ecclésiastique, développe ainsi, à la faveur du recul de la menace musulmane sur le territoire
européen, dès la fin du XVIIe siècle, un regard nouveau, empreint de curiosité et
d’appréhension mêlées, sur ce monde arabe méconnu, et en particulier sur l’empire ottoman.
Ainsi de Richard Simon qui dresse, dans son Histoire critique de la créance et des coutumes
des Nations du Levant (1694), chapitre XV, un exposé « de la créance et des coutumes des
Mahométans », « afin que ceux qui voyagent en Levant se défassent de quantité de préjugés
contre cette religion » ; mais aussi, des récits de voyages, tels que Le Voyage de l’Arabie
heureuse, par l’océan oriental, fait par les français pour la première fois dans les années
1708, 1709, 1710 (1716) de Jean de La Roque ; ou encore, des traductions du Coran, qui se
démarquent nettement de la propagande cléricale à l’encontre du Prophète et de la religion
musulmane ; sans compter l’adaptation « belle infidèle » de contes orientaux des Mille et Une
Nuits par Antoine Galland, imprimés en français entre 1704 et 1717 (date de publication des
volumes XI et XII)xiii, constamment réédités ensuite, contribuant à créer, dans l’Europe
entière, la vogue du « conte arabe » et, à travers elle, la diffusion des traditions de la culture
orale populaire des conteurs au sein de la République des lettres.
Pendant que les ouvrages d’histoire et d’érudition se multiplient au sujet de l’islam, et
qu’un certain nombre d’écrits politiques persistent à prendre cette religion perçue comme
concurrente et même, adversaire du Christianisme pour contre-modèle répulsif, non sans
certaines ambiguïtésxiv, émerge donc progressivement un mouvement contraire des idées et
des représentations : bien souvent, on rend justice à une tolérance musulmane qui accable de
sa magnanimité le fanatisme chrétien, comme dans L’Essai sur les mœurs où Voltaire loue la
tolérance du règne des Turcs et réhabilite en partie au moins leurs croyances, en vertu de leur
incitation à la paix des religions (on pense également, bien entendu, au scandale de son
Mahomet). Certains vont même, comme le marquis Boyer d’Argens dans ses Lettres juives
(1736), jusqu’à voir dans l’islam modéré une forme de religion naturelle proche du déisme et
partant, compatible avec l’esprit des Lumières.
Le courant « orientaliste », envisagé sur le double plan scientifique et artistique, dont
on place généralement la naissance à la fin du XVIIe siècle et l’épanouissement au cours du
XVIIIe sièclexv, relève d’enjeux idéologiques majeurs auxquels le théâtre de Chamfort, dont il
est question ici, n’échappe qu’en partie : il participe, sous les formes d’un « orientalisme
latent » et d’un « orientalisme manifeste », d’une construction socioculturelle spéculaire qui
en dit plus long sur la cohérence d’un regard projeté par l’Occident sur cet ailleurs
fantasmatique que sur la situation historique effective de cette aire géographique et
culturellexvi. Il est donc, à proprement parler, un élément à part entière du dispositif de
représentation, de discours, de savoir, autrement dit une projection imaginaire collective,
historiquement datée et idéologiquement construite qu’il convient aujourd’hui de réexaminer
à nouveaux frais... Forme privilégiée d’un regard indirect sur soi, il permet de construire
tantôt des modèles projectifs (terre de toutes les voluptés, véritable paradis sensuel, même si
le plus souvent déceptif, de Crébillonxvii et du courant libertin), tantôt répulsifs (sérail impur
du despotisme selon Montesquieu et un certain courant de la philosophie politiquexviii ; mythe
du bédouin…). Ainsi, la matière orientale est-elle prise dans une série de contradictions
inéluctables et de représentations contradictoires : Orient-miroir qui nous renvoie notre image
inversée ou déformée de nous-mêmes, altérité de proximité, constitutive d’une certaine
identité nationale, étape fondamentale dans la naissance de la conscience occidentale, à
travers un double mouvement contradictoire de dépréciation (territoire de tous les maléfices,
fascination perverse pour la flagellation et les châtiments corporels) et d’appréciation tantôt
religieuse (le paradis est situé en Orient, terre du Sauveur) tantôt païenne, voire franchement
paillarde (terre de tous les délices, de toutes les rêveries érotiques)… l’Orient, cet empire du
centre, situé à mi chemin entre les Indes orientales et les Indes occidentales, si loin et si
proche à la fois de l’Europe avec laquelle il a eu, pendant longtemps, destin lié, apporte bien