POLITIQUE ÉTRANGÈRE 1/2002 Malika ZEGHAL Les usages du savoir et de la violence : quelques réflexions autour du 11 septembre Les attentats du 11 septembre sont liés à la fois à la fin de la guerre froide et à la déconnection des mouvements islamistes radicaux de leurs bases nationales. L’islamisme radical a construit une image de l’ennemi fixée sur l’Occident, et en particulier sur les Etats-Unis. En 1996, le procès du cheick Omar Abd-alRahman témoigne à la perfection de cette hostilité, ainsi que du changement de la politique américaine vis-à-vis de l’islam sunnite radical à partir du début des années 1990. Certes, le discours radical qui légitime l’usage de la violence ne représente qu’un courant minoritaire parmi le large éventail des mouvements islamistes. Il repose néanmoins sur une interprétation de l’islam qui trouve son origine dans une lecture littérale des textes sacrés, produite par de nombreux oulémas salafistes et donnant forme à une vision commune et répandue de l’islam qui refuse toujours de procéder à une lecture critique des textes religieux. Politique étrangère L e mardi 11 septembre 2001, au tout début de la matinée, deux avions de lignes commerciales américaines, détournés par des pirates de l’air, percutent les tours jumelles du World Trade Center à New York. Symboles du capitalisme global et de la puissance économique américaine, elles s’écroulent en quelques secondes. Au même moment, le Pentagone, siège du ministère de la Défense, est lui aussi touché par un avion. Les pirates n’ont pas exprimé publiquement – ni fait exprimer – les raisons de leur geste. Rien ne vient expliciter la cause de l’attaque, aucun discours ne vient soutenir cet acte de violence et revendiquer l’attentat. Ce sont les médias qui, aux EtatsUnis, tentent de cerner par la parole cet ennemi « invisible » pour lui Malika Zeghal est chargée de recherches au Centre d’études interdisciplinaires des faits religieux (Centre national de la recherche scientifique, Paris). Email : [email protected]. 22 / POLITIQUE ÉTRANGÈRE donner un nom et un visage. Dès les premières heures de la catastrophe, les médias et le gouvernement américains mettent en avant le nom d’Oussama Ben Laden, un milliardaire saoudien rejeté par les siens, exilé en Afghanistan, et qui milite au nom de l’islamisme le plus radical depuis les années 1990. Sous la bannière d’une organisation appelée al-Qâ`ída, Ben Laden promeut ce qu’il appelle le jihâd contre l’Occident, en particulier contre les Etats-Unis. Il entraîne de jeunes militants issus du Maghreb, du Moyen-Orient et d’Europe. Une grande partie d’entre eux, ayant échoué à fonder un « Etat islamique » dans leurs pays respectifs, s’éloignent de leurs bases locales qui s’inséraient dans un cadre national et deviennent, à partir des années 1990, les électrons libres1 d’un islamisme radical transnational. Leur propre Etat national, contre lequel ils ont pu dans un premier temps s’ériger au nom de l’islam, n’est plus leur ennemi principal. Cet ennemi, autrefois local, s’est dilué dans un espace transnational défini par son caractère « anti-islamique ». Le monde qu’ils se représentent est divisé entre l’islam et ce qui ne l’est pas, entre le dâr al-islam, qui ne se trouve nulle part, si ce n’est dans le groupe militant, et le dâr al-harb, étendu à l’Occident et aux régimes arabes qu’ils considèrent comme « impies ». Ainsi, les Etats-Unis sont le symbole du domaine de la guerre, sans être nécessairement le seul objet de la lutte : celui-ci est bien plus global et n’a pas forcément de lieu propre ou d’appartenance nationale. A partir de son réseau d’appartenance, lui-même mobile et polymorphe, ce migrant jihadiste peut mettre au point des tactiques qui lui permettent d’agir contre ce qu’il perçoit comme l’ennemi. Relisons Michel de Certeau, qui, à propos des tactiques des dominés, et en contraste avec la notion de stratégie, écrit qu’elles consistent en « un calcul qui ne peut pas compter sur un propre, ni donc sur une frontière qui distingue l’autre comme une totalité visible. La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre. Elle s’y insinue, fragmentairement, sans le saisir en son entier, sans pouvoir le tenir à distance. Elle ne dispose pas de base où capitaliser ses avantages, préparer ses expansions et assurer une indépendance par rapport aux circonstances. (…) Du fait 1. C’est l’expression qu’utilise Gilles Kepel dans Jihad, Expansion et déclin de l’islamisme, Paris, Gallimard, 2000, p. 225. ISLAM : LES USAGES DU SAVOIR ET DE LA VIOLENCE / 23 de son non-lieu, la tactique dépend du temps, vigilante à y “saisir au vol” des possibilités de profit. Ce qu’elle gagne, elle ne le garde pas. Il lui faut constamment jouer avec les événements pour en faire des “occasions”. Sans cesse, le faible doit tirer parti de forces qui lui sont étrangères2 ». Si Michel de Certeau décrit ici essentiellement le monde des pratiques culturelles, il construit un parallèle avec l’art de la guerre, où l’on repère les moyens de « rendre plus forte » la position du « plus faible ». La destruction massive du 11 septembre s’est faite probablement sans arme aucune, si ce n’est les armes blanches que les pirates de l’air auraient utilisées pour prendre le contrôle des avions. Utilisant les moyens mêmes de l’adversaire, ils se les sont appropriés pour les retourner contre lui et ont souligné par leur acte la disproportion des moyens mis en œuvre par « les forts » et par « les faibles ». Lorsque l’islamisme émerge comme force politique dans le monde arabe au cours des années 1970, c’est vers l’Egypte que les chercheurs se tournent pour retrouver ses racines idéologiques. L’épicentre de la théorisation de l’islamisme arabe réside alors principalement là où le réformisme musulman avait fleuri entre la seconde moitié du XIXe siècle et le début du XXe. La triade Abduh-Afghani-Rida a relu l’islam à l’aune de la modernité, tâchant d’en reprendre – sur des modes différents pour chacun – les fondements essentiels, défaits des scories moyenâgeuses des commentaires coraniques. Ce réformisme s’est constitué à partir d’un travail sur les sources sacrées qui prend pied dans un retour au texte révélé. Ce retour, loin de produire une lecture unique, a progressivement donné lieu à des définitions et à des usages différenciés. Les différents courants de réflexion sur l’islam nés au XXe siècle reprennent cet héritage du réformisme qui avait mis en place un principe de « retour » à l’authenticité. Mais qu’est-ce que l’islam « authentique » ? Tout était possible dans ces tentatives de redéfinition, d’autant que le premier réformisme restait très clair sur les principes, mais vague sur ses modes de réalisation, ce qui permit à toutes sortes de mouvements intellectuels de l’interpréter : de la doctrine des Frères Musulmans, dessinée et pratiquée par 2. Michel de Certeau, L’Invention du quotidien. Arts de faire, tome 1, Paris, Gallimard, 1990, p. XLVIII. 24 / POLITIQUE ÉTRANGÈRE Hassan al-Banna et l’islamisme légaliste, jusqu’aux radicalisations de l’islam politique ou aux définitions sécularistes travaillant à séparer la religion de l’Etat, interprétation dont le cheikh Ali Abd al-Raziq reste la référence. Puis Sayyid Qutb, un Egyptien, lut Mawdudi, un essayiste musulman d’Inde, et produisit une idéologie qui restait assez ambiguë mais qui, réinterprétée plus tard et par d’autres à l’aune d’un contexte politique local – l’Egypte des années 1960 et 1970 –, fit basculer une partie minoritaire de l’islamisme égyptien vers une radicalisation violente qui aboutit en 1981 à l’assassinat d’Anwar al-Sadate. Aujourd’hui, ce n’est pas l’histoire de l’islamisme en Egypte qui semble fournir une explication aux événements du 11 septembre. Ceux-ci semblent bien être le résultat d’une déconnexion de cet islamisme d’avec ses bases ou origines nationales, et d’une imbrication avec un islamisme prenant ses racines dans l’Est du monde musulman, plus particulièrement au Pakistan. Cette rencontre entre deux types d’islamisme radical s’est faite pour des raisons géopolitiques et économiques – les Etats-Unis, l’Arabie Saoudite et les intérêts liés à la ressource pétrolière jouant ici un rôle crucial – et s’est également développée autour de certaines institutions de transmission du savoir religieux et d’oulémas qui se sont faits les porteurs d’une idéologie fondée sur une interprétation littéraliste de l’islam. La question de la connexion entre violence politique et diffusion d’une lecture littéraliste des textes religieux permet de revenir sur le rapport entre action politique et savoir sacré – et ainsi entre le militant islamiste et le `âlim – pour montrer comment une partie de l’islamisme politique – minoritaire mais symboliquement et matériellement puissante – s’est radicalisée et figée dans un discours qui peut, en temps de crise, mener à la violence. Les aspects géopolitique et idéologique, que nous présentons de manière séparée pour la clarté de l’exposé, doivent se comprendre de manière associée : les textes et les idées circulent à travers le monde avec les acteurs qui les portent ; dans cette circulation de l’interprétation religieuse – amplement facilitée par les migrations de population, le satellite, le fax et les nouveaux médias comme internet –, ils se rencontrent, se combinent, parfois se rejettent, et produisent des représentations qui influent sur les acteurs et définissent leurs stratégies. ISLAM : LES USAGES DU SAVOIR ET DE LA VIOLENCE / 25 Le jihâd : globalisation de la violence L’échec de l’islamisme radical arabe au niveau national Dans les cercles universitaires français, on avait prévu l’échec de l’islamisme politique, ou du moins son déclin. Les événements du 11 septembre, loin de le contredire, doivent être directement rattachés à ce diagnostic. Olivier Roy et Gilles Kepel ont, chacun à leur manière, souligné l’échec des islamistes, modérés ou radicaux, à mettre sur pied un Etat islamique3 dans le monde musulman sunnite. Cela n’a pas empêché certains régimes d’islamiser – selon diverses variantes – le fonctionnement de leur Etat et les règles qui régissent leur société, en cooptant les élites islamistes légalistes et en désamorçant, dans le même temps, les potentialités révolutionnaires des groupes les plus susceptibles de participer à des mouvements violents. La dichotomie qui sépare deux types d’islamisme politique – les islamistes modérés et légalistes qui travaillent dans un cadre national (les Frères Musulmans, par exemple), d’une part, et les islamistes jihadistes dont la base est plus étroite, d’autre part – s’est ainsi probablement élargie, menant au désancrage du mouvement le plus violent4, qui s’est trouvé affaibli dans un premier temps, mais réappropriable par des mouvements ou des organisations externes dans le moyen terme. L’échec de l’islamisme violent agissant dans un cadre national, conjugué avec la fin du contexte de guerre froide, explique alors en partie la mutation de l’islamisme radical, d’un islamisme local à un activisme politicoreligieux transnational. La fin de la guerre froide : l’« oubli » américain des mujâhidîn Cette transformation de l’islamisme radical doit beaucoup aux dix dernières années de la guerre froide, durant lesquelles les Etats-Unis et l’URSS se sont affrontés sur le terrain afghan. Après l’invasion soviétique de l’Afghanistan en 1979, le gouvernement de Jimmy Carter charge la CIA de soutenir la résistance afghane contre l’occupant. Rien de très secret dans ces opérations, qui sont financées directement par des fonds votés par le Congrès américain, mais aussi par l’Arabie Saoudite. Il n’est pas question pour Washington d’aider les 3. Olivier Roy, L’Echec de l’islam politique, Paris, Seuil, 1992, et Gilles Kepel, op. cit. 4. Gilles Kepel, op. cit. 26 / POLITIQUE ÉTRANGÈRE mujâhidîn afghans à établir un Etat islamique en Afghanistan, mais d’infliger des pertes suffisantes à l’Armée rouge pour l’empêcher de s’étendre plus avant, au Pakistan, mais aussi vers les pays du golfe Persique producteurs de pétrole. Pour les Soviétiques, l’invasion de l’Afghanistan est alors liée à la question de la sécurité immédiate de leur territoire : empêcher la création d’un Etat islamique qui déborderait sur les républiques musulmanes soviétiques et pourrait déstabiliser l’empire. Islamabad, après d’âpres négociations avec Washington, accepte de servir de relais à l’aide américaine au jihâd anti-soviétique. Les services de renseignement pakistanais (Inter Service Intelligence, ISI) distribuent directement l’aide financière votée par le Congrès5 et la répartissent selon leur bon vouloir, favorisant les groupes islamistes afghans les plus radicaux, dont certains sont soutenus par certaines madrassas (écoles religieuses) déobandies6. Nombre de réfugiés afghans ont rejoint au Pakistan ces madrassas de l’école de Deoband et/ou les partis religieux pakistanais, dont la JUI (Jamaat Ulama al-Islam) qui représente les oulémas déobandis. De plus, l’ISI organise directement les opérations militaires contre l’armée soviétique7. Cette politique de containment par un tiers – le Pakistan – fait alors des Etats-Unis un acteur primordial dans la région ; mais l’utilisation de l’ISI – devenu un véritable Etat dans l’Etat –, en lieu et place des Américains eux-mêmes, fait de l’Administration américaine un acteur « aveugle » ou quasi absent qui échoue à apprécier pleinement la situation, en particulier les motivations des mujâhidîn. Obnubilé par l’ennemi soviétique, Washington se soucie peu à l’époque des répercussions de sa politique sur l’Afghanistan. Les accords de Genève d’avril 1988 conduisent au retrait soviétique d’Afghanistan. Après 1991 et la dislocation de l’URSS, l’aide américaine aux mujâhidîn est terminée. La guerre froide sur sa fin, les données changent brutalement. Le raisonnement américain se retourne contre ses auteurs, sans que ceux-ci y prennent vraiment garde : les 5. Maria do Céu Pinto, Political Islam and the United States, Reading, Ithaca Press, 1999. 6. Jamal Malik, Colonialization of Islam, Dissolution of Traditional Institutions in Pakistan, New Delhi, Monahar, 1996. 7. Maria do Céu Pinto, op. cit., p. 149. ISLAM : LES USAGES DU SAVOIR ET DE LA VIOLENCE / 27 milliers de militants anti-soviétiques, Pakistanais, Afghans et Arabes (qui seront décrits sous le vocable d’Arabes-Afghans), n’ont plus d’ennemi soviétique à combattre. Une partie d’entre eux, les Talibans afghans, des ruraux d’origine ethnique pachtoune8, formés dans les madrassas déobandies pakistanaises, vont travailler progressivement à prendre le pouvoir en Afghanistan et y occuperont – à la veille des attentats du 11 septembre – 95 % du pays. Si les Talibans ont alors « repris » leur territoire, les Arabes-Afghans, eux, n’en n’ont plus à conquérir. Certains s’en retournent dans leur pays d’origine pour y mener le jihâd contre un Etat qu’ils jugent impie ; d’autres vont créer ou rejoindre de nouveaux fronts et combattre de nouveaux ennemis. La guerre du Golfe, qui aboutit à partir de 1991-1992 à une présence américaine continue en Arabie Saoudite, leur donne l’occasion de donner un visage à leur nouvelle cible : les Etats-Unis. En Arabie Saoudite, une certaine frange de l’islamisme commence à se retourner contre la famille saoudienne, qu’elle perçoit comme passée sous la botte américaine. Inverser l’identité de l’ennemi : le cheikh Omar Abd al-Rahman et l’Amérique Le discours islamiste des années 1960 aux années 1980 se construisait contre le « péril rouge », mais il évoquait aussi l’islam comme solution aux maux du capitalisme. Avec l’écroulement de l’URSS et une longue conversion des pays arabes socialistes à leur propre perestroïka économique – qui, il faut le souligner, reste toute relative et ne s’accompagne pas d’une transparence politique accrue –, c’est l’Occident, défini par l’axe Etats-Unis/Israël, qui devient l’ennemi pour cette nouvelle génération de l’islamisme radical. Mais ce mécanisme de création de l’identité ennemie n’est pas unilatéral. Il se fait à double sens. Il consiste dans un travail sur l’image de l’autre et de soi qui revient à diviser le monde en deux parties, selon une vision manichéenne. Si l’Amérique devient, pour cet islamisme jihadiste, l’ennemi, c’est aussi parce que, pour cette « vision » du monde émergeant alors dans les rangs de l’islamisme radical, les Etats-Unis – avec leurs alliés occidentaux et arabes – ont désigné l’islam comme leur ennemi. La première 8. Olivier Roy, La Nouvelle Asie centrale ou la fabrication des nations, Paris, Seuil, 1997, et Afghanistan, From Holy War to Civil War, Toronto, The Darwin Press, 1995. 28 / POLITIQUE ÉTRANGÈRE attaque contre le World Trade Center en février 1993 et le procès d’Omar Abd al-Rahman aux Etats-Unis exemplifient les modes sur lesquels deux ennemis se sont réciproquement désignés et construits en tant que tels. Il est important de souligner le passage de cette frange de l’islamisme radical à l’anti-américanisme à partir des années 1990, ainsi que l’usage de cette figure de l’islamisme radical par les médias américains, qui ont servi à renverser l’image des islamistes : de freedom fighters, ils deviennent des terroristes. Né en 1938 en Egypte, le cheikh Omar Abd al-Rahman a suivi une formation traditionnelle à l’université religieuse d’al-Azhar et s’est forgé une figure d’opposant politique, d’abord contre Gamal Abdel Nasser, puis contre Sadate. Proche des Frères Musulmans, il n’en fait pas partie officiellement et garde son indépendance. Exclu dès 1970 de l’université d’al-Azhar pour son opposition politique à Nasser, qu’il qualifie alors d’« impie », son activisme politique est essentiellement centré sur l’Egypte et son régime, qu’il combat. Lié aux groupes radicaux du Djihad et de la Jamaa Islamiyya, il est sur le banc des accusés dans le procès des assassins de Sadate. Le texte de sa plaidoirie ne contient alors que peu de références aux Etats-Unis et se concentre sur le sort de l’islam en Egypte. Innocenté par le tribunal militaire, il devient une sorte de chef spirituel de la Jamaa Islamiyya, basée en Haute-Egypte. Dans les années 1980, on le voit passer plusieurs fois en Afghanistan, où il galvanise les troupes de mujâhidîn anti-soviétiques. Mais, à partir de ces mêmes années, la violence islamiste en Egypte et le cycle de répression qui s’ensuit mènent à son arrestation en 1989, date après laquelle il lui est permis de quitter le territoire égyptien pour se rendre en Arabie Saoudite, puis au Soudan, et enfin aux Etats-Unis, en juillet 1990. Installé à Jersey City, il attire autour de sa personne une population de migrants. Il conseille, offre des fatwâ-s sur les questions touchant aux pratiques quotidiennes, prêche, anime les journées de fête musulmane, et produit dans le même temps une vision politique bien particulière. Son activité de prêcheur lui permet de critiquer publiquement le régime de Moubarak et la politique étrangère américaine, et d’expliciter sa théorie du jihâd. Omar Abd al-Rahman, jusqu’à son départ d’Egypte, avait un discours salafiste extrémiste qui justifiait implicitement la violence ; mais il se posait dans le cadre égyptien. Aux Etats-Unis, son combat se globalise. ISLAM : LES USAGES DU SAVOIR ET DE LA VIOLENCE / 29 L’attentat de février 1993 contre le World Trade Center fait 6 morts, mais il ressemble fort aujourd’hui à un échec, que les attentats du 11 septembre 2001 auront voulu rattraper. La figure d’Abd al-Rahman semble alors au centre de la conspiration. Le procès contre le cheikh et ses disciples permet de retourner l’opinion contre une autre figure que les Américains avaient longtemps soutenue : celle du mujâhid, qui devient l’ennemi fanatique des Etats-Unis. Mais ce retournement d’image en accompagne un autre : pour le `âlim et ses compagnons, ce procès est la preuve même d’une guerre menée par l’Amérique contre l’islam. Le texte de sa plaidoirie le dernier jour de son procès résume cette idée. Il sera publié un peu plus tard comme un pamphlet, sous une version fortement remaniée, et circule aujourd’hui dans certaines librairies islamiques aux Etats-Unis9. Le jour où le cheikh prononce en arabe son texte devant le « Grand Jury », un interprète le traduit simultanément en anglais, et éprouve des difficultés à traduire la langue ampoulée du cheikh. Le discours de celui-ci est long et truffé de citations coraniques dont on ne sait quand elles s’arrêtent, tant le discours du cheikh poursuit ses propres commentaires sur un rythme et dans un style qui rappellent ceux des versets sacrés du Coran. On voit le juge interrompre à plusieurs reprises un discours qui n’est pas donné pour convaincre la cour elle-même mais bien ses disciples, dont certains sont présents dans la salle, et d’autres qui le liront dans sa version écrite et diffusée. Durant le procès, la partie civile travaille à démystifier la figure du cheikh comme théologien. Le juge refuse notamment de faire témoigner – comme le demandaient les avocats de la défense – un `âlim sur les enseignements de l’islam. Refusant de discuter sur le contenu de la doctrine musulmane, la partie civile refuse de reconnaître au cheikh son statut d’homme de religion en mettant en avant son rôle de stratège politique. « Vous et votre avocat avez affirmé que l’on vous avait refusé à tort le droit de témoigner sur les enseignements de votre religion à travers la déposition d’un expert. Ce témoignage a été mis à l’écart, car la question dans cette affaire n’est pas ce qu’une religion enseigne ou commande, mais plutôt ce que vous avez enseigné et 9. Ce livret comporte, outre des photographies du cheikh, entouré de disciples en prières ou dans sa cellule de la prison du Missouri, le texte fortement remanié de sa plaidoirie finale en arabe. Le texte est intitulé Chahâdatî li-t-târîkh (« Mon témoignage pour l’histoire ») et publié sans date. 30 / POLITIQUE ÉTRANGÈRE commandé. Il n’y a qu’un seul expert là-dessus, et cet expert [c’est-àdire ici Omar Abd al-Rahman] a choisi de ne pas s’exprimer jusqu’à ce que la sentence soit prononcée10. » Le cheikh se présente quant à lui comme un simple transmetteur du texte sacré : « Toutes ces accusations contre moi ne sont pas plus que des mots. La cour a écouté mes discours et mes leçons. Ces mots ne sont pas mes mots, mais ce sont les mots de l’islam et les versets du saint Coran. Quand le gouvernement américain produit ou met en avant mes discours et mes leçons sur l’islam comme pièces à conviction dans ce procès, c’est l’islam qu’il juge, et c’est le Coran qu’il juge11. » Ainsi, si le cheikh pousse au jihâd, c’est simplement, selon lui, parce que le texte le dit. C’est pourquoi la défense représente le procès comme une atteinte à la liberté religieuse et à la liberté d’expression. Elle représente le cheikh comme « la victime d’une partie civile américaine trop entreprenante, qui a pour but de réduire au silence ce franc critique de la politique [étrangère américaine] au Moyen-Orient et particulièrement en Egypte12 »... Pour le cheikh, les Etats-Unis, pris comme un bloc monolithique, sont anti-musulmans par nature : « Depuis sa création, l’Amérique est contre les musulmans et envoie ses soldats les suivre jusqu’au-delà des mers. Mais cette inimitié qui restait silencieuse est devenue une guerre ouverte en ce dernier siècle. (…) C’est un plan mis en place par l’Amérique. Il est parvenu à empoisonner les esprits et les pensées. Ce n’est pas seulement une attaque contre les seuls musulmans, c’est aussi une agression contre les mots de Dieu et toutes les grandes inspirations divines. C’est faire un procès à l’islam et lui faire disgrâce (…). L’Amérique pense qu’en intentant un procès à l’islam, en proférant des mensonges contre l’islam, elle le déforme et le tue, alors qu’en réalité elle se tue elle-même. Et l’Amérique 10. « United States of America versus Omar Ahmad Ali Abdel Rahman », United States district Court, Southern District of New York, 17 janvier 1996, p. 193. 11. Ibid., p. 165. 12. Ibid., p. 159. ISLAM : LES USAGES DU SAVOIR ET DE LA VIOLENCE / 31 pense qu’il est facile de tuer l’islam, que cela est comme tuer les gens, comme elle le fait dans le monde entier. Si le bras de l’Amérique est tellement long, ce bras devient incapable et même paralysé lorsqu’il s’agit de faire du mal à l’islam de quelque manière que ce soit. Et si l’Amérique est capable de tuer des gens, elle ne peut pas tuer l’islam. Et si elle tente de le faire, Dieu la fera disparaître de la surface de cette terre, comme il a fait disparaître l’Union soviétique, car Dieu a garanti la continuité de l’islam et la protection du Coran13. » Se positionnant au centre même d’un Islam attaqué par ses ennemis, le cheikh développe alors une vision apocalyptique, et un style messianique : « Et Dieu a décrété que le triomphe sera pour l’islam. Et Dieu a aussi décrété que les non-croyants souffriront. Et l’Amérique et son pouvoir ne peuvent pas, même avec leurs alliés, même s’ils dépensent tout ce qu’ils peuvent, empêcher ce géant d’avancer et de couvrir toute la terre ou d’arrêter son mouvement. La marée doit monter, les barrages s’écrouler, (…), et alors la volonté de Dieu prévaudra, quoi que ressentent les incroyants14. » Puis, le cheikh en vient au moment de la guerre du Golfe, point crucial dans le développement de l’image des Etats-Unis comme ennemi : « Mais quand on en vint à la question du Koweït, elle [l’Amérique] protégea les droits de l’homme au Koweït, et, pour cela, elle déclara une gigantesque guerre. Mais les cris et les appels au secours parmi le peuple égyptien pendant qu’on les tue, l’Amérique ne les voit pas et ne les entend pas, comme si elle utilisait deux critères. Ceux qu’elle aime ont droit a un critère spécial15. [...] L’Amérique a entouré l’Irak et a affamé son peuple musulman. En 40 jours, ils ont tué 110 000 soldats irakiens. L’Amérique a lâché des milliers d’explosifs sur l’Irak, une quantité de bombes équivalente à sept fois et demi la bombe tombée sur Hiroshima. Ils ont détruit les réseaux d’eau potable. […] L’Amérique a colonisé toute l’Arabie envoyant 550 000 sol13. « United States of American versus Omar Ahmad Ali Abdel Rahman », United States district court, Southern district of New York, 17 janvier 1996, p. 165-166. 14. Ibid., p. 166. 15. Ibid., p. 178-179. 32 / POLITIQUE ÉTRANGÈRE dats américains et cela pour deux raisons : la protection des champs de pétrole et des intérêts américains dans la région ; et la volonté de mettre fin au fondamentalisme musulman et à l’extrémisme religieux16. » Le cheikh mêle ainsi des considérations d’ordre politique (les questions de l’Irak et, ailleurs, de la Palestine), évoquant ici des causes que les gauches arabes ne récuseraient pas et qui trouvent un écho immense dans les populations du monde arabe. Le discours de Ben Laden après le 11 septembre reprendra ce thème qui fera alors florès dans le monde musulman. Le cheikh juxtapose idées politiques et discours religieux et fait le lien entre islam et revendications politiques, qualifiant les peuples agressés par les Etats-Unis d’essentiellement « musulmans ». C’est précisément ce caractère d’« islamité » de ces nations qui lui permet de faire fusionner discours politique et religieux. L’appartenance commune à l’islam permet de les décrire comme des éléments d’un ensemble commun et homogène parce que musulman. Mais, pour expliciter les agressions qu’ils subissent, et leur souffrance, il faut les nommer, les singulariser en tant qu’ensembles nationaux dont les problèmes ne sont pas forcément religieux. Dès lors, l’ensemble des positions politiques – islamistes ou non – peuvent s’y reconnaître et reprendre les thèmes antiaméricains. Ce discours de victimisation sur l’islam agressé, qui décrit les souffrances des membres d’une religion où qu’ils soient, est très présent dans l’ensemble des variations de l’islamisme en général. Il oscille entre le thème de la « défense des faibles » et celui de la « défense de l’islam » – l’islam devenant le vecteur de fortification des faibles – contre les Etats arabes qui répriment les tentatives de participation politique et, plus généralement, contre l’Occident perçu comme « anti-musulman » et guidé par son intérêt propre. La souffrance de l’opprimé se transforme ainsi en souffrance religieuse. La peine et le malheur qui sont ressentis, couplés au sentiment religieux et à l’existence d’un adversaire féroce, mènent alors à la possibilité de se transfigurer en « martyr ». 16. « United States of American versus Omar Ahmad Ali Abdel Rahman », United States district court, Southern district of New York, 17 janvier 1996, p. 179. ISLAM : LES USAGES DU SAVOIR ET DE LA VIOLENCE / 33 Circulation du savoir, sacré et violence La figure d’Omar Abd al-Rahman exemplifie le changement qui a affecté le monde du savoir religieux islamique entre les années 1970 et 1980. Aujourd’hui, l’islamisme se déploie sous plusieurs formes qui coexistent au sein d’un ensemble de relations complexes : certaines de ces formes se font écho les unes les autres, d’autres cohabitent – souvent sur un mode ambigu et changeant –, d’autres encore restent exclusives les unes des autres. Prônant la fondation ou la réforme des sociétés et/ou des Etats sur les principes de la doctrine de l’islam, il se décline selon des variantes diverses : groupes piétistes et de charité, islamisme politique modéré et légaliste, qui peuvent s’entrecroiser, se soutenir les uns les autres, et parfois se faire concurrence pour capter leur clientèle. On y trouve aussi des mouvements plus violents, réprimés par les Etats, et qui peuvent s’essayer à l’assassinat politique, à la révolution ou au terrorisme. Un des traits distinctifs de tous ces mouvements est, au moment où ils commencent à se développer dans le monde sunnite – c’est-à-dire entre la fin des années 1960 et les années 1970 –, leur distance par rapport aux institutions religieuses établies que représentent les oulémas fonctionnarisés par les Etats, les docteurs de la loi islamique, les spécialistes du fiqh, cette jurisprudence qui prend ses sources dans les textes du Coran et de la sunna. Ces institutions, issues de la sphère traditionnelle du savoir, sont, en général, aux mains des Etats dirigés par les élites nationalistes qui les ont mis sous leur coupe après les indépendances. Ces porteurs du savoir traditionnel sont, pour la majorité des courants islamistes, les porte-parole des régimes auxquels ils s’opposent, des « perroquets des chaires », comme les islamistes qualifiaient les oulémas d’al-Azhar dans les années 1970. Le cas le plus exemplaire de l’instrumentalisation des oulémas – qui forme une sorte de « modèle » arabe à partir duquel on trouve nombre de variantes au Moyen-Orient et au Maghreb – fut celui de cette université religieuse égyptienne, lieu central dans le monde du savoir islamique, que Nasser remodela pour tenter de la contrôler17. Entre les années 1970 et 1980, les oulémas sortent partiellement de leur isolement politique et idéologique, où la surveillance de l’Etat, 17. Malika Zeghal, Gardiens de l’islam. Les Oulémas d’al-Azhar dans l’Egypte contemporaine, Paris, Presses de Sciences Po, 1996. 34 / POLITIQUE ÉTRANGÈRE mais aussi une certaine passivité intellectuelle, les tenait jusqu’alors. Ils prennent en charge un rôle nouveau qui modifie la manière d’accéder aux textes et pose le problème complexe du rapport entre savoir et politique. Considérés pendant longtemps comme incapables de s’adapter à la modernité, que ce soit celle des élites occidentalisées ou celle des islamistes qui relisent les textes sacrés de manière individualisée, suivant leurs propres bricolages, les oulémas ont redéfini leur relation avec l’Etat au moment même où le discours islamiste est venu mettre en question leur légitimité. En Egypte, les oulémas sont passés au centre de l’arène politique et jouent aujourd’hui un rôle de taille dans la définition de ce qu’est la norme islamique. Beaucoup d’oulémas appartenant à l’institution religieuse officielle prennent position publiquement (c’est là la nouveauté), dès les années 1970, pour un islam plus présent dans la sphère publique. De plus, les institutions qui interprètent et transmettent le savoir religieux de l’islam se mettent en rapport les unes avec les autres dans l’ensemble du monde musulman. Les oulémas voyagent, entre l’Egypte, l’Arabie Saoudite, le Pakistan ou le Maghreb. Ils s’ouvrent sur l’ensemble du monde islamique, et surtout sur l’islam saoudien, qui a su attirer et former les hommes de religion à travers les ressources matérielles et institutionnelles qu’il leur offrait18. L’islam comme langage universel ? Les oulémas sont ainsi entrés dans un débat idéologique, dont l’amorce est due à la concurrence que leur opposent les islamistes. Une grande partie d’entre eux reprend l’héritage wahhabite et sa vision de la société, telle qu’elle est fournie par les efforts de la propagande saoudienne. A travers une lecture littéraliste du Coran et de la sunna, pris comme un bloc indivisible, ils réifient les textes en de grands concepts universalisés, tels que « islam, religion et monde » (islâm dîn wa dunyâ, une expression qui remonte à sa diffusion par les premiers Frères musulmans égyptiens), « application de la sharî`a », mais aussi « Etat islamique ». Diverses significations se logent derrière ces expressions, qui circulent et s’échangent dans des 18. Malika Zeghal, Gardiens de l’islam..., op. cit., ainsi que « Religion and Politics in Egypt. The Ulema of Al-Azhar, Radical Islam and the State (1952-1994) », International Journal of Middle East Studies, vol. 31, 3 août 1999, p. 371-399. ISLAM : LES USAGES DU SAVOIR ET DE LA VIOLENCE / 35 discours de toutes sortes, même ceux qui sont repris par les Etats nationaux ou les musulmans ordinaires. Mais si ces grandes notions circulent, elles se sont rigidifiées et réifiées dans des concepts absolus dont le contenu reste souvent obscur, pour signifier une sorte de « plus petit commun dénominateur » permettant de faire apparaître un consensus sur ce qu’est l’islam. Par exemple, si les mouvements islamistes s’accordent sur le principe même de l’application de la sharî`a, ils ne sont pas toujours certains de ce que signifie cette application dans la réalité. Ce qui les rapproche, cependant, reste bien l’utilisation même du signifiant sharî`a. Ces grands concepts, redéfinis et remis en circulation par les islamismes, contribuent à la création d’un univers de sens partagé et à vocation universelle, dans lequel il est possible a posteriori de puiser individuellement et sélectivement pour donner un contenu spécifique et différencié à la notion d’islam et au sentiment d’une identité commune. Al-Azhar et les grandes institutions religieuses se font l’écho de cette « universalisation », mais exemplifient aussi le vide concernant le débat sur la lecture des textes religieux. Ce qu’on appelle le « salafisme » d’aujourd’hui, inspiré par l’interprétation wahhabite de l’islam, est bien loin du premier salafisme qui émergeait avec le réformisme de Mohamed Abduh. Il refuse l’interprétation rationaliste des textes révélés et conserve l’ensemble des textes qui fondent la révélation comme un bloc – celui que constituent le Coran et les innombrables hadîths, forts ou faibles. Dès lors, cet islamisme salafiste, porté par la majorité des oulémas dans le monde arabe et musulman, est une interprétation qui rigidifie les textes en injonctions normatives fixées sur les comportements et mettant de côté la lecture historique et critique du texte. Ces oulémas ne sont que très rarement tenants de la même vision politique que l’islamisme radical, comme l’illustre la condamnation par le cheikh Qaradhawi des attentats du 11 septembre. Ils défendent une version conservatrice et littéraliste du salafisme, qui leur évite de s’opposer trop ouvertement aux régimes arabes en place. Mais leur principe d’interprétation des textes, parce qu’il repose sur le littéralisme, soutient, qu’ils le veuillent ou non, les modes de lecture en usage chez les idéologues de l’islamisme radical. Si les oulémas ont participé à ce mécanisme de rigidification des textes et des références, c’est en grande partie pour des raisons politiques. 36 / POLITIQUE ÉTRANGÈRE Devant répondre aux demandes contradictoires des régimes politiques, ils ont conservé tout un capital de textes, évitant soigneusement de les passer au crible de la lecture historique et rationnelle. Devenus intouchables, les hadîths, même les plus faibles, ont été utilisés pour satisfaire les demandes politiques des régimes en place. Les oulémas ont ainsi fourni leurs compétences – souvent avec l’aide de l’Etat – et le vocabulaire qui étaient nécessaire à la production d’un langage partagé et plus systématique sur l’islam19. Cette réintroduction de la compétence des oulémas dans la circulation des idées religieuses à partir des années 1970 a modifié en retour l’univers de l’islamisme. L’institutionnalisation de l’islam radical par le savoir religieux Aujourd’hui, les groupes islamistes qui entrent dans la compétition politique, qu’elle soit légale ou violente, doivent durer dans le temps politiquement, socialement et financièrement s’ils veulent survivre. Les « coups » et les « occasions » ne sont qu’un moyen de s’opposer politiquement de manière ponctuelle. Ces groupes doivent donc s’institutionnaliser, soit, pour les plus modérés, en prenant langue avec les institutions religieuses officielles ou certaines de leurs marges, soit, pour les autres, en recréant ou en s’appropriant des figures porteuses du « savoir » religieux. Celles-ci leur permettent de se reproduire idéologiquement et de faire autorité pour les disciples et ceux dont il faut conquérir l’esprit. Dès lors, le caractère de « bricolage » des constructions politiques et intellectuelles qu’avaient mises en forme les premiers intellectuels islamistes, issus d’une éducation de type moderne, et autodidactes en religion, devient moins apparent. Plutôt que d’interpréter le texte révélé sur un mode direct, on fait appel aux gloses littérales des sources révélées mais aussi des normes qui ont été développées par les grandes écoles juridiques ou par les grands commentateurs. En recréant la figure du savant religieux, les islamistes ont transformé la forme de leur discours, mais aussi sa portée. Ainsi, Abd al-Salam Farag, un ingénieur électricien, dans son pamphlet justifiant l’assassinat de Sadate, expliquait que l’islam n’avait pas besoin du savoir pour être compris. Les textes révélés étaient élo19. Malika Zeghal, Gardiens de l’Islam, op. cit. ISLAM : LES USAGES DU SAVOIR ET DE LA VIOLENCE / 37 quents par eux-mêmes, et les oulémas inutiles. Il lui suffisait de puiser dans le Coran et les Fatâwâs d’Ibn Taymiyya ce qui – décontextualisé – lui fournissait les justifications nécessaires. Mais, progressivement, pour perdurer et justifier leurs actions, les groupes islamistes radicaux ont dû introduire l’autorité de ceux qui détiennent le savoir. Ecrire, comme Abd al-Salam Farag, que l’expertise sur les grands textes n’était pas utile, empêchait l’ancrage idéologique de cet islamisme. Les oulémas officiels, partenaires des régimes en place, travaillaient à répondre par de longues explications aux pamphlets et aux actions des islamistes radicaux, et il fallait donc produire de quoi leur résister idéologiquement. C’est pourquoi certaines franges de l’islamisme radical ont tenté d’ériger de grandes figures savantes comme celle d’Abd al-Rahman pour soutenir leur idéologie. De plus, en Egypte, la grande majorité des oulémas a répondu par la contradiction à l’islamisme radical ; mais le mode de réponse qu’ils ont dans l’ensemble offert, reprenant les interprétations littéralistes, a aidé en réalité à l’institutionnalisation d’un certain type de discours, qui a nourri celui de l’islamisme radical. Travaillant à figer des univers de sens, les oulémas sont passés du rôle de simples médiateurs spirituels à celui de médiateurs idéologiques. Il faut noter que cette fonction leur a été conférée en premier lieu par les élites étatiques arabes qui avaient choisi de contrôler étroitement la variable religieuse et de s’aider des oulémas pour légitimer leurs choix politiques. Ce processus de redéfinition, accompagné d’une circulation croissante des concepts salafistes conservateurs dans les communautés musulmanes de par le monde, a produit des discours « standards » qui se sont réifiés, même si leurs ramifications donnent lieu à des variations politiques importantes sur la question de l’utilisation de la violence. Paradoxalement, tout se passe aujourd’hui comme si la diversification des types de porteur du savoir religieux allait de pair avec une standardisation du discours islamiste. En somme, à mesure que les producteurs religieux se multiplient, que les interprétations circulent – et avec elles les croyants – émerge un ensemble de produits « finis » qui se ressemblent20. Si cette homogénéisation et cette réification s’obser20. Danièle Hervieu-Léger, « Quelques paradoxes de la modernité religieuse », Futuribles, janvier 2001, n° 260. 38 / POLITIQUE ÉTRANGÈRE vent au niveau des grands intermédiaires idéologiques qui en sont les producteurs (oulémas et intellectuels islamistes), elles sont aussi constamment remises en question par ceux qui, consommant ces grands concepts, les revivifient au niveau des pratiques et des représentations quotidiennes et ordinaires et les redéfinissent dans le même temps. Comme l’écrit Michel de Certeau : « La présence et la circulation d’une représentation (…) n’indiquent nullement ce qu’elle est pour ses utilisateurs. Il faut encore analyser sa manipulation par les pratiquants qui n’en sont pas les fabricateurs21. » Paradoxalement, alors qu’aujourd’hui le monde de l’islamisme n’a jamais été aussi diversifié, un certain univers de sens a émergé, qui s’est stabilisé autour du salafisme. Comme l’illustre le cas du cheikh Abd al-Rahman, une partie de ce salafisme s’est aussi approprié des revendications politiques (les questions de l’Irak et de la Palestine, particulièrement), qui sont amplement partagées dans le monde arabe et musulman. Ainsi, les données géopolitiques qui ont mené aux attentats du 11 septembre montrent que ce moment de violence est en rapport étroit avec une délocalisation et une radicalisation d’une partie minoritaire des mouvements islamistes politiques nationaux dans le monde arabe. Cette violence est due à un désancrage et à un éloignement des mouvements les plus radicaux de leur cadre local d’origine et des interprétations de la doctrine musulmane, telles qu’elles sont en général soutenues par les Etats en place et les islamistes modérés. Elle est donc le produit d’une minorité au sein de la pensée islamiste, elle reste « exceptionnelle » et ne peut se prétendre représentative de ces mouvements. Dans le même temps, elle s’appuie idéologiquement sur des représentations issues d’une réification et d’une homogénéisation des grands concepts qui circulent aujourd’hui dans l’univers différencié de l’islamisme. Ce paradoxe explique aujourd’hui en partie pourquoi, si la majorité des Etats arabes et de leurs institutions religieuses officielles ont condamné les attentats du 11 septembre, la plus grande partie des intellectuels islamistes – de tous bords – adopte dans le monde arabe une position bien plus ambiguë sur ces événements. 21. Michel de Certeau, op. cit., p. XXXVIII.