socius : ressources sur le littéraire et le social
De l'art
Georges (Gueorgui) Plekhanov
Cet article a été publié en 1899, sous le pseudonyme de N. Andréévitch, dans
le numéro 4 de la revue social-démocrate Natchalo (le Commencement) et
qui paraissait en Russie. Il fut reproduit ensuite sous le titre : « Lettre sans
adresse no1 » dans le numéro 11 de la revue Naoutchnoé Obozrénié (la
Revue scientifique) en 1899. Il fait partie du recueil d’articles publié en 1905
sous le titre : Durant vingt ans. Il figure dans le tome XIV, pp. 3-25, des
Œuvres complètes de Plekhanov. L’édition choisie ici est celle L’art et la vie
sociale, Paris, Éditions sociales, 1949.
Commençons par dire, sans ambages, que nous considérons l’art, comme d’ailleurs
tous les autres phénomènes sociaux, du point de vue de la conception matérialiste de
l’histoire.
Qu’est-ce que la conception matérialiste de l’histoire ?
On sait qu’il existe dans les mathématiques la preuve a contrario. Nous aurons
recours, ici, à un procédé que l’on peut appeler l’explication a contrario. Ou, plus
précisément, nous rappellerons d’abord en quoi consiste la conception idéaliste de
l’histoire, et ensuite nous montrerons en quoi diffère d’elle la conception qui en est
l’opposé, c’est-à-dire la conception matérialiste de l’histoire.
La conception idéaliste de l’histoire, prise sous son aspect le plus pur, consiste à croire
que le développement de la pensée et des connaissances est la cause ultime du
mouvement historique de l’humanité. Cette opinion régna d’une façon absolue, au
XVIIIesiècle, d’où elle passa au XIXe. Saint-Simon et Auguste Comte la soutenaient
encore énergiquement, bien que leurs vues, sous certains rapports, fussent en
contradiction directe avec celles des philosophes du siècle précédent. Pour en donner
un exemple, Saint-Simon, lorsqu’il se pose la question des origines de l’organisation
sociale chez les Grecs, y trouve la réponse suivante :
Le système religieux et le système politique avaient, chez les Grecs, absolument la
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même base, ou plutôt... le système religieux avait servi de base au système politique,
le second ayant été « fait à l’imitation du premier » et « calqué sur lui1 ».
Et, pour appuyer ses dires, il explique que l’« Olympe des Grecs » était une «
assemblée républicaine » et que : « les Constitutions nationales de tous les peuples
grecs, quoique différentes entre elles, avaient toutes cela de commun qu’elles étaient
républicaines » (Saint-Simon, p. 142).
Mais ce n’est pas encore tout. Le système religieux formant la base du système
politique des Grecs découlait lui-même, selon Saint-Simon, de l’ensemble de leurs
conceptions scientifiques, de leur système scientifique du monde. Les notions
scientifiques des Grecs étaient donc considérées comme constituant le fondement
primordial de leur vie sociale, et le développement de ces notions comme le principal
ressort du développement historique de cette vie, comme la cause principale des
changements qui s’y sont produits au cours de l’histoire.
De même, Auguste Comte estimait que « tout le mécanisme social repose finalement
sur des opinions » (Comte, pp. 40-41). C’est là une simple reprise du point de vue des
Encyclopédistes, lorsqu’ils disaient : « C’est l’opinion qui gouverne le monde ». Une
autre forme de l’idéalisme trouve son expression la plus radicale chez Hegel.
Comment s’explique le développement historique de l’humanité, si on se place au
point de vue de Hegel ? Un exemple nous l’illustrera. Hegel se demande quelles furent
les causes de la décadence de la Grèce. Il trouve beaucoup de causes à ce
phénomène, mais la principale, à ses yeux, réside dans le fait que la Grèce ne
représentait en elle-même qu’un stade du développement vers l’Idée absolue et
qu’elle devait donc tomber, une fois ce stade dépassé.
Il est clair que, selon l’opinion de Hegel – qui savait pourtant que la chute de
Lacédémone était due à l’inégalité des fortunes, – les rapports sociaux et tout le cours
du développement historique de l’humanité ont été déterminés, en dernier lieu, par les
lois de la logique, par le cours du développement des idées.
La conception matérialiste de l’histoire est diamétralement opposée à cette façon de
voir. Alors que Saint-Simon, considérant l’histoire du point de vue idéaliste, pensait
que les rapports sociaux des Grecs s’expliquaient par leurs opinions religieuses, nous,
qui nous plaçons au point de vue matérialiste, nous disons le contraire. Alors que Saint-
Simon, se demandant quelles étaient les origines des opinions religieuses des Grecs,
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répondait qu’elles découlaient de leur conception scientifique du monde, nous, nous
disons que les rapports sociaux des Grecs, après avoir déterminé la formation de leurs
notions religieuses et le développement de leur conception scientifique du monde, ont
été eux-mêmes déterminés au cours de l’histoire, dans leur genèse et dans leur
décadence, par le développement des forces productives dont disposaient les peuples
helléniques.
Tel est, en général, notre point de vue en histoire. Est-il juste ? Mais ce n’est pas ce
dont il s’agit ici. Nous nous bornerons, pour le moment, à demander au lecteur de
supposer qu’il est juste et d’adopter avec nous cette hypothèse, comme point de
départ de nos recherches sur l’art. Il va de soi que l’étude d’une question particulière
comme l’art nous servira en même temps à vérifier notre conception générale de
l’histoire. En effet, si cette conception générale est fausse, il ne servirait à rien de la
prendre comme point de départ pour expliquer l’évolution de l’art. Mais si, en partant
d’elle, nous nous convainquons que, mieux que toute autre, elle explique cette
évolution, nous serons en possession d’un nouvel et puissant argument en sa faveur.
Mais ici nous prévoyons déjà une objection. Darwin, dans son livre fameux : la
Descendance de l’homme et la sélection sexuelle, avance, on le sait, une quantité de
faits prouvant que le « sentiment du beau » joue un rôle d’une certaine importance
dans la vie des animaux. Or on pourrait déduire de ces faits que l’origine du sentiment
de la beauté doit être expliquée par la biologie et que faire dépendre l’évolution de ce
sentiment chez les êtres humains uniquement de l’économie des sociétés dont ils font
partie est inadmissible et témoigne d’une certaine étroitesse d’esprit. Et comme le
point de vue de Darwin sur l’évolution des espèces est indubitablement un point de
vue matérialiste, on pourrait aussi dire que le matérialisme biologique fournit des
arguments précieux pour la critique du matérialisme historique (« économique »)
qu’on accusera d’être trop exclusif.
Nous reconnaissons que c’est là une objection sérieuse et c’est pourquoi nous nous y
arrêtons. D’ailleurs, il nous est d’autant plus intéressant de le faire, qu’en l’examinant
nous répondrons en même temps à toute une série d’arguments du même genre
qu’on peut tirer de la vie psychologique des animaux. Essayons avant tout de définir le
plus exactement possible la conclusion que nous devons tirer des faits cités par
Darwin. Et commençons par examiner les arguments qu’il en tire lui-même.
Dans le chapitre III de la première partie de son livre, sur la Descendance de l’homme
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et la sélection sexuelle, nous trouvons le passage suivant :
« Le sentiment du beau. – Ce sentiment est, assure-t-on, spécial à l’homme ;… quand nous voyons un oiseau
mâle étaler orgueilleusement, devant la femelle, ses plumes gracieuses ou ses splendides couleurs, tandis
que d’autres oiseaux, moins bien partagés, ne se livrent à aucune démonstration semblable, il est
impossible de ne pas admettre que les femelles admirent la beauté des mâles. Dans tous les pays, les
femmes se parent de ces plumes ; on ne saurait donc contester la beauté de ces ornements. Les oiseaux-
mouches et certains autres oiseaux disposent avec beaucoup de goût des objets brillants pour orner leur nid
et les endroits où ils se rassemblent ; c’est évidemment là une preuve qu’ils doivent éprouver un certain
plaisir à contempler ces objets… Il en est de même pour le chant des oiseaux. Les douces mélodies que
soupirent beaucoup d’oiseaux mâles, pendant la saison des amours, sont certainement l’objet de
l’admiration des femelles… Si les femelles étaient incapables d’apprécier les splendides couleurs, les
ornements et la voix des mâles, toute la peine, tous les soins qu’ils prennent pour déployer leurs charmes
devant elles seraient inutiles, ce qu’il est impossible d’admettre. Il est, je crois, aussi difficile d’expliquer le
plaisir que nous causent certaines couleurs et certains sons harmonieux que l’agrément que nous procurent
certaines saveurs et certaines odeurs… Quoi qu’il en soit… il est certain que l’homme et beaucoup
d’animaux admirent les mêmes couleurs, les mêmes formes gracieuses et les mêmes sons » (Darwin, 1881,
pp. 97-98).
Ainsi, les faits avancés par Darwin prouvent que les animaux inférieurs sont capables
de ressentir, tout comme les hommes, des jouissances esthétiques et qu’il arrive
souvent que leurs goûts esthétiques coïncident avec les nôtres. Mais ces faits ne nous
expliquent pas l’origine de ces goûts. Et, si la biologie ne nous explique pas l’origine
de nos goûts esthétiques, elle pourra d’autant moins nous expliquer leur
développement historique. Mais laissons parler Darwin lui-même.
« Le sentiment du beau, en tant qu’il s’agit tout au moins de la beauté chez la femme, n’est pas absolu dans
l’esprit humain, car il diffère beaucoup chez les différentes races, et il n’est même pas identique chez toutes
les nations appartenant à une même race. À en juger par les ornements hideux et la musique non moins
atroce qu’admirent la plupart des sauvages, on pourrait conclure que leurs facultés esthétiques n’ont pas
atteint le développement qu’elles présentent chez quelques animaux, les oiseaux par exemple » (Darwin,
1881, pp. 98 et suivantes).
Si le goût du beau est différent chez les différentes nations appartenant à une seule et
même race, il est clair que ce n’est pas dans la biologie qu’il faut chercher les causes
de cette différence ! Darwin lui-même nous dit d’orienter nos recherches dans une
autre direction. Dans la seconde édition anglaise de son œuvre, nous trouvons dans le
paragraphe cité le passage suivant, que ne reproduit pas la traduction russe à laquelle
nous avons eu recours et qui fut faite par I. Setchenoff d’après la première édition
anglaise : « With cultivated men such [c’est-à-dire esthétiques] sensations are
however intimately associated with complex ideas and trains of thoughts » (Darwin,
1883, p. 92).
« Toutefois ces sensations (le plaisir que l’on ressent à contempler certaines couleurs et certaines formes et
à entendre certains sons), chez l’homme civilisé, s’associent étroitement à des idées complexes (Darwin,
1881, p. 97).
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Voilà une indication extrêmement importante. Elle nous renvoie de la biologie à la
sociologie, car il est évident que ce sont précisément des causes sociales qui
déterminent, selon Darwin, le fait que chez l’homme civilisé le sentiment du beau est
associé à des idées complexes. Mais Darwin a-t-il raison quand il estime que cette
association n’existe que chez les hommes civilisés ? Non, il se trompe, et il est très
facile de s’en convaincre. Prenons un exemple. On sait que les peaux, les griffes et les
dents des animaux jouent un rôle très important dans les parures des peuples
primitifs. Comment l’expliquer ? Par la combinaison des lignes et des couleurs de ces
objets ? Non. Il s’agit ici de tout autre chose. Lorsque le sauvage se pare, par exemple,
de la peau, des griffes et des dents d’un tigre, ou bien de la peau et des cornes d’un
bison, il voit dans cette parure comme le signe de sa propre adresse, de sa propre
force : est adroit celui qui l’a emporté sur un adversaire adroit, est fort lui-même celui
qui terrasse un adversaire puissant. Il est possible aussi qu’il s’y mêle quelque
superstition. Schoolcraft dit que les peuplades de Peaux-Rouges vivant à l’ouest de
l’Amérique du Nord apprécient par-dessus tout les parures faites avec les griffes de
l’ours gris, la plus féroce des bêtes fauves avec lesquelles elles sont en lutte. Le
guerrier peau-rouge croit que la férocité et la bravoure de l’ours gris se communiquent
à celui qui se pare de ses griffes. C’est ainsi, comme le fait remarquer Schoolcraft, que
les griffes de l’ours gris lui servent à la fois de parure et d’amulette (Schoolcraft, p.
216). Dans ce cas, il est évidemment impossible de penser que la peau, les griffes et
les dents de bête fauve aient pu, de prime abord, plaire aux Peaux-Rouges, seulement
en vertu des combinaisons de lignes et de couleurs qui les caractérisent2. Non,
l’hypothèse opposée est beaucoup plus vraisemblable. C’est-à-dire que ces objets, au
début, n’ont été portés que comme des insignes de bravoure, d’agilité et de force, et
que ce n’est que par la suite, et précisément parce qu’ils étaient des insignes de
bravoure, d’adresse et de force, qu’ils commencèrent à provoquer des sensations
esthétiques, et sont devenus des ornements. Il s’ensuit que les sensations esthétiques
non seulement peuvent s’associer, chez les sauvages, à des idées complexes, mais
qu’elles naissent aussi parfois précisément sous l’influence de ces idées.
Prenons un autre exemple. On sait que, chez beaucoup de peuplades africaines, les
femmes portent aux mains et aux pieds des anneaux de fer (Schweinfurth, p. 148. Voir
aussi Du Chaillu, p. 10 et suivantes). Les femmes des hommes riches portent parfois
sur elles plus de 16 kilos d’ornements de ce genre. C’est évidemment fort incommode,
mais cela ne les empêche pas de porter allègrement ce que Schweinfurth appelle des
« chaînes d’esclaves ». Et pourquoi donc la négresse se plaît-elle à traîner sur elle de
pareilles chaînes ? Parce que, grâce à elles, elle paraît belle à ses yeux et aux yeux
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