Les Archives du Séminaire Descartes Nouvelles recherches sur le cartésianisme et la philosophie moderne Samedi 13 décembre 2014 ENS L’âge classique de Jean-Claude Pariente Irène CATACH À propos de Ceci est mon corps. La place de l’analyse de la formule eucharistique dans ‘l’analyse du langage à Port-Royal’ Dans l’avant-propos de L’analyse du langage à Port-Royal, Jean-Claude Pariente, après avoir souligné qu’il s’est donné pour première règle dans son étude de tenir compte de tous les éléments textuels, écrit : « J’ai tenté de suivre systématiquement une autre règle: c’est de ne jamais traiter des résultats obtenus par les Messieurs sans chercher comment ils les obtenaient. L’étude des problèmes qu’ils se sont posés, des instruments conceptuels avec lesquels ils les abordaient, des démarches qu’ils accomplissaient, est plus importante que celle du contenu de leurs résultats ». Il écrit encore quelques lignes plus loin : « J’ai donc toujours essayé de situer les questions qu’ils se posaient par rapport à la tradition intellectuelle au sein de laquelle ils réfléchissaient »1. Ayant étudié La Logique ou l’Art de Penser (LAP) au début des mes études, et m’étant ensuite immergée dans le Moyen Age, j’ai pu, la relisant grâce à l’invitation de Martine Pécharman et avec elle, me rendre compte de l’arrière-plan médiéval des discussions sur la formule de la consécration eucharistique dans la LAP, et du contexte théologique qui avait suscité les Jean-Claude Pariente, L’Analyse du langage à Port-Royal. Six études logicogrammaticales, Paris, Les Éditions de Minuit, 1985, respectivement p. 9 et p. 10. 1 "1 ajouts de la 5e édition de 1683. Si l’on prend les chapitres ajoutés, à savoir les IV et XV du premier livre, et XII et XIV du second livre, on trouve des éléments de doctrine importants pour la théorie des idées : théorie du signe, du sens propre et du sens figuré, distinction entre idées de choses et idées de signes, entre idées distinctes et idées accessoires, analyse des sujets confus et des propositions complexes2. Tous ces éléments s’expliquent par le contexte de la controverse eucharistique, puisqu’ils sont introduits pour démontrer l’interprétation catholique de la formule de la consécration eucharistique, Ceci est mon corps, comme l’explique Nicole dans l’avertissement à la 5e édition : La raison et la foi s’accordent parfaitement, comme étant des ruisseaux de la même source, & on ne saurait guere s’éloigner de l’une sans s’écarter de l’autre. Mais quoique ce soient des contestations théologiques qui ont donné lieu à ces additions, elles ne sont pas moins propres ni moins naturelles à la Logique & l’on les auroit pu faire quand il n’y auroit jamais eu de Ministres au monde qui auroient voulu obscurcir les vérités de la foi par de fausses subtilités3. Or ils ont pour origine des développements plus substantiels présents dans La Perpétuité de la foi de l’Eglise catholique sur l’eucharistie d’Antoine Arnauld, et s’inscrivent dans une histoire longue, rapportée de façon détaillée à la Perpétuité. Depuis les controverses eucharistiques du haut moyen âge en effet, la question était de déterminer si les paroles Hoc est corpus meum devaient être prises selon leur sens habituel et conventionnel, ou selon un sens figuré, et si l’efficacité de la formule était liée à sa vérité, ce qui dépendait crucialement de l’analyse du pronom démonstratif. Cette démonstration avait suscité de vifs débats et controverses de Bérenger de Tour à la scolastique du XIIIe siècle, sur trois plans toujours intriqués : d’une part sur le plan sémiologique, avec les discussions sur la nature de « signe » du sacrement, d’autre part sur le plan de la physique, avec les débats sur la nature de la conversion et du substrat des accidents, enfin sur le plan linguistique, avec les analyses logico-grammaticales de la formule de la consécration eucharistique Hoc est corpus meum4. Sont ajoutés également les chapitres I et II de la seconde partie, respectivement sur Les mots par rapport aux propositions et sur le verbe, cette fois-ci à partir de la Grammaire, cf. Descotes 2011, p. 93. 3 Toutes les références à la Logique sont à l’édition de 1683 (citée d’après l’édition Clair-Girbal de 1981) ; la numérotation des chapitres sera celle de cette édition. Pour la présente citation, voir p. 12. 4 Libera et Rosier 1997, Rosier-Catach 2004. 2 "2 En me centrant sur cette analyse de la formule de la consécration et ses antécédents, je tenterai de montrer la cohérence des ajouts de la cinquième édition, en notant les similitudes et divergences avec les théories médiévales, qui s’expliquent en partie par le fait que l’analyse porte non pas sur la formule telle que dite par le prêtre, mais sur la formule orginellement prononcée par le Christ, mais surtout par le passage à la théorie des idées. Sur le plan de la méthode donc, je pense suivre fidèlement JeanClaude Pariente en repoussant comme lui « la technique de Pierre Ménard, celle de l’anachronisme délibéré »5. La Perpétuité et la Logique La 5e édition de la Logique de Port-Royal aborde l’analyse de la formule de la consécration explicitement à propos de trois questions distinctes : [1] dans le chapitre XV de la première partie sur les idées accessoires (Des idées que l’esprit ajoute à celles qui sont précisément signifiées par les mots), [2] dans le chapitre XII de la deuxième partie sur les propositions complexes et les sujets confus (Des sujets confus équivalens à deux sujets), et [3] dans le chapitre XIV de cette seconde partie sur la distinction entre propositions prises au sens figuré et propositions prises au sens propre (Des propositions où l’on donne aux signes le nom de choses), qui renvoie au chapitre IV de la première partie sur la distinction entre idées de signes et idées de choses (Des idées des choses & des idées des signes)6. Ce sont là quatre des chapitres ajoutés en 1683. Or, la continuité du raisonnement et la solidarité de ses éléments ne se comprennent qu’en référence aux les longs développements du tome II (1672) de la « Grande » Perpétuité de la foi de l’Eglise catholique touchant l’Eucharistie. Les chapitres XII-XVII du Livre I de la Perpétuité visent à démontrer que Ceci est mon corps ne doit pas être pris au sens de figure et que selon le sens commun et conventionnel ces paroles signifient la présence réelle, contrairement à ce qu’affirment les protestants. Les chapitres I-III (avec des prolongements jusqu’au chapitre V) du livre II établissent le fondement de cette interprétation de la formule, et l’origine de l’erreur majeure qui sous-tend l’interprétation figurée ; comme nous le verrons, la démonstration repose sur la distinction entre la signification et la manière de signifier, qui empêche L’Analyse du langage à Port-Royal, p. 10. Jean-Claude Pariente insiste sur le fait que son étude de la théorie des faits de langage à Port-Royal concerne plutôt ce qui relève de l’« examen des techniques utilisées par les Messieurs devant une question logique ou grammaticale », que ce qui reconduit à « une philosophie des signes ou des idées », d’où l’absence dans son livre d’une partie consacrée à la théorie du signe (L’Analyse du langage à Port-Royal, p. 12). 5 6 "3 l’assimilation de ceci à pain, cette démonstration correspondant à la brève section [1] dans la Logique. En deuxième lieu, l’explication établit que le pronom démonstratif s’applique successivement à deux objets, ce qui se marque par deux propositions, l’une accessoire, l’autre principale, unies en une même proposition : ceci qui est du pain en ce moment est mon corps en cet autre moment – développement correspondant à [2] dans la Logique. La conclusion de l’analyse logique, qui permet de démontrer ce qui avait été annoncé dans le premier livre, et correspond à [3] dans la Logique, est que la proposition signifie bien le sens catholique voulu, sans être métaphorique. Les développements de la Perpétuité sont beaucoup plus sophistiqués que ceux de la Logique sur les points parallèles, et contiennent des éléments que l’on ne retrouvera pas traités dans la Logique, en particulier sur la prédication et sur la valeur du verbe est (l. II, c.V, p. 170-172). Par rapport aux antécédents médiévaux, je noterai en particulier les réflexions sur la « force des paroles » de la formule et la reprise de la distinction entre propositions « opératives » et « spéculatives », l’analyse de la formule en deux propositions dépendant crucialement du fait qu’elle soit du premier type. Les chapitres cités de la Perpétuité prennent l’analyse de la formule comme objet, en entrant dans tous les détails techniques requis, et en concluent que les règles de la logique confirment le sens ordinaire des paroles et l’interprétation catholique. La Logique énonce, à l’intérieur de la division qui lui est propre et qui reflète les différentes opérations de la pensée (conception, jugement, raisonnement, méthode), des principes et règles générales qui s’appliquent à des exemples variés parmi lesquels se trouve la formule de la consécration. ‘Ceci est mon corps’ La démonstration du « sens naturel » de la proposition Ceci est mon corps, qui permet d’établir l’interprétation « catholique » souhaitée, se déroule en plusieurs temps, minutieusement articulés. 1. Le cœur de la critique vise l’interprétation selon laquelle [a] Ceci est mon corps serait équivalent à : [b] Ce pain est mon corps "4 L’équivalence posée entre ceci et le pain conduirait alors à postuler une interprétation figurée de la proposition, avec est voulait dire « signifie »7. C’est précisément cette équivalence qu’il va s’agir de démonter : C’est par-là qu’il faut démêler une chicane importune, que les Ministres ont rendu celebre, & sur laquelle ils fondent leur principal argument pour établir leur sens de figure de l’Eucharistie, & qu’on ne doit pas s’étonner que nous nous servions ici de cette remarque pour éclaircir cet argument, puisqu’il est plus digne de la Logique que de la Théologie. Leur prétention est, que dans cette proposition de Jésus-Christ, Ceci est mon corps, le mot de ceci signifie le Pain. Or, disent-ils, le Pain ne peut être réellement le Corps de Jésus-Christ, donc la proposition de Jésus-Christ ne signifie point ceci est réellement mon Corps (Logique, l. I, c. XV, p. 100-101). 2. Le premier point de la critique va être de montrer que ceci ne signifie pas la même chose que ce pain8. La Perpétuité explique la distinction entre le démonstratif et le substantif à partir d’un exemple analogue à celui de la formule de la consécration, tiré de l’épisode rapporté par Jean, 2, 1-11 où Jésus Christ changea l’eau en vin aux noces de Cana, en raisonnant à partir de la formule Ceci est de l’eau, qui ne se trouve pas dans le récit. Elle passe ensuite à la formule de la conversion, que nous prendrons ici. Le démonstratif et le substantif n’ont pas la même « manière de signifier » la chose. Hoc ou ceci signifient une idée confuse ou générale « de chose, d’être, de substance, d’objet présent » (Perpétuité, t. II, l. II, c. II, p. 132, 138-140). Le pronom neutre signifie en effet la chose la plus générale, ou l’étant, sans aucune détermination, il renvoie toujours, par lui-même, confusément, à cette chose (haec res, hoc negotium), le mot res marquant « un attribut très-général & très-confus de tout objet, n’y ayant que le néant à quoi on ne puisse appliquer le mot de chose » (Logique, l. I, c. XV, p. 99-1009). Pain, par contre a « une signification claire, distincte, qui fait voir toute la chose par une idée nette » (Perpétuité, ibid.). Cf. La Perpétuité, l. II, c. I, p. 124 : contre les luthériens qui soutenaient que est gardait son sens propre – ce qui revient à dire, selon les sectateurs de Zwingli, que « ceux qui suivent le Pape ont raison », Zwingli affirmait que par est on entendait « signifie », et par ceci « le pain » 8 Voir Pariente 1985, c. 6 in extenso (cf. Marin 1975, p. 181 sq., Dominicy 1984, c. 5, p. 181 sq.). 9 Cf. Logique, l. I, c. XV, p. 106 : « Il y a une double confusion dans le Neutre, savoir celle du Pronom, dont la signification est toujours confuse, & celle du mot negotium, chose, qui est encore aussi générale & aussi confuse ». 7 "5 3. En tant que pronom démonstratif, ceci renvoie à la chose comme présente, et l’esprit conçoit cette chose avec ses attributs. Par exemple, appliqué à un diamant, le pronom renvoie toujours, par lui-même, confusément, à cette chose, mais l’esprit y ajoutera diverses idées plus distinctes, à savoir qu’elle est un diamant, un corps dur et éclatant, etc. Ces idées ajoutées varient en fonction de l’objet qui est désigné (Logique, l. I, c. XV, p. 100). À la chose générale confusément signifiée par le pronom démonstratif, l’esprit joint l’« idée particulière » de la chose démontrée. Le pronom ne détermine donc pas par lui-même quelle est la chose signifiée, c’est l’esprit qui par un jugement détermine cette chose : Ils [les pronoms démonstratifs] signifient la chose démontrée, mais ils ne la signifient pas comme les noms. Ils la signifient confusément & non distinctement ; ils la signifient par une idée générale, & non par une idée particulière ; ils la signifient comme chose présente, comme substance présente, mais ils ne déterminent pas par eux-mêmes quelle est cette chose. C’est l’esprit qui le fait par le jugement qu’il y joint (…) mais ce n’est pas le seul mot de ceci qui forme cette idée nette et claire de l’objet (Perpétuité, l. II, c. II, p. 132). Dans Ceci est de l’eau, ceci signifie de l’eau, mais il le fait « confusément et indistinctement » comme chose et substance présente et singulière, et non « nettement et distinctement », comme le ferait le substantif. De même ceci signifie le pain, mais « conçu confusément » (ibid., p. 138, l. II ; c. III, p. 150-151). Lorsque l’esprit juge que l’idée principale d’un mot signifie est trop confuse ou trop générale, il recherche dans l’objet d’autres attributs, et lui ajoute ainsi des idées accessoires pour le concevoir plus distinctement (Logique, l. I, c. XV, p. 99-100). La théorie des idées accessoires faisait, déjà dans les éditions antérieures, l’objet de développements dans le chapitre précédent de la Logique : Ces idées accessoires ne sont pas attachées aux mots par leur usage commun ; mais elles y sont seulement jointes par celui qui s’en sert. Et ce sont proprement elles qui sont excitées par le ton de la voix, par l’air du visage, par les gestes & par les autres signes naturels qui attachent à nos paroles une infinité d’idées, qui en diversifient, changent, diminuent, augmentent la signification, en y joignant l’image des mouvements, des jugements, & des opinions de celui qui parle (Logique, l. I, c. XIV, p. 93). "6 Il y a donc une distinction importante à établir entre l’idée qui est signifiée, correspondant à la première signification du mot, et les idées qui sont ajoutées par l’esprit dans un contexte donné10. La Perpétuité raisonnait en se rapportant à ce que le Christ avait dans l’esprit, alors que la Logique le fait en se référant à ce qu’ont compris les Apôtres en entendant la formule : les Apôtres, voyant le Christ montrer le pain qu’il tenait dans ses mains tout en énonçant ses paroles, ajoutèrent à l’idée confuse de la chose présente, signifiée par le hoc, l’idée distincte du pain – cette dernière était par là excitée, impliquée, mais pas précisément signifiée par le pronom. Ne pas réaliser la différence entre ces deux types de signification a conduit à l’erreur critiquée : Ce n’est que le manque d’attention à cette distinction necessaire entre les idées excitées, & les idées précisément signifiées, qui fait tout l’embarras des Ministres. Ils font mille efforts inutiles pour montrer que Jesus-Christ montrant du Pain & les Apôtres le voyant & y étant appliqués par le terme hoc, ils ne pouvoient pas ne pas concevoir du Pain: on leur accorde qu’ils conçurent apparemment du Pain & qu’ils eurent sujet de le concevoir ; il ne faut pas faire tant d’effort pour cela : il n’est pas question s’ils conçurent du Pain, mais comment ils le conçurent (Logique, l. I, c. XV, p. 101). Il est donc vrai que les Apôtres avaient dans leur esprit l’idée distincte du pain, mais ils ne l’avaient pas en tant que signifiée par le pronom hoc, lequel ne signifie qu’une idée confuse, mais en tant que ajoutée à cette idée confuse, et impliquée dans le contexte. 4. Le pronom démonstratif a donc comme particularité de pouvoir renvoyer à différents objets, tout en gardant sa signification confuse de chose Cette distinction reformule, dans les termes de la théorie des idées, l’idée communément admise par les grammairiens depuis Priscien, que le pronom signifie seulement une substance ou un suppositum, en renvoyant, par anaphore ou deixis, aux qualités ou propriétés de cette substance mais sans les signifier. Cette opposition fondamentale est analysée, au Moyen Age, au moyen de différents couples de termes. Selon les termes de Louis Marin (Marin 1975, p. 183), cette distinction vaut comme une distinction métalinguistique, tout en étant une description d’un processus psycholinguistique. Pariente 1985, pp. 157 sq., propose une analyse différente, pour laquelle l’analyse de Port-Royal constitue, non pas une reconnaissance de la particularité de la fonction déictique, mais plutôt sa négation, par son absorption dans la théorie des idées accessoires. 10 "7 présente. Or cette propriété prend tout son relief dans le cas considéré, du fait que l’objet désigné subit un changement. Ceci signifie d’abord une chose, puis ensuite une autre en deux instants consécutifs, mais signifie bien toujours la même idée confuse : l’idée de ceci n’est donc pas changée « dans cette diverse application » (Perpétuité, l. II, c. II, p. 134). Comme l’objet subit un changement, l’esprit le considère en deux états, et applique ceci d’abord au pain, puis au corps, une fois la proposition achevée. L’esprit peut ainsi associer à la chose confuse signifiée par le pronom deux objets différents, successivement, ce qui donne deux propositions assertives ou « spéculatives ». C’est ce qui s’est produit pour Jésus : il a vu le pain jusqu’au dernier moment de l’être du pain, et le corps dès le premier moment de son existence sous les espèces (ibid., p. 137). Il a suivi « l’ordre des choses » (ibid., l. II, c. V, p. 170) : il a d’abord vu le pain, ce qui s’exprime par : [c] Ceci est du pain puis le corps, ce qui se rend par : [d] Ceci est mon corps Ainsi, les deux objets étant substitués insensiblement l’un à l’autre, sous la même idée, ceci a « deux significations réellement distinctes en soi » (ibid., p. 134). Il signifie « passagèrement » le pain « au moment qu’on le prononce », et « de façon permanente » le corps « après la proposition achevée », « dans le dernier instant qui suit la prononciation de l’attribut » (ibid., p. 136-137, 138, 139). Il est remarquable de retrouver ici ce que les médiévaux appellent la demonstratio duplex, qui permet à un même terme déictique de désigner deux choses différentes, in instanti prolationis et in instanti enuntiationis. J’ai étudié ailleurs en détail l’introduction de cette analyse, chez Etienne Langton, au début du XIIIe siècle, et sa reprise chez les théologiens ultérieurs11. Remarquable aussi que l’introduction de cette duplex demonstratio soit associée à un type particulier de proposition, à savoir les propositions « opératives ou Rosier-Catach 2004, c. 5 – où l’on trouvera également l’histoire des différents types de demonstratio ; en effet, la question n’est pas seulement de poser qu’il y a une double demonstratio, au pain et au corps du Christ, mais de déterminer si la demonstratio est ad sensum, ou ad intellectum, simplex ou personalis. Dans ces textes la détermination de ce que désigne le pronom est jugée cruciale dans la perspective d’établir la vérité de la proposition. 11 "8 pratiques »12, distinctes en cela des propositions « spéculatives », et que cette distinction, que ne reprendra pas la Logique, soit pourtant le fondement de la solution proposée : c’est bien parce que Ceci est mon corps (comme Ceci est du vin dans l’exemple des noces de Cana) est, dit Arnauld, reprenant une terminologie médiévale, une proposition « pratique et opérative », que le démonstratif renvoie à l’objet en deux états distincts : Voilà tout le mystere de ces propositions qu’on appelle pratiques & operatives, & en quoi elles sont différentes des propositions spéculatives. C’est que comme les propositions spéculatives regardent un objet invariable, & en qui l’on ne suppose pas de changement, elles ne le regardent qu’en un état ; & ainsi il n’y a qu’un sujet & en idée & en effet. Mais comme les propositions opératives regardent un sujet qui change, & qu’elles le regardent en deux états, ce sujet n’étant pas le même au commencement et à la fin, elles ont en effet deux sujets ; c’est-à-dire, qu’elles sont équivalentes à deux propositions, quoique cette diversité de sujets ne paroisse pas ; parce qu’ils sont renfermés dans une meme idée (Perpétuité, l. II, c. II, p. 136-137). Comme c’était le cas dans les analyses des théologiens médiévaux, la distinction entre les deux types de propositions est essentielle pour rendre compte du fonctionnement différent du déictique en chacune d’elle. L’application de cette distinction mériterait une analyse plus étendue. En effet, selon Arnauld, les paroles Ceci est mon corps sont « spéculatives » en tant qu’elles « font concevoir à l’esprit que l’objet présent est le corps de Jesus Christ », elles sont « opératives » « parce qu’elles font concevoir l’objet présent en deux états, & comme pain, & comme corps de Jesus Christ, & qu’elles excluent le premier par le second (l. II, c. II, p. 141 ; cf. aussi ibid., l. II, c. V, p. 170). Le changement de registre, et le passage à la théorie des idées, se lit bien ici : l’auteur ne dit pas, comme le faisaient les théologiens médiévaux, que les paroles sont opératives parce qu’elles « effectuent » la transsubstantiation, mais parce qu’elles font concevoir un objet en deux états. Operativa est le terme utilisé notamment par Thomas d’Aquin, pratica est celui utilisé par Duns Scot, voir Rosier-Catach 2004, c. 5 (et l’index pour les passages concernés). Cf. La Perpétuité, l. II, c. V, p. 168 qui cite le passage du ministre Jean Claude reprenant explicitement l’analyse de la formule par Thomas d’Aquin, où il distingue les propositions opératives et des propositions spéculatives ou assertives qui « ne font pas leur vérité, mais … la présupposent » (Summa theologiae III, q. 78, art. 5, sol. ; cf. Rosier-Catach 2004, p. 425-431). 12 "9 5. Du fait que ces deux objets (le pain, le corps) sont signifiés successivement (quoique le passage soit insensible) sous la même idée confuse de ceci, l’esprit peut unir les deux propositions en une proposition « complexe », « en faisant de la première une proposition indirecte & accessoire de l’autre » (ibid, p. 133, 134), cette proposition complexe étant ellemême « pratique » ou « opérative (ibid., l. II, c. V, p. 170) : [e] Ceci qui est du pain en cet instant est corps dans cet autre instant ; ou alternativement : [e’] Ceci qui est mon corps en cet instant, était pain en un instant précédent. La chose 1 (le pain) qui est unie par l’esprit à ceci en t1 n’est pas « réellement » identique à la chose 2 (le corps) qui est unie par l’esprit à ceci en t2, même si ceci signifie toujours la même idée confuse. Puisqu’il n’y a pas de « changement d’idée » on ne peut dire que [e] est « métaphorique ». 6. La proposition « indirecte », celle qui correspond à l’idée « passagère », étant accessoire ou « incidente », elle peut être supprimée, ce qui réduit la proposition complexe [e] à l’idée « permanente », celle « qui continue à être dans l’esprit », [a] Ceci est mon corps. En d’autres termes, à partir de Ceci est mon corps, l’esprit « supplée » d’abord la proposition incidente : Ceci qui est pain en ce moment en voyant que ceci marque d’abord le pain ; puis il la retranche en voyant que ceci signifie ensuite le corps du Christ. La proposition suppléée peut donc ensuite être retranchée sans changer la signification, une fois la proposition achevée (ibid., l. II, c. II, p. 135 et 138 ; l. II, c. V, p. 170-171). Les différentes étapes du raisonnement sont résumées dans le passage suivant : Il est donc certain, que supposé que Jesus Christ ait changé le pain en son corps, il a vu le pain comme pain jusques au dernier moment de l’être du pain, & qu’il a vu son corps en la place du pain dans le premier moment de son existence sous les espèces. Il est certain encore que cette double vue se peut exprimer par ces deux propositions, considérées comme spéculatives ; ceci est du pain, ceci est mon corps. Il est certain que dans la premiere proposition, ceci signifie le pain, & dans la seconde le corps. Il est certain que dans l’une & l’autre, ceci ne signifie le pain & le corps que confusément. Il est certain que l’idée du mot de ceci, quand il signifie le pain, est la même que quand il signifie le corps, quoique cette même idée signifie différents objets (…). Il est donc certain que "10 de ces deux propositions il s’en peut faire une qui les renferme toutes deux, en rendant la première indirecte en cette maniere : ceci qui est pain dans cet instant est mon corps dans cet autre moment. Il est certain que cette proposition n’est point métaphorique, quoique le ceci joint au pain, ne soit pas le ceci joint au corps, parce qu’il n’y a pas de changement d’idée. (…) Il est donc encore certain que cette proposition : ceci qui est pain jusqu’à ce moment ici, est mon corps dans cet autre moment, peut être réduite à celle-ci : ceci est mon corps, sans changer de sens ; parce ce que ce que l’on en retranche n’est pas essentiel, & que l’on laisse le même sujet et le même attribut. (…) Enfin il est certain que cette proposition est propre et non figurée, puisqu’elle a le même sujet & le même attribut qu’une proposition propre et non figurée ; & qu’elle est intelligible et claire, puisqu’elle n’en est distinguée que par le retranchement de clauses qui sont aisément suppléées (Perpétuité, l. II, c. II, p. 137-138) L’argumentation se retrouve dans la Logique mais, en raison de l’organisation interne de celle-ci, elle se trouve éclatée dans les différents chapitres ajoutés en 1683, bien qu’avec des renvois de l’un à l’autre. Le point de départ est, nous avons déjà lu les textes, dans le chapitre XV du premier livre, sur les idées accessoires, qui permet d’expliquer la différence entre le démonstratif et le substantif à partir de la distinction d’une part entre idées confuses et distinctes, d’autre part entre idées signifiées et idées ajoutées. La Logique renvoie à l’opinion d’un certain André Lortie13, qui, dans son traité en réponse aux arguments donnés par Arnauld dans la Perpétuité de la Foi, avait précisément voulu, pour identifier les deux, dire que « ceci … ne signifie pas seulement cette chose présente, mais cette chose présente que vous savez qui est du Pain ». Or l’erreur, répliquent les Messieurs, est manifeste : Qui ne voit dans cette proposition que ces termes, que vous savez qui est du pain, sont bien ajoutés au mot de chose présente par une proposition incidente, mais ne sont pas signifiés précisement par le mot de chose présente, le sujet d’une André Lortie, Traité de la Sainte Cène ... où sont examinées les nouvelles subtilités de Monsieur Arnauld, sur les paroles “Ceci est mon corps”, Saumur, R. Pean, 1675, p. 148 ; cf. l’édition Clair et Girbal, p. 390, n. 121. Voir Arnauld, Nouvelle Défense de la Traduction du Nouveau Testament imprimé à Mons, contre le Livre de M. Mallet, Docteur de Sorbonne, dans Œuvres, t. 7, p. 420 (il est intéressant de voir que l’interprétation de Lortie est discutée au sujet de la traduction du passage scripturaire : Il prit du pain, le rompit et le leur donna, pour répéter que le marque une idée confuse, qui peut convenir à la fois au pain que Jésus tient d’abord dans ses mains, puis à son corps en lequel le pain avait été changé). 13 "11 proposition ne signifiant pas la proposition entiere : & par conséquent, dans cette proposition qui a le même sens, ceci que vous savez qui est du pain, le mot de Pain est bien ajouté au mot de ceci, mais n’est pas signifié par le mot de ceci (Logique, l. I, XV, p. 101). Les Apôtres ajoutèrent d’abord « vraisemblablement » à l’idée confuse de chose présente, l’idée distincte de pain, puis ensuite, quand le Christ, en prononçant ceci, dit qu’il était son corps, retranchèrent cette addition et, tout en retenant l’idée confuse de chose présente, ajoutèrent l’attribut de corps de Jésus Christ. Le sujet hoc eut ainsi « deux différentes déterminations, au commencement & à la fin de la proposition », qui peuvent se rendre par deux propositions incidentes (Logique, I, XV, p. 102)14. Ce chapitre I XV de la logique se clôt par un renvoi au chapitre II XII sur « l’unité de confusion dans les sujets ». Ce dernier traite de cas où le langage ordinaire permet de parler avec un même terme de deux sujets en réalité différents. L’exemple, qui est invoqué avec un renvoi explicite à la Perpétuité (l. II, c. ii, p. 133)15 est celui de la ville de Rome, dont Auguste disait qu’il l’avait trouvée de brique et qu’il la laissait de marbre. L’esprit se forme ici une idée confuse de Rome, à laquelle il attribue deux qualités en deux temps différents, le mot unique Rome correspondant de ce fait en réalité à deux sujets. Sans réfléchir à la possibilité d’un fonctionnement différent pour un sujet nominal et un sujet pronominal, la Logique explique que tout comme Rome correspond en réalité à deux sujets « réunis sous une idée confuse de Rome », le pronom ceci signifie sous une La théorie des propositions incidentes ou ajoutées, déjà rencontrée plus haut dans la Perpétuité, fut traitée par Arnauld et Nicole dans le chapitre IX de la Grammaire générale et raisonnée, consacrée au pronom relatif, avec l’exemple : Dieu invisible a créé le monde visible. Elle fut ensuite introduite dans le premier chapitre de la seconde partie de la Logique (II c. I, pp. 107-108), et analysée plus pleinement dans les chapitres VI-VII, avec la célèbre distinction entre relatifs explicatifs (ex. les hommes qui sont créés pour connaître et pour aimer Dieu) et déterminatifs (ex. les hommes qui sont pieux sont charitables), l’opposition entre explication et détermination étant déjà abordée dans le chapitre VIII de la première partie consacré aux termes complexes. Les relatives seront reprises encore, avec l’analyse de la formule eucharistique, dans le chapitre XII de la seconde partie consacré aux propositions comportant un sujet équivalent réellement à deux sujets. Outre Pariente 1985, p. 161 sq., voir Auroux et Rosier 1987 [repris dans Auroux 1993, c. 5] sur les sources médiévales des deux types de relatives, et la bibliographie citée. 15 Logique, l. I, c. XII, p. 147 : « C’est par là qu’on a éclairci dans le livre, dont on a emprunté cette remarque, l’embarras affecté que les Ministres se plaisent à trouver dans cette proposition, ceci est mon corps… ». L’édition Descotes 2011 de la Logique donne en note les passages de la Perpétuité correspondants au c. XIV (p. 675-684). 14 "12 même idée commune d’objet présent, un « objet réellement double », qui n’est un que d’une « unité de confusion » et auquel l’esprit attribue « d’être pain en un certain moment, & d’être le corps de Jesus-Christ en un autre moment » : Il s’ensuit de là qu’il n’y a aucune difficulté dans cette proposition : Ceci est mon corps, prise au sens des Catholiques ; puisqu’elle n’est que l’abregé de cette autre proposition parfaitement claire : Ceci qui est pain dans ce moment ici, est mon corps dans cet autre moment ; & que l’esprit supplée tout ce qui n’est pas exprimé (…) & cette expression étant claire, l’abregé de la proposition, qui ne diminue rien de l’idée, l’est aussi (Logique, l. II, c. XII, p. 148). Alors que, nous allons le voir, toute l’analyse logique visait à démontrer, dans la Perpétuité, que la proposition n’était pas à prendre dans un sens figuré, la conclusion du chapitre XII de la Logique est plus hésitante : « On ne prétend pas décider ici cette importante question, de quelle sorte on doit entendre ces paroles Ceci est mon corps, si c’est « dans un sens de figure ou dans un sens de réalité » (p. 149). La question sera de fait abordée dans un autre des chapitres ajoutés en 1683, le II XIV, mais dans un paragraphe bref (p. 161) et totalement dissocié de l’analyse logique des chapitres I XV et II XII. Sens figuré et sens propre Dans la Perpétuité, à l’inverse, la démonstration logique retracée ci-dessus avait pour objet de démontrer que la proposition Ceci est mon corps était « propre et non métaphorique », et c’est bien ce qui sera revendiqué en conclusion de l’analyse. Les « Calvinistes », dit Arnauld, ont tort en affirmant qu’elle doit se prendre en un sens « figuré », en arguant que dans Ceci est mon corps, ceci signifie le pain, et que Le pain est mon corps ne peut signifier selon aucun sens propre puisqu’il y a incompatibilité entre le sujet et l’attribut (Perpétuité, l. II, c.II, p. 139-140, c. III, p. 149, 151). Cette alternative, nous l’avons dit brièvement au début de cette étude, fut abondamment discutée dans les controverses eucharistiques médiévales à partir du IXe siècle, reprises tout au long du Moyen Âge jusqu’à la Réforme. Une interprétation in figura de la formule était considérée comme en contradiction avec le dogme de la présence réelle du corps et du sang du Christ sous les espèces du pain et du vin. Il faudrait d’ailleurs être plus précis qu’on ne peut l’être ici, en montrant que l’interprétation in figura de la conversion ne coïncide pas nécessairement "13 avec l’interprétation figurée de la formule de la consécration, et qu’il a existé plusieurs interprétations figurées différentes16. La Perpétuité consacre de longs développements à démonter l’interprétation métaphorique ou figurée soutenue par les protestants, en établissant les « principes naturels » qui gouvernent une telle interprétation. Elle les présente d’abord dans le livre I, c. XII-XIV (avec des prolongements jusqu’au chapitre XVII), puis dans le livre II, en les associant à l’analyse logique, alors que, nous le verrons, ils en seront dissociés dans la Logique. Pour que l’on prenne une expression en un sens de figure, il faut qu’elle ait ce sens soit « dans le premier établissement », soit lorsque l’usage dérivé est manifeste ou explicite. Il est faux « qu’en toutes occasions & et en toutes circonstances on peut affirmer du signe la chose signifiée » (Perpétuité, l. I, c. XII, p. 79). En effet, seuls certains noms ou expressions sont par institution dotés d’une telle acception, par exemple tableau (quand on dit par exemple « Ce tableau est Alexandre »), ce qui n’est pas le cas de pain : « le pain est du nombre des êtres que l’on regarde comme choses & non comme signes » (Perpétuité, l. I, c. XII, p. 83 ; c. XIV, p. 95). Pour ce qui est de l’utilisation d’un signe différente de celle de l’usage commun, une interprétation métaphorique ou « non littérale » ne peut se concevoir que s’il y a une « préparation », c’est-à-dire si l’esprit est prévenu par un indice explicite ou implicite mais nécessairement reconnaissable, donc explicitable. Ainsi si l’on dit d’une tour que c’est Constantinople, en ajoutant c’est-à-dire que je m’en sers pour m’en souvenir (ibid., p. 82). Il n’y a aucune raison de penser que le Christ ait pris pain pour signifier un signe et non une chose, ou est au sens de « signifie », car il aurait alors eu une intention trompeuse en utilisant ces mots. S’il avait voulait prendre pain en ce sens, il en aurait fait une nouvelle institution, se serait servi d’une autre expression, ou aurait averti les auditeurs d’une acception contraire à l’usage commun, ce qui aurait certainement été relevé par les évangélistes (ibid., l. I, c. XIV, p. 94 ; c. XV, p. 104, 106 ; c. XVII, p. 115-116 etc. ; cf. l. II, c. II, p. 140 ; l. II, c. III, p. 153-154). Il est de même inconcevable que les Apôtres aient reçu ces termes dans une acception inusitée (ibid., l. I, c. XIV, p. 100). Tous ces arguments se fondent sur les règles d’usage ordinaire du langage : les signes sont institués, la signification est confirmée par l’usage, et le « bon sens » impose de présupposer que l’utilisation d’un signe suit l’institution et l’usage commun, Synecdoque pour Luther, alloesis puis métonymie pour Zwingli, métonymie encore ou trope pour Calvin ou Théodore de Bèze, trope aussi pour Bucer, métaphore pour Ramus, etc. 16 "14 mais aussi les principes réglant la communication ordinaire qui impliquent de donner des indices en cas d’utilisation particulière d’un signe17 : Les hommes étant donc convenus de ne supposer jamais qu’une expression doive être prise en ce sens, s’ils ne sont avertis ou par une préparation expresse, ou par un établissement public que l’on parle d’un signe, toutes les personnes sensées observent cette convention, & cela fait qu’on ne soupçonne personne de ne la pas observer, & que l’on suppose toujours sans examen & sans reflexion, qu’une personne qui parle d’une chose qui n’est pas signe, & et qui n’avertit pas qu’il en fait un signe, n’en parle pas comme d’un signe (l. I, C. XVI, p. 113). Ces principes sont complémentaires de la démonstration logico-linguistique : le sens ordinaire et littéral de la formule exprime la conversion de la manière voulue, c’est ainsi que le Christ l’a utilisée, que les Apôtres l’ont reçue, et que l’entendent tous les « Chrétiens du monde entier »18. L’analyse linguistique confirme de façon plus technique cette démonstration. L’argument à critiquer est fermement énoncé : « Je nie … que l’incompatibilité des termes oblige à recourir à leur sens de figure » (l. II, c. III, p. 150). Cet argument est, dit Arnauld, un « pur sophisme », d’abord parce que ceci ne signifie pas pain. Mais l’auteur va plus loin : même en admettant l’équivalence, le pain est mon corps ne signifierait pas « dans le sens Calviniste », puisque le « sens de signe ne se présente jamais sans préparation » : corps ne peut donc pas signifier « figure de mon corps », et pas davantage la qualité du pain. Surtout, il propose une explication supplémentaire qui justifie, en montrant comment sont compatibles le sujet et le prédicat, « le sens catholique » : (…) il est visible que le mot de corps de Jesus Christ n’est pas employé pour signifier une qualité du pain. L’attention de l’esprit se porteroit donc directement à l’affirmation de l’attribut, qui est le principal objet de la proposition, & l’attribut de corps étant ainsi conçu comme réellement affirmé, L. I, c. XII, p. 84, c. XIII, p. 88-89. Tous ces points sont repris, après l’analyse logique du l. II, c. II, dans la discussion plus serrée des arguments du ministre Jean Claude, qui sont cités, cf. l. II, c. III, p. 144 sq. 18 Cf. notamment Arnauld, Nouvelle Défense de la Traduction du Nouveau Testament, dans Œuvres t. 7, p. 419 : « il faut considérer comment les hommes ont accoutumé de concevoir ces changements, et de les exprimer ; car il faut supposer que le Fils de Dieu, parlant à des hommes, a parlé leur langage ordinaire. » 17 "15 comme il ne se peut joindre avec le pain demeurant pain, on réduiroit naturellement le mot de pain à une signification qui se peut lier avec l’attribut, en le prenant pour un terme de désignation, & non pour un terme de signification, ou en le considérant comme marquant le premier état de pain, lorsque la proposition commence, & en substituant un autre terme pour le lier avec l’attribut de corps (Perpétuité, l. II, c. II, p. 140 ; cf. l. II, c. III, p. 152). Cette explication mériterait un plus ample commentaire, puisque après avoir établi la distinction entre démonstratif et substantif, elle suggère pourtant – pour les nécessités de la démonstration – de prendre le substantif pain pour un terme « de désignation » (ou « de propriété »), avec une désignation différente au début et à la fin de la conversion. Arnauld admettra plus bas que le pain est mon corps est métaphorique, mais seulement au sens indiqué, à savoir du fait du sens différent qu’y prend le mot pain à la fin de la prononciation, et non parce que est signifierait « est le signe de » (l. II, c. III, p. 152-153) : « il y a bien de la différence entre un sens métaphorique & le sens figuratif des Calvinistes » (p. 154). On retiendra, dans l’ensemble du développement, le cœur de la solution, qui est l’idée d’une substitution de deux désignations sous un même sujet, la seconde désignation se prêtant à être liée avec l’attribut corps. La question du « sens de figure » possible de Ceci est mon corps est abordée dans un bref paragraphe du chapitre XIV du second livre de la Logique : C’est par ces principes qu’il faut décider cette importante question, si l’on peut donner à ces paroles, Ceci est mon corps, le sens de figure ? Ou plustôt c’est par ces principes que toute la terre l’a décidée, toutes les nations du monde s’étant portées naturellement à les prendre au sens de réalité, & à en exclure le sens de figure. Car les Apôtres ne regardant pas le pain comme un signe, & n’étant point en peine de ce qu’il signifioit, Jesus-Christ n’aurait pu donner aux signes le nom de choses, sans parler contre l’usage de tous les hommes, & sans les tromper. Ils pouvoient peut-être regarder ce qui se faisoit comme quelque chose de grand ; mais cela ne suffit pas (Logique, II, c. XIV, p. 160). Ce chapitre étudie, pour les propositions, comme c’était le cas, dans le premier livre au c. IV, pour les noms, la distinction entre idée de signe et idée de chose, dérivée de la théorie du signe exposée par Augustin dans le De "16 doctrina Christiana19. Ces chapitres font seulement écho aux développements qui sont, dans la Perpétuité, avant la démonstration logique, à savoir dans le livre I du tome II, et sont dissociés des chapitres où est présentée l’analyse logique de la formule eucharistique. Cette dissociation est explicitement affirmée dans la conclusion du c. XII du deuxième livre de la Logique, lorsque les auteurs affirment avoir simplement voulu montrer que le sens de la proposition était « raisonnable et conforme au langage commun de tous les hommes », mais sans entendre statuer sur la question difficile et controversée de savoir si les paroles devaient être entendues « dans un sens de figure, ou dans un sens de réalité » (Logique, l. II, XII, p. 149). Le c. IV fournit un argument intéressant, à partir de l’analyse du signe. La nature du signe est d’exciter dans les sens, avec l’aide de la chose qu’il représente, l’idée de la chose représentée. Aussi longtemps que cette excitation subsiste, aussi longtemps que les deux idées demeurent associées, le signe subsiste également, même si la chose est détruite. Par exemple, même si les couleurs de l’arc en ciel, que Dieu utilisa comme signe pour indiquer qu’il ne détruirait plus jamais l’humanité par un déluge, cessent d’exister réellement, aussi longtemps que nos sens conservent la même impression, cette dernière transmet la promesse faite par Dieu. Par conséquent : Et il n’importe de même, que le pain de l’Eucharistie subsiste en sa propre nature, pourvu qu’il s’excite toujours dans nos sens l’image d’un pain qui nous serve à concevoir de quelle sorte le corps de Jesus-Christ est la nourriture de nos ames, & comment les fideles sont unis entr’eux (Logique, l. I, c. IV, p. 54). Ici, on le voit, la question ontologique est laissée de côté et remplacée par une question d’ordre noétique. Peu importe que le pain subsiste en sa nature (consubstantiation) ou qu’il cesse d’exister en sa nature, comme l’arc en ciel (transsubstantiation). L’accent est seulement mis sur la persistance de l’image du pain, qui permet d’exciter d’autres idées, de représenter comment le corps du Christ est la nourriture des âmes, et comment les fidèles sont rassemblés. Pourtant rien n’est dit ici quant à l’interprétation in figura ou in veritate de Voir Marin 1975, c. 3, Pécharman 1995, p. 87 sq. ; sur l’importance d’Augustin (aussi dans la Grammaire où la définition du De doctrina Christiana est citée) voir Dominicy 1984, c. 2 ; cf. Pécharman 2007. 19 "17 l’expression20. Le passage du c. XIV, ci-dessus, est plus affirmatif, en argumentant que le « sens de réalité » reconnu à la formule se tire de l’usage ordinaire des paroles, fait par le Christ, les Apôtres et l’ensemble des hommes. La dépendance de quatre des six chapitres ajoutés à l’édition de la Logique de 1683 à l’égard de la Perpétuité est manifeste. Mais il y a plus : la lecture des chapitres de la Perpétuité en montre l’enjeu, à savoir l’analyse de la proposition ceci est mon corps. Elle donne tout son sens à des originalités théoriques soulignées par les commentaires de Jean-Claude Pariente sur la Logique, en particulier sur la théorie du démonstratif ou les idées accessoires. Si l’on se reporte au raisonnement global de la Perpétuité, et aux notions qui y sont utilisées, on constate en outre la présence de tout un arrière-plan médiéval, qui mériterait d’être étudié pour lui-même de façon plus approfondie : ainsi l’analyse du pronom renvoie davantage à celle de Duns Scot, avec sa conception du déictique renvoyant à un singulare entis, et de la consécration comme la substitution d’un singulier à un autre. Alors que, pour prendre deux protagonistes majeurs, l’opposition de Duns Scot à Thomas d’Aquin sur l’analyse du déictique et de la vérité de la proposition était immédiatement et explicitement liée à une conception différente de la conversion eucharistique ‒ l’analyse s’appliquant à la formule considérée comme « opérative » telle que dite par le prêtre ‒, les analyses proposées dans la Perpétuité et dans la Logique ne témoignent pas de telles préoccupations et portent sur la formule énoncée par le Christ. L’argumentation est ici développée d’une toute façon, en établissant le « sens véritable des paroles » à partir de « ce qui se passe dans l’esprit » ‒ l’esprit du Christ qui « opère le changement », l’esprit des Apôtres qui entendent la proposition : Pour entrer dans le sens véritable de ces paroles, & montrer qu’elles expriment parfaitement & sans figure la Transsubstantiation, on se sauroit prendre une voie plus sure et naturelle, que de considérer ce qui se passe dans l’esprit de celui qui opere un changement, indépendamment de la maniere dont il l’exprime ou le peut exprimer (Perpétuité, II, l. II, c. II, p. 130). Une telle interprétation du pain comme signe aurait été au Moyen Age jugée conforter une interprétation in figura. La leçon est ici différente : même si la substance du pain est détruite, l’apparence du pain dans les qualités sensibles est suffisante pour lui permettre de « découvrir comme symbole » le corps de Jesus-Christ (Logique, I, c. IV, p. 54), et ainsi, selon les termes de L. Marin, de « sauver la forme même du signifiant » (Marin 1975, p. 97 sq.). 20 "18 Bibliographie Arnauld Antoine, Nicole Pierre, 1781, La perpétuité de la foi de l'Église catholique touchant l'eucharistie, Paris, Sigismond D’Arnay. Arnauld Antoine, 1786, Œuvres t. 7, Paris, Sigismond D’Arnay. Arnauld Antoine, Nicole Pierre, 1981, La Logique ou l’Art de Penser, éd. critique par Pierre Clair et François Girbal, Paris, Vrin. Auroux Sylvain, 1979, La sémiotique des Encyclopédistes, Paris, Payot. Auroux, Sylvain, 1993, La logique des idées, Paris-Montréal, Vrin-Bellarmin. Auroux Sylvain, Rosier Irène, 1987, « Les sources historiques de la conception des deux types de relatives », Langages 88, p. 9-29. Descotes Dominique, 2011, Antoine Arnauld, Pierre Nicole, La logique ou l’art de penser, éd. critique, Paris, Honoré Champion. Dominicy Marc, 1984, La naissance de la grammaire moderne, Bruxelles, Mardaga. Libera Alain de, Rosier-Catach Irène, 1997, « L’analyse Scotiste de la formule de la consécration eucharistique », dans: Vestigia, Imagines, Verba: Semiotics and Logic in Medieval Theological Texts (1150-1450) (Acts of the XIth Symposium on Medieval Logic and Semantics), éd. par Costantino Marmo, Brepols, p. 171-201. Marin Louis, 1975, La critique du discours. Sur la “Logique de Port-Royal et les “Pensées” de Pascal, Paris, Editions de Minuit. Pariente Jean Claude, 1985, L’analyse du langage à Port-Royal. Six études logicogrammaticales, Paris, Editions de Minuit. Pécharman Martine, 1995, « La signification dans la philosophie du langage d’Antoine Arnauld », Antoine Arnauld, Philosophie du langage et de la connaissance, études réunies par Jean-Claude Pariente, Paris, Vrin, 1995, p. 65-98. Pécharman Martine, 2007, « Port-Royal et l’analyse augustinienne du langage », Augustin au XVIIe siècle, Firenze, L. Olschki, p. 101-134. Rosier-Catach Irène, 2004, La parole efficace : Signe, rituel, sacré, Paris, Seuil. "19 Les Archives du Séminaire Descartes Nouvelles recherches sur le cartésianisme et la philosophie moderne Samedi 13 décembre 2014 ENS L’âge classique de Jean-Claude Pariente Pascal ENGEL Malebranche est il un adverbialiste ? Laudatio Au printemps 1976, Claude Imbert eut l’excellente idée de demander à Jean-Claude Pariente de venir à ce qui était alors l’Ecole normale supérieure de jeunes filles du Boulevard Jourdan, faire une série de cours pour les agrégatifs sur les objections d’Arnauld à Descartes. Pour tous les étudiants qui eurent la chance d’écouter ces séances, elles furent un modèle et une découverte, notamment celle de la grandeur d’Arnauld. Deux ans auparavant, j’avais pu lire le livre de Jean-Claude Pariente sur Le langage et l’individuel et ses articles sur la sagesse du roi de France. Ce que j’admirais - et admire toujours - dans ses travaux était la conjonction si rare de la compétence historique et de l’inspiration contemporaine des problématiques On n‘hésitait pas, en ce temps-là , à se demander si Aristote n’aurait pas dû avoir une théorie des relations asymétriques ou si Stuart Mill n’aurait pas pu discuter sur la référence avec Kripke, Descartes avec Hintikka sur le cogito ou Prior avec Occam et Diodore sur les futurs contingents. Jean-Claude Pariente nous administra magistralement ses leçons sur la façon de le faire correctement, sans pratiquer l’anachronisme ni la violence interprétative qui étaient alors si souvent le lot des philosophes analytiques quand ils se mêlaient un peu d’histoire de la philosophie. Aujourd’hui cette audace interprétative, ce sens de ce que Paul Grice a appelé la collégialité historique en philosophie, qui fait que ceux qui étudient Kit Fine ou Christopher Peacocke devraient être également capables de lire aussi Aristote et Descartes, est devenu plus prudent. On a appris à se méfier de ceux qui mettent un peu trop de pastis analytique dans leur eau pure historique et érudite. L’histoire de la philosophie y a sans doute gagné, mais à mon sens une partie de l’excitation aussi. C’est pourquoi le sens si fin et l’équilibre entre profondeur "1 philosophique et exactitude historique que l’on trouve dans les travaux de Jean-Claude Pariente est devenu tellement rare. Quant à moi, qui carbure au pastis analytique, je serais bien en peine de l’imiter, maniant l’histoire et l’érudition avec la finesse de l’ours. Mais je voudrais pourtant essayer de revenir ici sur une question assez disputée dans la philosophie contemporaine de l’esprit, celle de la théorie adverbiale de la sensation, et celle - moins discutée mais sur laquelle existe une petite littérature, de savoir si Malebranche en a défendu une version. Cela me donnera l’occasion de parcourir quelques portions du territoire que Jean-Claude Pariente a si remarquablement balisé dans ses travaux sur Arnauld et le XVIIème siècle, et de remercier Martine Pécharman pour m’avoir invité à ce séminaire et m’avoir généreusement aidé en me communiquant ses propres travaux sur ces sujets, et bien entendu Jean-Claude Pariente pour tout ce qu’il m’a apporté en philosophie. Malebranche et l’adverbialisme de la sensation On sait que Malebranche, parmi tous les points sur lesquels il diverge de Descartes ou s’oppose à lui, défend une conception spécifique de la nature de la sensation : la sensation n’a pas d’objet ni de contenu et n’est qu’une modification de notre âme, qui ne représente rien en dehors du sentiment dont nous nous sommes affectés. Qui plus est, Malebranche soutient que ce sentiment nous est irréductiblement obscur et que nous n’en avons aucune connaissance. Certes, comme Descartes, Malebranche rejette la notion confuse du sens commun selon laquelle les qualités sensibles, telles que les couleurs et les odeurs, seraient dans les objets, et la thèse matérialiste selon laquelle ces qualités seraient dans les corps, comme répandus sur leur surface. Non seulement Malebranche ôte aux sensations le statut de ce que Descartes et ses disciples – au premier plan desquels Arnauld - appellent des idées, donc leur statut représentatif, mais aussi il nie que l’âme puisse connaître elle-même et ses modifications. Certes ni Descartes ni Arnauld ne disent que l’âme peut avoir une idée claire (et encore moins distincte) du contenu de ses sensations, mais ils admettent néanmoins que celle-ci puisse être, selon l’expression d’Arnaud qu’a si remarquablement commentée jadis Jean-Marie Beyssade1, un « patron rude » qui est toujours en attente d’une idée claire et distincte. Malebranche au contraire semble soutenir que la perception fait [1] « On se rend même ridicule, parmi quelques cartésiens, si l’on dit que l’âme devient actuellement bleue, rouge, jaune et qu’elle est peinte des couleurs de l’arc-en-ciel, lorsqu’elle le considère. Il y a bien des personnes qui 1 Beyssade, « Sensation et idée : la patron rude » , in Pariente ed. Antoine Arnauld, Philosophie du langage , Vrin 1995, repris dans Descartes au fil de l’ordre, Paris, PUF 2001. "2 doutent et encore plus qui ne croient pas que, quand on sent une charogne, l’âme devienne formellement puante, et que la saveur du sucre, du poivre, du sel, soit quelque chose qui lui appartienne. Où est-donc l’idée claire et distincte de l’âme, afin que les cartésiens la consultent et qu’ils s’accordent sur le sujet, où les couleurs, les saveurs, les odeurs doivent se rencontrer ? » ( Eclaircissement XI , OC III, 166, ed Bardout , II 152)2 Mais les choses se compliquent du fait que l’oratorien ne dit pas non plus que les sensations sont dénuées de toute capacité représentative. Bien que la sensation soit par principe une simple modification de l’âme sans relation à des objets extérieurs, Malebranche admet que la sensation peut se joindre à l’idée sans être elle-même une idée, et dans ce cas elle est reliée à une entité extra-mentale, qui est dans l’esprit de Dieu. Elle semble bien en ce sens garder un caractère représentatif, et pouvoir au moins être associée à une idée. « L’âme répand presque toujours sa sensation sur l’idée qui la frappe vivement » (Ecl X. OC III, 152, Bardout II, 139). [2] « Lorsque nous apercevons quelque chose de sensible, il se trouve dans notre perception sentiment et idée pure. Le sentiment est une modification de notre âme, et c’est Dieu qui en est la cause en nous, et il la peut causer quoiqu’il ne l’ait pas, parce qu’il voit dans l’idée qu’il a de notre âme qu’elle en est capable. Pur l’idée qui se trouve jointe avec le sentiment, elle est en Dieu, et nous la voyons, parce qu’il lui plaît de nous la découvrir, et Dieu joint la sensation à l’idée, lorsque les objets sont présents, afin que nous le croyions ainsi, et que nous entrions moins dans les sentiments et dans les passions que nous devons avoir par rapport à eux. » ( RV III, ii, 6, OC 445, Bardout I, 461) Malebranche soutient donc que : (i) Les sensations ne sont pas des modalités représentatives, mais des modifications de l’âme par lesquelles l’âme est affectée des qualités qu’elle aperçoit dans les objets (ii) Les sensations sont cependant jointes à des idées qui au moins tendent à représenter des objets et l’âme voit leurs objets en Dieu. Malebranche semble donc dire que les sensations sont à la fois non représentatives et qu’elles le sont quand même. Nul doute qu’on ait ici affaire à l’une de ces tensions qu’Arnauld ne cessera de dénoncer dans la théorie des idées de Malebranche. 2 Desgabets, Retz, cf Schmaltz 1996, p. 83 note 138 "3 C’est essentiellement la première thèse qui a conduit plusieurs commentateurs (Nadler 1992 : 64, Schmaltz 1996 : 83, Jolley 2000: 37-42 ) à attribuer à Malebranche une conception « adverbiale » de la sensation. La théorie adverbiale de la sensation fut introduite dans la littérature philosophique par C. D. Broad en 1923 (mais on en trouve des traces avant chez Thomas Reid et George Stout) puis par C.J. Ducasse en 1942 dans un article sur GE Moore3 : « ‘ Bleu’, ‘doux’ et ‘ sucré’ ne sont ni les noms des objets de l’expérience, ni des noms de sortes d’objets de l’expérience, mais sont des noms de sortes d’expériences . Sentir du bleu, c’est sentir « bleument » de même manière que danser la valse, c’est danser « valsement » ( Ducasse 1942 : 232-33) De la même manière que danser une valse ou s’ennuyer ne sont pas des relations à des entités telles que des valses ou de l’ennui mais des modes d’agir, les perceptions sont des manières de sentir une réalité qui ne contient en elle-même aucune couleur et aucune des qualités sensibles. En d’autres termes la perception des qualités sensibles n’est pas une relation, mais une propriété monadique, qui est une manière de sentir. Les adverbes, en particulier de manière, modifiant les verbes qui expriment l’acte de sentir, semblent la traduction la plus appropriée de cette conception, qu’on appelle pour cette raison « adverbiale ». La théorie adverbiale de la sensation a au moins plusieurs avantages. Elle permet, d’abord, de se dispenser d’objets mentaux, tels qu’idées, sense data, contenus intentionnels, et donc de certaines des entités les plus problématiques de la métaphysique de l’esprit. Elle permet ensuite d’éviter de soutenir que les objets soient eux-mêmes colorés ou puants et que ces propriétés soient dans la réalité. De plus on n’est pas tenu de la généraliser. On peut avoir une théorie adverbiale de la sensation, de la conscience, ou même des concepts en général4, mais la première n’implique pas les deux autres. Certes, comme le remarquent tous ceux qui attribuent à Malebranche une conception adverbialiste, jamais l’oratorien, qui n’avait pas lu Chisholm, n’a recours à une traduction adverbiale » des sensations, en disant que si l’on voit du jaune ce n’est autre que voir jaunement. De plus il est bien difficile de croire qu’il serait mû, comme les adverbialistes contemporaines par un souci d’appliquer le rasoir d’Occam dans le domaine de l’esprit, et encore moins par le souci de défendre une théorie matérialiste de l’esprit, débarrassée de la 3 La doctrine se trouve en fait déjà chez C.D. Broad, 1923 C’est en fait plutôt l’élève de Ducasse, Roderick Chisholm (1957) qui introduisit l’idée (p. 123). Cf Nagel , Jackson 1976, Tye 1984, 1989, Kriegel 2008 et l’excellente présentation et discussion de Allix 2004 4 Cf Tye 1984, 1989 , Goldstein 1982 "4 notion de contenu mental. Mais on peut quand même lui attribuer un motif d’économie ontologique, à savoir le souci de se dispenser d’appliquer la notion d’idée sans restriction quand il s’agit des sensations, et c’est bien l’un des reproches que lui fera Arnauld. Mais il y a aussi des raisons positives de lui attribuer la conception adverbiale. La première est son souci de soutenir que les sensations ont avant tout une réalité formelle et non pas une réalité objective, et de marquer leur caractère de simples modifications de l’esprit. La seconde est que bien qu’une théorie adverbialiste de la sensation n’implique pas une théorie adverbialiste de la conscience - qui ressemblerait nécessairement à une forme de matérialisme- elle peut être associée à une théorie adverbialiste de la conscience de soi. Si, comme le soutient avec constance l’oratorien, nous ne connaissons notre âme que par un sentiment intérieur qui nous est opaque, il y a des raisons de penser que nous connaissons notre âme « moi-ment », pour ainsi dire, mais jamais comme un moi qui en serait l’objet. La troisième raison d’attribuer à Malebranche l’adverbialisme est que la conception adverbiale semble bien en mesure de marier les deux thèses que Malebranche met en avant au sujet des sensations, à savoir qu’elles ont avant tout lieu en notre âme et qu’elles pointent, bien que confusément, vers des objets extérieurs. Quand on sent rougement ou bleument, cela veut dire à la fois que le rouge est une manière de notre sentir, ce que traduit bien la thèse selon laquelle l’âme devient rouge, mais aussi que l’on sent du rouge, c’est-à-dire quelque chose qui soit en dehors de l’esprit5. Pourquoi Malebranche n’est pas un adverbialiste Pourquoi attribuerait-on à Malebranche par quelque mouvement rétrograde du vrai, une théorie dont la formulation est essentiellement contemporaine. Au passage, je voudrais signaler que je n’ai jamais été convaincu par l’argument bergsonien contre le mouvement rétrograde du vrai. Il peut y avoir un mirage du présent dans le passé, mais il n’y a pas de mirage temporel des doctrines philosophiques qui peuvent se formuler en tout temps et en tout lieu. Mais ce n’est pas ici le lieu de développer ce point. La théorie adverbiale de la sensation rencontre un certain nombre de difficultés dont on ne voit pas, de prime abord, pourquoi on devrait en lester l’oratorien. La première est qu’elle semble phénoménologiquement fausse. Comme le dit Moore (1942) en réponse à Ducasse : « Je ne peux pas voir la qualité sensible de bleu sans voir directement quelque chose qui possède cette qualité – une tache bleue, une marque bleue, une ligne bleu ou un point bleu, etc, au sens où une post image, vue les yeux fermés, peut être l’une ou l’autre de ces choses ». Et si quand nous percevons « jaunement » nous ne voyons 5 Cf Moore 1942 "5 aucune propriété de jaune dans un objet, cela ne revient-il pas à soutenir que nous faisons toujours une erreur systématique, en projetant sur un monde en réalité incolore des qualités qui ne sont que des manières d’être de notre âme ? En troisième lieu, la théorie adverbiale, comme le note Ducasse, ne dit pas que la manière d’être d’une expérience est une propriété de cette expérience. Il s’agit plutôt d’une propriété d’une classe d’expériences, d’espèce à genre, ou de déterminable à déterminé. « Je sens jaunement » est une espèce du genre « je sens visuellement ». Mais si c’est le cas, comment pourrions-nous comparer entre elles nos expériences et les classer puisqu’elles n’ont plus de propriétés en commun ? 6 Autre difficulté liée, comment appliquer la théorie adverbiale quand les propriétés sensibles sont multiples ? Si je crois voir un carré rouge à côté d’un triangle vert, la théorie nous dit que je vois carrément, rougement, triangulairement et vertement. Mais la théorie ne peut pas différencier ce compte rendu adverbial de sensation de celui dans lequel je crois voir un carré vert à côté d’un triangle rouge. Autrement dit le grain de la perception semble pouvoir être toujours plus fin que ce que la conception adverbiale semble dire. La théorie adverbiale semble incapable de rendre compte de la structure des expériences. Il semble difficile de ne pas réintroduire l’idée que l’expérience a une certaine sorte de contenu, et n’est pas une pure modification de l’esprit. 7 Mais précisément, ce trait, que l’on pourrait appeler la visée objective de la sensation, ne montre-t-il que Malebranche ne peut pas être un adverbialiste? Un véritable adverbialiste ne devrait-il pas nier qu’il y ait quelque référence objective que ce soit dans nos sensations ? Or Malebranche ne dit-il pas qu’ « il y a toujours idée claire et sentiment confus dans la vue que nous avons des objets sensibles : l’idée qui représente leur essence, et le sentiment confus qui nous avertit de leur existence » ( Entretiens sur la métaphysique, V, art II, Pléiade 745). De tels passages plus cartésiens semblent difficiles à réconcilier avec la théorie adverbiale. Et surtout comment la théorie adverbiale pourrait-elle s’accorder avec la doctrine de la vision en Dieu, qui dit que nous nous voyons les propriétés intelligibles de l’extension en Dieu ? En fait Malebranche ira même jusqu’à dire, dans les Entretiens sur la mort, que les sensations elles-mêmes sont « répandues » sur les idées du monde intelligible : [3] Nous sommes assurément où sont nos perceptions, nos propres modalités qui, quoique distinguées de nos idées, n‘en sont point séparées, du moins dans le temps que ces idées nous affectent. Quoi ! Pouvez-vous douter que la couleur, votre propre modalité, ne soit jointe avec votre idée, étant 6 Cf Allix 2004, p. 107 7 Cf Jackson 1976 , 197 , Dokic 2004 p. 32-33 "6 convaincu d’ailleurs que la couleur n’est que la perception sensible de l’idée qui vous touche ? Si vous voyiez ce mur immédiatement et ne lui-même, pourriez-vous douter que cette blancheur que vous voyez répandue sur sa surface n’y fût pas actuellement ? La couleur est sans doute sur l’objet vu immédiatement : elle est avec l’idée dont elle est la perception. Mais les couleurs ne sont que des modifications de l’âme et les substances sont inséparables de leurs modifications. Donc l’âme même est sur les idées qui la touchent, dans les idées qui la pénètrent, dans le monde intelligible comme dans le lieu propre des intelligences. » ( Entretiens sur la mort , Pléiade p. 1007-8 cité par Guéroult, I, p.126 Notons ici aussi une différence importante entre l’adverbialisme de Malebranche, s’il soutient effectivement cette doctrine, et l’adverbialisme contemporain : ce dernier pense que les sensations sont des modifications d’un acte, alors que Malebranche pense qu’elles sont les modifications d’une substance, l’âme (Ott 2012). Et surtout Malebranche n’insiste-t-il pas sans cesse, dans ses réponses à Arnauld, qu’il soutient bien la théorie représentationnelle des idées que ce dernier lui reproche de ne pas soutenir ? Quand Arnauld lui reproche de soutenir que nous ne voyons pas les corps, Malebranche ne répond-il pas que nous les voyons bien, mais pas « en eux-mêmes » ( OC 6 : 101), ce qui veut dire qu’ils sont perceptibles, mais par le moyen d’idées ? Comment pourrait il soutenir l’adverbialisme en ce sens? Malebranche n’est donc adverbialiste qu’à demi, quand il soutient que les sensations sont des modes de l’esprit fini et qu’elles ne représentent rien, donc qu’elles ne sont pas des idées au sens cartésien du terme. Mais il cesse de l’être quand il soutient qu’aux sensations sont associées des idées au sens malebranchien du terme, à savoir des perceptions pures qui ont pour objet des « figures intelligibles » [4] Que pour voir un objet sensible, le Soleil, un arbre, une maison etc., il faut deux choses: la modalité de couleur et une idée pure, savoir l'idée de l'étendue, ou l'étendue intelligible. Car lorsqu'on a un sentiment vif de lumière, attaché, ou qui se rapporte à un cercle intelligible, distant d'un certain espace intelligible, rendu sensible par différentes couleurs, on voit le Soleil, non tel qu'il est, mais tel qu'on le voit ( Réponse de Malebranche à Arnauld, ed. Simon p. 313, OC VI, 55) On voit mal comment un adverbialiste, qui n ‘en reste qu’à la modalité de couleur, pourrait accepter l’idée pure. S’il y a bien dans une perception, outre l’acte de percevoir, une entité perçue, comment Malebranche pourrait-il "7 soutenir, comme l’adverbialiste contemporain, qu’il n’y a pas d’entité perçue, mais juste un percevoir X-ment ? Pourquoi Malebranche pourrait être un adverbialiste après tout Mais on peut aussi bien soutenir que parce que Malebranche rencontre des difficultés très voisines de celles que rencontre la théorie adverbiale, cela nous donne des raisons de la lui attribuer. Quand il nous dit «(...) les couleurs ne sont que dans l'âme. Ce ne sont que des perceptions vives et sensibles» ( OC XVII, 282); «(...) toutes ces perceptions sensibles, qu'on appelle couleur, saveur, odeur et le reste» ( OC IX, 959); [et que] «(...) il est certain qu'on ne voit l'étendue que par la perception et modification de l'âme qu'on nomme couleur» (OC IX , 98)8 Quand Malebranche récapitule ses oppositions à Arnauld, ne dit-il pas qu’il n’y a pas d’objets extérieurs à l’âme ? [5] Mr. Arnauld prétend que les modalités de l'âme sont essentiellement représentatives des objets différents de l'âme: et je soutiens que ces modalités ne sont que des sentiments, qui ne représentent à l'âme rien de différent d'elle-même » ( OC VI, 53) Et pourquoi Malebranche aurait-il besoin de soutenir que les sensations sont « répandues » sur les Idées s’il ne défendait pas la thèse qu’elles ne sont que des modifications de notre esprit ? Un adverbialiste contemporain au moins, Tom Baldwin (1992) a soutenu que nos manières de percevoir, donc nos modifications adverbiales, sont transformées en notre esprit en couleurs, puis projetées à distance sur les surfaces physiques des objets. Mais dans ce cas comment l’esprit pourrait-il faire des erreurs, s’il projette toujours correctement les couleurs sur les objets ? Ici l’adverbialiste est bien obligé de dire que « les actes de percevoir auxquels ne correspond aucun objet matériel ont pour objets des entités réelles et immatérielles, des idées, qui sont— et qui sont perçues comme étant — réellement distinctes du sujet » ( Glauser 1988 : 396) En d’autres termes, en jargon moderne (cf Dokic 2004), Malebranche doit bien être un conjonctiviste (et donc un internaliste quant à la perception) et non pas un disjonctiviste ( un externaliste) quant à contenu des perceptions. Le conjonctiviste soutient que dans la perception véridique comme dans la perception non véridique, il y a toujours un contenu commun. Le disjonctiviste au contraire soutient que dans les perceptions non véridiques, il n’y a pas de contenu du tout pare que rien n’est perçu. Et pourtant, qu’y a-t-il de plus externaliste que la théorie de la vision en Dieu ? 8 Cité par Glauser 1988 "8 . Essayons de récapituler. Malebranche soutient ( cf plus haut le texte 1 , Eclaircissement XI) que toute perception sensible contient deux éléments : le sentiment, qui n’est qu’une modification de note âme, et l’idée pure. La première composante est adverbialiste en un sens qui n’est pas éloigné de celui qu’emploieront les auteurs qui défendent aujourd’hui cette thèse. La seconde ne l’est pas. Quand on voit un carré rouge, dire que les idées sont senties rougement c’est dire que la sensation de rouge survient en conjonction avec la perception d’une idée telle que l’expérience est celle d’un corps carré rouge. Mais les deux éléments sont autonomes. Malebranche a autant de difficulté à expliquer la manière dont l’idée est jointe au sentiment que l’adverbialiste a du mal à expliquer comment on peut sentir à la fois rougement et carrément. Or comme on sait, c’est cette même dualité qui provoque la perplexité d’Arnauld et occasionne son attaque. En substance ( Glauser 1988 : 405) le dilemme devant lequel Arnauld soutient que Malebranche se trouve est le suivant S'il nie qu'il existe des perceptions essentiellement représentatives des objets extérieurs, sa théorie des idées rend impossible toute connaissance et toute perception de ces objets. Les objets deviennent inconnaissables et imperceptibles. Si inversement Malebranche accepte que nos perceptions sont essentiellement représentatives sa théorie des idées serait inutile pour expliquer la connaissance et la perception des choses extérieures. Car si nos perceptions sont par elles-mêmes représentatives des choses extérieures, il n'est pas besoin d'idées réellement distinctes des perceptions pour les représenter. Si Arnauld a raison c’est bien la composante adverbaliste de la théorie de Malebranche qui fait problème. Plus profondément, n’est ce pas justement parce que Malebranche veut se débarrasser de la notion d’une réalité objective associée aux idées en moi pour placer cette réalité objective en Dieu qu’il a besoin de quelque chose comme une théorie adverbiale ? S’il était sur ce point d’accord avec Arnauld, il défendrait la thèse de celui-ci selon laquelle « Toutes nos perceptions sont des modalités essentiellement représentatives , DVFI 5, def 7 45 ) Conclusion Malebranche, dit-on souvent, prépare le terrain pour Berkeley. Mais ne prépare-t-il pas le terrain pour une conception réaliste débarrassée de la notion d’idée représentative ? I.e ne prépare-t-il pas le terrain pour Reid qui défendait une conception adverbiale également, mais avec une théorie "9 réaliste de la perception ? The grammatical analysis of both expressions is the same : for both consist of an active verb and an object. But, if we attend to the things signified by these expressions, we shall find that, in the first, the distinction is not only grammatical but real/ The form of the expression I feel a pain, might seem to imply that the feeling is something distinct from the pain felt; yet in reality there is no distinction. As thinking a thought is an expression which could signfy no more than thinking, so, feelin a pain signifies no more than being pained [182b-3&, emphasis original] (EHM, VI, xx) On pourrait donc avancer que Malebranche est à la fois le précurseur de la conception la plus idéaliste qui soit celle de Berkeley, et celui de la conception la plus réaliste qui soit, celle de Reid. Comme le disait le titre du dernier film de Marilyn Monroe, « Something’s got to give. » 9 9 Merci à Martine Pécharman et Denis Kambouchner pour leur invitation, et à Martine spécialement pour m’avoir communiqué ses textes autour de ou directement sur ces questions, et à Jean Claude Pariente pour son exemple, sa générosité, et son amitié au fil des années. A la différence des mauvais alibis, qui ne sont pas des alibis, les mauvais élèves restent des élèves. "10 REFERENCES Allix , L. 2004 Perception et réalité , Paris , CNRS editions Arnauld , A. des Vraies et des fausses idées , ed. J. Simon, Oeuvres philosophiques d’Arnauld, réed Fayard, coll. Corpus Baldwin , T . 2002 « The projective theory of sensory content », in Crane T. ed The Contents of Experience, Cambrige University Press Chisholm , R 1957 Perceiving , Cornell, Ithaca NY Dokic, J. 2003 Qu’est-ce que la perception? Paris ,Vrin Ducasse , CJ. 1952 “Moore’s refutation of idealism”, in The philosophy of G.E. Moore P.A. Schillpp ed. Open Court : La Salle Glauser R. 1988 « Arnaud critique de Malebranche”, Revue de théologie et de Philosophie, vol. 120, 1988, 389-41 Jackson, F. 1977. Perception: A Representative Theory. Cambridge: Cambridge University Press Jolley, N 1990 The lights of the soul, Malebranche and ideas, Clarendon Press: Oxford 2000 “Malebranche and the soul” in Nadler 2000 Kriegel, U. 2008 « The dispensibility of merely intentional objects », Philosophical Studies, Volume 141, Issue 1, pp 79-95 Malebranche La recherché de la vérité , OC ed. Lewis, Pléiade, et ed Bardout, Paris Vrin 2006 OEuvres, ed. Rodis-Lewis, Paris Vrin CNRS Martin , M.G. F « Setting things before the mind » in Setting things before the mind. In A. O'Hear (Ed.), Current issues in philosophy of mind; Cambridge: Cambridge University Press. Moore, GE. « A reply to my critics » in The philosophy of G.E. Moore P.A. Schillp ed. Open Court : La Salle Nolan L 2012 “Malebranche on sensory cognition and seeing as” Journal of the History of Philosophy, Volume 50, Number 1pp. 21-52 | Nadler S. 1992 Malebranche and ideas, Oxford , Oxford University Press Nadler , S. 2000 ed The Cambridge companion to Malebranche, Cambridge Ott W. 2012 “Malebranche and the riddle of sensation”, Philosophy and Phenomenological Research 88 (3):689-712 (2014) Pécharman , M. 2008 “Malebranche’s ontological problem of the perception of bodies”, in Knuutila S. and Karkainen, eds Theories of perception in medieval and early modern philosophy, Dordrecht, Reidel Schmaltz , T 1996 Malebranche’s theory of the soul, Oxford University Press Tye , M. 1984 “The adverbial approach to visual experience”, The Philosophical Review, Vol. 93, No. 2, pp. 195-225 1989 The metaphysics of mind , Oxford : Oxford University "11 Les Archives du Séminaire Descartes Nouvelles recherches sur le cartésianisme et la philosophie moderne Samedi 13 décembre 2014 ENS L’âge classique de Jean-Claude Pariente Daniel GARBER Notes sur JCP : « Autour de la notion complète et le débat entre Leibniz et Arnauld » Je voudrais remercier les organisateurs de ce colloque pour m’avoir invité à parler ici. Je suis toujours content de participer au Séminaire Descartes. L’essai de Jean-Claude Pariente dont je parle va bientôt sortir dans Archives de philosophie, dans un numéro édité par Martine Pécharman et Joël Biard. In a recent paper1, JCP has taken up one of the central questions in Leibniz scholarship: Leibniz’s controversy with Arnauld over the NC and the apparent implication it has that everything is fated and necessary. After a brief discussion of the issues in Leibniz and Arnauld’s objections to Leibniz, I would like to discuss JCP’s account of the debate. On his view, it is simply a matter of different perspective: Leibniz’s conception of the NC derives from the fact that he is looking at the debate from the point of view of God, who is choosing among different individuals to create. Arnauld, on the other hand, rejects this divine perspective, according to JCP, and is looking at individuals from the human perspective. This is important, and illuminates a great deal of the difference between Leibniz and Arnauld. But I would like to suggest that there is something more, perhaps deeper that separates the two thinkers. I would like to begin with a brief exposition of JCP’s account of Leibniz’s debate with Arnauld. 1 Cet article est paru quelques semaines après la communication de Daniel Garber. Voir Jean-Claude Pariente, « Autour de la notion complète. Le débat entre Leibniz et Arnauld » (Archives de philosophie, « Pour un Port-Royal contrasté », études réunies par Joël Biard et Martine Pécharman, 78/1, janvier-mars 2015, p. 75-110). "1 For Leibniz, the individual is defined by the NC, a notion that contains everything that was, is, and will be true of a given individual thing. In this way, the NC defines the individual as the individual that it is. And because the NC contains everything that is true of a given individual, if even the smallest detail were to be changed, the individual would not be the same. So, for example, given that I am now in Paris, and not in Princeton, were I to have stayed in Princeton, and not traveled to Paris, I would have to be a different individual from the one that I am. But Arnauld has a different conception of an individual. For Arnauld, I could fail to make the trip I made, and still be the same individual that I am. He writes to Leibniz: J’applique la même regle à la notion individuelle de moy. Je suis assuré, que tant que je pense je suis moy. Car je ne puis penser que je ne sois, ni estre, que je ne sois moy; mais je puis penser que je feray un tel voyage, ou que je ne le feray pas, en demeurant tres assuré que ni l’un ni l’autre n’empeschera que je ne sois moy. Je me tiens donc tres assuré que ni l’un ni l’autre n’est enfermé dans la notion individuelle de moy. [Arnauld à Leibniz, 13 mai 1686, A2.2.37] Leibniz’s position seems to lead to a kind of necessitarianism and fatalism: once created, it seems that everything that happens to Adam, in fact, everything that happens to Adam and all of his progeny happens with necessity. God’s creation of the one would seem to destine all of the others to whatever fate they have. This, of course, raises the question of necessity: does the fact that everything that happens to an individual is contained in its NC entail that everything that happens to an individual happens necessarily? Leibniz doesn’t think so. JCP continues by developing Leibniz’s account of contingency, particularly the version that involves infinite analysis. But to say that Adam did P contingently is different from saying that Adam could have done something else, not-P, and still have been Adam even if he had done so. Leibniz has some difficulty with this since the NC contains everything that is true of Adam, and thus, if Adam doesn’t do P he isn’t really Adam. To solve this, Leibniz appeals to what JCP calls the theory of “approchants,” or, as in David Lewis’s account of modality, the theory of “counterparts.” On this view, Adam has “approchants” in other possible worlds, people very much like Adam in most respects, but differing only in relevant respects. So to say that our Adam, in this world could have done not-P (though he did P) is to say this “approchant” in another world actually did not-P. What, then, is to account for the different theories of Leibniz and Arnauld? JCP proposes that the way in which they differ is only in perspective. According to JCP, Leibniz is regarding the individual from the perspective of God: "2 … quand Leibniz parle de la notion individuelle, il s'agit pour lui au premier chef d'une notion qui réside dans l'entendement de Dieu. [JCP, p. 4] From Leibniz’s point of view, he is thinking about God choosing to create one individual (and his world) rather than another. For that purpose he needs to consider individuals as being maximally specific, as containing all of their properties, as NC. But Arnauld’s perspective is different: … quand il [Arnauld] pense à la notion individuelle, il pense à ce qu'un entendement humain peut connaître d'un individu, alors que Leibniz pense à ce que Dieu peut en connaître. […] Arnauld répugne à se placer au point de vue de Dieu… [JCP, p. 6] For JCP this is the central difference between Leibniz and Arnauld: for Leibniz, the appropriate perspective to take on individuals is that of God, deciding which to create, while for Arnauld it is that of the finite individual person, trying to understand himself and his relation to the world. The analysis of JCP reveals a great deal about the dispute between Leibniz and Arnauld, and I completely accept his account. However, I think that it is incomplete. To understand Arnauld’s unhappiness with Leibniz, we must understand another feature of the debate, and another way in which Leibniz’s idea of the NC enters into his philosophy. Early on in the correspondence, Arnauld notes a feature of Leibniz’s way of thinking about individuals and their connection. He writes: …il reste à demander (et c’est ce qui fait ma difficulté) si la liaison entre ces objets (j’entends Adam d’une part, et tout ce qui devoit arriver tant à luy qu’à sa posterité de l’autre) est telle d’elle même independemment de tous les decrets libres de Dieu, ou si elle en a esté dependante… The question is this: when God creates Adam, does he thereby create everything that follows, or are those other consequences independent decrees of God's. In the former case there would be “une connexion intrinseque et necessaire” between Adam and his posterity. In this case, Arnauld seems to think, we may be obligated to adapt a kind of fatalism and necessitarianism. But this, Arnauld thinks, is exactly what Leibniz is committed to: Sans ce dernier [c’est-à-dire « une connexion intrinseque et necessaire »] je ne voy pas que ce que vous dites pust estre vray, que la notion individuelle de chaque personne enferme une fois pour toutes, tout ce qui luy arrivera à jamais: en prennant même cette notion par rapport à Dieu. "3 I think that Arnauld read Leibniz correctly, that what he wanted was an intrinsic connection between the states of an individual and everything else. To understand this deeper conception of the NC, we must turn away from the correspondence between Leibniz and Arnauld, and go back to the Discours de métaphysique, the text that stands in the shadows in the background of the correspondence. The relevant portion of the text is section 8. What precedes section 8 are a series of sections in which Leibniz discusses the activity of God: « De la perfection Divine, et que Dieu fait tout de la maniere la plus souhaitable, » [1], « En quoy consistent les regles de perfection de la divine conduit, » [5], « Dieu ne fait rien hors d’ordre et il n’est pas mêmes possible de feindre des evenemens qui ne soyent point reguliers. » [6] And then, in section 8, he announces the following question : « Pour distinguer les actions de Dieu et des creatures, on explique en quoy consiste la notion d’une substance individuelle. » The question here is the extent to which God acts, and the extent to which creatures do. That is to say, the extent to which the occasionalist conception of causality is true. It is in this context that Leibniz introduces the NC, as part of an argument intended to refute occasionalism. How does this work? Leibniz begins by noting that « … puisque les actions et passions appartiennent proprement aux substances individuelles (actiones sunt suppositorum), il seroit necessaire d’expliquer ce que c’est qu’une telle substance. » But what is an individual substance ? Leibniz reasons : Or il est constant que toute predication veritable a quelque fondement dans la nature des choses, et lors qu’une proposition n’est pas identique, c’est à dire lors que le predicat n’est pas compris expressement dans le sujet, il faut qu’il y soit compris virtuellement, et c’est ce que les philosophes appellent inesse. Ainsi il faut que le terme du sujet enferme tousjours celuy du predicat, en sorte que celuy qui entendroit parfaitement la notion du sujet, jugeroit aussi que le predicat luy appartient. Cela estant, nous pouvons dire que la nature d’une substance individuelle, ou d’un Estre complet, est d’avoir une notion si accomplie, qu’elle soit suffisante, à comprendre et à en faire deduire tous les predicats du sujet a` qui cette notion est attribuée. In a way this is completely trivial : there is a NC for every individual simply because there are predicates that are true of it. If it is true that Alexander is P, for any property P, then “P” must be in its NC. But how does this address occasionalism? At the very end of the section, Leibniz adds the following remark: Aussi quand on considere bien la connexion des choses, on peut dire qu’il y a de tout temps dans l’ame d’Alexandre des restes de tout ce qui luy est arrivé, et les marques de tout ce qui luy arrivera, et même des traces de tout ce qui "4 [se] passe dans l’univers, quoyqu’il n’appartienne qu’à Dieu de les reconnoistre toutes. I think that Leibniz is thinking in this way : since the NC is true of Alexander, there must be something in Alexander himself by virtue of which the NC is true of him. These are « … les marques de tout ce qui luy arrivera, et même des traces de tout ce qui [se] passe dans l’univers. » That is, these things happen because God has created things with the intrinsic resources to be able to do things, and not because God does them extrinsically. For Leibniz, to say that Alexander will vanquish Darius and Porus, and that that is in his NC is not to say that God will bring it about that Alexander wins, but that there is something in Alexander himself that explains his victory. In this way Leibniz tries to argue from the simple fact that everything has a NC to the surprising conclusion that occasionalism is false. Now, this argument is not in the correspondence with Arnauld. But even so, the reasoning of section 8 of the Discours de métaphysique stands behind the conception of the NC that Leibniz defends in the exchange. This is what Arnauld explicitly recognizes in Leibniz’s position, when he notes that there is “une connexion intrinseque et necessaire” between the states of Adam and everything that follows. Leibniz confirms what Arnauld sees in his later responses, where he emphasizes that the NC pertains to an individual because of the intrinsic properties that individual has. When defending to Arnauld the claim that there is an intrinsic basis for all of the properties of an individual, Leibniz always returns to the same argument, that the notion of truth requires that the predicates of an individual must be grounded in that individual: … j’ay donné une raison decisive, qui à mon avis tient lieu de demonstration, c’est que tousjours dans toute proposition affirmative veritable, necessaire ou contingente, universelle ou singuliere la notion du predicat est comprise en quelque façon dans celle du sujet, praedicatum inest subjecto, ou bien je ne sçay pas ce que c’est que la verité. Leibniz continues : Or je ne demande pas d’avantage de liaison icy que celle qui se trouve a parte rei entre les termes d’une proposition veritable, et ce n’est que dans ce sens que je dis que la notion de la substance individuelle enferme tous ses evenemens et toutes ses denominations, même celles qu’on appelle vulgairement extrinseques […], puisqu’il faut tousjours qu’il y ait quelque fondement de la connexion des termes d’une proposition, qui se doit trouver dans leurs notions. "5 It is interesting here : in this later passage, Leibniz talks about finding the “fondement de la connexion des termes d’une proposition” “dans leurs notions.” But earlier on, the claim is stronger : « praedicatum inest subjecto », the predicate is literally in the subject itself, and not just in its notion. The demand for the ground of all of the properties of an individual to be literally in the subject itself is clearer in a test Leibniz wrote to Arnauld only a few months later: L’unité substantielle demande un estre accompli indivisible, et naturellement indestructible, puisque sa notion enveloppe tout ce qui luy doit arriver, ce qu’on ne sçauroit trouver ny dans la figure ny dans le mouvement (qui enveloppent mêmes toutes deux quelque chose d’imaginaire, comme je pourrois demonstrer), mais bien dans une ame ou forme substantielle à l’exemple de ce qu’on appelle moy. Here Leibniz is arguing against a Cartesian conception of extended substance and for the revival of substantial forms by noting that an individual substance must contain a form, as the seat of all of the properties it contains, past, present and future. This idea that every individual must contain the grounds of its properties is what, in section 8 of the Discours de métaphysique Leibniz presents as an argument against occasionalism. It is also, in his correspondence with Arnauld, what leads Arnauld to see Leibniz as a necessitarian and as a fatalist. Leibniz and Arnauld certainly differ in their perspective on the individual, just as JCP has emphasized: Leibniz is looking at individuals from the perspective of God, while Arnauld is looking at them from the human perspective. But in addition, Leibniz is looking at individuals as the source of all of their own activity, the active ground of all of their properties. And in this radical denial of occasionalism, Arnauld sees the seeds of necessitarianism and fatalism. Now, in his later writings, the central theme of the NC and its role in the refutation of occasionalism that dominates the Discours de métaphysique and haunts the later correspondence with Arnauld largely disappears from Leibniz’s repertoire. Perhaps he realized that as an argument against occasionalism, it wasn’t very good. But perhaps also it because of the objections that Arnauld made against it that he realized that it took him places he didn’t want to go. "6