Derrida : la phénoménologie comme ressource. F.D. Sebbah La

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Derrida : la phénoménologie comme ressource.
F.D. Sebbah
« Et de ce point de vue-là, la phénoménologie est toujours la ressource de la déconstruction puisqu’elle
permet de défaire les sédimentations spéculatives et théoriques, les présuppositions philosophiques. C’est
donc toujours d’une certaine manière au nom d’une description plus exigeante qu’on peut mettre en
question telle ou telle thèse philosophique liée à la phénoménologie »
Sur Parole, instantanés philosophiques, éditions de l’aube, 1999, p. 80.
« Q. – Votre rapport à la phénoménologie a quand même évolué. Vous avez pris vos distances ?
J. D. – Oui, mais avec une certaine inquiétude, et même une certaine mauvaise conscience. »
Ibid., p. 84
« Husserl n’a pas été mon premier amour en philosophie. Mais il a laissé sur mon travail une trace
profonde. Rien de ce que je fais ne serait possible sans la discipline phénoménologique, sans la pratique
des réductions éidétiques et transcendantales, sans l’attention portée au sens de la phénoménalité, etc.
C’est comme un exercice préalable à toute lecture, à toute réflexion, à toute écriture. », Jacques Derrida et
Antoine Spire, Au-delà des apparences, Le bord de l’eau éditions, 2002, p. 30.
La pensée derridienne s’est indéniablement inventée depuis – et sans
doute dans un rapport incessant à – la phénoménologie. Les tous premiers travaux de
Derrida sont des commentaires de Husserl, et les lectures attentives de Heidegger
jalonnent toute l’œuvre. Sans doute, eu égard au nombre de pages publiées, la
phénoménologie ou le phénoménologique sont-ils moins au premier plan au fur et à
mesure que « l’itinéraire » se trace ( le corpus husserlien pour sa part cesse vite d’être
l’objet d’une lecture minutieuse). Il n’est donc pas illégitime de parler d’une « prise de
distance » à cet égard. Il n’en reste pas moins que c’est vraiment au plus intime de
l’exigence phénoménologique que la pensée derridienne se décide, et qu’elle ne cesse
d’être hantée, jusqu’au terme de l’œuvre publiée, par ce rapport à la phénoménologie (
comme exigence, comme méthode, comme langue, et même comme « atmosphère »).
En retour, au-delà – ou au travers – des objections redoutables faites à l’axiomatique
de la phénoménologie husserlienne, à tel ou tel aspect de la pensée heideggerienne, et
tout en résistant à toute assignation à l’intérieur de l’espace de la phénoménologie,
pour ainsi dire tangentiellement, mais intimement, la pensée derridienne n’aura cessé
de concerner les débats de la phénoménologie contemporaine. Infidèle fidélité de
Derrida par où il hérite de la phénoménologie, s’en va bien loin si l’on s’en tient aux
repères extérieurs, mais ne cesse d’être intimement concerné par elle – et de la
concerner.
Derrida se doit-il d’abord à Husserl ou à Heidegger ? Si l’on tient à faire le
point sur cette question – à la fois vaine et inesquivable tant nous tenons aux repères
des filiations ! – peut-être peut-on dire ceci :
Heidegger. Le travail de Derrida n’est sans doute pas séparable de la tonalité
affective, de l’atmosphère, de la pensée heideggerienne, d’une certaine langue aussi (
celle de la différence ontologique, de la présence et du présent, de la « destruction » ).
Les « thèmes » derridiens de la « métaphysique de la présence » et de la clôture de la
métaphysique ne se laissent-t-ils pas dériver pour ainsi dire directement du thème de
l’onto-théologie et de l’oubli de l’être ? La dénonciation de la transparence du langage
à l’immédiateté à soi de la conscience chez Husserl n’implique-t-elle pas une pratique
de la philosophie rendue attentive à désocculter ce que ce présupposé occulte, comme
chez Heidegger l’ontothéologie doit être l’objet d’une destruction désoccultante ?
Dans un cas comme dans l’autre, ne s’agit-il pas de diagnostiquer la fin de la
philosophie comme fin de sa naïveté métaphysique ne pouvant se payer la naïveté
d’un autre départ, ou d’un nouveau départ, se continuant donc exemplairement comme
lecture des textes philosophiques – et autres que philosophiques : renouvellement reçu bien des fois comme « choquant » - en particulier de la pratique de « l’histoire »
de la philosophie ? Cette inspiration ou cette proximité, bien que Derrida se soit
légitimement insurgé contre une dérivation directe de la déconstruction à partir de la
« destruction » heideggerienne, est indéniable – au moins si l’on regarde le paysage de
suffisamment loin. On pourrait même dire que, dans le geste classique de surenchère
propre à la phénoménologie, Derrida reprend à Heidegger et retourne contre lui l’arme
forgée par ce dernier en l’élargissant au thème de la présence ( et non plus strictement
de l’ontothéologie) – et alors on pourra discuter de savoir si la permanence du
vocabulaire de la présence (Anwesenheit) – même distinguée du présent subsistant –
jusque dans les derniers travaux de Heidegger, maintient ce dernier, ou pas vraiment,
dans la clôture de la métaphysique de la présence1. Ce fil, fort visible – trop visible –
mériterait légitimement d’être tiré, et il l’a été, malgré la réticence de Derrida à
l’endroit de l’idée d’une stricte filiation heideggerienne ( si filiation il y a, elle se veut
infidèle, sans « dérivation directe »). Il faudrait alors insister sur ceci : au fond, la
réticence de Derrida par rapport au grand dispositif heideggerien de la différence
ontologique et de la destruction de l’ontothéologie tient à ce qu’il pense déceler dans
ce dispositif la permanence ininterrogée de l’axiomatique du « propre », de
« l’authentique », de l’ « origine » : en bref, l’exigence d’une pureté fût-elle celle de la
différence ( ontologique). Or il est indéniable que le thème d’une complication
originaire de l’origine, dès lors d’une mise en crise de l’axiomatique de l’origine et de
la pureté, accompagne au plus intime toute « l’aventure » derridienne. Il faudrait
rajouter aussi que Derrida a toujours marqué une forte réticence par rapport à
l’importance du thème de la finitude originaire de l’Etre ou du Dasein. Précisons que
c’est alors moins l’idée d’une « finitude essentielle » ( en un sens largement
derridienne) qui est en jeu, que sa traduction dans l’idée « d’être pour la mort ». Il
faudrait souligner à partir de là la mise à distance de toute approche de l’existence
humaine dans les termes de l’être-pour-la-mort, la mise à distance, du coup, de tout ce
que cette approche commande du point de vue de la différence anthropologique, de la
différence entre l’homme et l’animal, du point de vue aussi de l’entente de la
philosophie elle-même.
Husserl. Sans doute le travail de Derrida en philosophie est-il étranger à la
négligence de Husserl pour la langue, pour l’écriture, se sent-il peu d’empathie pour
l’atmosphère de la pensée husserlienne, mais, comme Derrida le remarqua lui-même,
cette distanciation affective le rendit peut-être d’autant plus apte à se mettre à l’école
de la rigueur méthodique husserlienne. Il est souvent arrivé à Derrida jusque dans la
période la plus récente de déclarer qu’il travaillait « sous réduction » ; il est arrivé à
Lévinas de déclarer – non sans perspicacité – : « je vais vous dire ce que veut Derrida,
1
Voir « Ousia et Gramme », in Marges – de la philosophie, Ed. de Minuit 1972 : on y lit tant une critique
de la circularité selon Hegel que du cercle herméneutique heideggerien ( interprété comme clôture). Cf.
sur ce point, M. C. Dillon, “The metaphysics of Presence : Critique of a Critique”pp. 189-203, in
Working through Derrida, Ed. Gary B. Madison, Northwestern University Press, Illinois, 1993.
il veut la réduction ». Ce qui pourra légitimement surprendre. La déconstruction en
effet ne s’invente-t-elle pas comme déconstruction en déconstruisant d’abord et
précisément la réduction phénoménologique et son axiomatique sous-jacente ? L’un
des apports principaux de La voix et le phénomène est bien celui-ci. Il s’agit d’une
lecture minutieuse de la première des Recherches Logiques de Husserl consacrée au
langage, en particulier des « distinctions essentielles » qu’Husserl fait alors
scrupuleusement, et dont Derrida voudra montrer qu’elle commande non seulement la
description husserlienne du langage, mais en fait toute l’axiomatique de la
phénoménologie. Cette lecture derridienne prétend mettre au jour, en particulier en
analysant la distinction faite par Husserl entre l’expression (Ausdrück) et l’indice
(Anzeichnen), un privilège fondamental, ininterrogé et commandant toute
interrogation, du présent-vivant. Derrida tente de montrer, en prenant appui sur
certaines remarques husserliennes mais en s’opposant massivement à ce qu’Husserl
finit toujours par conclure, que la signification langagière suppose toujours comme
telle – il ne s’agirait pas d’un accident comme Husserl s’efforce de le faire valoir – un
non-remplissement structurel de l’intention par cet autre acte qu’est l’intuition : une
absence irréductible constitue le sens. Pour ne sélectionner qu’un seul des nombreux
passages frappant à cet égard, on peut citer : « Que la perception accompagne ou non
l’énoncé de perception, que la vie comme présence à soi accompagne ou non l’énoncé
du Je, cela est parfaitement indifférent au fonctionnement du vouloir-dire. Ma mort est
Pour le dire extrêmement
structurellement nécessaire au prononcé du Je. »2
rapidement, Husserl distinguant parmi les signes entre expression et indice, privilégie
l’expression essentiellement parce qu’elle serait une couche transparente et
improductive donnant immédiatement accès à la signification – elle-même renvoyée à
l’immédiateté d’une saisie intuitive. L’indice, quant à lui, empirique et mondain, laisse
en dehors de lui l’idéalité de la signification, il ne transporte en lui aucun vouloir-dire ;
dès lors, il est cela même qui tombe sous le coup de la réduction. Une telle description
implique, selon Derrida lisant Husserl, un privilège du discours silencieux ( de l’âme
avec elle-même) et donc de la voix comme voix silencieuse ( comme lorsque je pense
et me « parle » ainsi à moi-même en moi-même). Ce qui ferait de la voix, de ce point
de vue, le milieu le moins contaminé par l’empiricité et l’écart que produit
l’inscription empirique, en particulier l’écriture, le milieu même de l’immédiateté à soi
du présent-vivant de la conscience – présence à soi de la conscience à laquelle est
renvoyée en dernière instance la présence intuitive de l’essence à la visée
intentionnelle. Et le geste derridien consiste dès lors à généraliser la déconstruction du
dispositif husserlien, gagnée dans la région du langage, à la phénoménologie en toute
son extension – et, surtout, dans ses fondements et ses schèmes essentiels. Fondements
et schèmes essentiels de la phénoménologie dès lors tous décryptés comme
reconduisant le privilège du présent-vivant : le « principe des principes » qu’est
l’intuition – présence de la chose même à la présence de la conscience - , la réduction
éidétique, c’est-à-dire réduction à la forme comme présence pure de la chose même, et
la réduction phénoménologique ou transcendantale envisagée comme « reconduction
vers » le présent-vivant de la conscience3. Si l’empire du présent-vivant préside à toute
2
La voix et le phénomène, PUF, 1967, sous-titré « introduction au problème du signe dans la
phénoménologie de Husserl »., p. 108.
3
Une telle lecture de Husserl est bien sûr contestable – surtout si on la « caricature » et qu’on prétend
« résumer » Husserl en désignant sommairement son geste comme une manière de faire culminer la
l’entreprise husserlienne ( qui au fond irait de lui vers lui ) et s’il s’agit en le
« déconstruisant » de montrer qu’il occulte inéluctablement l’inarticulable par lui – qui
le rend pourtant possible – alors pourquoi Derrida peut-il déclarer que « d’un certain
point de vue, la phénoménologie est la ressource de la déconstruction » ? Il faut certes
d’abord rappeler ceci : indépendamment même du fait qu’il s’agit ici de la méthode
phénoménologique (réduction/description), la déconstruction n’aura jamais signifié, au
travers de toutes les accentuations différentes qu’elle aura éprouvé, la « négation de (
ce qui est déconstruit) », pas même la critique ou l’analyse ( si ces deux gestes
supposent de « discerner », de « purifier », de ramener éventuellement à des éléments
simples). La déconstruction de l’axiomatique husserlienne n’en n’est donc ni la
négation, ni la critique, ni même l’analyse. On peut apporter quelques précisions pour
ce qui concerne les rapports précis entre déconstruction derridienne et
description/réduction husserliennes. Derrida n’a cessé de rendre hommage à
l’honnêteté héroïque du geste théorique husserlien : honnêteté dans l’accueil sans
retenue des phénomènes, cet accueil dût-il mettre en péril l’hôte qu’est l’axiomatique
de la présence ( comme c’est le cas avec Autrui et l’écart temporel ), héroïsme dans
l’intenable tentative de respecter tant l’un que l’autre – même si pour ainsi dire in
extremis l’axiomatique de la présence doit in fine se réassurer d’elle-même. La
description phénoménologique est cette honnêteté dans l’accueil de ce qui vient. Et,
dans La voix et le phénomène4, c’est bien finalement par une description minutieuse et
rigoureuse que Derrida prétend montrer, par exemple, ce qui serait l’irréductibilité de
l’entrelacement de l’expression et de l’indice ( contre l’essentielle distinction que
Hussserl prétend instaurer entre eux grâce précisément à un travail de purification qui
hausserait du fait au droit) ; c’est bien par ce qui se veut une description minutieuse
métaphysique de la présence. Ce qui n’est bien sûr pas le cas de Derrida. Puisque nous surveillons ici
l’invention de Derrida « dans » Husserl nous n’examinons pas cette lecture de Husserl à l’aune du
texte husserlien ( pas plus que, plus haut, nous n’avons tenté d’évaluer la lecture derridienne de
Heidegger à l’aune du texte heideggerien).
4
Cf. sur ce texte, la lecture de R. Bernet dans « La voix de son maître (Husserl et Derrida) », pp. 267-
296, in La vie du sujet, Recherches sur l’interprétation de Husserl dans la phénoménologie, PUF, 1994.
donc, que Derrida met en crise l’axiomatique de la présence5. Le geste derridien perçu
bien souvent comme un « démontage » des textes les prenant à contre-pied, une
stratégie de lecture, n’aura-t-il pas été d’emblée « descriptif », si « description » peut
vouloir dire accueil sans réserve et sans préjugé6 ? La « description plus exigeante »
n’aura-t-elle pas été sa « ressource » la plus intime ? Ce geste n’aura-t-il pas été
phénoménologique non certes comme saisie des essences et reconduction à l’empire
du présent à soi de la conscience, mais comme un « dire oui » sans réserve à ce qui
vient ? Et ce d’emblée, même si ce n’est qu’à partir des années quatre-vingt et de plus
en plus au cours du temps que Derrida minorera explicitement ce que la déconstruction
retient de stratégie textuelle au profit d’une déconstruction comme exposition sans
réserve à l’événement en ce qu’il a d’incalculable ? Telle est l’infidèle fidélité de
Derrida à la méthode phénoménologique, l’irréductible entrelacement de la réduction
et de la déconstruction qui nous apprend peut-être le plus important de l’une et de
l’autre. Et si chacune était la ressource de l’autre ?
Soulignons que la dénonciation du primat de la présence se laisse aussi saisir
comme dénonciation de la primauté de la vie ( la vie en tant que pure immédiateté à
soi ), primauté de la vie qu’on perçoit chez Husserl en particulier dans l’appel à la vie
de la conscience, au vécu. Nous ne développons pas. Signalons simplement que pour
caricatural que cela soit, lire le geste derridien comme un certaine manière de tourner
un chiasme entre Heidegger et Husserl est tentant : contre Husserl et l’absoluité de la
vie de la conscience, Derrida ‘jouerait’ le « pour la mort » heideggerien ; et contre le
« pour la mort » heideggerien, il maintiendrait le thème husserlien de la vie ou du
vivant mais affecté par le coefficient du « quasi » ou qualifié par le « sur » ( en la
figure de la « survivance»…). Trop facile équation : la vie absolue de la conscience
husserlienne diminuée par le « pour-la-mort » heideggerien donnerait les figures
connexes du spectre et de la survivance ! Trop facile, car tout l’effort derridien,
revendiquant d’endurer par là l’épreuve de l’aporie, l’impossibilité du ‘comme tel’
phénoménologique, tend à approcher une survivance qui, premièrement, ne se laisse
pas dériver de l’opposition simple entre vie (pure) et (pure) mort, et qui,
deuxièmement, ne puisse pourtant pas en figurer par elle-même l’origine, si la
5
Sans nous engager dans l’étude des passages concernés, signalons simplement que la méthode
derridienne consiste bien ici à tenter de montrer les limites de la description husserlienne par une
espèce de surenchère à la description. Cf. Entre autres, La voix et le phénomène, op. cit., p. 103 :
« Considérons le cas extrême d’un’ énoncé de perception’. Supposons qu’il soit produit dans le
moment même de l’intuition perceptive. Je dis : ‘Je vois maintenant telle personne par la fenêtre’ au
moment où je la vois effectivement. Il est impliqué structurellement dans mon opération (…) ». Nous
ne reprenons pas le contenu de la description derridienne ; nous nous contentons de souligner la
posture phénoménologique : il est patent que la ressource théorique est ici essentiellement descriptive.
Cf. aussi un peu plus loin (p. 104) : « En quoi enfin la mort, l’idéalisation, la répétition, la signification
ne sont-elles pensables, en leur pure possibilité, qu’à partir d’une seule et même ouverture ? Prenons
cette fois l’exemple du pronom personnel Je. (….) ( nous soulignons) ».
6
Signalons-le juste au passage, il ne fait non plus jamais le sacrifice pur et simple de l’argumentation
rationnelle de bonne foi.
complication aura toujours déjouée toute pureté d’origine7. Il faudrait en dire de même
de la spectralité – qui en vient à se donner dans les textes derridiens à partir des années
quatre-vingt-dix comme le paradigme de toute phénoménalité8 – dans son rapport à
l’absence et à la présence : le spectre n’est ni une moindre présence, une présence
diminuée, ni mélange de la présence et de l’absence qui pourraient être saisies comme
deux termes autonomes et purs dès l’origine. La spectralité précède la dualité de la
présence et de l’absence sans pouvoir être elle-même désignée comme l’origine simple
de cette dualité, puisqu’ « à l’origine », il y a la contamination9.
Dans son très bel ouvrage, La genèse et la trace. Derrida lecteur de Husserl et
Heidegger10 Paola Marrati montre de manière convaincante que le parcours derridien,
non-résumable, pluriel, disséminé, n’en est pas moins touché de manière décisive à
partir de ces deux notions ( la genèse/la trace – que nous ne séparons et juxtaposons
que par facilité d’exposition).
La genèse. On ne peut être qu’absolument convaincu par la lecture de Paola
Marrati qui montre que Derrida invente à même son minutieux commentaire de
Husserl le questionnement qui lui sera le plus « propre » ( si on ose faire usage d’une
telle catégorie à propos de ce qui aura précisément mis en garde contre la mythologie
du « propre » – mais il serait tellement plus naïf de croire que l’on peut simplement
s’en passer !). Ainsi dès son diplôme d’étude supérieur intitulé Le problème de la
genèse dans la philosophie de Husserl11, Derrida se rend attentif au motif de la
complication originaire de l’origine qui, tout à la fois, vient « déconstruire »
l’axiomatique même de l’origine – à l’origine, il n’y a pas d’origine (ie d’origine
simple et fondatrice mais le toujours déjà de la complication) – et maintient
l’inquiétude de l’origine. Tout se passe comme si le Husserl de Derrida faisait
l’épreuve – bien plus qu’il ne la thématise – de la complication originaire de l’origine
précisément de trop exiger la simplicité originaire, ce qui le mène comme
nécessairement vers la question de la genèse. Et l’on ne saurait trop remarquer que
Derrida débusque l’importance de la question de la genèse très tôt, avant même que la
« phénoménologie génétique » selon Husserl passe au premier plan dans le champ des
recherches husserliennes. On ne saurait trop remarquer surtout, du point de vue qui est
le nôtre ici, que s’invente ici, dès 1954, l’un des motifs les plus constants de la pensée
7
Sur le registre derridien où s’entrelacent les motifs de la vie, de la mort, de la survivance, du spectre,
etc…, cf. Jacob Rogozinski, « Vie et mort(s) de M. Valdemar », pp. 199-222, in Alter n°8, 2000, Derrida
et la phénoménologie.
8
Cf. en particulier Donner le temps, Galilée, 1991, et Spectres de Marx, Galilée, 1993.
9
Signalons l’intéressante lecture de Spectres de Marx (op. cit.) de Derrida par Len Lawlor dans The Basic
problem of phenomenology : an investigation of Derrida’s interpretation of Husserl : L’auteur se propose de
montrer comment la notion de « trace » selon Derrida vient « répondre » à la notion husserlienne de
« phénomène », puis comment la notion de « spectre » vient déplacer radicalement celle de « trace » :
ainsi va l’infidèle fidélité de Derrida à Husserl, filiation bouleversante : rupture et continuation,
différence qui répète à nouveau.
10
Coll. Phenomenologica, Kluwer, 1997.
11
Texte de 1954 publié aux PUF en 1990.
derridienne qui se déploiera en particulier dans le travail de la dissémination et de la
contamination « originaires » ( c’est-à-dire mettant en crise, malgré le maintient du
mot, la possibilité même de la simplicité originaire)12.
La trace. La notion de trace apparaît significativement, sauf erreur de notre
part, en 196713 – elle ne cessera dès lors d’accompagner avec constance la pensée
derridienne. Derrida l’hérite explicitement de Lévinas ( mais aussi, d’une tout autre
manière, de Nietzsche, en sa méditation de la notion de Spur). On peut la considérer
comme l’un des carrefours décisifs de la pensée derridienne : en elle se rejoignent la
question de la marque ou de l’incision, de l’écart temporel comme inscription spatial,
c’est-à-dire aussi comme mode aporétique de l’apparaître – l’apparaître spectral ; elle
est encore remise en chantier de la notion de signe. Elle ouvre dès lors la question du
gramme, de l’écriture. Nous ne nous arrêterons ici que sur un aspect de l’aporie
configurée par la « trace ». D’un côté, elle dit, chez Derrida, la nécessaire
contamination de l’idéalité par l’empirique à laquelle le minutieux commentaire de
« L’origine de la géométrie »14, le texte de Husserl, se rendait déjà attentif.
Approchons-là à partir de ce commentaire. Pour le rappeler bien trop brièvement, on
peut dire qu’étudiant le thème husserlien de « l’idéalité enchaînée », Derrida repère
que l’écriture – en tant qu’inscription matérielle – si elle compromet en sa contingence
empirique la pureté transcendantale de l’idéalité, n’en assure pas moins une forme de
durabilité, en l’inscrivant dans une histoire, dans la possibilité de l’héritage et de la
transmission : ce n’est qu’enchaîné à l’empiricité – nécessairement éphémère mais par
là même capable de durer un peu – que l’idéalité peut être transmise et héritée, passer
des uns aux autres au travers du temps. Le vocabulaire de la « durée » que nous
employons ici par facilité ne doit pas prêter à confusion : l’écriture est pure possibilité
et effectivité de la répétabilité de l’idéalité. Et la répétition est en sens première :
différence d’avec elle-même sans pure présence stable première et préalable, l’idéalité
n’est nulle par ailleurs que dans sa répétition ou réitération ( il n’y a pas d’élément
simple premier qui précède sa répétition). De cette manière bien précise, l’idéalité en
son statut transcendantal n’est pas hors du temps ( atemporelle ), mais dans le temps,
omnitemporelle ; elle a une histoire, et cette histoire pour être transcendantale, n’en
doit pas moins négocier nécessairement avec le devenir empirique, si seule
l’inscription matérielle rend possible sa transmission, et même la rend possible, si c’est
seulement dans et par l’écriture qu’elle se répète15. Ce qui peut tuer l’idéalité, ce qui la
compromet, la sauve – en cette compromission même : seule la concrétude empirique
matérielle ( un Körper) inscrivant dans le temps, voue à la disparition tout en
« relevant » pourtant cette disparition dans la durée d’une transmission, ou plutôt la
répétition d’un héritage, ( le Körper est Leib, chair donnante). Signalons-le juste, la
même problématique peut être envisagée sous d’autres angles, par exemple à partir de
l’ambivalence de l’écriture saisie comme « supplément originaire » à partir de
12
Ce motif reçoit, en 1954, le nom de « dialectique » et l’aporie cherche alors à s’exprimer dans
l’expression d’une « surenchère dialectique ». Ce registre dialectique, on comprend sans peine
pourquoi, disparaît rapidement totalement du travail derridien.
13
Cf. en particulier De la grammatologie, Ed. de Minuit, 1967, page 102 et suivantes.
14
Husserl, L’origine de la géométrie, traduction et introduction par Jacques Derrida, PUF, 1962.
15
Cf. sur ce point « Finitude et répétition chez Husserl et Derrida » de Françoise Dastur, texte anglais
de 1993 publié en Français in Alter n°8, 2000, Derrida et la phénoménologie, pp. 33-51.
Rousseau, ou bien encore comme « pharmakon » à partir de Platon : ainsi Platon
décrit-il la méfiance socratique pour l’écriture qui écarte le discours de la présence
vive de la parole et l’abandonne à la possibilité du malentendu, démuni, éloigné du
vouloir dire de son auteur ; Platon qui, pourtant, souligne que la « drogue écriture » (
le pharmakon écriture) en son ambivalence même, risque de tuer et sauve pourtant :
l’écriture sauve la parole de l’instantanéité éphémère de sa profération. Ambivalence
donc, de la trace, qui, se marquant à même l’empiricité de la matière, sauve dans le
geste même de compromettre.
La contamination
Une question s’impose : si la contamination est originaire, dans quelle mesure
le « transcendantal » peut-il être considéré comme « maintenu » en quelque manière
dans l’impossibilité même de son « comme tel », ou bien encore, affecté comme
« quasi-transcendantal » ? Comment la contamination peut-elle avoir la radicalité du
« toujours déjà » sans impliquer la corruption voire l’annulation du transcendantal ?
Sans que nous puissions ici en développer les tenants et les aboutissants, soulignons
l’importance chez Derrida de toute une pensée de la technique décrite dans l’horizon
du « prothétique » ; une pensée du toujours déjà prothétique travaillant à substituer au
corps propre l’impropriété « originaire » d’un corps toujours déjà contaminé et rendu
possible par ses prothèses. L’impitoyable déconstruction de l’axiomatique du corps
propre et/ou de la chair, semble renvoyer cette dernière au toujours déjà de sa
contamination par le Körper ( en tant que tel mort) et du même mouvement à
l’impropriété « originaire » de la prothèse. Une tentation serait d’annuler par là le
pouvoir transcendantal porté par le corps propre et du même mouvement d’annuler la
vie dans le mort. Tentation qui n’a jamais été celle de Derrida ( même si dans certains
contextes ce dernier insiste sur le thème du « mort saisissant le vif », cette « saisie » ne
peut signifier l’effacement) . Mais la question se pose bien de savoir comment on peut
décrire une configuration où le toujours déjà de la contamination par la prothèse et le
mort ne soit pas annulation de la vie transcendantale d’une conscience ou d’un corps
vivant - tout en ne maintenant pas comme en sous-main la mythologie où se tiennent
le « transcendantal », le « propre », et le « vivant ». La description de la trace par
Derrida permet sinon de lever cet obstacle, du moins de le traduire en une aporie
féconde. Si la trace dit la nécessité de l’inscription matérielle, elle dit aussi toujours du
même mouvement la nécessité que la trace ne soit jamais simplement et toute entière
qu’inscription matérielle – l’inscription, par définition, ouvre au-delà d’elle-même, ne
se laisse pas réduire ou circonscrire à la présence qu’elle est. Par exemple – et
exemplairement – l’écriture en sa matérialité même, écartant toujours déjà ce qui
n’aura pas été la pure immédiateté à soi de la phoné, déjà sens et conscience ;
l’écriture « est » toujours déjà « différence » d’avec la voix et d’abord d’avec ellemême – la différance même ( comme toujours déjà de la différence et du différé).
L’inscription n’inscrit à même l’empiricité de la matière que d’ouvrir au-delà. Par un
bord, la trace est matérialité (du son, de l’argile, du papier, de l’encre, du hardware…)
comme telle éphémère, fugacité assumant pourtant la possibilité de son propre
surpassement comme « gramme », c’est-à-dire comme règle de répétition exacte (
orthos) de la marque ( orthographe, grammaire, orthothèses en général…). Par un autre
bord, elle ne s’y réduit jamais intégralement, elle est en un sens toute entière
l’injonction de ne pas s’y réduire. C’est pourquoi, sans contradiction aucune,
l’exigence de la trace empirique « originaire », de l’écriture exemplairement, se double
toujours chez Derrida de l’exigence de l’archi-trace, par exemple de l’archi-écriture :
il s’agit alors moins de souligner que, plus vieille que toute origine, il y aura encore et
toujours déjà l’inscription matérielle ( l’impureté du transcendantal) – énoncé qui doit
cependant toujours être maintenu – que de souligner que, du même mouvement et pour
cette raison même, la trace, comme Lévinas nous l’a enseigné, est toujours trace « de
ce qui n’aura jamais été présent » : en particulier ici, de ce qui n’aura jamais été fixé
dans un gramme. En un équilibre subtile, deux accentuations symétriquement
contraires s’opposent mais se reposent ainsi l’une sur l’autre : si le transcendantal est à
la fois compromis et sauvé par l’inscription matérielle empirique, inversement, on ne
le soulignera jamais assez, l’inscription matérielle empirique est sauvée de toute
raideur cadavérique, de toute répétition mécanique ( une certaine idée du Gestell
technique heideggerien ?), d’être habitée par « ce qui n’aura jamais été présent »,
passé immémorial qui ouvre l’indétermination d’un avenir incalculable : la
détermination de l’exactitude du calcul qui doit présider à l’enchaînement des traces
matérielles ( des règles qui tiennent l’écriture jusqu’aux programmes informatiques)
est toujours déjà sauvée d’elle-même, d’une réduction à elle-même, en ce qu’elle est
animée ou plutôt inspirée par « cela » qui ne se fixe pas en présence.
Mais on voit que ce que Derrida désigne alors comme sauvant le gramme de la
possibilité toujours menaçante de sa pétrification cadavérique ne restaure en aucun
cas un pouvoir transcendantal pur de quelque nature qu’il soit, et surtout pas ce qui
reste fermement tenu pour un mirage, celui d’un corps propre assuré de ses frontières
et investi du pouvoir de se donner le Monde. Ce vers quoi pointe la description
derridienne, c’est vers une injonction plus vieille que toute présence : celle qui enjoint
d’exposer à l’incalculable, et ouvre ainsi un avenir. Une certaine injonction
messianique si l’on veut ( il faudrait bien sûr développer). Double-contrainte qui
entrelace ce que B. Stiegler16 appelle le programme et la promesse, double-contrainte
ou les deux contradictoires se supportent et même se rendent possible : sans
programme ( matériel et déjà technique), pas d’héritage et de transmission ; pas de
transmission qui transmette l’injonction de l’exposition à l’incalculable. Il faut le
souligner, sans l’écriture et la prothèse en général, cette injonction ne serait pas ; elle
n’est rien hors de sa contamination technique. Mais, inversement, cette contamination
technique serait pure détermination mécanique, si elle n’était pas toujours déjà
spectralisée par cette injonction plus vieille qu’elle. Ainsi va la « logique » - il faut ici
de bien puissants guillemets – de la double-contrainte aporétique qui est tout aussi
bien « logique » de la contamination plus vieille que tout origine.
Conclusion.
S’il est un point qui rapproche intimement Derrida de Lévinas, c’est cette
sensibilité à l’exposition à l’incalculable, à une injonction toujours plus vieille qui
ouvre l’espace d’une responsabilité irréductible à l’axiomatique de la volonté. Et, au
fond, la surdité à un tel appel attribuée à Heidegger ( souvent dénoncée et dont on peut
discuter), la neutralité éthique de ce dernier, suscite leur commune réticence – la plus
profonde peut-être. On peut remarquer que dans la pratique de cette inquiétude
éthique, Derrida semble plus fidèle que Lévinas à un certain Husserl : l’exposition,
dans le dire « oui », à cette injonction plus vieille que toute présence aura toujours déjà
16
Cf. « La fidélité aux limites de la déconstruction et les prothèses de la foi » pp. 237-263, in Alter n°8,
2000,
Derrida et la phénoménologie. Il faut renvoyer aussi bien sûr à l’élaboration proprement
stieglerienne de la technique, dans les différents tomes de La technique et le temps, publiés chez Galilée
entre 1994 et 2001.
été nouée chez Derrida au souci de l’héritage et de la transmission, sinon de l’idéalité,
du moins du transcendantal17 - même toujours déjà compliqué en quasi-transcendantal.
Livrée à l’aporie, à la double-contrainte, à la contamination originaire, le souci de la
transmission et de l’héritage du sens, ce dernier fût-il toujours déjà spectralisé et
contaminé, n’aura cessé d’être celui de Derrida. Derrida, fidèle à plus d’un, mais,
c’est sûr, fidèle à quelque chose d’une exigence transmise sous le nom de « Husserl ».
Ainsi va la « survivance » - tentons de la « répéter »18.
F.-D. Sebbah
Bibliographie :
Outre les textes de Derrida et les commentaires signalés en notes :
Jacques Derrida : - Le toucher, Jean-Luc Nancy, Galilée, 2000.
Alter, revue de phénoménologie, n° 8, Derrida et la phénoménologie, 2000,
17
il faut insister, avec Paola Marrati, sur la reprise, au bout du compte inaugurale et constante,
de la question de la transmission de l’idéalité et de l’historicité transcendantale de la raison ;
insister aussi sur ceci que le vocabulaire théorique de l’idéalité et du transcendantal ( même
compliqué en « quasi-transcendantal ») qui est d’abord celui de de Husserl – reste décisif chez
Derrida.
18
Entre le début de la rédaction de cet article et le moment où il est achevé, le 8 octobre 2004, Jacques
Derrida est mort.
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