Éthiques et contextes organisationnels. Christian Le Moënne

PARTIE I
VALEURS ET NORMES
Éthiques et contextes organisationnels
Christian Le Moënne*
Université européenne de Bretagne (Rennes II)
La référence obsessionnelle, depuis une vingtaine d’années, des milieux managé-
riaux des entreprises et de diverses institutions à l’éthique, à la «responsabilité
sociale des entreprises», à la «responsabilité sociétale et environnementale»…
interroge les modalités d’imposition de nouvelles normes et de nouvelles formes
organisationnelles comme de nouvelles procédures d’administration des entreprises
et de production de biens et de services, notamment dans une situation qui mobi-
lise centralement les technologies de l’information et de la communication. Cet
article propose d’explorer les enjeux théoriques et pratiques de ces phénomènes.
La question de l’éthique dans les contextes organisationnels est une
question à la fois importante et fort embrouillée. Importante d’abord,
par la place qu’elle semble avoir pris depuis une vingtaine d’années dans
les thématiques des communications managériales, aux différents niveaux
d’administration des entreprises, des associations et des administrations
publiques. Importante également, car elle concerne directement la ques-
tion de la signification des projets, comme celle plus immédiate et intime
de la signification du travail, mais également celle de la signification plus
générale des multiples activités sociales, dans un contexte leur utilité
est quotidiennement interrogée ou susceptible de l’être, dans les diffé-
rents médias. Enfin, la revendication d’une éthique du travail, d’un sens
de l’action a été depuis les années soixante revendiquée par les secteurs
professionnels de services aux personnes en difficulté –santé, social et
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médico-social, services publics– et il est étrange et parfois difficile à
admettre que des secteurs professionnels et des entreprises à but lucratif,
dont l’existence dépend de la performance sur des marchés et de la capa-
cité à dégager de multiples façons une rentabilité capitalistique, puissent
se réclamer bruyamment de l’éthique et affirmer des valeurs humanistes
ou de désintéressement. La tentation est donc immédiatement grande de
considérer qu’il s’agit du dernier avatar de l’idéologie managériale et
patronale visant à neutraliser toute contestation des nouvelles formes
d’organisation du travail par la constitution d’un climat consensuel: la
gestion des ressources humaines par leur soumission à l’évidence de
valeurs universelles, en quelque sorte.
Le caractère massif et largement répandu, notamment par les consultants,
de cette référence à l’éthique, notion au demeurant le plus souvent non
définie et fonctionnant comme une évidence non discutable, plaide
pourtant pour que l’on prenne au sérieux ces discours et écrits managé-
riaux. Aussi, plutôt qu’un inventaire des différentes nuances de ces réfé-
rences à l’éthique –qui au demeurant se rejoignent pour tenter de
donner de «l’Entreprise» et de la sphère professionnelle managériale une
représentation enchantée et consensuelle–, il semble plus intéressant de
prendre acte de leur existence, de les considérer en quelque sorte dans
leur «valeur faciale» et d’essayer d’interroger ce dont elles sont éven-
tuellement le symptôme, de comprendre quels «effets de réalité» elles
visent à produire par la stimulation des imaginaires, et quels effets orga-
nisationnels en sont attendus, dans un contexte qui peut être analysé
comme un contexte de crise des conceptions et des pratiques mana-
gériales.
Ceci peut permettre d’enrichir la conceptualisation des pratiques de
communication managériale et, au-delà des exemples particuliers des
entreprises, d’avancer vers une meilleure compréhension des enjeux sym-
boliques à l’œuvre dans les logiques de recompositions organisa-
tionnelles.
Émergence de l’éthique managériale et symbolisation
organisationnelle
Les références managériales et patronales à l’éthique ont donc connu,
depuis les années quatre-vingt, une progression spectaculaire en France.
Les chartes éthiques élaborées par des directions de firmes ou des asso-
ciations professionnelles, les associations de promotion de normes de
bonne conduite comme l’association Ethic, le développement d’un mou-
vement patronal prônant la «responsabilité sociale et éthique» des
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entreprises, la promotion par l’ISO, puis par différents textes et référen-
tiels dans différents secteurs, de normes de «bonnes pratiques» ont
banalisé cette référence, qui a déjà fait l’objet de nombreux débats
notamment dans le champ des sciences de gestion, et suscité des critiques
assez vives émanant y compris de la sphère managériale. Enfin,
l’émergence massive des préoccupations écologiques et environnemen-
tales a amené la propagation de la thématique de la «Responsabilité
sociétale et environnementale» des directions de firmes, thématique
adossée à une évolution de la demande publique et marchande et à une
évolution réglementaire concernant les risques environnementaux et
sanitaires. Pour autant, différentes catastrophes industrielles comme les
naufrages de pétroliers, ou les pollutions massives des eaux fluviales par
les élevages porcins n’ont pas entraîné de modification significative des
obligations concrètes.
Cette agitation managériale est, comme toujours, allée de pair avec des
demandes de conceptualisation et des financements qui ont attiré l’atten-
tion des sciences humaines et sociales sur des questions qui semblaient
jusque-là relever de la pure spéculation philosophique: les questions
relatives à la confiance, à la justice et à l’amour comme compétences, à
l’engagement dans des logiques de justifications, sont devenues des objets
intéressant la recherche en économie, en sciences humaines et sociales, en
sciences de gestion. Différents points de vue ont souligné, sans doute à
juste titre, qu’il pouvait s’agir d’un renouvellement des thématiques de
gestion idéologique des ressources humaines, de recherche de consensus
visant à impliquer subjectivement l’ensemble des salariés dans le manage-
ment de leurs propres objectifs et logiques d’actions, de dynamiques
visant à obtenir une soumission librement consentie… D’autres auteurs
ont suggéré qu’il s’agirait d’un alignement pur et simple des logiques
managériales sur les normes américaines de la «Business Ethic». Enfin,
l’entrée dans les crises spéculatives financières de la fin des années quatre-
vingt a mis en évidence une tendance à l’enrichissement cynique et scan-
daleux de dirigeants de groupes industriels et financiers, qui apparaissait
choquant dans des contextes d’augmentation massive du chômage et de
formes d’appauvrissement de masse que l’on croyait disparus dans nos
pays. Au demeurant, le développement de la thématique de l’éthique, au
cours des dix dernières années du siècle n’a nullement empêché, au
contraire, le développement d’un enrichissement sans limites des cadres
de direction et des actionnaires, individuels ou collectifs. L’éthique
comme référence apparaît donc ainsi d’abord paradoxalement comme
l’indicateur d’une absence générale d’éthique, et d’un effondrement des
valeurs, que Max Weber attribuait au capitalisme émergent des siècles
précédents.
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Du point de vue de la structure organisationnelle des firmes, les théma-
tiques managériales ont correspondu à un autre phénomène tout à fait
fondamental, dont on peut se demander s’il n’est pas à l’origine de ces
références aux valeurs et de la recherche d’une forte charge symbolique
des discours sur les entreprises: on a assisté au cours des vingt dernières
années du XXesiècle à une véritable dislocation des entreprises, disloca-
tion spatiale et juridique, déterritorialisation qui a accompagné, sinon
provoqué, une crise de «l’Entreprise» comme institution sociale, et une
crise de la pensée managériale sur les relations entre entreprises et espace
sociétal. Si cette crise faisait à certains égards écho à la crise des grandes
institutions –État, partis, syndicats– qui délimitaient l’espace du «for-
disme» et de la société de consommation de masse, elle manifestait
également le passage vers des modalités de gestion symbolique plus
marquées des formes organisationnelles issues de la déterritorialisation
des firmes, de la dislocation de plus en plus massive entre la propriété du
capital financier mais également symbolique (marques, brevets, pro-
jets…), les sites de production, les sièges sociaux et les espaces de mise en
scène et de mise en visibilité des «entreprises» devenues littéralement
virtuelles. Sans entrer dans un exposé qui déborderait le cadre de cet
article, cette crise –qui manifeste une dilution de cette institution– peut
être décrite à grands traits.
L’évolution des modalités de la production de masse et la mondialisation
de la production industrielle ont entraîné une recomposition des
structures antérieures d’entreprises attachées aux sites de production et
aux réseaux physiques de logistique et de transport. Ces phénomènes ont
été largement analysés, mais leurs conséquences sur les formes organisa-
tionnelles et les stratégies d’information et de communication globales
des entreprises l’ont été assez peu. Ce qui était dans les années quatre-
vingt-dix appelé par les socio-économistes de «l’école de la régulation»
une crise du «taylorisme-fordisme» était certes la crise d’un modèle
d’organisation du travail à l’échelle de l’usine ou de l’atelier, mais égale-
ment une crise des formes antérieures d’entreprises correspondant à une
recomposition générale des relations entre flux de production et
consommation de masse, recomposition directement influencée par le
développement et la distribution massive de dispositifs de coordination
et de pilotage numériques. Tout ceci a entraîné des évolutions
surprenantes des thématiques de l’«éthique», en relation avec une
constante revendication de moralisation des affaires et des comporte-
ments, à mesure de la dérégulation folle des revenus des dirigeants et
actionnaires et des pratiques financières orientées vers la spéculation vir-
tuelle déconnectée des conditions de la production et de ce qui était
appelé «économie réelle», par opposition à une économie financière
présentée comme «virtuelle».
Éthiques et contextes organisationnels Christian Le Moënne
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Éthique de la différenciation marchande
La production de masse standardisée s’était trouvée confrontée, au cours
des années 1970, à des demandes de plus en plus différenciées et à des
marchés dans lesquels, du fait de la concurrence, le cycle de vie des pro-
duits était de plus en plus court. Cette situation avait entraîné un renver-
sement de la relation entre l’offre et la demande. L’apparition en France
et le développement rapide de l’économie de discount portée par la
grande distribution de masse avait fortement accentué ce phénomène:
en s’insérant entre production et consommation, les grands distributeurs
avaient imposé une prise en compte très directe et très fine des fluctua-
tions de la demande de produits dits «de grande consommation»,
d’abord essentiellement alimentaires. L’introduction d’innovations liées
au traitement de l’information leur avait en effet donné un avantage
décisif dans la gestion en temps très court de leurs stocks: les lecteurs de
codes barres reliés aux ordinateurs permettaient un inventaire en temps
réel et donc une gestion des stocks «au plus juste». L’information sur les
comportements d’achat des consommateurs réels devenait également
disponible très rapidement, notamment par l’usage de cartes bancaires
ou, plus finement encore de cartes de crédits attribuées par les hyper-
marchés eux-mêmes. Or, il s’agissait d’une information critique essen-
tielle pour anticiper sur la production en prenant en compte la différen-
ciation des modes de consommation et en les référant à des modes et
styles de vie. Ceci a permis aux grands distributeurs d’imposer d’être
livrés «juste à temps» et de répercuter sur l’ensemble de la chaîne, qui va
de la production vers le consommateur, ce «pilotage par la demande»
face auquel l’organisation, pour la production de masse indifférenciée de
type fordiste, s’était avérée inadéquate.
La nécessité de développer des modes de production flexibles de masse
entraînait un ensemble de bouleversements assez fondamentaux dans
l’organisation du système productif global et dans la conception des
entreprises. Se trouvait d’abord remis en cause leur caractère
d’organisation «introvertie» et close. Il ne pouvait plus être question de
ne pas tenir compte des environnements sociétaux, puisque le pilotage de
la production s’effectuait à partir de signaux qui en provenaient. À bien
des égards, le fonctionnement du système technique et humain se trou-
vait mis en œuvre par la circulation de signaux déclencheurs, qui circu-
laient de l’aval vers l’amont et introduisaient dans le process de produc-
tion des logiques appelées «clients fournisseurs», telles que les
commandes de pièces remontant la ligne en fonction de ce qui était
effectivement vendu et souvent déjà payé par le client final. Mais c’était
plus largement les représentations entrepreneuriales de l’espace et du
temps constituées depuis la fin du XIXesiècle –et qui avaient structuré les
représentations collectives– qui étaient remises en cause.
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