Walo Hutmacher prend sa retraite. Un pionnier de la sociologie de l’éducation PANORAMA: Walo, tu arrives à la retraite après 35 ans passés dans la recherche en éducation à Genève, en Suisse et dans le monde. Quel bilan en tires-tu? Hutmacher: Pour la recherche en éducation, je dirais volontiers que cette période a été celle de l’institutionnalisation. L’idée qu’une science de l’éducation puisse exister émerge à la fin du XIXe siècle déjà, par exemple chez Claparède. Mais elle est restée jusque dans les années 50 confinée dans les universités, et plus particulièrement dans la psychopédagogie et la didactique. La sociologie de l’éducation ne réémerge qu’à partir des années 60 et 70 malgré que là aussi, des bases aient été posées dès le début du siècle (je pense à Durkheim notamment). L’économie de l’éducation a connu de premières impulsions dans les années, 60–70 sous l’égide de l’OCDE en par- «La sociologie de l’éducation est passé de l’analyse des inégalités sociales à l’étude des établissements scolaires et des rapports sociaux dans la salle de classe.» ticulier; après une éclipse d’une vingtaine d’années un nouveau développement s’annonce maintenant. Quant à l’histoire, celle des idées pédagogiques est inscrite dans la tradition universitaire depuis longtemps, mais celle des institutions, des représentations et des pratiques ne se développe que récemment. Il y a sûrement une relation entre ces émergences et ces éclipses de la recherche scientifique et les questions que se pose la société au sujet de l’éducation. J’ai eu la chance de pouvoir créer à Genève dès le milieu des années 60 un service de recherche sociologique au sein du Département genevois de l’instruction publique. Je crois que ce centre a beaucoup contribué au virage de la recherche en éducation en Suisse en direction des sciences sociales. Fondamentalement, la sociologie 46 PANORAMA 5 / 9 7 Fondateur et directeur du Service de la recherche sociologique du DIP genevois, devenu en 1995 Service de la recherche en éducation par fusion avec le Service de la recherche pédagogique, Walo Hutmacher est dans une certaine mesure victime d’une de ces normes bureaucratiques qu’il critique dans l’entretien qu’il a accordé à notre rédacteur romand, Jacques Amos. Atteint par la limite d’âge, il est mis à la retraite. Comme il le confie à la fin de l’entretien, il ne va pas pour autant renoncer à toute activité professionnelle. Nous avons choisi ce moment de transition pour l’interroger sur le bilan qu’il tire de son activité, plus particulièrement en ce qui concerne la formation professionnelle et la SRFP, dont il fut l’un des fondateurs. étudie les phénomènes humains sous l’angle des relations, relations entre individus, entre groupes, dans le cadre d’institutions et d’organisations qui règlent les représentations, les rôles, les décisions et les pratiques légitimes. Dans les années 70, la sociologie de l’éducation avait une vision avant tout «macro»; ce qui intéressait, c’était le système d’enseignement dans ses rapports à la société, en particulier avec la structure des inégalités sociales. Progressivement, les analyses sont entrées dans ce qui était avant une sorte de «boîte noire sociologique»: la salle de classe (l’espace pédagogique, le contrat didactique, les rapports d’évaluation comme rapports sociaux de jugement et de classement, etc.), et aussi l’établissement scolaire comme agencement local d’accords plus ou moins stables et comme compromis entre des contraintes locales très réelles (les gens qui sont là et leur histoire) et des exigences globales, liées à un système d’enseignement public, c’est-à-dire aussi inévitablement de nature politique, potentiellement conflictuelle. L’intérêt des sociologues porte entre autres aujourd’hui sur la façon dont est gouverné, piloté, régulé un système aussi multifonctionnel, hiérarchisé et complexe où diversité et unité entrent régulièrement en tension. Dans ce contexte, avec d’autres, j’ai souvent attiré l’attention sur le mode de régulation essentiellement bureaucratique qui prévaut dans les systèmes d’enseignement. La recherche a sans doute un peu contribué à une évolution qui va vers un mode de régulation qu’on pourrait appeler professionnel. Bref, la sociologie de l’éducation, qui est ma spécialité, s’est considérablement diversifiée, elle s’intéresse aujourd’hui à tous les niveaux et tous les aspects des systèmes de formation depuis la construction du savoir scolaire et la relation pédagogique jusqu’aux politiques de l’éducation. De nouveau, cette évolution n’est pas sans relation avec celle des systèmes d’enseignement qui ont eux aussi changé au cours de cette période et pas seulement sous l’effet de la recherche bien sûr. On note entre autres un courant de transformation au plan international qui va d’un fonctionnement centré sur les entrants («input driven»: l’argent, les élèves, les ressources humaines) vers un fonctionnement beaucoup plus centré sur «Jadis ‹input driven› (argent, élèves, personnel), le système d’enseignement est aujourd’hui davantage ‹output driven› (effets sur les individus et sur la société).» les résultats («output driven»), sur les effets sur les individus et sur la société. PANORAMA: Tu comptes parmi les fondateurs de la Société suisse pour la recherche appliquée en matière de formation professionnelle (SRFP). Penses-tu que les objectifs qu’elle s’était fixés lors de sa création ont été réalisés? Hutmacher: A l’origine, il s’agissait par la création de la SRFP d’assurer une certaine continuité de la recherche dans le champ de la formation professionnelle, après l’impulsion que lui avait donnée le Programme national de recherche 10 (PNR «EVA»). Cet objectif n’a pas été atteint, puisqu’un an après la fin du programme il n’y avait plus qu’un ou deux chercheurs actifs. Le PNR 33 a redonné une impulsion forte à la recherche en éducation, également en matière de formation professionnelle. Il faut espérer que la continuité sera mieux assurée. La participation des milieux de la recherche à la SRFP est restée assez faible, entre autres parce que la continuité recherchée n’a pu être réalisée. Inversement, on ne peut pas non plus parler d’une forte mobilisation des milieux de la pratique en faveur de la recherche. L’appui de l’Ofiamt a toutefois permis d’assurer un petit volume de recherches, particulièrement d’évaluations. Si on considère maintenant la fonction de plate-forme de la SRFP entre les acteurs et les institutions de la formation professionnelle et ceux de la recherche, je crois qu’un progrès réel est acquis. Je pense en particulier à PANORAMA et aux diverses manifestations publiques qui animent régulièrement le débat et contribuent à la for- «Depuis les années quatre-vingt, les politiques de l’éducation sont dominées par des questions ayant trait à la qualité des pratiques pédagogiques et du fonctionnement institutionnel.» mulation de questions de recherche pertinentes et importantes. La SRFP a certainement contribué à décrisper les relations, à assurer une certaine légitimité à la recherche en sciences sociales dans un milieu qui n’était pas vraiment prêt à l’accueillir et à susciter l’intérêt de chercheurs pour les questions de la formation professionnelle. PANORAMA: Tu as vécu comme chercheur les transformations importantes du système d’enseignement depuis les années 60. Qu’est-ce qui te paraît en fin de comptes le plus central? Hutmacher: En schématisant, on pourrait dire que durant les années 60–70, les politiques de l’éducation étaient dominées par la question de l’accessibilité des cursus de formation élevés et par celle de l’égalité des chances: la démocratisation des études sous ses deux espèces. Ces questions restent à l’ordre du jour, mais il s’en est ajouté une autre depuis les années 80 et qui est autrement plus difficile, parce qu’elle met en question les pratiques et le fonctionnement institutionnel; je veux parler du souci de la qualité. J’ai déjà dit que le débat autour des systèmes de formation s’oriente plus vers les résultats et pose la question de l’efficacité (le rapport entre les effets et les buts visés). La redéfinition des finalités des systèmes d’enseignement est d’actualité un peu partout. Mais cette redéfinition vise aujourd’hui un niveau d’opérationalité plus élevé qui se formule en termes de compétences (savoirs, savoir-faire, savoir-être) à acquérir par les apprenants. La question de l’efficacité n’est par ailleurs pas sans relation avec celle de l’efficience et de la «productivité» (qui concerne le rapport entre les effets et les ressources engagées), Walo Hutmacher 5 / 9 7 PANORAMA 47 ni bien sûr avec la crise budgétaire. Un récent sondage montre que tout le monde pense qu’il est vital d’investir dans l’éducation, mais que beaucoup pensent que l’école coûte trop cher. En parallèle, les milieux enseignants sont un peu désorientés. Audelà des plans d’études, des méthodes et des didactiques, ils cherchent un nouveau modèle de professionnalité, ce qui entraîne entre autres une réflexion sur les fondements éthiques de «Une approche trop bureaucratique de l’apprentissage a freiné plutôt que favorisé les capacités d’adaptation rapide devenues nécessaires pour suivre l’évolution technologique.» la profession, en particulier aussi sur la source légitime des connaissances professionnelles et sur la tension entre loyauté avec les usagers (élèves et parents) et loyauté avec l’institution, ses règles et sa hiérarchie. PANORAMA: Et quel bilan fais-tu plus particulièrement en ce qui concerne la formation professionnelle? Hutmacher: Dans une société à forte composante tertiaire vers laquelle nous nous dirigeons, même les apprentissages de l’école primaire deviennent objectivement partie intégrante d’une formation professionnelle: savoir lire, écrire, calculer, abstraire et généraliser, raisonner et analyser de façon autonome, négocier, communiquer, écouter les autres, etc., sont dorénavant des compétences indispensables dans l’exercice d’un nombre grandissant de professions. A l’autre bout, l’Université est de fait un lieu de formation professionnelle, quelles que puissent être les nostalgies d’un humanisme de distinction qui hantent encore le monde universitaire. Il devient simplement impossible de tirer une frontière nette entre formation générale et professionnelle. Dans ce sens, on peut se demander s’il ne serait pas souhaitable de dualiser dans une certaine mesure le système d’enseignement dit général: il est difficile pour une fraction en tout cas des jeunes de se convaincre du sens d’études détachées de l’univers significatif pour les adultes 48 PANORAMA 5 / 9 7 PANORAMA: Plus personne ne peut croire aujourd’hui que notre système de formation professionnelle est le meilleur du monde. Quels sont les défis principaux qu’il doit relever aujourd’hui, et dans les années qui viennent? Hutmacher: Le système dual n’a pas nécessairement les forces qu’on lui prêtait. Il n’est plus tout à fait sûr aujourd’hui qu’il est le seul ou le meilleur moyen de suivre l’évolution technologique; dans les faits, récemment, une approche trop bureaucratique de l’apprentissage a plutôt freiné les capacités d’adaptation rapide. Du point de vue de la demande de formation, le système dual a gagné quelques points récemment. D’une part, il devient visible qu’en période de récession les pays à système dual connaissent dans l’ensemble moins de chômage spécifique des jeunes. D’autre part, l’apprentissage n’est plus une voie sans issue. Grâce à la maturité professionnelle et à la création des HES, il devient plus crédible et plus attractif aux yeux des jeunes. Dommage que ces mesures soient si tardives. La principale faiblesse du système dual réside dans sa dépendance de la volonté des entreprises de former leur relève et celle de leur branche. Cette volonté est plus chancelante aujourd’hui pour deux raisons. La première est lié à l’internationalisation croissante de l’économie et des entreprises; la culture pédagogique des entreprises que suppose le fonctionnement régulier du système dual est une caractéristique d’une portion très réduite du monde (en gros l’Allemagne, l’Autriche, la Suisse). Chaque fois qu’une entreprise suisse passe sous le contrôle d’une entreprise étrangère, la participation au système dual est remise en cause. Les entreprises internationales qui viennent s’implanter ne se posent la plupart du temps même pas la question. L’offre de places d’apprentissage risque ainsi de se confiner progressivement aux PME des secteurs traditionnels de l’artisanat et des services. La seconde raison tient aux coûts de la formation. Notamment dans la conjoncture concurrentielle actuelle, la tentation est grande pour les entreprises de transférer les charges de la formation initiale à l’Etat, luimême dans une tourmente budgétaire. Il reste un travail à faire sur la culture des entreprises (même étrangères), pour qu’elles renoncent à une logique économiste à courte vue. PANORAMA: Si tu me permets pour finir une question plus personnelle: je sais que retraite ne signifie pas pour toi inactivité. Quels sont tes projets? Hutmacher: Dans l’immédiat, je garde mon enseignement à l’Université pour un an encore. Je vais certainement me consacrer à la poursuite de projets déjà engagés, notamment le PNR 33, dont la synthèse et la clôture n’interviendront qu’en 1999. Je pense aussi conserver mon engagement dans la politique de la science en faveur de la recherche en éducation, et plus généralement des sciences sociales, aux plans suisse et international. J’espère enfin avoir le temps de faire un peu de recherche moi-même. Et je vais essayer de réaliser un rêve: la semaine des 35 heures. ■ D Pionier der ErziehungsSoziologie Namentlich seit den 60er Jahren ist in den Sozialwissenschaften im Erziehungsbereich (Soziologie, Wirtschaft, Geschichte) eine Entwicklung festzustellen; in der Schweiz gehört Walo Hutmacher zu den Pionieren. Die Erziehungssoziologie, anfänglich vor allem mit der sozialen Ungleichheit befasst, interessiert sich heute eher dafür, was sich in den Klassen abspielt. Wenn die SGAB seiner Meinung nach den Anschluss in der Berufsbildungsforschung nicht gefunden hat, hat sie doch zu einer Verbesserung der Beziehungen zwischen Forschern und Akteuren beigetragen und erfüllt ihre Mission als Vermittlerin gut. Die Berufsbildung unterscheidet sich nicht wesentlich von der Allgemeinbildung. Das grundlegende Schulwissen wird immer wichtiger für jede Ausbildung und für die Ausübung vieler Berufe. Auf der anderen Seite des Spektrums wird auch die Universität ein Ort der Berufsbildung. Das duale System vermindert zwar die Gefahr der Arbeitslosigkeit bei Jungen, hängt andererseits aber vom Willen der Unternehmen ab, junge Menschen auszubilden oder aber die Kosten auf den Staat abzuwälzen.