place. On aboutira ainsi, avec le Traité de Lausanne, qui abrogeait les capitulations, à un vaste et
dramatique échange population qui se fera selon le critère de la religion, en totale contradiction avec le
principe de laïcité. A partir de ce moment, la laïcité turque sera surtout anti-chrétienne. (C’est
d’ailleurs pourquoi les minorités chrétiennes de Turquie sont si favorables à l’entrée de leur pays dans
la Communauté européenne : elles obtiendraient à la fois le statut de minorité et la liberté religieuse).
Ces événements sont arrivés peu de temps après le drame des Arméniens. Chrétiens, ils furent les
victimes du génocide que l’on sait. Hélas dans le même moment et dans les années qui suivirent,
d’autres génocides seront perpétrés. Je pense particulièrement aux assyro-chaldéens et aux syriaques.
La situation actuelle des chrétiens d’Orient ne peut être dissociée du statut fait à l’islam dans les
différents Etats issus de l’Empire ottoman. En gros, trois cas de figure se présentent dans le paysage
arabe.
Celui représenté par l’Arabie saoudite qui, malgré la contestation de ses dirigeants par les
fondamentalistes, tire sa légitimité de l’islam, est l’exception. C’est le triomphe de l’islam réformiste
wahhabite. Les chrétiens n’y ont aucune place et n’ont aucun droit, pas même de détenir des livres
religieux, pas même de prier chez eux en groupe. Il se trouve quand même 900 000 chrétiens dans le
Royaume, la plupart de rite latin, parce qu’ils sont originaires d’Inde, du Skri Lanka, des Philippines,
voire d’autres Etats arabes.
Celui qui reproduit le plus le modèle ottoman, où l’islam est amarré à l’Etat, est le système égyptien.
Le Cheikh d’Al-Azhar est nommé par le Président de la République. La condition des chrétiens n’est
pas différente de ce qu’elle était autrefois en Egypte et c’est peut-être bien pour cela que, parmi les
pays arabes, les chrétiens y sont les plus nombreux. Cependant, les frères musulmans contenus par le
pouvoir s’en prennent facilement aux chrétiens considérés comme plus faibles. La dhimmitude
continue d’exister sans que le mot ne soit prononcé. Les chrétiens sont interdits de certains métiers, ne
dépassent certains grades dans l’Armée ou l’Administration.
Les Etats arabes du troisième groupe ont, tous, été marqués par les puissances mandataires qui ont
arrangé à leur convenance les frontières de leur territoire et leur organisation gouvernementale. Ils sont
aussi les plus instables. On ne peut pas dire que la France ou l’Angleterre y ont importé leurs
conceptions de la laïcité mais leur comportement a suscité au sein du nationalisme arabe la poussée du
réformisme islamiste qui s’analyse aussi comme une revendication d’identité.
Le Liban n’entre pas dans ces cas de figure et doit être traité à part.
Que peut-on dire de la laïcité dans les pays arabes du Proche-Orient ? Qu’elle ne dit pas son nom et
qu’elle s’apparente à une sécularisation de la société influencée par les Puissances occidentales ; ce
péché originel génère une opposition entre la modernité qui va de pair avec une domination
occidentale et un réformisme musulman identitaire. L’équilibre est maintenu ou rétabli par les
militaires qui constituent généralement l’élite de ces pays. Inspirés par les Jeunes Turcs, puis par
l’expérience kémalienne, ils se veulent modernes, nationalistes, promeuvent, hors Turquie, un
nationalisme arabe parfois socialiste. Ces élites se présentent comme laïques ou « laïcisantes ». Il
n’empêche que, devant une modernité occidentale hors de portée, on voit partout un mouvement de ré-
islamisation identitaire porteur d’une modernité islamique qui sape également les fondements de la
société musulmane traditionnelle. Partout, la réislamisation pèse sur les chrétiens qui souffrent, eux
aussi, d’une crise d’identité dans une société en pleine mutation.
Il ressort de ces courtes réflexions que nous assistons à une généralisation du modèle ottoman des
dernières années de l’Empire où l’armée régule sans l’empêcher l’islamisation de la société. Même
dans la Turquie laïque, le Diyanet, le ministère des Affaires religieuses, intervient dans les questions
religieuses, forme les imams, contrôle les prêches du vendredi dans les mosquées. En outre, l’Etat turc
rémunère les 70 000 imams du pays et entretient les mosquées. Cette régulation a cependant du mal à
éviter l’éclatement du mouvement religieux générateur de groupes activistes condamnant ces pays à
une perpétuelle guerre civile larvée ou déclarée. Ce modèle a donc du mal à fonctionner.
Mgr Philippe BRIZARD, Directeur général de l’Œuvre d’Orient