours et désormais en Belgique. Or, cet ➣ Directeur de recherche au Soudan, Jordanie et Turquie. Il accès en France n’est toujours CNRS, membre de l’Institut analyse, sans entrer dans le pas un droit, mais une option d’études politiques de Paris et détail, et on peut le regretter, les soumise au pouvoir discrétion- célèbre essayiste, l’auteur dia- contradictions et les enjeux naire de l’administration. gnostique dans cet ouvrage internationaux : rivalité entre Selon Saïd Bouamama, ce cadre l’échec de l’islamisme politique, l’Iran et l’Arabie saoudite, poli- permet de réunifier les luttes à tout le moins d’une certaine tique américaine… Il soupèse des différentes composantes de dynamique. Armé d’une grille de enfin les retombées en Bosnie et l’immigration et du mouvement lecture sociologique, il s’applique en Europe occidentale. social, en écartant les velléités à montrer les antagonismes Faisant la somme des données de division comme celles qui internes, les objectifs différents factuelles sur la question, l’auteur droits politiques à tous les échelons. Il réclame même l’accès automatique à la nationalité française par simple déclaration, comme cela se pratique LIVRES N° 1229 - Janvier-février 2001 - 147 eux-mêmes soumis à un régime textes, dissèque les évolutions pays par pays : Arabie saoudite, Égypte, Malaisie, Pakistan, Iran, Afghanistan, Algérie, Palestine, ✒ N° 1229 - Janvier-février 2001 - 148 LIVRES propose aussi une interprétation repenser l’action en tenant vieille pratique du double lan- globale. La caractéristique essen- compte des erreurs passées. De gage, avec des discours de cir- tielle de l’islamisme contempo- ce point de vue, la radicalisation constance, audibles et donc rain résiderait dans sa composi- violente et meurtrière est perçue publics pour les uns, et une réa- tion sociologique. Après avoir comme l’une des causes de lité tout autre pour les autres… esquissé le portrait idéologique l’échec. Une utopie se meurt, Alors, en a t-on fini avec l’isla- de Sayed Qotb, de Mawdoudi et de usée par l’épreuve du temps, misme ? Rien n’est moins sûr, l’ayatollah Khomeiny, les maîtres minée par sa propre folie. comme le note l’auteur, car à penser des différents mouve- Pour les classes moyennes l’évolution de ce mouvement ments islamistes, G. Kepel pieuses, qui désormais se dépend… de la capacité des explique par le détail comment méfient des classes pauvres, régimes en place à démocratiser l’alliance entre des classes repenser l’action consiste aussi leur société. Leur responsabilité moyennes pieuses et une jeunesse à tenir compte des évolutions est entière, hier comme aujour- urbaine pauvre, qui a fait un temps des sociétés civiles et de leur d’hui. Le mouvement islamiste – le “moment d’enthousiasme” adhésion à des valeurs et prin- est l’expression d’une dynamique de Marx – le succès du mouve- cipes universels (droits de qui a su mobiliser des groupes ment, a éclaté au mitan de la l’homme, démocratie…). La sociaux aux intérêts divergents décennie quatre-vingt-dix. Cette pensée évolue, qui cherche à contre des dirigeants liberticides combinaison sociale d’intérêts trouver des terrains d’entente et mafieux, hostiles justement à contradictoires ne résistera pas à plutôt que d’affrontement avec toute évolution de leur société. l’épreuve des luttes contre les pou- les milieux laïcs et l’Occident. Le déclin de l’islamisme est, pour voirs en place qui se sont appli- Les intérêts de classe domi- Gilles Kepel, le déclin de ce pro- qués à diviser et à opposer les nent (!) et les considérations cessus de mobilisation spécifique composantes bourgeoise et popu- économiques prennent le pas et historiquement marqué. La laire (Égypte, etc.), pas plus sur l’idéologie. Gilles Kepel balle serait donc dans le camp qu’elle ne résistera à l’exercice du l’illustre par des exemples qui des pouvoirs en place : à eux de pouvoir (Iran, Soudan…). rappellent que “l’islam, comme démocratiser, sinon le risque Qu’il s’agisse du salafisme (res- toute autre religion, est aussi demeure grand de voir, sous une pect strict et rigoriste de la tra- une “existence”, et [que] ce sont forme ou sous une autre, resur- dition), du djihadisme version les musulmanes et les musul- gir le spectre de l’islamisme pakistano-afghane, des gama’a mans qui lui donnent corps”. contestataire. Force est déjà de el islamiyya et des Frères Mais si les moyens sont à repen- constater qu’il n’a nullement dis- musulmans égyptiens, du prosé- ser, les objectifs et le caractère paru en Algérie, que le Hamas lytisme tendance Ben Laden, de difficilement conciliable des pro- palestinien mobilise à nouveau l’islamisme turc ou encore du jets de société demeurent ! Dès et qu’au Maroc (un pays mal- chiisme de Khomeyni, le dia- lors, quel crédit accorder à des heureusement absent de ce gnostic est général : le mouve- discours qui, tout en maintenant livre), il serait plutôt en pleine ment est en perte de vitesse. fort logiquement des références ascension. Mais sommes-nous Bien souvent de Londres, dans le islamiques, prétendent s’inscrire toujours dans le cadre de la dyna- fameux “Londonistan”, les idéo- dans un cadre politique univer- mique sociale décrite par Gilles logues du mouvement tirent la sel ? Pour certains observateurs, Kepel ? sonnette d’alarme et invitent à il ne s’agirait là que de la bonne M. H. La revue est disponible à notre siège : Gip Adri - 4, rue René-Villermé - 75011 Paris - Tél. : 01 40 09 69 19 - Fax : 01 43 48 25 17 et dans les librairies suivantes : PARIS : Fnac Forum – 1-7, rue P. Lescot – 75001 ● Parallèles – 47, rue Saint-Honoré – 75001 ● Les Cahiers de Colette – 12, rue Rambuteau – 75003 ● Flammarion – Centre Georges-Pompidou – 75004 ● La Boutique de l’histoire – 24, rue des Ecoles – 75005 ● Compagnie – 58, rue des Ecoles – 75005 ● Edifra – Institut du Monde arabe – 1, rue des Fossés-Saint-Bernard – 75005 ● L’Harmattan – 16, rue des Ecoles – 75005 ● Lib. Lusophone – 22, rue du Sommerard – 75005 ● Présence africaine – 25 bis, rue des Ecoles – 75005 ● Presses universitaires de France – 49, bd. Saint-Michel – 75005 ● Tiers Mythe – 21, rue Cujas – 75005 ● Electre – 30, rue Dauphine – 75006 ● La Procure – 3, rue de Mézières – 75006 ● Tschann – 125 bd. du Montparnasse – 75006 ● Carrefour de l’Odéon – 3, carrefour de l’Odéon – 75006 ● Lib. des Sciences politiques – 30, rue Saint-Guillaume – 75007 ● Artisans du Monde – 20, rue Rochechouart – 75009 ● Lib. du Monde libertaire – 145, rue Amelot – 75011 ● Epigramme – 50, rue de la Roquette – 75011 ● Lady Long Solo – 38, rue Keller – 75011 ● La Brèche – 7, rue de Tunis – 75011 ● Adac-Amacahu –29, rue des Cinq-Diamants – 75013 ● Le Chêne et le Baobab – 10, rue des Wallons – 75013 ● Jonas – 14, rue de la Maison-Blanche – 75013 ● Nadim Tarazi – 58 rue Jeanne-d’Arc – 75013 ● Lib. de la Cité – 19, bd. Jourdan – 75014 ● Le Divan – 203, rue de la Convention – 75015 ● Kiosque Belleville – 1, rue de Belleville – 75019 ● Vivre Livre – 84, rue Rébeval – 75019 ● Lib. Papeterie Presse – 58, bd de Ménilmontant – 75020 RÉGION PARISIENNE : La Réserve – 14, rue Henri-Rivière – 78200 Mantes-la-Jolie ● Lib. Paris X – Bât C. – 200 av. de la République – 92000 Nanterre ● La Procure – 263, bd. Jean-Jaurès – 92100 Boulogne-Billancourt ● Les Folies d’Encre – 19, rue Galliéni – 93100 Montreuil ● Zoothèque – 38, av. du Général-de-Gaulle – 94700 Maisons-Alfort PROVINCE : Plein Ciel – 46, av. Jean-Médecin – 06000 Nice ● Relais Fnac Nice – 30, av. Jean-Médecin – 06000 Nice ● A la Sorbonne – 23, rue Hotel des Postes – 06000 Nice ● L'Odeur du Temps – 35, rue des Pavillons – 13000 Marseille ● Le Roi Lire – 5, rue Adolphe-Thiers – 13001 Marseille ● Paul Eluard – 3-5-7, rue d'Aix – 13001 Marseille ● Regards – 2, rue de la Charité – 13002 Marseille ● Librairie des Deux Mondes – 5, cours Julien – 13006 Marseille ● Paidos - 2, rue des Trois-Mages 13006 Marseille ● Lib. de l’Université - 12 A, rue Nazareth - 13100 Aix-en-Provence ● Librairie de Provence – 31, cours Mirabeau – 13100 Aix-en-Provence ● Vents du Sud – 7, rue du Maréchal Foch – 13100 Aix-en-Provence ● Hémisphères – 15, rue des Croisiers – 14000 Caen ● Lib. de l’Université – 17, rue de la Liberté – 21000 Dijon ● La Manufacture – Place Maurice-Faure – 26100 Romans ● La Procure – 21, rue Charles Corbeau – 27000 Evreux ● Castela – 20, place du Capitole – 31000 Toulouse ● Ombres blanches – 50, rue Gambetta – 31000 Toulouse ● Joseph Gibert – 3, rue Taur – 31000 Toulouse ● Siloe Jouanaud – 19, rue de la Trinité – 31000 Toulouse ● Mollat – 83-89, rue Porte Dijeaux - 33000 Bordeaux ● Scrupule – 26, rue St-Sépulcre – 34000 Montpellier ● Sauramps – Allée Jules-Milhaud – 34045 Montpellier ● La Procure matinale – 9, rue de Bertrand – 35000 Rennes ● Librairie de l'Université – 2, place du Docteur-Léon-Martin – 38000 Grenoble ● La Dérive, 10, place Sainte-Claire – 38000 Grenoble ● Vent d’Ouest – 5, place du Bon-Pasteur – 44000 Nantes ● Les Temps Modernes – 57 rue Notre-Dame de Recouvrance – 45000 Orléans ● Le Livre en Fête – 27, rue Orthabadial - 46100 Figeac ● Contact – 3, rue Lenepveu – 49100 Angers ● Les enfants terribles – 22, rue du Jeu de paume – 53000 Laval ● Atlantide – 56, rue St-Dizier – 54000 Nancy ● Le Furet du Nord – 15, place du Général-de-Gaulle – 59002 Lille ● Les Lisières – 33, Grandplace – 59100 Roubaix ● Les volcans d’Auvergne – 80, bd. de Gergovia – 63000 Clermont-Ferrand ● Lib. des Facultés – 212, rue de Rome – 67000 Strasbourg ● Lib. internationale Kléber – 1, rue des Francs-Bourgeois – 67000 Strasbourg ● Alsatia-Union – 4, pl. de la Réunion – 68000 Mulhouse ● Decitre – 6 place Bellecour – 69002 Lyon ● Lib. des Editions Ouvrières - 9 rue Henri-IV - 69002 Lyon ● La Proue – 15, rue Childebert – 69002 Lyon ● Flammarion – 45, rue Voltaire – 69310 Pierre-Bénite ● Siloe Chatelet – 23, rue Chatelet – 71100 Châlons-sur-Saône ● La Vieille Boutique – 29, rue Jean-Pierre-Veyrat – 73000 Chambéry ● L’Armitière – 5, rue des Basnages – 76000 Rouen ● Siloe Sype – 58, rue Joffre – 85000 La-Roche-sur-Yon ● Lib. de l’Université - 70 rue Gambetta - 86000 Poitiers ÉTRANGER : Fnac Bruxelles – 16, rue des Cendres – 1000 Bruxelles – Belgique ● Tropismes – 11, galerie des Princes – 1000 Bruxelles – Belgique ● Lib. A Livre Ouvert - 116 rue Saint-Lambert - 1200 Bruxelles - Belgique ● Oliviéri – 5200 Gatineau MTL – Côte des Neiges – Québec H31-1W9 – Canada ● Lib. du Boulevard - 35 rue de Carouge - 1205 Genève - Suisse. DIFFUSION POUR LES LIBRAIRES FRANCE ET ETRANGER : DIF’ POP – 21 ter, rue Voltaire – 75011 PARIS Tél. : 01 40 24 21 31 – Fax : 01 43 72 15 77 4, rue René-Villermé – 75011 PARIS Tél. : 01 40 09 69 19 Fax : 01 43 48 25 17 ABONNEMENT N° 1229 - Janvier-février 2001 - 150 BULLETIN À RETOURNER À (cochez les cases correspondant à votre choix) ❏ ❏ ❏ JE M’ABONNE JE ME RÉABONNE (No abonné : ............................) J'OFFRE UN ABONNEMENT TARIFS (TTC) Institutions, bibliothèques, entreprises... TARIFS RÉDUITS (TTC) Particuliers et associations France 370 F (56,40 €) France 320 F (48,70 €) Etranger 495 F (75,40 €) Etranger 445 F (67,80 €) Nom : ............................................................................................ Prénom : .................................................................................... Adresse : .................................................................................................................................................................................................. Code postal : / / / / / / Ville : ............................................................................................ Pays : ............................................................................................. Téléphone : .............................................................................. Profession (facultatif): .................................................................................................................................................................. Vente au numéro VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE Je vous prie de m'adresser : ......... 1229 - Janvier-février 2001 ......... 1228 - Nov.-décembre 2000 ......... 1227 - Sept.-octobre 2000 ......... 1226 - Juillet-août 2000 ......... 1225 - Mai-juin 2000 ......... 1224 - Mars-avril 2000 ......... 1223 - Janvier-février 2000 ......... 1222 - Nov.-décembre 1999 ......... 1221 - Sept.-octobre 1999 ......... 1220 - Juillet-août 1999 ......... 1219 - Mai-juin 1999 ......... 1218 - Mars-avril 1999 ......... 1217 - Janv.-février 1999 ......... 1216 - Nov.-décembre 1998 ......... 1215 - Sept.-octobre 1998 ......... 1214 - Juillet-août 1998 ......... 1213 - Mai-juin 1998 ......... 1212 - Mars-avril 1998 ......... 1211 - Janv.-février 1998 ......... 1210 - Nov-décembre 1997 ......... 1209 - Sept.-octobre 1997 ......... 1208 - Juillet-août 1997 ......... 1207 - Mai-juin 1997 ......... 1206 - Mars-avril 1997 ......... 1205 - Janv.-février 1997 ......... 1204 - Décembre 1996 ......... 1203 - Novembre 1996 ......... 1202 - Octobre 1996 ......... 1201 - Septembre 1996 ......... 1200 - Juillet 1996 ......... 1198-99 - Mai-juin 1996 PRIX* port compris Vie associative, action citoyenne 77 F L’héritage colonial 77 F Violences, mythes et réalités 77 F Au miroir du sport 77 F Santé, le traitement de la différence 77 F Marseille, carrefour d’Afrique 77 F Regards croisés France-Allemagne 77 F Pays-de-la-Loire, divers et ouverts 77 F Immigration, la dette à l’envers 77 F Islam d’en France + Migrants chinois 77 F Combattre les discriminations 77 F Laïcité mode d’emploi 77 F La ville désintégrée? 77 F Politique migratoire européenne 77 F Les Comoriens de France 77 F Solidarité Nord-Sud 77 F Des Amériques Noires 77 F Immigrés de Turquie 77 F Le Racisme à l’œuvre 77 F Portugais de France 77 F D’Alsace et d’ailleurs 77 F Médiations + Australie 77 F Imaginaire colonial 77 F Citoyennetés sans frontières 77 F Réfugiés et Tsiganes, d'Est en Ouest 77 F Chômage et solidarité 44 F Intégration et politique de la ville 44 F Les foyers dans la tourmente 44 F A l'école de la République 44 F Canada 44 F Réfugiés et demandeurs d'asile 85 F 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 6,70 € 6,70 € 6,70 € 6,70 € 6,70 € 12,90 € PRIX* port compris ......... 1197 - Avril 1996 ......... 1196 - Mars 1996 ......... 1195 - Février 1996 ......... 1194 - Janvier 1996 ......... 1193 - Décembre 1995 ......... 1192 - Novembre 1995 ......... 1191 - Octobre 1995 ......... 1188-89 - Juin-juill. 1995 ......... 1187 - Mai 1995 ......... 1186 - Avril 1995 ......... 1185 - Mars 1995 ......... 1184 - Février 1995 ......... 1183 - Janvier 1995 ......... 1182 - Décembre 1994 ......... 1181 - Novembre 1994 ......... 1178 - Juillet 1994 ......... 1176 - Mai 1994 ......... 1175 - Avril 1994 ......... 1172-73 - Janv.-févr. 1994 ......... 1171 - Décembre 1993 ......... 1170 - Novembre 1993 ......... 1169 - Octobre 1993 ......... 1168 - Septembre 1993 ......... 1167 - Juillet 1993 ......... 1165 - Mai 1993 ......... 1162-63 - Févr.-mars 1993 ......... 1158 - Octobre 1992 ......... 1157 - Septembre 1992 ......... 1155 - Juin 1992 ......... 1154 - Mai 1992 ......... 1151-52 - Févr.-mars 1992 Antiracisme et minorités 44 F 6,70 € Jeunesse et citoyenneté 44 F 6,70 € Cités, diversité, disparités 44 F 6,70 € L'Italie 44 F 6,70 € Détours européens 42 F 6,40 € L'intégration locale 42 F 6,40 € Musiques des Afriques 42 F 6,40 € Tsiganes et voyageurs 83 F 12,60 € Après les O. S., le travail des immigrés 42 F 6,40 € Rhône-Alpes 42 F 6,40 € Histoires de familles 42 F 6,40 € D'Espagne en France 42 F 6,40 € Passions franco-maghrébines 42 F 6,40 € Pour une éthique de l'intégration 42 F 6,40 € Sarcelles 42 F 6,40 € Les lois Pasqua 42 F 6,40 € L'étranger à la campagne 42 F 6,40 € La mémoire retrouvée 42 F 6,40 € Minorités au Proche-Orient 83 F 12,60 € Le bouddhisme en France 42 F 6,40 € Arts du Maghreb et de France 42 F 6,40 € Le Languedoc-Roussillon 42 F 6,40 € épuisé Belleville Mariages mixtes 42 F 6,40 € Migrants, acteurs du développement 42 F 6,40 € Fragments d'Amérique 83 F 12,60 € Mémoire multiple 39 F 5,90 € Le Nord-Pas-de-Calais 39 F 5,90 € Migrations Est-Ouest 39 F 5,90 € Le poids des mots 39 F 5,90 € Une autre Allemagne 77 F 11,70 € * France seulement. Pour l'étranger, compter 10 F (1,50 €)supplémentaires par numéro pour le port. Je règle la somme de : ...................................................................................... F ❏ ❏ ❏ par chèque bancaire ci-joint à l'ordre de Gip Adri. par versement sur votre compte à la Banque Martin Maurel - Paris 8e : 13369 00006 60 555401015 58 par mandat international Si l'adresse de la facturation est différente de l'adresse ci-dessus nous l'indiquer : ................................................................................................................................................................................................ ................................................................................................................................................................................................ ................................................................................................................................................................................................ IMPORTANT : Pour nos abonnés à l'étranger, nous ne pouvons accepter que les virements bancaires ou les chèques, libellés en FF ou en euros. 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