Les usages du savoir et de la violence : quelques réflexions autour

Malika ZEGHAL
Les usages du savoir
et de la violence :
quelques réflexions
autour du 11 septembre
Les attentats du 11 septembre sont liés à la fois à la fin de la guerre froide et à
la déconnection des mouvements islamistes radicaux de leurs bases nationales.
L’islamisme radical a construit une image de l’ennemi fixée sur l’Occident, et en
particulier sur les Etats-Unis. En 1996, le procès du cheick Omar Abd-al-
Rahman témoigne à la perfection de cette hostilité, ainsi que du changement de
la politique américaine vis-à-vis de l’islam sunnite radical à partir du début des
années 1990. Certes, le discours radical qui légitime l’usage de la violence ne
représente qu’un courant minoritaire parmi le large éventail des mouvements isla-
mistes. Il repose néanmoins sur une interprétation de l’islam qui trouve son ori-
gine dans une lecture littérale des textes sacrés, produite par de nombreux oulémas
salafistes et donnant forme à une vision commune et répandue de l’islam qui
refuse toujours de procéder à une lecture critique des textes religieux.
Politique étrangère
Le mardi 11 septembre 2001, au tout début de la matinée, deux
avions de lignes commerciales américaines, détournés par des
pirates de l’air, percutent les tours jumelles du World Trade
Center à New York. Symboles du capitalisme global et de la puissance
économique américaine, elles s’écroulent en quelques secondes. Au
même moment, le Pentagone, siège du ministère de la Défense, est lui
aussi touché par un avion. Les pirates n’ont pas exprimé publique-
ment – ni fait exprimer – les raisons de leur geste. Rien ne vient expli-
citer la cause de l’attaque, aucun discours ne vient soutenir cet acte de
violence et revendiquer l’attentat. Ce sont les médias qui, aux Etats-
Unis, tentent de cerner par la parole cet ennemi « invisible » pour lui
POLITIQUE ÉTRANGÈRE 1/2002
Malika Zeghal est chargée de recherches au Centre d’études interdisciplinaires des faits religieux (Centre
national de la recherche scientifique, Paris). Email : [email protected].
donner un nom et un visage. Dès les premières heures de la catas-
trophe, les médias et le gouvernement américains mettent en avant le
nom d’Oussama Ben Laden, un milliardaire saoudien rejeté par les
siens, exilé en Afghanistan, et qui milite au nom de l’islamisme le plus
radical depuis les années 1990.
Sous la bannière d’une organisation appelée al-Qâ`ída, Ben Laden
promeut ce qu’il appelle le jihâd contre l’Occident, en particulier
contre les Etats-Unis. Il entraîne de jeunes militants issus du Maghreb,
du Moyen-Orient et d’Europe. Une grande partie d’entre eux, ayant
échoué à fonder un « Etat islamique » dans leurs pays respectifs,
s’éloignent de leurs bases locales qui s’inséraient dans un cadre natio-
nal et deviennent, à partir des années 1990, les électrons libres1d’un
islamisme radical transnational. Leur propre Etat national, contre
lequel ils ont pu dans un premier temps s’ériger au nom de l’islam,
n’est plus leur ennemi principal. Cet ennemi, autrefois local, s’est
dilué dans un espace transnational défini par son caractère « anti-isla-
mique ». Le monde qu’ils se représentent est divisé entre l’islam et ce
qui ne l’est pas, entre le dâr al-islam, qui ne se trouve nulle part, si ce
n’est dans le groupe militant, et le dâr al-harb, étendu à l’Occident et
aux régimes arabes qu’ils considèrent comme « impies ». Ainsi, les
Etats-Unis sont le symbole du domaine de la guerre, sans être néces-
sairement le seul objet de la lutte : celui-ci est bien plus global et n’a
pas forcément de lieu propre ou d’appartenance nationale.
A partir de son réseau d’appartenance, lui-même mobile et poly-
morphe, ce migrant jihadiste peut mettre au point des tactiques qui lui
permettent d’agir contre ce qu’il perçoit comme l’ennemi. Relisons
Michel de Certeau, qui, à propos des tactiques des dominés, et en
contraste avec la notion de stratégie, écrit qu’elles consistent en « un
calcul qui ne peut pas compter sur un propre, ni donc sur une fron-
tière qui distingue l’autre comme une totalité visible. La tactique n’a
pour lieu que celui de l’autre. Elle s’y insinue, fragmentairement, sans
le saisir en son entier, sans pouvoir le tenir à distance. Elle ne dispose
pas de base où capitaliser ses avantages, préparer ses expansions et
assurer une indépendance par rapport aux circonstances. (…) Du fait
22 / POLITIQUE ÉTRANGÈRE
1. C’est l’expression qu’utilise Gilles Kepel dans Jihad, Expansion et déclin de l’islamisme, Paris, Gallimard,
2000, p. 225.
de son non-lieu, la tactique dépend du temps, vigilante à y “saisir au
vol” des possibilités de profit. Ce qu’elle gagne, elle ne le garde pas.
Il lui faut constamment jouer avec les événements pour en faire des
“occasions”. Sans cesse, le faible doit tirer parti de forces qui lui sont
étrangères2». Si Michel de Certeau décrit ici essentiellement le monde
des pratiques culturelles, il construit un parallèle avec l’art de la
guerre, où l’on repère les moyens de « rendre plus forte » la position
du « plus faible ».
La destruction massive du 11 septembre s’est faite probablement sans
arme aucune, si ce n’est les armes blanches que les pirates de l’air
auraient utilisées pour prendre le contrôle des avions. Utilisant les
moyens mêmes de l’adversaire, ils se les sont appropriés pour les
retourner contre lui et ont souligné par leur acte la disproportion des
moyens mis en œuvre par « les forts » et par « les faibles ».
Lorsque l’islamisme émerge comme force politique dans le monde
arabe au cours des années 1970, c’est vers l’Egypte que les chercheurs
se tournent pour retrouver ses racines idéologiques. L’épicentre de la
théorisation de l’islamisme arabe réside alors principalement là où le
réformisme musulman avait fleuri entre la seconde moitié du
XIXesiècle et le début du XXe. La triade Abduh-Afghani-Rida a relu
l’islam à l’aune de la modernité, tâchant d’en reprendre – sur des
modes différents pour chacun – les fondements essentiels, défaits des
scories moyenâgeuses des commentaires coraniques. Ce réformisme
s’est constitué à partir d’un travail sur les sources sacrées qui prend
pied dans un retour au texte révélé. Ce retour, loin de produire une
lecture unique, a progressivement donné lieu à des définitions et à des
usages différenciés. Les différents courants de réflexion sur l’islam nés
au XXesiècle reprennent cet héritage du réformisme qui avait mis en
place un principe de « retour » à l’authenticité.
Mais qu’est-ce que l’islam « authentique » ? Tout était possible dans
ces tentatives de redéfinition, d’autant que le premier réformisme res-
tait très clair sur les principes, mais vague sur ses modes de réalisation,
ce qui permit à toutes sortes de mouvements intellectuels de l’inter-
préter : de la doctrine des Frères Musulmans, dessinée et pratiquée par
ISLAM : LES USAGES DU SAVOIR ET DE LA VIOLENCE / 23
2. Michel de Certeau, L’Invention du quotidien. Arts de faire, tome 1, Paris, Gallimard, 1990, p. XLVIII.
Hassan al-Banna et l’islamisme légaliste, jusqu’aux radicalisations de
l’islam politique ou aux définitions sécularistes travaillant à séparer la
religion de l’Etat, interprétation dont le cheikh Ali Abd al-Raziq reste
la référence. Puis Sayyid Qutb, un Egyptien, lut Mawdudi, un
essayiste musulman d’Inde, et produisit une idéologie qui restait assez
ambiguë mais qui, réinterprétée plus tard et par d’autres à l’aune d’un
contexte politique local – l’Egypte des années 1960 et 1970 –, fit bas-
culer une partie minoritaire de l’islamisme égyptien vers une radicali-
sation violente qui aboutit en 1981 à l’assassinat d’Anwar al-Sadate.
Aujourd’hui, ce n’est pas l’histoire de l’islamisme en Egypte qui
semble fournir une explication aux événements du 11 septembre.
Ceux-ci semblent bien être le résultat d’une déconnexion de cet isla-
misme d’avec ses bases ou origines nationales, et d’une imbrication
avec un islamisme prenant ses racines dans l’Est du monde musulman,
plus particulièrement au Pakistan. Cette rencontre entre deux types
d’islamisme radical s’est faite pour des raisons géopolitiques et éco-
nomiques – les Etats-Unis, l’Arabie Saoudite et les intérêts liés à la
ressource pétrolière jouant ici un rôle crucial – et s’est également
développée autour de certaines institutions de transmission du savoir
religieux et d’oulémas qui se sont faits les porteurs d’une idéologie
fondée sur une interprétation littéraliste de l’islam.
La question de la connexion entre violence politique et diffusion
d’une lecture littéraliste des textes religieux permet de revenir sur le
rapport entre action politique et savoir sacré – et ainsi entre le mili-
tant islamiste et le `âlim – pour montrer comment une partie de
l’islamisme politique – minoritaire mais symboliquement et matériel-
lement puissante – s’est radicalisée et figée dans un discours qui peut,
en temps de crise, mener à la violence. Les aspects géopolitique et
idéologique, que nous présentons de manière séparée pour la clarté de
l’exposé, doivent se comprendre de manière associée : les textes et les
idées circulent à travers le monde avec les acteurs qui les portent ; dans
cette circulation de l’interprétation religieuse – amplement facilitée par
les migrations de population, le satellite, le fax et les nouveaux médias
comme internet –, ils se rencontrent, se combinent, parfois se rejet-
tent, et produisent des représentations qui influent sur les acteurs et
définissent leurs stratégies.
24 / POLITIQUE ÉTRANGÈRE
Le jihâd : globalisation de la violence
L’échec de l’islamisme radical arabe au niveau national
Dans les cercles universitaires français, on avait prévu l’échec de
l’islamisme politique, ou du moins son déclin. Les événements du
11 septembre, loin de le contredire, doivent être directement rattachés
à ce diagnostic. Olivier Roy et Gilles Kepel ont, chacun à leur
manière, souligné l’échec des islamistes, modérés ou radicaux, à mettre
sur pied un Etat islamique3dans le monde musulman sunnite. Cela n’a
pas empêché certains régimes d’islamiser – selon diverses variantes –
le fonctionnement de leur Etat et les règles qui régissent leur société,
en cooptant les élites islamistes légalistes et en désamorçant, dans le
même temps, les potentialités révolutionnaires des groupes les plus
susceptibles de participer à des mouvements violents. La dichotomie
qui sépare deux types d’islamisme politique – les islamistes modérés
et légalistes qui travaillent dans un cadre national (les Frères
Musulmans, par exemple), d’une part, et les islamistes jihadistes dont
la base est plus étroite, d’autre part – s’est ainsi probablement élargie,
menant au désancrage du mouvement le plus violent4, qui s’est trouvé
affaibli dans un premier temps, mais réappropriable par des mouve-
ments ou des organisations externes dans le moyen terme. L’échec de
l’islamisme violent agissant dans un cadre national, conjugué avec la
fin du contexte de guerre froide, explique alors en partie la mutation
de l’islamisme radical, d’un islamisme local à un activisme politico-
religieux transnational.
La fin de la guerre froide : l’« oubli » américain des mujâhidîn
Cette transformation de l’islamisme radical doit beaucoup aux dix
dernières années de la guerre froide, durant lesquelles les Etats-Unis
et l’URSS se sont affrontés sur le terrain afghan. Après l’invasion
soviétique de l’Afghanistan en 1979, le gouvernement de Jimmy
Carter charge la CIA de soutenir la résistance afghane contre l’occu-
pant. Rien de très secret dans ces opérations, qui sont financées direc-
tement par des fonds votés par le Congrès américain, mais aussi par
l’Arabie Saoudite. Il n’est pas question pour Washington d’aider les
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3. Olivier Roy, L’Echec de l’islam politique, Paris, Seuil, 1992, et Gilles Kepel, op. cit.
4. Gilles Kepel, op. cit.
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