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Le carré militaire du cimetière
musulman de Bobigny
Par Marie-Ange d’Adler,
Journaliste
La restauration du carré militaire du cimetière musulman à Bobigny © Olivier Dabit
Derrar, Smaïl, Mohamed ben Salah…
Avec des centaines de milliers d’autres soldats originaires
d’Afrique, ils ont participé à la libération de la France
à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Le cimetière musulman de Bobigny est tout récent lorsqu’il accueille le carré
militaire. Il a été créé en 1937, deux ans après l’ouverture de l’hôpital francomusulman – devenu aujourd’hui l’hôpital Avicenne – et onze ans après
l’inauguration de la mosquée de Paris. Il représente la troisième étape du projet
politique visant d’abord à rendre hommage aux soldats musulmans morts lors de
la Première Guerre mondiale, puis à soigner et surveiller les hommes qui, après
1920, arrivent d’Afrique du Nord pour travailler à Paris et dans la région
parisienne. Conçu pour l’ensevelissement des personnes décédées à l’hôpital
franco-musulman, il accueille très vite des corps envoyés par le recteur de la
mosquée de Paris et reste longtemps le seul cimetière où les musulmans qui
meurent dans la région parisienne peuvent être inhumés selon les rites de leur
religion. Il contient aujourd’hui plus de sept mille tombes, toutes orientées vers
La Mecque. Créé en tant que cimetière privé, annexe d’un hôpital, il devient en
1996 le carré musulman du cimetière intercommunal des villes d’Aubervilliers,
de Bobigny, Drancy et La Courneuve.
Derrar el Hadj, premier soldat inhumé
Derrar el Hadj, du 40e régiment d’artillerie nord-africaine (40e RANA), est
inhumé le 20 septembre 1944 dans le carré militaire du cimetière musulman de
Bobigny. Il a été mortellement blessé le 28 août à Saint-Denis dans les combats
qui ont suivi la libération de Paris. Sa tombe est la première de ce carré où soixante
soldats musulmans de l’armée française sont ensevelis entre septembre 1944 et
février 1954. Une trentaine d’entre eux ont participé à la Seconde Guerre
mondiale. La mention “Mort pour la France” a été attribuée à dix-sept de ces
soldats.
Derrar el Hadj ben Mohamed est né à Bosquet, dans le département d’Oran, en
Algérie, dans un village aujourd’hui dénommé Hadjadj. “Français nord-africain”
dit sa fiche consultée aux archives du secrétariat d’État aux Anciens Combattants
– autrement dit, un homme qui a la nationalité française mais pas la citoyenneté,
un Français qui n’a pas le droit de vote, mais doit répondre à l’appel de l’armée.
Recruté à Tlemcen en 1943 à l’âge de 22 ans, Derrar el Hadj rejoint le 40e RANA
à Temara, au Maroc, où se constitue et s’entraîne la future 2e division blindée,
commandée par le général Leclerc. Au printemps 1944, son régiment embarque
pour l’Angleterre. Le 2 août, il débarque en Normandie, sur la plage de la
Madeleine, à l’est d’Utah Beach où les Américains ont pris pied sous un déluge de
feu deux mois plus tôt.
Le 3 août au matin, le régiment assiste au premier lever des couleurs en France et
entend l’ordre du jour du colonel de Langlade : “Après quatre années d’exil pour les
uns, d’humiliation pour les autres, mais de souffrances égales pour tous, l’armée française
a repris pied aujourd’hui, à La Haye-du-Puits, sur la terre sacrée de la Patrie. La division
Leclerc, synthèse de tous les fils de France, est le symbole de leur union scellée dans la
haine de l’Allemand et dans l’amour de la liberté… Vous avez la haute mission d’orienter
notre nation vers son destin.”
Parmi les hommes qui écoutent au garde-à-vous, un sur quatre est un colonisé qui
n’a pas la citoyenneté française. Sur les 16 000 hommes de la célèbre division,
symbole de la participation de l’armée française à la libération de la patrie, 28 %
sont des musulmans d’Afrique du Nord.
Un lourd tribut payé à la France
Smaïl ben Belkacem, 24 ans, tunisien, “présumé né à El Hancha, caïdat de
Djebeniana, fils de cultivateurs”, a lui aussi participé à la libération de Paris. Il a été
grièvement blessé aux deux jambes par des éclats d’obus, le 22 septembre 1944,
pendant la construction d’un pont flottant sur la Meurthe par le 13e bataillon du
génie.
Boutaleb Abdelkader, algérien, a participé à la libération de Paris et à la prise de
Strasbourg, avant d’être évacué vers l’arrière et de mourir, le 26 juin 1945, à
l’hôpital du Val-de-Grâce. Salah ben Mohamed, du 1er régiment de marche des
spahis marocains, est mort au Val-de-Grâce des suites de ses blessures…
Une dizaine de ces soldats ensevelis dans ce carré militaire ont combattu dans la
2e division blindée commandée par le général Leclerc.
Dans l’armée française qui débarque en Provence en août 1944, les soldats
musulmans représentent plus de 40 % des effectifs. Ce sont 250 000 musulmans
d’Afrique du Nord qui combattront pour la libération de l’Europe, entre 1943
et 1945. Comment en aurait-il été autrement ? Lorsqu’en novembre 1942, les
Alliés débarquent en Algérie et au Maroc, l’Afrique du Nord devient le tremplin
à partir duquel ils vont libérer l’Europe de l’Ouest. La France est alors occupée par
l’armée allemande et un million de Français sont prisonniers en Allemagne.
En Algérie ne subsiste qu’une armée autorisée par la convention d’armistice et
limitée à 100 000 hommes,.
Où trouver les hommes en nombre suffisant pour constituer une armée française
capable de participer de façon significative à la reconquête de la France aux côtés
des Alliés, sinon en Afrique ? Au 1er novembre 1944, cette armée compte
550 000 hommes : 400 000 d’entre eux sont originaires d’Afrique du Nord, parmi
eux 223 000 sont des musulmans – dont la moitié est composée d’Algériens.
Certes, ces effectifs seront “blanchis” au fil des mois, pendant la campagne de
France, lorsque des engagés volontaires rejoindront les rangs. Mais plus de la moitié des 23 000 hommes tués et des 71 000 blessés entre le 8 novembre 1942 – jour
du débarquement des Alliés en Afrique du Nord – et le 8 mai 1945 – jour de la
capitulation allemande – sont des soldats musulmans d’Afrique du Nord.
Les régiments de tirailleurs marocains
Suivre le parcours militaire de Mohamed ben Salah, enseveli le 29 décembre
1945 dans le carré militaire du cimetière musulman de Bobigny, c’est retracer
tout un pan de la libération de l’Europe jusqu’à la capitulation allemande. Son
dossier mentionne que ce cultivateur illettré, célibataire, originaire de la tribu des
Ouled Bouziri dans la région de Casablanca, au Maroc, s’est engagé à vingt ans.
Il débarque le 23 novembre 1943 à Naples avec le 5e régiment de tirailleurs
marocains et participe aux campagnes d’Italie, de France et d’Allemagne.
Grièvement blessé le 23 avril 1945, il est décoré de la Croix de guerre avec étoile
de bronze, cité à l’ordre du régiment et de la brigade.
Les soldats musulmans d’Afrique du Nord représentent 54 % des effectifs du corps
expéditionnaire français qui débarque en Italie sous les ordres du maréchal Juin
et est intégré au dispositif de la Ve armée américaine. Les combats sont durs, la
progression lente et tous les états-majors reconnaîtront que les Marocains ont joué
un rôle décisif dans les opérations menées dans les montagnes des Abruzzes. Les
Marocains y laisseront d’ailleurs un lourd tribut : leurs tombes jalonnent l’Italie,
du sud au nord. En juillet 1944, arrivées en Toscane, les troupes françaises font
demi-tour et regagnent Naples, d’où elles embarquent pour la Provence au mois
d’août – les Alliés se sont en effet engagés à ce que les régiments français qui ont
combattu en Italie soient ensuite débarqués en France pour participer à la
libération du sol français.
Jilali ben Madani, né à Mour, au Maroc, faisait partie du 6e régiment de tirailleurs
marocains, qui a fait la campagne de France. Blessé et fait prisonnier lors de la
prise de Mulhouse, il est resté six mois sans soins avant d’être libéré et hospitalisé.
Il est mort dix jours plus tard et a été inhumé, le 25 mai 1945, dans le carré
militaire du cimetière musulman de Bobigny. Il avait vingt-cinq ans.
Mimoun el Hadj, domicilié au douar Aït Haddidou, entre Azrou et Khénifra, dans
la région de Meknès, appartient au 4e régiment de tirailleurs marocains qui passe
le Rhin de vive force, au nord de Karlsruhe : il est alors “du plus haut intérêt
national” de ne pas rester en arrière des armées alliées ayant déjà traversé le fleuve,
stipule le général de Gaulle. Mimoun el Hadj fait partie du 9e bataillon, à la pointe
de ce combat. Il va mourir des suites de ses blessures par éclats d’obus dans la
région lombaire et sera inhumé le 19 mai 1945 à Bobigny. Il est décoré de la Croix
de guerre et de la Médaille militaire. Il a dix-neuf ans.
Les ravages de la tuberculose
Parmi les soldats musulmans que j’ai identifiés à Bobigny, tous décédés dans les
hôpitaux de la région parisienne, nombreux sont ceux qui sont morts des suites de
leurs blessures. D’autres ont été victimes d’accidents. D’autres encore sont morts
de maladies infectieuses. La tuberculose a fait des ravages parmi les prisonniers
d’origine africaine dans les Frontstalags, camps de prisonniers de guerre organisés
par les Allemands sur le sol français. Après l’armistice de 1940,
70 000 prisonniers issus des colonies y sont internés, dont 44 000 soldats
originaires d’Afrique du Nord. Environ 15 000 seront libérés. Certains y sont
morts, d’autres se sont enfuis. En mai 1943, le nombre de prisonniers s’élève
encore à 37 000, dont 23 000 Nord-Africains. Mal nourris, vêtus de haillons, ces
soldats de l’armée française sont surveillés par des fonctionnaires et des sousofficiers français de l’armée coloniale, qui ont remplacé les sentinelles allemandes.
Lhachemi ben Larbi, caporal au 8e régiment de tirailleurs marocains, s’est évadé
le 31 janvier 1943 du camp de prisonniers de Péronne, dans la Somme. Il décèdera
le 13 juillet 1945 des suites d’une tuberculose osseuse contractée en captivité et
sera enseveli à Bobigny.
Une reconnaissance tardive
De Marseille à Berchtesgaden, on trouve des tombes de soldats musulmans dans
tous les cimetières militaires. Et pourtant, les combattants musulmans de la
Seconde Guerre mondiale ont été les oubliés de la paix. Déjà, pendant la campagne
de France, la participation de l’armée d’Afrique à la libération de la métropole est
rarement mentionnée dans les journaux. La presse ne semble connaître que la
division Leclerc et les Forces françaises de l’Intérieur (FFI), combattant aux côtés
des Alliés. Quarante ans plus tard, un sondage publié par la revue L’Histoire
confirme cette mémoire sélective.
Pourtant, aujourd’hui, les historiens confirment que la Seconde Guerre mondiale
a été le seul moment de l’histoire de France où l’intervention de l’armée d’Afrique
a été décisive dans le rétablissement national. De plus, depuis quelques années, des
expositions – auxquelles s’est ajouté, récemment, le film Indigènes – contribuent à
rétablir une perception plus juste de ce qui s’est passé. Et, le 25 janvier 2006, le
carré militaire du cimetière musulman de Bobigny a été inscrit au titre des
Monuments historiques, avec le porche d’entrée et les bâtiments du cimetière.
L’État estimait enfin que ce cimetière et son carré militaire “représentent un lieu
unique en France” et qu’ils “présentent un intérêt d’art et d’histoire suffisant pour en
rendre désirable la préservation en tant qu’illustration d’une période importante de
l’histoire de notre pays”…
■
Son dernier ouvrage, Le Cimetière musulman de Bobigny, lieu de mémoire d’un siècle d’immigration,
a été publié aux éditions Autrement en 2005.
Références bibliographiques
• Archives du Musée de la Division Leclerc, Paris.
• Archives du ministère de la Défense (Anciens Combattants).
• Service historique de l’Armée de Terre.
• Rechaïm, Belkacem, Les Musulmans Algériens dans l’Armée française (1919-1945), Paris, L’Harmattan, 1996.
• Rienolé, Stéphane, Sujets de l’empire et volontaires étrangers dans la 2ème division blindée du 24 août 1944
au 1er avril 1945, mémoire de maîtrise Paris I - Panthéon Sorbonne, Centre d’Histoire Sociale, juin 2000.
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