La figure du « turc généreux » dans le théâtre de - UMR Lire

publicité
La figure du « turc généreux » dans le théâtre de Chamforti
« La vraie Turquie d’Europe, c’est la France » affirme Chamfort dans Produits de la
civilisation perfectionnéeii. Si l’Afrique demeure, dans une large mesure, terra incognita de la
philosophie des Lumièresiii, tel n’est pas le cas de l’Orient musulman voisin, et en particulier
de l’Empire ottoman, qui fascine la France absolutiste dès le règne de Louis XIViv au moins
autant qu’il l’effraie (les guerres ottomanes ne sont pas si lointaines, puisque le siège de
Vienne remonte seulement à 1683 et que la piraterie barbaresque prospère pour longtemps
encore tout autour du bassin méditerranéen, attisant une des grandes peurs récurrentes de
l’Âge classiquev). Les efforts de Colbert pour commercer avec la Sublime Portevi, les
ambassades réciproques, ou encore les récits de voyage se succèdent. Négociants,
scientifiques, ambassadeurs, administrateurs, militaires ou encore simples voyageursvii,
concourent à rapporter ou faire connaître toutes sortes de textesviii et d’objets destinés à
alimenter les cabinets de curiosités, mais aussi à produire un vaste corpus de textes à la valeur
et à la fiabilité variables, qui participent d’une certaine forme d’imaginaire oriental dans
l’opinion cultivée et nourrissent la fiction littéraireix. « La science des langues orientales et les
voyages qui ont été faits ont appris qu’il y a de la valeur et de la politesse partout », écrit
Lamarre dans son Histoire […] des Maures (1708), montrant le mélange de relativisme et
d’ethnocentrisme qui préside à la vision occidentale de l’Orient à la fin du XVIIe et tout au
cours du XVIIIe siècles. Révélateur des contradictions (c’est déjà le principe du Persan des
Lettres persanes de Montesquieu ou du Siamois des Amusements sérieux et comiques de
Dufresny), mais surtout des potentialités d’une Europe éclairée, le « Levant » (c’est seulement
au XIXe siècle que la région prendra l’appellation d’« Orient ») est à l’époque de mieux en
mieux connu, grâce aux contributions, parfois sujettes à caution, de Tavernier, Bernier,
Chardin et, surtout, Galland.
Dans le même temps, on assiste à une mutation importante dans l’histoire culturelle,
qui passe par la vulgarisation du discours savant (premier orientalisme des sciences
religieuses), relayé et amplifié par les arts. Dans la seconde moitié du règne de Louis XIV,
Lettres édifiantes et curieuses de missionnaires jésuites, relations de voyagex, souvent
richement illustréesxi, et travaux à caractère historique, tels que L’Histoire de l’Empire
ottoman de Dimitri Cantemir, prince de Moldavie (traduit de l’anglais par Prévost en 1740),
apportent un second souffle au mythe orientaliste, profondément enraciné dans l’inconscient
culturel occidental. Ainsi de contributions essentielles comme la Bibliothèque orientale
(1697) de Barthélemy d’Herbelot : elle est l’indice d’un recentrement sur l’Orient islamique,
envisagé depuis les origines arabes jusqu’aux civilisations turque, persane ou encore,
mongole, nettement distincte de la Chine, du Japon et d’une grande partie de l’Asie Mineure,
et marque un intérêt nouveau pour un monde arabo-musulman enfin considéré comme
cohérent, à défaut d’être dépouillé de stéréotypes. Boulainvilliers et sa Vie de Mahomed avec
des réflexions sur la religion mahométane, & les coutumes des musulmans (1730) peut à bon
droit être considéré comme une exception à la règle, dans la mesure où sa représentation
tranche nettement avec la vision dualiste inspirée par le christianisme que l’on trouve parfois
chez d’Herbelot (double face, à la fois « ingénieuse » et « sanguinaire », de la civilisation
arabo-persane, dont il offre pourtant par ailleurs une perception fine et informée)xii et s’inscrit
très tôt dans une forme de réhabilitation des Arabes, considérés pour leurs qualités morales.
Rompant avec cette ambivalence traditionnelle de la figure mauresque ou barbaresque, il
propose ainsi un contre-modèle de civilisation, l’associant aux valeurs de l’homme et de la
nature, lui donnant ses lettres de noblesse dans la hiérarchie implicite de l’esprit des peuples.
L’esprit des Lumières, en s’affranchissant progressivement d’une haine de l’islam qui
remonte aux croisades et à l’invasion mauresque, longtemps entretenue par la propagande
ecclésiastique, développe ainsi, à la faveur du recul de la menace musulmane sur le territoire
européen, dès la fin du XVIIe siècle, un regard nouveau, empreint de curiosité et
d’appréhension mêlées, sur ce monde arabe méconnu, et en particulier sur l’empire ottoman.
Ainsi de Richard Simon qui dresse, dans son Histoire critique de la créance et des coutumes
des Nations du Levant (1694), chapitre XV, un exposé « de la créance et des coutumes des
Mahométans », « afin que ceux qui voyagent en Levant se défassent de quantité de préjugés
contre cette religion » ; mais aussi, des récits de voyages, tels que Le Voyage de l’Arabie
heureuse, par l’océan oriental, fait par les français pour la première fois dans les années
1708, 1709, 1710 (1716) de Jean de La Roque ; ou encore, des traductions du Coran, qui se
démarquent nettement de la propagande cléricale à l’encontre du Prophète et de la religion
musulmane ; sans compter l’adaptation « belle infidèle » de contes orientaux des Mille et Une
Nuits par Antoine Galland, imprimés en français entre 1704 et 1717 (date de publication des
volumes XI et XII)xiii, constamment réédités ensuite, contribuant à créer, dans l’Europe
entière, la vogue du « conte arabe » et, à travers elle, la diffusion des traditions de la culture
orale populaire des conteurs au sein de la République des lettres.
Pendant que les ouvrages d’histoire et d’érudition se multiplient au sujet de l’islam, et
qu’un certain nombre d’écrits politiques persistent à prendre cette religion perçue comme
concurrente et même, adversaire du Christianisme pour contre-modèle répulsif, non sans
certaines ambiguïtésxiv, émerge donc progressivement un mouvement contraire des idées et
des représentations : bien souvent, on rend justice à une tolérance musulmane qui accable de
sa magnanimité le fanatisme chrétien, comme dans L’Essai sur les mœurs où Voltaire loue la
tolérance du règne des Turcs et réhabilite en partie au moins leurs croyances, en vertu de leur
incitation à la paix des religions (on pense également, bien entendu, au scandale de son
Mahomet). Certains vont même, comme le marquis Boyer d’Argens dans ses Lettres juives
(1736), jusqu’à voir dans l’islam modéré une forme de religion naturelle proche du déisme et
partant, compatible avec l’esprit des Lumières.
Le courant « orientaliste », envisagé sur le double plan scientifique et artistique, dont
on place généralement la naissance à la fin du XVIIe siècle et l’épanouissement au cours du
XVIIIe sièclexv, relève d’enjeux idéologiques majeurs auxquels le théâtre de Chamfort, dont il
est question ici, n’échappe qu’en partie : il participe, sous les formes d’un « orientalisme
latent » et d’un « orientalisme manifeste », d’une construction socioculturelle spéculaire qui
en dit plus long sur la cohérence d’un regard projeté par l’Occident sur cet ailleurs
fantasmatique que sur la situation historique effective de cette aire géographique et
culturellexvi. Il est donc, à proprement parler, un élément à part entière du dispositif de
représentation, de discours, de savoir, autrement dit une projection imaginaire collective,
historiquement datée et idéologiquement construite qu’il convient aujourd’hui de réexaminer
à nouveaux frais... Forme privilégiée d’un regard indirect sur soi, il permet de construire
tantôt des modèles projectifs (terre de toutes les voluptés, véritable paradis sensuel, même si
le plus souvent déceptif, de Crébillonxvii et du courant libertin), tantôt répulsifs (sérail impur
du despotisme selon Montesquieu et un certain courant de la philosophie politiquexviii ; mythe
du bédouin…). Ainsi, la matière orientale est-elle prise dans une série de contradictions
inéluctables et de représentations contradictoires : Orient-miroir qui nous renvoie notre image
inversée ou déformée de nous-mêmes, altérité de proximité, constitutive d’une certaine
identité nationale, étape fondamentale dans la naissance de la conscience occidentale, à
travers un double mouvement contradictoire de dépréciation (territoire de tous les maléfices,
fascination perverse pour la flagellation et les châtiments corporels) et d’appréciation tantôt
religieuse (le paradis est situé en Orient, terre du Sauveur) tantôt païenne, voire franchement
paillarde (terre de tous les délices, de toutes les rêveries érotiques)… l’Orient, cet empire du
centre, situé à mi chemin entre les Indes orientales et les Indes occidentales, si loin et si
proche à la fois de l’Europe avec laquelle il a eu, pendant longtemps, destin lié, apporte bien
malgré lui une contribution majeure à la volonté de puissance et à l’ethnocentrisme
occidentaux.
L’empire ottoman occupe une place de choix dans une telle configuration à la fois
scientifique, esthétique et idéologique. En 1770, moment de la création du Marchand de
Smyrne, la Turquie ottomane retrouve un regain d’actualité : elle est en proie aux pressions
internes des revendications autonomistes (Égypte puis Syrie) et externes (Autriche, Russie).
L’islam est précisément, au temps des Lumières, essentiellement associé à l’Empire ottoman,
qui domine le monde arabe et la Mer Méditerranée dans la vision européenne. Un des points
de cristallisation de cet imaginaire, véhiculé et relayé dans la culture populaire par l’Église
est, précisément, le topos récurrent des pirates barbaresquesxix qui réduisent en esclavage les
chrétiens et les forcent à se convertir sous la menace, à mourir ou à alimenter les marchés
d’esclaves de l’Afrique du Nordxx. On reconnaît là, trait pour trait, le fond du Marchand de
Smyrne. Un autre topos récurrent est celui de l’itinérance : souvent associé à l’imaginaire
fantasmatique de la razzia, du fanatisme et du nomadisme, le peuple des Bédouins est en effet
considéré par une grande partie des hommes de Lettres du siècle des Lumières comme
l’envers du monde civilisé, particulièrement dans l’Histoire naturelle de Buffon et dans
l’Encyclopédiexxi.
Ici comme ailleurs, la littérature de voyage évolue progressivement de la perspective
symbolique du voyage initiatique à la construction d’un véritable discours de savoir, sinon
anthropologique, du moins ethnographique, dont les présupposés idéologiques sont lourds de
signification. Antoine Galland, dans Smyrne ancienne et moderne (1678) et dans Voyage au
Levant, montre très bien ce changement de regard, entre érudition et ethnographie, qu’il est
bien à même de développer, grâce à sa connaissance approfondie des langues parlées dans la
région (grec moderne, arabe, persan, turc)xxii. La quatrième partie de son manuscrit, Smyrne
ancienne et moderne, est particulièrement significative. Il y établit, à l’aide d’aphorismes, une
analyse comparée des mœurs et coutumes des Turcs et des Européens, envisagées sous des
angles divers et réparties en rubriques : l’habillement, les pratiques alimentaires, les femmes,
la literie, l’équitation, les pratiques culturelles, l’enseignement, les chiens, les jardins, les
voyages, les pratiques de la vie quotidienne, le calendrier, les pratiques mortuaires, la justice,
le souverain, la médecine, la musique, la maison ou encore, l’armée… On peut lire, au seuil
de ce relevé méticuleux des « aphorismes ou […] mœurs des Turcs comparées à celles des
Français », un avertissement explicite quant à la disposition d’esprit de l’auteur : « Vous
verrez les mœurs et les façons de faire de cette nation opposées aux nôtres, article par article,
et vous serez étonnés comment les hommes peuvent avoir si peu de ressemblance les uns aux
autres ».
Le théâtre de Chamfort est emblématique à la fois des idées reçues de la littérature
viatique concernant l’empire ottoman et de la volonté de les dépasser, en partie au moins.
Aussi bien dans Mustapha et Zéangir que, de façon plus complexe, dans Le Marchand de
Smyrne, il joue sur ces stéréotypes de l’esprit des peuples, sans pour autant y échapper
totalement, révélant par l’écriture les ambivalences du motif oriental, mais aussi l’émergence
d’une figure nouvelle dans le théâtre et la pensée des Lumières : celle du « généreux
musulman ».
Sébastien Roch Nicolas, dit Chamfort (1741-1794) est aujourd’hui connu comme le
dernier des moralistes français du siècle des Lumières, auteur de maximes et de discours sur
Molière et La Fontaine qui lui valurent un siège à l’Académie françaisexxiii. Mais on a oublié
que cet auteur, saluée par Albert Camus et Jean Cocteau pour sa modernité, a également été
l’un des dramaturges les plus célèbres de son temps, offrant notamment à la ComédieFrançaise deux de ses plus gros succès, très souvent repris pendant la Révolution française,
dont il sera pourtant la victime – il se suicidera, pour ne pas tomber aux mains de plus
radicaux que lui. Du moraliste, ce théâtre a conservé à la fois l’acuité d’un regard critique
sans concession et la précision d’une écriture sans fioritures d’une grande précision, tout en
développant une dramaturgie à la fois représentative de son temps et d’une grande originalité.
Dans la droite ligne de la refonte du « genre dramatique sérieux » dans la seconde moitié du
XVIIIe siècle, ce théâtre met en scène une forme nouvelle de sensibilité et interroge avec force
les grandes questions sociales, politiques et philosophiques de son temps : état de nature,
injustice sociale, statut de la femme, esclavage, gouvernement juste, contact entre
civilisations, place de l’argent dans les rapports sociaux…
Chamfort est bien loin de partager les solides certitudes d’un Occident peu enclin à
s’appliquer les préceptes qu’il prétend imposer au monde. Ainsi, dans Le Marchand de
Smyrne, fait-il dire à Kaled, marchand d’esclaves européens : « Que veut-il donc dire ? Ne
vendez-vous pas des Nègres ? Eh bien ! moi, je vous vends… N’est-ce pas la même chose ? Il
n’y a jamais que la différence du blanc au noir » (scène VIII). Dans Mustapha et Zéangir,
c’est de la bouche du Sultan ottoman Soliman lui-même que vient la satire à peine voilée et le
procédé d’ironie visant les abus de la monarchie absolue occidentale, qui résonne comme un
précepte de philosophie politique et une mise en garde, en comparaison du despotisme
oriental :
Monarques des chrétiens, que je vous porte envie !
Moins craints et plus chéris, vous êtes plus heureux.
Vous voyez de vos lois vos peuples amoureux
Joindre un plus doux hommage à leur obéissance ;
Ou, si quelque coupable a besoin d’indulgence,
Vos cœurs à la pitié peuvent s’abandonner ;
Et, sans effroi du moins, vous pouvez pardonner.
(Acte IV, scène 3)
L’empire ottoman est donc bien placée au cœur de l’œuvre dramatique du moraliste,
puisqu’il lui consacre deux de ses trois principales pièces, une comédie, Le Marchand de
Smyrne (1770) et une tragédie, Mustapha et Zéangir (1776), qui amplifie la figure du « turc
généreux » déjà éprouvée dans la pièce précédente. Les deux œuvres participent d’un même
projet indissociablement esthétique et idéologique, qui lui-même fait écho aux écrits du
moraliste, publiés à titre posthume.
Le marchand de Smyrne, ou l’émergence de la figure du « turc généreux »
C’est la plus « moliéresque » des œuvres de Chamfort. L’auteur vient d’écrire son
Éloge de Molière et partant, se positionner dans le champ littéraire, en régler ses comptes avec
la comédie classique, dans une optique très rousseauiste, dénonçant le mélange des
conditions, l’absence de « toute morale » et de « toute sensibilité » de la jeunesse, mais aussi
son conformisme (ce « souci d’être comme tout le monde »)xxiv. Sa comédie programmatique
se situe clairement dans une forme de néo-classicisme dont il espère tirer avantage et qui lui
vaudra effectivement, mais un peu plus tard, lorsqu’il reprendra le filon orientaliste dans sa
tragédie de 1777, Mustapha et Zéangir, d’être comparé à Racine, avant de renoncer au
théâtre : « Prenons exemple sur les héros et les génies du XVIIe siècle. Luttons contre le
déclin du caractère et la civilisation de l’instant. Rendons notre siècle majeur si nous ne
voulons finir en auteurs mineurs »… Particulièrement occupé, mais conscient de l’importance
de sa tentative, il diffère, pour la réaliser, un projet de tragédie (peut-être l’embryon de
Mustapha et Zéangir, qui relève, sur un autre mode, du même type de « turquerie » et fait
pleurer Marie-Antoinette mais aussi le Roi)xxv, confiant non sans provocation à Thomas, qui
lui conseille de terminer plutôt sa tragédie, qu’« il est doux de devenir immortel en riant ». Si
La Jeune Indienne, pièce sensible, l’avait fait connaître à 31 ans, il attend maintenant la
consécration du Marchand de Smyrne, son pendant comique. Écrite en quelques mois, la
pièce est en effet couronnée de succès, mais s’attire les foudres de la critique littéraire. C’est
pourtant l’occasion pour l’auteur d’affiner sa dramaturgie et de prendre position non
seulement par rapport à l’héritage classique, avec lequel il rompt en partie, mais encore par
rapport à la refondation en cours du genre dramatique sérieux, avec lequel il marque ses
distances, tout en subissant son influence.
La première entrée des Indes galantes de Fuzelier, sur une musique de Jean-Philippe
Rameau (1735), s’intitule Le Turc généreuxxxvi. Elle s’inspire d’une histoire racontée dans le
Mercure de Francexxvii, mais innove dans la manière de présenter au public occidental l’image
du souverain mahométan. Abandonnant le stéréotype du sultan qui règne férocement sur un
sérail de prisonnières arrachées à leur famille par les corsaires et livrées aux désirs d’un
maître inhumain, Fuzelier présente une des premières figures de turc généreux, comme le sera
plus tard le sultan de Mozart dans L’Enlèvement au sérail. Chamfort, sur le même mode, et
dans la lignée du dernier épisode de l’histoire de Zéïla, traitée par Dorat, s’inspire aussi du
récit de la vieille qui, dans Candide, de Voltaire, raconte ses tribulations d’esclave, vendue à
Alexandrie, puis à Smyrne et enfin à Constantinople. Smyrne est réputée à l’époque comme la
plaque tournante d’un fructueux commerce, port de mouillage des corsaires qui ont pour
habitude de se débarrasser des conquêtes et prises de guerre de la course sans craindre les
poursuites.
Le Marchand de Smyrne raconte, sur fond de trafic d’esclaves, de piraterie, de récits
de voyages et d’aventures, dans le décor exotique d’un Moyen-Orient fort en vogue, la façon
dont un riche musulman sauver de l’esclavage, par une succession de hasards heureux, un
jeune aristocrate chrétien qui lui avait précisément rendu le même service dans des
circonstances similaires quelque temps auparavant, cependant que sa femme sauve, dans les
mêmes conditions, l’amante du jeune homme. Une façon d’analyser les relations entre
civilisations orientale et européenne, musulmane et chrétienne, et de militer en faveur de
l’assistance mutuelle des peuples et de la solidarité des hommes, au-delà des différences
sociales et culturelles.
La pièce mérite sa longue carrière théâtrale, notamment à l’époque révolutionnaire, sur
la scène patriotique du Théâtre de la République, dominé par Talma et Dugazon. L’Orient sert
habilement de couverture à une satire mordante qui touche au racisme et aux inégalités
sociales. La bonté, la tolérance religieuse et la reconnaissance servent de ressort à l’intrigue,
pudiquement recouverte d’un voile d’exotisme fort au goût du jour et dans l’esprit du temps.
L’esclavage est ouvertement mis en cause, et avec lui le honteux commerce que certains font
de leurs semblables. Sous l’aimable badinage d’une comédie spirituelle et joliment écrite
surgissent quelques idées fortes dont la moindre n’est pas celle qu’exprime le marchand
d’esclaves devant la réprobation du Français : « Que veut-il donc dire ? Ne vendez-vous pas
des nègres ? Eh bien ! moi, je vous vends. N’est-ce pas la même chose ? Il n’y a jamais que la
différence du blanc au noir ! » (Scène 8).
Écrite en prose, avec plus de légèreté et de liberté que La Jeune Indienne, la pièce
permet à l’auteur une plus grande audace d’expression et des plaisanteries plus faciles, sur un
rythme rapide et dans un style aphoristique qui rappelle l’art de la formule du moraliste. Il
exerce sa verve satirique non seulement sur la société occidentale qui tolère le commerce des
noirs, mais sur d’autres formes d’esclavage, y compris celui imposé à la condition féminine,
qui faisait déjà l’objet de La Jeune Indienne. Au passage il égratigne, sans grande originalité,
mais avec bonhomie et dans une atmosphère de jubilation légère, les Allemands, les Anglais,
la noblesse, les médecins, les savants ou encore, les juges, dans la plus pure tradition de la
comédie épisodique.
Chamfort lui-même, dans son Dictionnaire dramatique, donne de sa pièce le synopsis
suivant :
Hassan avait été esclave, et conduit à Marseille. Il pleurait la perte de sa liberté, et surtout celle de
Zaïde, qu’il adorait, et dont il était aimé. Un Français, témoin de sa douleur, l’interroge, s’attendrit,
le délivre, et n’exige de lui, pour toute reconnaissance, que de ne pas haïr les Chrétiens. Hassan, de
retour dans sa patrie, épouse Zaïre, et tous les ans achète un esclave chrétien, et lui rend la liberté,
en mémoire de ce que le Français a fait pour lui. Parmi les esclaves qu’il délivre se trouve le
Français auquel il a tant d’obligations. Il avait été pris par les Turcs en revenant de Malte, avec une
maîtresse qu’il devait épouser. Zaïde achète la liberté de cette femme ; et les deux amants finissent
la pièce en se mariant.
Le Marchand de Smyrne est créé le vendredi 26 janvier 1770 en « baisser de rideau »,
à la suite d’une représentation de Phèdre de Racine, quelques jours après la création des Deux
amis, de Beaumarchais. Un millier de spectateurs assiste à la première, pour une recette de
2 814 livres, légèrement inférieure à celle des Deux amis (3 327 livres). La pièce de
Beaumarchais, éreintée par la critique, n’aura que 11 représentations, contre 13 pour celle de
Chamfort, avec des recettes qui se maintiennent 5 fois au-dessus de 2 500 livres et le reste du
temps, à une exception près, autour de 1 500 livres. Comme pour La Jeune Indienne, Molé,
Préville et Mlle Doligny en sont les principaux interprètes. Cette fois, il a fallu faire un décor,
pour rendre compte de la bipartition de cette scène compartimentée à deux actions
simultanées. Les mémoires du décorateur Paul Brunettixxviii signalent « deux parties de
muraille formant appui de terrasse et qui traversent le théâtre ». Un portique et un fond de
mer, avec quelques arbres, complètent le tableau. Pour les costumes, le tailleur Pontus
dépense 262 livres, essentiellement pour du voile, des rubans (dans les tons de rose, de gris et
d’or), des gazes rayées ou dorées (pour Mlle Hus et Mlle Doligny), des cabochons et des
turbans (pour Feulie et pour des danseurs), 2 habits d’icoglans, une coiffure arménienne
(Préville), un habit pour Desnoyers (danseur)... La musique du divertissement final est copiée
en février 1770 par Victor, mémoire contresigné par Dauberval. En 1774, la copie, par
Doublet, comprend un second violon, deux parties de basse, 2 hautbois et 2 cors ». La
partition est à nouveau copiée par M. Mielle en mars 1780, avec d’autres partitions pour des
pièces à agréments (Le Marchand de Smyrne, Le Moulin de Javelle, La Nouveauté, Le
Curieux de Compiègne), soit un total de 244 pages, volume qui semble, à notre connaissance,
avoir disparu aujourd’hui des archives de la Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française. La
même année, pour les représentations du Marchand de Smyrne « avec ses divertissements »,
les comptes du corps de ballet font état d’un ou deux danseurs et de deux danseuses.
Dès l’année de sa création, la pièce est donnée en province et par les troupes françaises
stationnées à l’étranger. Selon les Anecdotes dramatiquesxxix, Laus de Boissy, dit Alétophile
serait l’auteur d’une Suite du Marchand de Smyrne, représentée en 1778 en province, et citée
au Catalogue de la Bibliothèque dramatique de Soleinne sous le n° 2232 sans qu’il soit
possible de se procurer le manuscrit... Elle est également jouée par Casanova et sa troupe à
Florence, et inspire même un opéra au maître de musique de la princesse d’Orange.
En dépit (ou peut-être en raison même) de son grand succès auprès du public, la pièce
est copieusement étrillée par la critique, qui supporte mal l’estime dont les spectateurs
gratifient cet intrus dans le monde des lettres. Si Le Mercure de France lui accorde une
certaine indulgence, en raison de l’interprétation remarquée du comédien Prévillexxx, le
rédacteur des Mémoires secrets fait, comme souvent en pareille circonstance, la fine bouche :
Les Comédiens Français ont donné avant-hier la première représentation du Marchand de Smyrne,
petite pièce en un acte et en prose, avec ses agréments. Ces histrions avaient annoncé le Drame en
question avec les plus grands éloges, et l’un d’eux avait osé assurer l’avant-veille en plein foyer,
qu’il aurait un succès prodigieux. Quoique le public soit partagé à l’égard de la pièce, on paraît
convenir généralement que c’est très peu de chose, et qu’elle ne mérite pas l’annonce emphatique
qu’en faisaient les acteurs. Elle est du sieur de Chamfort, jeune homme qui mérite
quelqu’encouragement. xxxi
Grimm affirme avec véhémence : « Les idées de M. de Chamfort sur l’art dramatique ne
tiennent à rien, parce qu’elles ne viennent pas de souche ; on voit qu’on peut les prendre par
poignées et les arracher de la tête »xxxii. Turgot invective son « patriotisme d’antichambre »,
pendant que Collé calomnie dans son Journal ses « saillies pas très saillantes » et que La
Harpe, son ancien protecteur, devenu entre temps son rival, l’accuse, de façon très injuste,
d’avoir pris son sujet dans Les Captifs de Plautexxxiii…
Le Marchand de Smyrne aura pourtant en tout, jusqu’en 1806, 139 représentations à la
Comédie-Française, 7 représentations à la Cour et une seconde et brillante carrière au Théâtre
de la République, pour 46 représentations, entre 1791 et 1797, avec Talma dans le rôle
d’Hassan. Ces représentations, exaltant l’aspect patriotique et humaniste de la pièce, donnent
même lieu à la composition, par Dugazon, interprète du marchand Kaled, de couplets
patriotiques additionnels destinés à mettre en lumière la morale révolutionnaire de la pièce.
Comme à l’accoutumée, le Théâtre de la République fait de grands efforts de mise en scène
pour reprendre cette pièce qui entre de plain-pied dans son programme d’éducation du peuple
par le théâtre, et les costumes orientaux, très fidèles aux modèles suivis, qui ont servi dans les
nombreuses œuvres « exotiques » de son répertoire, trouvent ici une juste utilisation. La
critique ne se trompe pas sur la pertinence de la satire exercée par Chamfort, et réhabilité
l’œuvre désavouée par la critique d’Ancien Régime. La Chronique de Paris parle ainsi à son
sujet d’une « pièce prophétique » « si fort à l’ordre du jour qu’on la dirait faite depuis quinze
jours », et se demande comment elle a pu traverser sans encombre l’Ancien Régime, compte
tenu de sa valeur subversive manifestexxxiv. C’est pourtant dans une tragédie plus tardive et
plus aboutie que la représentation de l’empire ottoman prendra toute son ampleur chez
Chamfort, et la figure du turc généreux consistance.
Mustapha et Zéangir, tragédie ottomane d’un orient bien tempéré
Mustapha et Zéangir, tragédie aujourd’hui très peu lue et jamais montée, est surtout
connue pour avoir fait pleurer le Roi et Marie-Antoinette. Elle a bénéficié d’un triomphe à la
Cour et subi un échec total à la ville, ces deux réceptions contradictoires n’étant pas sans
rapport : « J’ai été dans l’état du Métromane jusqu’au dernier moment », aurait confessé cette
reine amie des arts et en particulier, du théâtrexxxv au moment de la création, en référence à
l’angoisse du personnage éponyme de la pièce de Piron avant la première représentation de
son œuvre. « Vous avez plu à Versailles, non pas à cause de votre esprit, mais malgré votre
esprit », aurait-elle ensuite déclaré dans les compliments qu’elle adresse à Chamfort, par
l’intermédiaire de Rulhièrexxxvi, alors qu’elle met la dernière main aux turqueries de son
boudoir à Fontainebleau, librement inspiré du cadre orientalisant de la pièce. Force est de
reconnaître que ce soutien inconditionnel de la part d’une Reine de France qui ne brille pas
par sa popularité a bien de quoi faire du tort à la pièce auprès du peuple de Paris, et explique
dans une large mesure la cabale dont elle fait l’objet au moment de sa reprise à la villexxxvii.
Cette tragédie est pourtant centrale dans l’œuvre comme dans la pensée de l’auteur, et
lui a valu d’être comparé par Voltaire, pourtant prévenu contre elle, au digne héritier de
Racinexxxviii. Chamfort fait en effet grand cas du genre tragique, par lequel il aspire à atteindre
la consécration littéraire à laquelle il prétend déjà depuis La Jeune indienne et ses éloges de
Molière et La Fontaine. Longtemps différée par la mauvaise volonté des Comédiens-Français,
la création de Mustapha et Zéangir entre ainsi dans une stratégie de consécration auctoriale et
de recherche de légitimité au sein du champ culturel, puisqu’elle est représentée l’année
même où Chamfort adhère à la Société des auteurs créée par Beaumarchais, dont il seconde le
combat contre les « histrions » de la Comédie-Française, et précède de cinq ans son élection à
l’Académie française, à laquelle elle a contribué indirectement et de façon différée. Avec cette
pièce, « Chamfort s’engage dans son premier combat public pour la liberté »xxxix.
En dépit des polémiques qui l’entourent, et notamment de l’accusation de plagiat
envers la pièce de Belin de 1705, dont Chamfort a conservé jusqu’au titre même, cette
tragédie est un travail de longue haleine, dont on trouve la trace dans sa correspondance dès
1767, bien qu’il mette près de 10 ans à en voir la création (La Harpe, qui l’a bien connu et
beaucoup fréquenté à cette période, fait l’hypothèse d’un travail d’écriture de près de 12 ans).
L’auteur, conscient du risque d’accusation de plagiat, compte tenu de la vogue du thème
orientaliste dans le théâtre de son temps et de ses nombreux modèles dans le théâtre classique,
fait part de ses difficultés dans une lettre du 24 mai 1767 au clermontois Antoine-Léonard
Thomas :
Enfin je suis dans les grandes affaires et Soliman m’occupe tout de bon. Chaque jour je découvre des
beautés nouvelles et de nouvelles difficultés. J’ai à craindre plus de ressemblances que je n’avais cru
d’abord (…). Les difficultés sont de fonder la mort de Mustapha sans avilir Soliman, et de mettre au
théâtre la situation de Zéangir qui se tue sur le corps de son frère.xl
Sa correspondance des mois suivants mentionne de très nombreux remaniements du manuscrit
dès cette période précoce de son travail de composition, et signale une réécriture complète du
cinquième acte, sur lequel l’auteur confie avec angoisse ses propres réserves : « J’étais
d’abord très amoureux de ma nouvelle façon, mais il m’est revenu des doutes ». La réception
critique de la pièce lui donnera raison, comme on va le voir plus loin.
La pièce de Chamfort, qui se déroule à Constantinople, « autrement dit Byzance »,
comme le rappelle la didascalie liminaire, puise son sujet dans l’histoire de l’Empire ottoman
pendant la guerre avec la Hongrie, dans la première moitié du XVIe siècle, exploitant un goût
du temps pour les « turqueries » qui ne se dément pas au théâtre depuis la fin du XVIIe
sièclexli. Soliman le Magnifique (1495-1566), dixième sultan de la dynastie ottomane,
puissant autocrate et conquérant de la Hongrie et des pays voisins a pris pour troisième épouse
l’influente Roxelane, sultane d’origine ukrainienne – d’autres disent italienne, ce à quoi la
pièce fait allusion. Selon la loi ottomane, le successeur du sultan doit être son premier mâle.
Mustapha, fils aîné de Soliman, est l’enfant d’une autre épouse de Soliman décédée depuis.
Une lettre de Mustapha au shah de Perse le fait accuser de haute trahison envers l’Empire et
Soliman, par peur d’un complot et d’un de ces coups d’Etat nombreux dans l’histoire de
l’Empire, tue son fils, pourtant revenu des colonies auprès de lui pour se justifier. Roxelane
aurait eu quatre fils, dont le second, Cihangir, devient le héros des adaptations littéraires de
l’histoire. En fait c’est son quatrième fils, Sélim qui va succéder à Soliman, après avoir livré
une guerre sans pitié à Bajazet, troisième fils de Roxelane. Soliman meurt en Hongrie à la
veille d’une grande bataille, et est enterré aux côtés de Roxelane, dans la grande mosquée
qu’il a fait construire à Istanbul.
Plus que dans ce matériau historique sommairement évoqué par la pièce, c’est dans
son traitement par différentes sources littéraires qu’il faut principalement chercher
l’inspiration du sujet de la tragédie de Chamfort. Mustapha et Zéangir est en effet loin d’être
la première adaptation de ce matériau historique et exotique. Dès le XVIe siècle, Gabriel
Bounin tire du meurtre de Mustapha le sujet de La Sultane (Paris, Guillaume Morel, 1561),
première tragédie française fondée sur un événement contemporain, qui entre dans la vogue
de la « tragédie mahométiste », souvent sanglante et irrégulière. Jean Mairet reprend à son
compte le sujet dans une tragédie intitulée le Grand Solyman, ou la Mort de Mustapha (Paris,
Courbé, 1639). Au XVIIe siècle, un autre épisode de la vie de Soliman inspire une nouvelle
adaptation littéraire, le roman en 4 parties et 4 tomes de Madeleine de Scudéry, paru sous le
nom de son frère Georges de Scudéry en 1641, Ibrahim ou l’Illustre Bassa. Ce roman
remportant un grand succès, il est réédité à Rouen en 1665, puis à Paris, chez P. Witte, en
1723, avec pour illustrations de belles gravures. Dès le XVIIe siècle, il est traduit en allemand,
en italien et en anglais. Georges de Scudéry en a entre-temps tiré une tragi-comédie jouée
avec succès en 1642 et imprimée en 1643. L’épisode que raconte cette pièce est postérieur à la
mort de Mustapha : Soliman est amoureux d’Isabelle de Monaco, sa captive, qui aime de son
côté le grand vizir Ibrahim (en réalité le chrétien Justinian, au service de Soliman, qui
l’apprécie beaucoup). Poussé par la jalousie de Roxelane, secondée par Roustan et le muphti,
Soliman est prêt à sacrifier Ibrahim et Isabelle, qui ont décidé de s’enfuir, mais la clémence
l’emporte finalement et il leur pardonne, les renvoyant en Italie. Le traître Roustan et le
muphti sont alors massacrés par le peuple et Roxelane en meurt « de rage et de colère ».
Enfin, dans L’Histoire des favorites (1698), mademoiselle de La Roche-Guilhen fait allusion
à un épisode ou Zéangir « donna toute son amitié à Mustapha », étant lié à son demi-frère « de
la plus parfaite amitié qui eut jamais été »xlii, ce qui explique que Zéangir se suicide à la
nouvelle de l’exécution de Mustapha par l’homme de main de Roxelane. Enfin, on ne peut
minimiser l’influence du cadre turc de Bajazet (1672) sur la pièce de Chamfort, en dépit de la
disgrâce de la pièce auprès du public des théâtres au cours du XVIIIe siècle.
Mais c’est surtout chez Belin qu’il faut chercher le principal intertexte de la tragédie
de Chamfort. En 1705, François Belin, probablement assisté de Marie-Anne Mancini,
duchesse de Bouillon, donne un premier Mustapha et Zéangir, créé à la Comédie-Française.
La Porte et Chamfort, dans leur Dictionnaire dramatique, la présentent comme inspirée du
roman L’Illustre Bassa, et en donnent le résumé suivant :
La Pièce commence par une conversation entre Rozanc et le Grand vizir Rustan, qui conspirent
ensemble la mort de Mustapha. Zéangir, alarmé du péril qui semble menacer ce prince, court implorer,
en sa faveur, l’appui de la sultane ; et Sophie, princesse de Perse, amante de Mustapha, vient à son tour
demander le secours de Zéangir. Rustan emploie toutes ses ruses pour animer Soliman contre
Mustapha ; Zéangir obtient cependant que l’empereur entende la justification de ce prince ; et le Sultan,
qui ne veut écouter que sa clémence, fait grâce à son fils, à condition qu’il renoncera pour jamais à
Sophie. Cette punition paraît trop rigoureuse à l’amant Mustapha. Il ne peut se résoudre à partir sans
voir sa maîtresse, et ne se rend enfin qu’avec beaucoup de peine aux conseils de son frère, en le
conjurant de voir, de consoler la princesse. Cette commission embarrasse fort Zéangir, qui aime
secrètement Sophie, sans espérance de retour. Il promet cependant d’obéir ; quelques soupirs
interrompus, et quelques paroles qui lui échappent indiscrètement, font naître de cruels soupçons dans
l’esprit de Mustapha. Il s’abandonne ensuite aux transports de la jalousie ; la conversation qu’il a avec
Sophie sert à dissiper ces soupçons : mais, par malheur, ces deux amants surpris par l’Empereur
achèvent de l’irriter. Rustan profite de la conjoncture pour faire jurer à Soliman la perte de l’infortuné
Mustapha. Pendant ce temps-là, Zéangir tranquille sur le sort de son frère, dont il croit les jours en
sûreté, ne songe qu’à s’éloigner de la Cour, pour éviter les charmes de Sophie ; on vient, sur ces
entrefaites, lui apprendre la mort du prince.xliii
C’est bien ce sujet que reprend Chamfort en 1776, tandis que Maisonneuve, quelques
années plus tard, donnera sur la même structure dramatique Roxelane et Mustapha (1785). La
Harpe, comme à son habitude, se plaît, dans le long compte rendu qu’il consacre à la pièce au
moment de sa reprise parisienne, en 1777, et alors que la tragédie de Belin est, comme pour
lui faire du tort, rééditée, à établir la table des correspondances entre les deux œuvres, déjà
relevée par une partie de la critiquexliv et signalée par d’Argental à Voltaire dès la première
représentation à la Cour de Fontainebleau en 1776xlv. Sans nier les influences manifestes,
reconnues par l’auteur lui-même, entre les deux pièces, et l’emprunt presque littéral, conscient
ou pas, de certaines séquences, voire d’un certain nombre de vers remaniésxlvi, il convient de
mentionner chez Chamfort des changements notables dans l’intrigue, comme le fait que
l’action ne se situe plus à Alep, mais à Constantinople, ou que Rustan devienne Osman. Mais
il faut surtout reconnaître à la tragédie de 1776, - et là réside une grande partie de son intérêt
aujourd’hui - une configuration esthétique et idéologique bien différente de celle de 1705 qui
en fournit pourtant la matière : entrant de plain-pied dans le projet de rénovation de la tragédie
au contact des formes pathétiques et larmoyantes dans lesquelles l’auteur s’est essayé par
ailleurs, elle relève en outre d’un imaginaire orientaliste composite et ambivalent et de
présupposés socioculturels qui méritent d’être étudiés en tant que tels.
On se souvient de l’affirmation catégorique de Racine dans sa Seconde préface à
Bajazet :
Il ne faut pas lire l’histoire des Turcs ; on verra partout le mépris qu’ils font de la vie ; on verra en
plusieurs endroits à quel excès ils portent les passions, et ce que la simple amitié est capable de leur
faire faire : témoin un des fils de Soliman, qui se tua lui-même sur le corps de son frère aîné qu’il aimait
tendrement, et que l’on avait fait mourir pour lui assurer l’empire.
C’est pourtant bien le sujet dont s’empare en toute connaissance de cause Chamfort
pour écrire Mustapha et Zéangir, tragédie souvent comparée, précisément, à Bajazet. La
pièce, qui se déroule à Constantinople, montre les intrigues de palais de Roxelane, seconde
épouse de Soliman, empereur des Turcs, secondée par le Grand-Vizir Osman, destinées à
spolier Mustapha, héritier légitime du trône, en tant que fils aîné du sultan avec une autre
femme du sérail, au profit de son propre fils Zéangir. Pour ce faire, elle cherche vainement à
exciter le courroux du sultan à l’encontre de ce jeune fils, gouverneur de la province
d’Amasie, revenu victorieux d’un conflit avec l’ennemi héréditaire de Soliman, le roi des
perses Thamas. Aimé du peuple, respecté de l’armée, craint de ses ennemis, ce jeune prince
de sang aurait en effet de quoi représenter une menace pour son père, à en juger par l’histoire
longue de l’Empire ottoman, et Roxelane compte bien utiliser, pour l’accabler, une
malheureuse lettre signée de son seing et susceptible de passer pour un accord secret entre
Mustapha et le roi de Perse défait militairement. La lettre fait en effet allusion à un
engagement matrimonial envers la princesse Azémire, fille du roi ennemi, maintenue en
captivité par Soliman, amante secrète de Mustapha et également aimée de Zéangir.
Ce complot est un temps contrarié par la piété filiale sans faille de Mustapha, par son
amitié fraternelle indestructible (elle résiste aussi bien à la rivalité amoureuse qu’à la
compétition politique) avec Zéangir, qui cherche à le sauver, et par le sens de l’équité de
Soliman en personne, qui refuse d’émettre sans preuve une sentence de mort envers son fils et
décide d’aller par lui-même éprouver la loyauté de ses armées et la fidélité de son peuple.
Pendant ce temps, il se contente de le faire provisoirement enfermer, mais donne cependant
par précaution ordre de l’assassiner si le peuple venait à se soulever en sa faveur dans
l’intervalle.
L’intervention bienveillante de Zéangir pour chercher à faire libérer son frère est
pourtant la cause de son exécution par un homme de main du sultan. Comprenant les
conséquences de son acte sur l’assassinat politique, Zéangir se donne alors lui-même la mort
sur le corps ensanglanté de son frère, laissant Soliman sans descendance, sa mère Roxelane au
désespoir et Azémire éplorée, doublement privée d’un amant et d’un ami.
Bien qu’il prenne appui sur l’imaginaire orientaliste au goût du public du temps, et sur
des recettes dramaturgiques qui ont déjà fait leurs preuvesxlvii, Chamfort laisse au second plan
les thèmes habituels du despotisme oriental et plus précisément de la cruauté turque (même si
la conspiration entre Roxelane et le Grand Vizir relève de ce type de clichés propres à l’esprit
des peuples) ; mais aussi les considérations idéologiques sur la religion islamique destinées à
dénoncer le fatalisme et le fanatisme religieux de façon générale (contrairement à Voltaire
dans Mahomet, dès 1739) ; ou encore, les détails exotiques et pittoresques sur la vie
quotidienne des arabo-musulmans colportés par les récits de voyageurs, d’ambassadeurs, de
missionnaires ou d’explorateurs. Rares sont en effet dans la tragédie les évocations littérales
et explicites aux conflits militaires avec les provinces de l’Empire, aux guerres de conquête
aux frontières (« Vizir, à ces soldats, aux vainqueurs de l’Asie, / Opposez vos guerriers,
vainqueurs de la Hongrie », acte IV, scène 5) ou encore, aux conflits religieux, ethniques et
culturels :
Voyez le transylvain, le hongrois, le moldave,
Infecter à l’envi le Danube et la Brave.
Rhodes n’est plus ! D’où vient que ses fiers défenseurs,
Sur le rocher de Malte insultent les vainqueurs ?
Et que sont devenus ces projets d’un grand homme,
Quand vous deviez, Seigneur, dans les remparts de Rome,
Détruisant des chrétiens le culte florissant,
Aux murs du Capitole arborer le croissant ?
(Acte IV, scène 2)
Plus rares encore sont les évocations à caractère « ethnographique » sur les mœurs et les
croyances arabo-musulmanes. Si l’auteur évoque dans le dernier acte un « dieu vengeur » et
se réfère au fatalisme supposé du peuple musulman, c’est uniquement en modalisant à l’excès
son discours et pour servir de structure dramatique naturelle au dénouement tragique et à la
réaffirmation du fatum consubstantiel au genre :
Le musulman, je pense, et je le crois enfin,
D’une fatalité terrible, irrévocable,
Nous enchaîne à ses lois, de son joug nous accable,
Qu’un Dieu près de l’abîme où nous devons périr,
Même en nous le montrant, nous force d’y courir !
(Acte V, scène 5)
Ce qui intéresse au premier chef Chamfort dans cette fable à sujet oriental, c’est
d’abord l’analyse de la vie de famille, et en particulier l’exposé d’un cas exemplaire d’amitié
fraternelle dont le titre d’une des éditions de la pièce porte la marque : Mustapha et Zéangir
ou l’amitié fraternelle, anecdote ottomanexlviii. Il donne lieu à de touchantes scènes de la vie
de famille et à l’expression nouvelle de l’affection fraternelle, mais aussi paternelle si en
vogue dans le théâtre du temps. Un tel motif est alors très courant dans la nouvelle
dramaturgie préconisée par Diderot et par les artisans du genre dramatique sérieux, de même
que dans la philosophie politique des Lumières. C’est en effet cet agôn de générosité entre
frères, qui prolonge l’image du « turc généreux », déjà mise en œuvre par Chamfort six ans
plus tôt dans Le Marchand de Smyrne, qui fait ainsi l’argument principal et l’originalité de la
tragédie par rapport à celles de ses devanciers. S’il est incontestable que l’amplification à
l’excès de cette thématique de la philia antique contribue à ralentir l’intrigue, et surtout à
désamorcer une partie du potentiel tragique de la pièce, en simplifiant les dilemmes de
conscience, en estompant les contours de la rivalité amoureuse et politique entre frères, en
limitant les coups de théâtre, en repoussant sans cesse l’acmé tragique et en en forçant le
dénouement grandiloquent, elle permet aussi à Chamfort, précisément, de renouveler la
structure dramaturgique tragique en en déplaçant l’intérêt.
Elle l’autorise aussi à affiner son programme idéologique et esthétique de
réhabilitation des peuples d’Orient, et surtout, à radicaliser sa lutte contre les préjugés
occidentaux envers les peuples lointains. La fraternité entre les êtres, comme entre les
peuples, seule susceptible de les faire renoncer aux honneurs et de contrecarrer la raison
d’État, lui permet en effet d’opposer une forme de solidarité horizontale aux systèmes
d’assujettissement et aux hiérarchies verticales. Elle amorce également, sur un mode théâtral,
ce qui sera l’œuvre du moraliste, au moyen d’une écriture volontiers aphoristique et de
considérations éthiques, philosophiques et politiques qui émaillent le texte : celles-ci portent
aussi bien sur la vanité des honneurs, les corruptions du pouvoir personnel que sur les
impératifs de la Raison d’État ou encore l’influence délétère des passions sur le juste
gouvernement politique... Au détour de certaines répliques d’une rare économie verbale, on
discerne déjà des formulations dignes des maximes qu’il rassemblera jusqu’à sa mort, comme
dans le vibrant hommage de Zéangir aux soins que Mustapha, de peu son aîné, lui a
prodigués, et à leur fraternité de combat, autre grand sujet antiquisant :
Sa tendresse inquiète au milieu des combats,
Prodigue de ses jours, m’arrachait au trépas ;
La gloire enfin, ce bien qu’avec excès on aime,
Dont le cœur est avare envers l’amitié même,
Lui semblait le trahir, et manquait à ses vœux,
Si son éclat du moins ne nous couvrait tous deux.
(Acte III, scène 8)
C’est encore plus flagrant dans les phrases sentencieuses de Roxelane affirmant, au moyen
d’une question faussement rhétorique qui tourne à l’aphorisme : « Qui pourrait triompher en
un jour / Des charmes de l’Empire et de ceux de l’amour ? » (Acte III, scène 8).
Porté par cette interrogation philosophique sur les comportements humains, Chamfort
ne renonce pour autant ni à l’argument politique fort de la pièce, ni à la fonction éthique de
cette tragédie, qui sous couvert d’exhiber ostensiblement un cas de despotisme oriental porte
l’analyse sur l’« art de régner » (acte IV, scène 4). L’auteur s’autorise en effet, au moyen du
procédé d’ironie et d’un dispositif spéculaire en miroirs, tout comme dans Le Marchand de
Smyrne, une confrontation symbolique de l’Occident chrétien à ses propres contradictions, qui
s’exprime par de faciles mises en garde à l’encontre de la monarchie absolue de droit divin :
Monarques des chrétiens, que je vous porte envie !
Moins craints et plus chéris, vous êtes plus heureux.
Vous voyez de vos lois vos peuples amoureux
Joindre un plus doux hommage à leur obéissance ;
Ou, si quelque coupable a besoin d’indulgence,
Vos cœurs à la pitié peuvent s’abandonner ;
Et, sans effroi du moins, vous pouvez pardonner.
(Acte IV, scène 3)
L’auteur met également en examen un certain nombre de principes machiavéliens de la
philosophie politique, et offre une première formulation de ce qui deviendra sa préoccupation
constante dans l’écriture de maximes et surtout, son engagement politique ferme durant la
période révolutionnaire : le pouvoir d’émancipation , de contestation et d’autodétermination
des peuples maintenus en situation de domination et de dépendance. C’est ainsi qu’on peut
comprendre les très nombreuses évocations de la situation insurrectionnelle du régime
despotique et de la montée toujours possible des contestations sociales, qu’elles soient réelles
ou supposées, et notamment l’évocation par le Grand-Vizir du soulèvement d’un peuple
opprimé dont on sent confusément la force et la détermination de ceux qui n’ont rien à perdre
et peuvent tout envisager :
Séditieux sans chef, unis par la douleur,
Ils marchent. Leur maintien, leur silence menace.
En pâlissant de crainte, ils frémissent d’audace ;
Leur calme est effrayant ; leurs yeux avec horreur
Des remparts du sérail mesurent la hauteur.
Déjà, devançant l’heure aux prières marquée,
Les flots d’un peuple immense inondent la mosquée ;
Tandis que, dans le camp, un deuil séditieux
D’un désespoir farouche épouvante les yeux,
Que des plus forcenés l’emportement funeste
Des drapeaux déchirés ensevelit le reste ;
(Acte IV, scène 5)
La déploration de Mustapha, dans sa prison, est également symptomatique d’une conception
nouvelle, vertueuse et héroïque du peuple en armes, qui fait contraste avec les « esprits
rampants, à l’intérêt soumis » de la Cour du sérail : « C’est le peuple qui plaint l’innocence
opprimée » (acte V, scène 5).
La matière orientale, à laquelle il consacre, après Le Marchand de Smyrne, cette
seconde pièce, à quelques années d’intervalle, n’est pas non plus pour autant à prendre à la
légèrexlix : sa représentation est emblématique des ambivalences d’une conception qui reste
occidentaliste et demeure tributaire de la réforme en cours de la poétique des genres
dramatiques à laquelle Chamfort n’a pas peu contribué Certes, le dramaturge ne résiste pas
totalement aux préjugés relatifs à l’« esprit des peuples » propres à une certaine philosophie
des Lumières, et en particulier, aux stéréotypes dont l’Empire ottoman était l’objet au moment
de l’écriture de la pièce. C’est ainsi qu’il exploite abondamment un lieu commun, voire un
poncif de la philosophie politique de l’époque concernant le « despotisme oriental »l, par ses
nombreuses allusions indirectes à la « cruauté ottomane ». C’est ainsi qu’il multiplie les
évocations de la loi implacable du sérail ; des « cruels sultans », avec leurs « sanglants
caprices » (acte III, scène 1) et leurs « arrêts sanguinaires » (acte IV, scène 1) ou tout aussi
bien leurs « ordres sanguinaires » (acte V, scène 4) ; des « murs affreux » du sérail et de
l’« enceinte sacrée », « séjour des noirs soupçons » (acte IV, scène 3) ; de l’« éclat des
sultans » et de leur « pompe imposante » (acte III, scène 8) ; ou encore, des « sanglantes
leçons » (acte IV, scène 3) des complots familiaux qui ont endeuillé la dynastie des sultans
ottomans et entraîné la longue série des décapitations de félons et de traîtres, souvent issus de
leurs propres familles (« quel autre dans leur camp n’eût fait voler sa tête », menace Soliman,
acte IV, scène 2) : « Triste sort des sultans, / Réduits à redouter leurs sujets, leurs enfants ! »
(Acte IV, scène 3).
Par ses soupirs indignés, Roxelane justifie auprès de son fils ses noirs desseins en se
défaussant de toute responsabilité criminelle (« Des attentats d’autrui je profite pour toi ») et
en invoquant la « barbarie » de ces terres hostiles à seule fin de l’exhorter au fratricide :
Mon fils, songes-tu dans quels lieux ?...
Encor si tu vivais dans ces climats heureux,
Qui, grâce à d’autres mœurs, à des lois moins sévères,
Peuvent offrir des rois que chérissent leurs frères ;
(…) je conçois cet effort. Mais en ces lieux ! mais toi !
(Acte III, scène 8)
Dans la lamentation finale de Mustapha, placé en détention par un père trop prudent,
l’allusion au topos de la « cruauté ottomane » est encore plus explicite :
(…) On me laisse en ces lieux,
En ces lieux teints d’un sang précieux,
Ou tant de criminels et d’innocents, peut-être,
Sont morts sacrifiés aux noirs soupçons d’un maître.
(Acte V, scène 1)
Et les derniers mots de la pièce, dans sa version primitive, reviennent au sultan Soliman, à
peine remis de la mort de ses deux fils, évoquant les supplices raffinés auxquels il compte
soumettre Roxelane, qu’à cette fin il empêche de se donner par elle-même une mort jugée trop
douce pour son châtiment :
Que le Ciel, prolongeant ton obscure vieillesse,
T’abandonne au courroux de ces mânes sanglants,
Que mon ombre bientôt redouble tes tourments,
Et puisse en inventer de qui la barbarie
Égale mes malheurs, ma haine et ta furie.
(Acte V, scène finale)
Chamfort puise également, tout comme pour Le Marchand de Smyrne, dans le folklore
des récits de « piraterie barbaresque » et de trafics des femmes, et dans le stéréotype issu des
contes orientaux de la farouche captive qui force le respect du sultan, comme dans le récit
particulièrement romanesque des origines de Roxelane :
Née, on vous l’a pu dire, au sein de l’Italie,
Surprise sur les mers qui baignent ma patrie,
Esclave, je parus aux yeux de Soliman ;
Je lui plus ; il pensa qu’éprise d’un sultan,
M’honorant d’un caprice, heureuse de ma honte,
Je briguerais moi-même une défaite prompte.
Qu’il se vit détrompé ! Ma main, ma propre main,
Prévenant mon outrage, allait percer mon sein ;
Il pâlit à mes pieds, il connut sa maîtresse.
(Acte I, scène 2)
Pour se faire, l’auteur n’hésite pas à s’affranchir de l’Histoire (Roxelane est russe) et à
prendre ses libertés par rapport à la civilisation turco-musulmane (la loi islamique ne permet
pas le mariage avec une femme de confession chrétienne) pour mieux forcer le trait et
véhiculer l’image d’un « turc généreux » aux mœurs occidentalisées :
(…) une orgueilleuse loi
Défendait que l’hymen assujettit sa foi ;
Cette loi fut proscrite ; et la terre étonnée
Vit un sultan soumis au joug de l’hyménée.
(Acte I, scène 2)
Il joue encore, dans une moindre mesure, de l’imaginaire libertin en vogue dans le conte
orientalisant, chez Crébillon ou Gueullette notamment, de la sensualité du sérail et de
l’esclavage sexuel des femmes, par ses allusions aux intrigues de Roxelane, qui joue de la
séduction pour reconquérir les faveurs du sultan ; mais aussi, indirectement, par l’évocation
des appâts d’Azémire, figure de la « belle captive » et prise de guerre qui sans le vouloir a
suscité la violente mais respectueuse passion des deux frères, ainsi placés dans une situation
de rivalité amoureuse qui pourtant ne viendra pas à bout de leur amitié fraternelle. C’est ainsi
qu’Achmet, ancien gouverneur de Mustapha et loyal conseiller, dénonce l’« art de feindre »,
et l’« art de la vengeance » de la sultane qui, par sa duplicité et sa faculté d’enflammer les
sens, « présidé aux destinées de l’Empire Ottoman » :
Son âme, aux profondeurs de ses déguisements,
Joint l’audace et l’orgueil de nos fiers musulmans.
Sous un maître absolu souveraine maîtresse,
Elle osa dédaigner, même dans sa jeunesse,
Ce frivole artifice et ces soins séducteurs
Par qui son faible sexe, enchaînant de grands cœurs,
Offre aux yeux indignés la douloureuse image
D’un héros avili dans un long esclavage.
(Acte II, scène 1)
Bien plus tard, Roxelane se dédouanera de son projet factieux en invoquant devant son fils la
frustration, l’humiliation, des situations de répudiation ou de disgrâce dont sont susceptibles
de faire l’objet les femmes du harem : « Je cours dans l’opprobre ensevelir la fin ; / Et ramper,
vile esclave, et rebut de sa haine, / En ces lieux où vingt ans j’ai marché souveraine ». À peine
plus loin, au sujet de la mère biologique de Mustapha, elle témoigne encore : « Sous les yeux
de son fils ma rivale en silence / Vingt ans de ses appas a pleuré l’impuissance. / Il l’a vue
exhaler, dans ses derniers soupirs, / L’amertume et le fiel de ses longs déplaisirs ; » (acte III,
scène 8).
Mais si la pièce se fait volontiers l’écho, bien que d’une façon plus subtile que dans la
plupart des œuvres qui lui sont contemporaines, de tels stéréotypes, discours et imaginaires
d’inspiration « orientaliste », au sens dépréciatif et ethnocentrique défini par Edward Saïdli,
c’est pour mieux brosser par contraste le portrait de « cœurs sensibles », de héros presque tous
positifs, et finalement développer le modèle du « turc généreux » déjà cher à des dramaturges
tels que Favart. C’est particulièrement sensible dans une réplique telle que celle du Prince
Mustapha :
Mais prends pitié d’un cœur déchiré dès l’enfance,
Que d’horreur, d’amertume, on se plut à nourrir,
D’un cœur fait pour aimer, qu’on force de haïr.
(Acte II, scène 1)
C’est également flagrant dans le portrait à décharge brossé par Zéangir de son frère, pourtant
qualifié par Roxelane de « plus fier des humains » :
Je vais vous étonner ; le plus fier des humains
Verrait, sans se venger, la vengeance en ses mains ;
Le plus fier des humains est encore le plus tendre…
(Acte III, scène 8)
Tout comme la dette morale entre chrétien et musulman dans Le Marchand de Smyrne,
le tendre attachement entre les deux frères rendus ennemis, élevés ensemble dès la plus tendre
enfance, permet à Chamfort de développer un thème qui lui est cher et une situation
dramatique déjà éprouvée : celle de l’agôn de générosité et du plaisir trouble des cœurs
sensibles (« Laisse-moi ce bonheur que donnent les vertus ; / Il me coûte assez cher pour que
j’ose y prétendre », acte II, scène 3). Cette préoccupation conduit à une surenchère dans
l’exhibition de la vertu sacrificielle qui fait notamment la faiblesse dramaturgique du
cinquième acte, au moins dans sa version initiale : elle trouve à s’exprimer dans des tirades
telles que celle d’Azémire (« Heureuse, si j’avais, en voulant le sauver, / Et des périls plus
grands, et la mort à braver ! », acte IV, scène 1), avant de sombrer dans la série de meurtres
(Mustapha) et de suicides, qu’ils soient réels (celui de Zéangir) ou supposés (celui ardemment
souhaité par Roxelane).
Mais ce type de traitement « sensible » très particulier de la matière orientale en fait
également toute la complexité. Ainsi, le dilemme du sultan Soliman, déchiré entre les
impératifs de la raison d’État invoqués par Roxelane et par le Grand Vizir à dessein de le faire
commettre l’infanticide, et les exigences d’un tendre attachement paternel, permet de mettre
en avant la « clémence » de l’Empereur, dont le destin tragique est d’autant plus injuste que
son avis était sûr et son jugement a priori équitable. Tel est le sens des nombreuses mises en
garde pernicieuses de Roxelane, qui cherche en vain à effrayer Soliman par la menace des
ambitions supposées de son fils et par le risque constant de régicide venant d’un « peuple
ingrat », « un peuple de mutins, d’esclaves factieux » :
La clémence en ces lieux fit entendre sa voix ;
Une autre voix peut-être parle plus haut qu’elle,
La voix de ces sultans qu’une main criminelle,
Sanglants, a renversés aux genoux de leurs fils ;
La voix des fils encore qui, près du trône assis,
N’ont point devant ce trône assez courbé la tête.
(Acte III, scène 1)
Mais c’est aussi le sens du système de défense adopté par le sultan, affirmant « Le nom de
Soliman, Madame, a mérité, / De parvenir sans tache à la postérité » (Acte III, scène 1) ;
balançant tout au long de la pièce entre les rigueurs d’un « ordre nécessaire » et les douceurs
d’une « douleur magnanime » (acte IV, scène 2) ; confessant « ce reste de bonté, qui
m’enchaîne le bras » (acte IV, scène 2) ; enfin, révélant la sensibilité d’un père aimant
dissimulée sous la solennité de la fonction politique :
Ô nature ! Ô plaisirs trop longtemps oubliés !
Ô doux épanchements qu’une contrainte austère
A longtemps interdits aux tendresses d’un père !
Vous rendez quelque calme à mes sens oppressés,
Egalez vos douceurs à mes ennuis passés.
(Acte IV, scène 3)
Par cette troisième pièce à sujet exotique, et plus spécifiquement, cette seconde pièce à
sujet oriental, Chamfort parachève ainsi l’anthropologie positive d’un ailleurs réconcilié avec
les valeurs morales qu’il avait commencé à esquisser dès La Jeune indienne et qui tranche
aussi bien avec les discours de savoirs de son temps qu’avec une certaine anthropologie des
Lumières. Il radicalise également son engagement idéologique en faveur d’une vision
vertueuse des peuples et place le système de représentation politique dans l’ère du soupçon.
Tirant volontiers la tragédie vers le pathétique et le larmoyant (« Pleurant devant le trône et
tremblant d’y monter », acte IV, scène 2), affectant une sensibilité dans le traitement de la
fable et de l’Histoire qui parfois confine à la sensiblerie et à une certaine grandiloquence
(« Ce peuple consterné, ce silence, ces larmes, / Qu’arrache ma disgrâce aux publiques
alarmes », acte V, scène 1), il infléchit en outre durablement la lettre, mais aussi l’esprit de la
tragédie néo-classique au goût du temps, qu’on pourrait résumer à l’aide de la réplique
suivante, à valeur fortement métatextuelle : « Hélas ! Prier, gémir, est-ce trop de licence ? /
Est-on rebelle enfin pour pleurer l’innocence ? » (Acte V, scène 1).
La pièce de Chamfort est créée à Fontainebleau le 30 octobre 1776 : abstraction faite
du cinquième actelii, dont l’auteur n’ignore pas les faiblesses, elle recueille un grand succès
auprès de la Cour, mais surtout de Marie-Antoinette, vivement émue, qui obtient du roi à cette
occasion pour Chamfort une pension de 1200 livres sur sa cassette, tandis que le prince de
Condé le nomme secrétaire de ses commandements. Marie-Antoinette, séduite par
l’atmosphère orientale de la pièce, confie dans la foulée aux frères Rousseau le projet de
réalisation d’un boudoir turc pour l’entresol de Fontainebleau et au sculpteur Pierre Gouthière
la réalisation de bronzes d’ameublement inspirés par la pièce. Il ne reste aujourd’hui de ce
boudoir, qui participe du goût mondain de l’époque pour les « turqueries », partagé à la Cour
par le comte d’Artois et Mme Elisabeth, que les lambris et la cheminée.
Mais en dépit de ce succès, le dénouement de la pièce déplaît au public de la Cour,
contraignant Chamfort à le modifier à plusieurs reprises, d’abord pour la seconde
représentation donnée à Fontainebleau, l’année suivante, puis pour la reprise de la pièce à
Paris, dans une série de représentations données en décembre 1777. L’enthousiasme parisien
est bien moindre que celui de la Cour, et les réserves émises, en dépit des modifications
significatives du texteliii, bien plus fortes. La réédition simultanée (sans doute guidée par la
cabale) de la pièce au même titre et sur le même sujet de Belin, dont Chamfort s’est largement
inspiré, n’arrange rien à l’affaire, et permet à la critique d’orchestrer le scandale, en suggérant
injustement un simple plagiat. Il faut dire que les Comédiens-Français sont insensibles aux
exhortations enthousiastes et exaltées de Chamfortliv : Lekain refuse purement et simplement
de reprendre ce rôle oriental dont il s’est pourtant fait une spécialité, avec des personnages
tels que Gengis Kahn dans L’Orphelin de la Chine de Voltaire, tandis que Larive n’accepte
d’y être distribué que par ordre exprès de la Reinelv, et que la reprise en est longtemps
différée, ce que ne manque pas de souligner la presse périodiquelvi, beaucoup plus sévère à
l’encontre des représentations parisiennes qu’elle ne l’avait été lors de la création à la Courlvii.
Lors de sa création à Fontainbleau, le 20 octobre 1776, la pièce est jouée seule dans
une distribution prestigieuse, puisque Soliman est interprété par Brizard, Mustapha par
Lekain, Zéangir par Molé, Osman par Monvel, l’Aga par Larive et du côté des rôles féminins,
Roxelane par Vestris et Azémire par Mlle Vadé. La pièce est représentée une seconde fois à
Fontainebleau le 7 novembre 1777, partageant l’affiche avec La Gageure imprévue. Dans la
distribution, Larive a remplacé Lekain dans le rôle de Mustapha, Dusaulx joue Osman, et
Vanhove l’Aga, cependant que Mlle Saint-Val cadette interprète Azémire et Mademoiselle La
Chassaigne Félime. Elle est enfin reprise à la Comédie-Française, dans la Salle des Tuileries,
le lundi 15 décembre 1778, avec en complément de programme La Métamorphose
amoureuse, pour une recette de 2935 livres (sans les petites loges), et se maintient à l’affiche,
sans modification notable de texte ni de distribution, pendant 15 représentations d’affilée.
Les Mémoires secrets rendent compte de la création à Fontainebleau avec un
enthousiasme qui a tout lieu d’étonner lorsqu’on connaît la suite de l’histoire et la tonalité
habituelle du périodique :
Monsieur de Chamfort n’a point trompé la Cour dans son attente du succès de Mustapha et Zéangir.
Cette tragédie a été aux nues, et le méritait. Un plan bien net, une conduite sage, une marche
parfaitement suivie, des beautés de détail, du génie, des vers harmonieux, des idées les plus heureuses,
l’amour fraternel peint au plus haut degré, ont valu au poète des applaudissements universels. On désire
cependant quelques légers changements dans le dénouement... Le roi, à son coucher, a paru très satisfait
de l’ouvrage... Molé s’est surpassé dans son jeu, mais son rôle est si beau ! lviii
Cette exaltation répond au plaisir qu’éprouve la Cour de trouver dans la tragédie l’écho de la
concorde qui semble animer les rapports entre le jeune roi et ses frères (on sait ce qu’il en
deviendra ultérieurement). Pourtant, la cabale ne tarde guère à se déchaîner contre la pièce,
dont on découvre à point nommé et, comme par hasard, à quelques mois de la candidature de
Chamfort à l’Académie française, qu’elle est fortement inspirée de la tragédie de Belin créée
par les Comédiens-Français en 1705. Lekain, pour des raisons que l’on ignore, et bien
qu’ayant consciencieusement recopié une des versions des modifications apportées par
Chamfort au cinquième acte, qu’il dut remettre plusieurs fois sur le métier, refusera de
reprendre le rôle de Mustapha, qu’il a pourtant créé. Est-ce parce que le rôle est moins
gratifiant – et moins long – que celui de Zéangir, dans lequel Molé fut applaudi ? Est-ce pour
des raisons personnelles de santé (il mourra un an plus tard) ? Toujours est-il que c’est Larive,
pressé par les circonstances, qui va lui succéder. Les Mémoires secrets, lors de la reprise de la
pièce à la ville, plus d’un an après la création, et à la suite d’une reprise à Fontainebleau, avec
un nouveau dénouement, tiennent un tout autre langage que lors de la création :
En général, on a trouvé la tragédie très médiocre, faible d’intrigue, sans action, sans mouvement, sans
caractères vigoureusement frappés ; il y a quelque sensibilité, de beaux vers par intervalle. Le quatrième
acte produit un grand effet. Mais le second, le trois et le cinq surtout n’ont pas réussi : le dénouement,
changé si souvent, est encore détestable et contre toutes les règles de la tragédie, puisque les deux frères,
les seuls personnages vertueux de la pièce, succombent. Du reste, beaucoup de froideur, et une longueur
excessive rendent ce spectacle horriblement ennuyeux.lix
Si la Correspondance littéraire de Grimm paraît plus indulgente, ce n’est cependant
pas sans une certaine perfidie qu’elle rend compte de la représentation et de la réception de la
pièce lors de sa reprise parisienne :
Mustapha et Zéangir, (…) qui avait eu le plus grand succès l’année dernière sur le théâtre de
Fontainebleau, a reparu cette année-ci sur le même théâtre avec moins d’éclat. Représentée à Paris pour
la première fois, le lundi 15, elle y a été reçue sans enthousiasme, mais avec une estime calme et
soutenue. Le sujet de cette tragédie, tiré d’une anecdote historique connue sous le même titre, avait déjà
été traité, et même avec assez de succès. Le Mustapha de M. Belin, auquel on soupçonna dans le temps
madame la duchesse de Bouillon d’avoir eu beaucoup de part, donné en 1705, eut vingt-six
représentations consécutives. M. de Chamfort a suivi presque toute la marche de l’ancienne pièce ; il a
employé les mêmes caractères, les mêmes incidents, les mêmes motifs de scènes, les a liés avec plus
d’art, peut-être aussi quelquefois avec moins de chaleur ; mais son style nous a paru en général aussi
supérieur à celui de Belin que le style de Racine l’est à celui de Pradon.
On a trouvé dans la tragédie de M. Chamfort des caractères pleins de noblesse, des sentiments doux, des
développements très précieux ; et c’est, sans contredit, la pièce la mieux écrite que nous ayons vue au
théâtre depuis vingt ans : mais l’intérêt en est faible, parce qu’elle manque non seulement d’action, mais
de situations et de mouvement. Il n’y a que le quatrième acte qui offre deux ou trois scènes infiniment
touchantes, le dénouement est de nul effet : tout le reste n’est qu’une suite de discours plus ou moins
éloquents, plus ou moins heureusement liés. Ce n’est qu’à la fin du quatrième acte que l’action
commence, et c’est aussi là qu’elle s’arrête. Tout ce qui arrive au cinquième acte pouvait arriver plus
tôt, et la situation des personnages n’a presque pas changé. Quoique le style de la pièce soit en général
très soutenu, très pur, souvent même rempli de douceur et d’élégance, il a peu de couleur, peu d’énergie,
et l’on aperçoit trop souvent ce qu’il en a coûté de peine à l’auteur pour écrire si bien. C’est un tort,
parce qu’il est impossible que le lecteur ne partage cette peine et n’en soit fâché.lx
Devant une réception aussi négative, après quinze représentations aux recettes pourtant
honorables, la tragédie disparait finalement de l’affiche ; contrairement au Marchand de
Smyrne, et dans une moindre mesure à La Jeune Indienne, elle ne sera jamais reprise et
terminera là sa carrière sur scène.
On reproche beaucoup à la pièce, dès la création, la faiblesse d’un dénouement qui,
pratiquement sans nécessité dramaturgique – autres étaient les nécessités de l’Histoire – fait
mourir deux personnages qui par leurs vertus n’ont pu qu’attirer la sympathie du public, et
dont la mort plonge dans le désespoir un père dont on a pu admirer tout au long de la tragédie
le tendre attachement. S’ajoute à cette faiblesse la représentation sur scène de cette double
mort violente, à quoi répugnent encore les bienséances du siècle, sinon un public de plus en
plus porté au spectaculaire. Après un quatrième acte dont l’ensemble de la presse périodique
et de la critique dramatique s’accorde à reconnaître la grande qualité littéraire et dramatique,
le cinquième acte semble se hâter vers une fin attendue mais non souhaitée. Chamfort est
particulièrement conscient des lacunes du premier dénouement, trop rapide et trop économe
en développements pathétiques. Il cherche rapidement à y remédier en offrant au personnage
de Mustapha la possibilité d’exhaler ses sentiments, en lui offrant deux longs monologues et
en les chargeant de l’émotion toujours poignante de la représentation d’un prisonnier dans les
fers. À la même époque, que ce soit au théâtre ou dans le roman, le topos de la prison et de
l’emprisonnement injuste prends une importance décisive qui atteindra son point culminant à
l’époque du théâtre révolutionnaire. Ces monologues destinés à Lekain, dont on sait qu’il
brillait particulièrement dans le pathétique, avec sa voix voilée aux intonations brisées, n’ont
malheureusement pas la chance d’être défendus par cet interprète d’exception qui boude les
reprises successives de la pièce, à la Cour comme à la ville. Larive, acteur physiquement plus
beau mais au jeu infiniment plus froid, est dépourvu du don de faire pleurer les spectateurs, et
les efforts de réécriture de l’auteur n’aboutissent finalement qu’à allonger l’attente du
dénouement. Pourtant, à relire le premier monologue, on s’aperçoit de toute la force
d’émotion contenue dans des vers harmonieux, qui rappellent dans la première scène du
cinquième acte les enjeux dramaturgiques de la pièce : la sensibilité revendiquée comme un
droit de l’humanité (« Hélas ! Prier, gémir, est-ce trop de licence ? / Est-on rebelle enfin pour
pleurer l’innocence ? ») ; le rappel des cruautés liées à l’Histoire du pouvoir turc (« On ne
vient point : ô ciel ! On me laisse en ces lieux, / En ces lieux si souvent teints d’un sang
précieux, / Où tant de criminels et d’innocents, peut-être, / Sont morts sacrifiés aux noirs
soupçons d’un maître ») ; enfin, l’amitié virile qui unit les deux frères et la réciproque
indulgence qu’ils manifestent l’un envers l’autre :
Et Zéangir ! Mon frère, ô vertus ! Ô tendresse !
Mon frère, je le vois, il s’alarme, il s’empresse ;
De sa cruelle mère il fléchit les fureurs ;
Il rassure Azémire, il lui donne des pleurs,
Lui prodigue des soins, me sert dans ce que j’aime :
Une seconde fois il s’immole lui-même.
Quelle ardeur enflammait sa générosité,
En se chargeant du crime à moi seul imputé !
Quels combats ! Quels transports ! Il me rendait mon père ;
C’est un de ses bienfaits, je dois tout à mon frère.
C’est en déchiffrant, avec les méthodes de la critique génétique, les différentes variantes
contenues dans les manuscrits de souffleur et de rôle qu’on peut évaluer la somme de
difficultés rencontrées par Chamfort au cours de ses remaniements, qui consistent parfois en
simples modifications de vocabulaire (suppressions ou remplacements de termes), parfois en
réécritures de scènes entières, mais témoignent toujours de son acharnement à aller au plus
significatif et au plus efficace, en prenant en considération des réactions des publics. Les
interventions du secrétaire-souffleur Delaporte ne sont certes pas innocentes, et témoignent
des dernières variantes adoptées par les acteurs au cours même des répétitions. À considérer
ces documents extrêmement complexes, on peut imaginer que Chamfort (dont on retrouve,
parmi d’autres, l’écriture) a dû suivre une partie des répétitions le crayon à la main, tandis que
Delaporte notait la leçon adoptée en définitive...
Mais cette démarche, en elle-même précieuse pour l’analyse de la généalogie et des
glissements de l’écriture, est également fondamentale pour retrouver un certain nombre de
partis pris de représentation du texte. On peut en effet suivre, sur ces archives vivantes
accompagnées de didascalies, les consignes de jeu données aux interprètes : ainsi des pauses
oratoires à effet pathétique, comme la réplique du Prince à son père, prononcée « après un
moment de silence », acte IV, scène 4 ; ou comme le « moment de silence » qui précède la
décision d’enfermement de son fils par Soliman à la fin de la scène ; ou encore, comme le
« assis et après un moment de silence » qui précède la découverte, par le Prince de l’ordre
d’exécution apporté par Osman, acte V, scène 2…
On peut en outre retrouver dans ces archives de plateau certaines directives de « mise
en scène », au sens moderne du terme. Tel est le cas, notamment, de la mort des deux héros,
véritable défi scénique puisqu’il faut faire mourir en scène et ensemble les deux protagonistes
de l’action sans heurter les bienséances et en se conformant au goût nouveau du public de la
seconde moitié du XVIIIe siècle pour la monstration spectaculaire, qui se substitue
progressivement au récit et à l’hypotypose. Dans l’édition définitive de la pièce, la didascalie
qui précède l’exécution montre l’homme de main et les gardes armant leurs bras pour frapper
le Prince : « Au bruit qu’on entend, les gardes tirent leurs coutelas. Nessir tire son poignard.
Nessir écoute s’il entend un second bruit. ». Mustapha, se sachant perdu, veut hâter sa fin et
courageusement s’écrie : « Frappe, ta main chancelle ; / Frappe. ». C’est là qu’interviennent
les bienséances :
Le second bruit se fait entendre. Ceux des gardes qui sont à la droite du Prince, passent devant pour
aller vers la porte de la prison, et en passant forment un rideau, qui doit cacher absolument l’action de
Nessir aux yeux du public.
La didascalie du manuscrit (294 bis) suggère vaguement l’exécution, sans préciser l’objectif
visé par le mouvement de la figuration : « (les soldats forment un rideau d’un des côtés du
théâtre et tandis que la suite de Zéangir se mêle à celle de Nessir, ce dernier exécute son
ordre) ». Lorsque Zéangir entre en scène « sans voir son frère mourant », l’édition définitive
précise qu’il arrive « de l’autre côté du théâtre » et la figuration intervient à nouveau pour
jeter un voile pudique sur cette scène de carnage : « En ce moment les gardes qui environnent
le Prince mourant, se rangent et se développent de manière à laisser voir le prince à Zéangir
et aux spectateurs ».
La complexité des corrections qui accompagnent la mort de Zéangir, les repentirs, les
biffures, les coupures finales pour raccourcir son texte et le rendre plus violent montrent assez
l’embarras dans lequel se trouve l’auteur, qui tient à garder le bénéfice du pathétique de
l’amitié fraternelle et de la culpabilité que ressent Zéangir. La dernière réplique de Mustapha,
dans le texte définitivement imprimé (« Je te revois encor : je ne l’espérais pas ; / Ta présence
adoucit l’horreur de mon trépas. ») appelle la réaction de Zéangir : « Tu meurs ! Ah ! C’en est
fait ! » La scène est sensiblement raccourcie par rapport à ce que l’on peut lire dans les
manuscrits, surchargés de ratures, échappant à ce qui pouvait paraître plus froid et plus
conventionnel dans le manuscrit. Ainsi, par exemple, dans le Ms 294 :
LE PRINCE
De mon malheur n’accusez que le sort
Tout ce qui m’a chéri me conduit à la mort.
C’est l’arrêt du destin, mais du moins sa colère
Ne m’a point envié les regrets de mon père.
Je suis moins malheureux, je vois couler vos pleurs,
Et toi, mon frère, approche, embrassons-nous...je meurs.
ZEANGIR
Tu meurs ! Ah, c’en est fait, ô victime trop chère !
Et je respire encor, je survis à mon frère !
En dépit du travail acharné de l’auteur pour améliorer son dénouement, il n’a jamais
réussi à satisfaire entièrement le public de son temps. Mais il est particulièrement intéressant
de pouvoir suivre une partie (car nous ne disposons pas de l’ensemble des modifications de
jeu et de mise en scène, qui n’ont d’ailleurs pas toutes été consignées par écrit) de cet
accouchement dans la douleur qu’a été le remaniement du cinquième acte de la tragédie, et
surtout d’admirer le perfectionnisme d’un écrivain qui allait rester dans l’histoire comme
l’auteur des aphorismes parmi les plus parfaits et les plus concis de la littérature française.
Les deux pièces de Chamfort, Le Marchand de Smyrne et Mustapha et Zéangir,
peuvent ainsi à bon droit être considérées comme des « textes tiers », qui dans une large
mesure échappent au courant « orientaliste » dénoncé par Edward Saïd dans son ouvrage
fondateur (bien que discuté), et brouillent l’horizon d’attente de leurs contemporains, comme
en atteste leur réception critique contrastée et leur fortune scénique. Pour autant Chamfort, en
dépit de sa contribution essentielle au renouvellement de l’imaginaire associé à l’Empire
ottoman, et de la cohérence de la figure du « turc généreux » dont il fait la promotion, ne
propose pas une vision réellement alternative de l’altérité culturelle orientale, qui dans une
large mesure demeure un impensé ou pour le moins, un point aveugle pour le théâtre et plus
généralement, pour la pensée des Lumières.
Martial Poirson
Université Stendhal-Grenoble III
UMR LIRE-CNRS
i
L’essentiel de l’argumentaire développé dans la présente contribution à la journée d’étude renvoie au travail
réalisé dans Théâtre de Chamfort, édition réalisée par Martial Poirson et Jacqueline Razzgonnikoff, Paris,
Lampsaque, « Studiolo théâtre », 2009.
ii
Chamfort, Maximes, pensées, caractères et anecdotes, édition Jean Dagen, Paris, Garnier-Flammarion, 1968,
maxime 487.
iii
« Comme pour la majorité de ses contemporains, l’Afrique n’existe guère pour Voltaire. L’attention qu’il lui
accorde n’est rien si on la compare à son intérêt pour la Chine, l’Inde, ou même l’Amérique amérindienne »,
précise avec justesse Jean Goulemot dans la notice « Afrique » de Jean Goulemot, André Magnan, Didier
Masseau (dir.), Inventaire Voltaire, Paris, Gallimard, 1995, p. 32. On lira sur cette question, Anny Wynchank et
Philippe-Joseph Salazar, Afriques imaginaires. Regards réciproques et discours littéraires (XVIII-XXe siècles),
Paris, L’Harmattan, 1005, mais aussi, les travaux de Sylvie Chalaye sur l’émergence problématique d’un
imaginaire « noir » sur la scène théâtrale, dans Du Noir au nègre : l’image du Noir au théâtre de Margueritte de
Navarre à Jean Genet (1550-1960), Paris, L’Harmattan, « Images plurielles », 1998 et du même auteur, Nègres
en image, Paris, L’Harmattan, « Africulture », 2002.
iv
Les deux pays entretiennent tout au long du siècle des relations privilégiées, mais complexes, comme le montre
Gilles Veinstein dans « Ambigüités de l’alliance franco-ottomane », publié dans Mohammed Arkoun (dir.),
Histoire de l’islam et des musulmans en France du Moyen-âge à nos jours, Paris, Albin Michel, 2006, p. 318352 ; mais aussi Mehmed Efendi et Gilles Veinstein, Le Paradis des Infidèles. Un ambassadeur ottoman en
France sous la Régence, Paris, Maspero, 1981 [rééd. La Découverte, 2004].
v
. François Moureau, Le Théâtre des voyages. Une scénographie de l’Âge classique, Paris, Presses universitaires
de La Sorbonne, 2005, section IV, chap. II, « Pirates barbaresques, récits de voyage et littérature : une peur de
l’Âge classique », p. 307-321 : « Parmi les grandes peurs qui hantent, à l’Âge classique, l’imaginaire des peuples
vivant sur les rives septentrionales de la Méditerranée, la piraterie barbaresque est, avec la peste, le fantasme
récurrent des relations de voyage et de la littérature inspirée par le choc culturel des deux mondes que tout
semble séparer malgré leur proximité ». Voir aussi Guy Turbet-Delof, L’Afrique barbaresque dans la littérature
française aux XVIIe et XVIIIe siècles, Genève, Droz, 1973 ; Sylvie Requemara et Sophie Linon-Chipon (dir.), Les
Tyrans de la mer. Pirates, corsaires et flibustiers, Paris, PUPS, 2002.
vi
. Bertold Spulter, La Diplomatie européenne à la Sublime Porte aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Geuthner,
1971 ; Numa Broc, La Géographie des philosophes. Géographie et voyageurs français au XVIIIe siècle, Paris,
Ophrys, 1974.
vii
. Gharavi Duverdier, Européens en Orient au XVIIIe siècle, Paris, L’Harmattan, 2004.
viii
. Annie Berthier, Les Manuscrits orientaux et la connaissance de l’Orient, éléments pour une enquête
culturelle, Paris, Société d’histoire de l’Orient, 1985.
ix
. Clarence Rouillard, The Turk in French History, Thought and Literature, Paris, Boivin, 1941 ; Maxime
Rodinson, La Fascination de l’islam, Paris, Maspero, 1980 ; Olivier Bonnerot, La Perse dans la littérature et la
pensée française des Lumières, Paris, Champion, 1988.
x
. Thévenot, Voyage du Levant (1664) et Suite du voyage (1674), Troisième partie (1684) ; Tavernier, Voyage en
Turquie, en Perse et aux Indes (1676) ; Chardin, Voyage en Perse (1686, 1711) ; Chardin, Voyage contenant la
description des Etats du Grand Moghol (1699)…
xi
. On pense notamment aux planches illustrées telles que les Amoenitates exoticae (1712) de Kempfler ou aux
Cent estampes représentant différentes nations du Levant (1714) de Van Mour.
xii
. Il reste cependant une source essentielle de connaissance, dont Galland, qui l’a relu et complété avant d’en
donner une édition post-mortem, reconnaît les mérites.
xiii
. Il existe deux manuscrits (dont l’un est perdu) des contes, que Galland traduit intégralement, ajoutant luimême quelques contes pour les derniers volumes à partir de notes provenant de récits oraux fournis par un de ses
informateurs. Voir sur cette question l’ouvrage de référence de Mohamed Abdel-Halim, Antoine Galland, sa vie,
son œuvre, Paris, Nizet, 1964, Aboubakr Chraïbi (dir.), Les Mille et Une Nuits en partage, Arles, Actes Sud,
2004, et l’édition refaite par Aboubakr Chraïbi et Jean-Paul Sermain, des Mille et Une Nuits, Paris, Flammarion,
GF, 2004, 3 volumes. Georges May, dans « Les Mille et Une Nuits » d’Antoine Galland, Paris, PUF, 1986, parle
de « chef d’œuvre invisible » pour désigner l’influence sourde mais omniprésente du texte de Galland sur la
littérature du siècle, bien qu’il ne soit pas reconnu comme tel et continue à appartenir à un genre considéré
comme mineur.
xiv
. La figure du Prophète, imposteur, chef de guerre, mais aussi législateur de génie, focalise très nettement ces
contradictions idéologiques. Ainsi de l’article « Mahomet » du Dictionnaire de Bayle, qui oscille entre critique
de l’obscurantisme et de l’imposture religieuse et relativisme culturel soucieux de combattre l’intolérance et le
fanatisme de l’Église chrétienne. Même type de problème pour les articles « Alcoran », et « Mahométisme » de
l’Encyclopédie.
xv
. Edward W. Saïd, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident [traduction française], Paris, Seuil, 2005 [pour
la réédition augmentée d’une préface et d’une postface auctoriales qui en nuancent le propos]. Il y a un certain
flou dans la périodisation qu’il propose. S’il fait remonter l’orientalisme, comme discours occidental sur
l’Orient, à d’Herbelot, il n’est pas rare qu’il convoque pour les besoins de la démonstration Dante, voire Eschyle.
Sa condamnation des présupposés idéologiques des textes même les plus laudatifs sur l’Orient, réel ou fantasmé,
est sans appel. Mais il semble bien que l’œuvre de Chamfort, comme celle d’une part non négligeable du corpus
du second XVIIIe siècle, échappe en grande partie au modèle qu’il met en œuvre, dans une perspective qui sera,
en partie au moins, celle des Postcolonial Studies anglo-saxonnes.
xvi
. Edward Saïd, déjà mentionné, démontre que l’orientalisme n’est ni scientifique, ni artistique, mais relève
d’un discours (au sens de Foucault) susceptible d’être réassimilé et réapproprié dans toutes sortes d’écrits,
fictionnels ou non. Sur la question plus restrictive du regard et non plus des discours, Françoise Bléchet affirme
dans sa présentation de Dix-huitième siècle, n° 28, 1996 : « L’Orient » : « l’orientalisme est un regard occidental
porté par les Européens sur le monde musulman et asiatique ».
xvii
. Yves Citton, Impuissances. Défaillances masculines et pouvoir politique de Montaigne à Stendhal, Paris,
Aubier, 1994.
xviii
. Alain Grosrichard, Structure du Sérail. La Fiction du despotisme asiatique dans l’Occident classique, Paris,
Seuil, 1979. L’auteur isole un paradigme du « despotisme oriental ». Voir aussi Thierry Hentsch, L’Orient
imaginaire. La vision politique occidentale de l’Est méditerranéen, Paris, Minuit, 1988 et Abderrehman Moalla,
Orient et Lumières, Presses universitaires de Grenoble, 1987.
xix
. On le trouve déjà, sous forme parodique, chez Molière, dans L’Avare, où Marianne a connu « dix ans
d’esclavage » à la suite d’un « triste naufrage » qui l’a livrée aux mains des corsaires, cependant que son frère
Valère a été sauvé par un vaisseau espagnol. Il en est de même dans Les Fourberies de Scapin, où Zerbinette,
« crue Égyptienne » (le terme signifie parfois à l’époque bohémienne, ou tsigane), a été « dérobée à l’âge de
quatre ans »… Sans oublier Le Cid (1637) qui repousse les Maures de Séville.
xx
Sur cette question, Martial Poirson, « L’autre regard sur l’esclavage : les captifs blancs chrétiens en terre
d’islam dans le théâtre français (XVII-XVIIIe siècles) », publié dans Sarga Moussa (dir.), Littérature et
esclavage, Paris, Desjonquères, 2010.
xxi
. Sarga Moussa, « Le Bédouin, le voyageur et le philosophe », Dix-huitième siècle n° 28, 1996, p. 141-158 ; et
du même auteur, « Une peur vaincue. L’émergence du mythe bédouin chez les voyageurs français du XVIIIe
siècle », Jacques Berchtold et Michel Porret (dir.), La Peur au XVIIIe siècle, Genève, Droz, 1994.
xxii
. Antoine Galland, dans un texte resté à l’état de manuscrit mais ayant sans doute circulé, Smyrne ancienne et
moderne, raconte de façon quasi ethnographique le séjour de plusieurs mois effectué dans la ville par le célèbre
orientaliste en 1678, qui complète celui effectué en compagnie de l’ambassadeur Charles-Olivier de Nointel en
1670 à Constantinople. Il n’est pas impossible que Chamfort ait eu accès au texte, conservé dans les archives des
bibliothèques de Colbert et du Roi. On y trouve, outre les ingrédients habituels du récit de son voyage de Toulon
à Messine, et de Messine à Smyrne, l’histoire de la ville depuis ses origines antiques jusqu’à la conquête
ottomane, envisagée à partir des vestiges, de l’épigraphie, de la numismatique, enfin, de l’archéologie ; une
description de la ville moderne et de son administration turque, comportant un relevé topographique précis, des
données démographiques, des observations relatives à la religion, aux activités commerciales, aux autorités
civiles, juridiques, militaires, politiques ; enfin, et c’est là l’originalité du propos, une analyse comparée des
mœurs et coutumes turques et européennes, qu’on peut à bon droit considérer comme un témoignage
d’anthropologie culturelle. La structure aphoristique de ces observations présente de troublantes similitudes avec
le style et même l’esprit de Chamfort. Le Voyage à Smyrne. Un manuscrit d’Antoine Galland (1678), présenté
par André Michel et Frédéric Bauden, Paris, Chandeigne, 2000 [contient Smyrne ancienne et moderne et des
extraits du Voyage fait en Levant] ; on lira aussi avec profit l’édition savante, par Manuel Couvreur, d’Antoine
Galland, Voyages inédits, volume I : Smyrne ancienne et moderne, Paris, Champion, 2001.
xxiii
Pour une biographie de l’auteur, on lira Claude Arnaud, Chamfort, Paris, Robert Laffont, 1988.
xxiv
. Œuvres de Chamfort, op. cit., vol. I, p. 28-31.
xxv
. L’auteur traverse manifestement une période de suractivité : « Je suis retenu par toutes sortes d’engagements,
Le Marchand de Smyrne, qui sera peut-être joué cet hiver, une autre bagatelle qui se fera à la Cour au
commencement de novembre, ma tragédie qui doit être prête au printemps prochain » (Œuvres de Chamfort, op.
cit., vol. I, p. 217).
xxvi
. Cette source est signalée par Clément et La Porte dans les Anecdotes dramatiques, Paris, Duchesne, 1775,
vol. I, p. 514 : « Le fond du sujet de cette pièce est le même que celui du Turc généreux, acte du ballet des Indes
galantes de Fuzelier ». Favart en propose à la même période une parodie sous le titre Le Turc généreux…
xxvii
. On peut en effet lire dans la préface de l’édition, par Louis Fuzelier : « La première Entrée du Ballet qu'on
hasarde aujourd'hui est copiée d'après un illustre Original. C'est le grand-Vizir Topal Osman, si connu par l'excès
de sa générosité. On peut en lire l'histoire dans le Mercure de France du mois de janvier 1734 ».
xxviii
. Archives de la Comédie-Française, dossier Brunetti, « Mémoires pour les années 1769 à 1771 ».
xxix
. Clément et La Porte, Anecdotes dramatiques, Paris, Duchesne, 1775, 3 volumes.
xxx
. Mercure de France, avril 1770, 1er vol., p. 150 : « Il faut lire cette petite comédie, dont un extrait ne saurait
donner une bien juste idée, parce qu’elle est semée de traits heureux qui en rendent le dialogue très agréable, et
dont on ne peut rapporter qu’un petit nombre. Le rôle de Kaled est très plaisant, et a été fort bien joué par M.
Préville qui saisit toujours avec beaucoup de justesse le caractère de tous ses rôles. »
xxxi
. Mémoires secrets, t. V, 28 janvier 1770, p. 70.
xxxii
. Grimm, Correspondance littéraire, 1er février 1770. L’auteur ajoute ce trait acerbe : « Pour du talent, du vrai
talent, je crains qu’il n’en ait pas ; du moins son Marchand de Smyrne n’annonce rien du tout et ne tient pas plus
que sa Jeune Indienne ne promettait autrefois ».
xxxiii
. La Harpe est ici pris en flagrant délit de mauvaise foi, car la pièce de Plaute, excellente au demeurant, est
une des rares pièces de l’auteur sans personnages féminins, où dominent la reconnaissance, l’argent et une bonne
dose de cynisme
xxxiv
Chronique de Paris, 9 août 1791.
xxxv
Voir sur ces questions Chantal Thomas, La Lectrice-Adjointe, suivi de Marie-Antoinette et le théâtre, Paris,
Mercure de France, 2003.
xxxvi
Cité par Antonina Vallentin, Mirabeau, Paris, Grasset, 1946, volume I, p. 296.
xxxvii
Pour la chronologie détaillée de cette cabale, située dans le champ artistique de l’époque, on lira Claude
Arnaud, Chamfort, op. cit., pp. 88-96.
xxxviii
Voltaire, Correspondance, éd. Théodore Besterman, Genève et Oxford, 1968-1976, D. 20453 : « Si Racine
a laissé quelques héritiers de son style, il m’a paru qu’il avait sa succession entre Mr de Laharpe et Mr de
Champfort ».
xxxix
Claude Arnaud, Chamfort, op. cit., p. 89.
xl
Voir, pour cette situation et les suivantes, Maurice Henriet, « Thomas et ses amis », Bulletin de bibliophilie,
1918, pp. 318-338.
xli
Sylvie Requemora, « Les ‘ turqueries’ : une vogue théâtrale en mode mineur », Littératures classiques n°51,
« Le théâtre du XVIIe siècle : pratiques du mineur », Eté 2004, pp. 133-157 ; voir aussi André Vovard, Les
turqueries dans la littérature française. Le cycle barbaresque, Paris, Privat, 1959, notamment pp. 88-100.
xlii
Mademoiselle de La Roche Guilhen, Histoire des favorites, Amsterdam, 1698, p. 127.
xliii
La Porte et Chamfort, Dictionnaire dramatique, Paris, Lacombe, 1776, volume II, p. 232-283.
xliv
Jean-François La Harpe, Lycée ou Cours de littérature, nouvelle édition, Paris, 1813, volume XIII, pp.69-73.
Ce reproche lui est également adressé par Friedrich Melchior Grimm dans la Correspondance littéraire,
philosophique et critique, éd. Maurice Tourneux, Paris, 1877-1882, décembre 1777, p. 32, et par Louis Petit de
Bachaumont, Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la république des lettres en France, depuis
MDCCLXI jusqu’à nos jours, Londres, 1780-1789, volume X, 22 novembre 1776, p. 315.
xlv
Voltaire, Correspondance, op. cit., lettre du comte d’Argental, 19 novembre 1776, D 20412 : « cette tragédie
ne prouve pas un grand génie de la part de l’auteur… elle est calquée sur celle de Belin ».
xlvi
Aimé Coulaudon, « Chamfort fut-il un plagiaire ? », Bulletin historique et scientifique de l’Auvergue, volume
LXXI, 1951, p. 155. Voir aussi l’introduction de Simon Davies à son édition de Mustapha et Zéangir, Exeter,
University of Exeter Press, 1992, pp. VIII-XI.
xlvii
Jean-Luc Doutrelant, « L’orient tragique au XVIIIe siècle », Revue des sciences humaines n° XXXVII, avriljuin 1972, pp. 283-300.
xlviii
Chamfort, Mustapha et Zéangir ou l’amitié fraternelle, anecdote ottomane, Paris, Veuve Duchesne, 1777,
in-8°.
xlix
De ce point de vue, l’introduction de Simon Davies à son édition, déjà mentionnée, qui semble réduire
l’orientalisme à un décor exotique de fantaisie, a tout lieu de surprendre.
l
Alain Grosrichard, Structure du Sérail. La Fiction du despotisme asiatique dans l’Occident classique, Paris,
Seuil, 1979 ; Thierry Hentsch, L’Orient imaginaire. La vision politique occidentale de l’Est méditerranéen,
Paris, Minuit, 1988 et Abderrehman Moalla, Orient et Lumières, Presses universitaires de Grenoble, 1987.
li
Edward Saïd, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, 1980 [trad. de l’édition américaine de
1978].
lii
Voltaire, Correspondance, op. cit., Lettre de Larcher du 2 novembre 1776, précisant « Mustapha (…) a eu un
grand succès. C’est la seule nouveauté qui ait complètement réussi » D. 20381. Succès confirmé par la
Correspondance littéraire, volume XI, p. 360, par Les Mémoires secrets, volume IX, pp. 247-248, ou encore par
L’Année littéraire, 1776, volume V, pp. 280-281.
liii
Chamfort aurait changé 6 ou 7 fois le dénouement, selon les Mémoires secrets, op. cit., volume X, p. 308, ce
dont le manuscrit de souffleur et le manuscrit de rôle conservés à la Bibliothèque-Musée de la ComédieFrançaise porte en partie la trace, bien que dans des proportions moindres.
liv
Chamfort, Lettre autographe aux Comédiens-Français, datée du 21 juin 1777, affirmant avec confiance : « Il
ne me reste plus qu’à recommander mon ouvrage à vos talents. Je leur dois l’indulgence qu’il a obtenue à
Fontainebleau et la ville n’est pas moins favorable que la Cour à ceux auxquels il est redevable de son succès »
[Archives de la BMCF, dossier Chamfort].
lv
Mémoires secrets, op. cit., volume X, p. 271.
lvi
Mercure de France, décembre 1777, p. 163.
lvii
Les Mémoires secrets, op. cit., volume X, p. 313 ; Le Journal de politique et de littérature, décembre 1777,
volume III, p. 526. Cependant que Charles Collé, dans son Journal et Mémoires, Paris, 1868, volume III, p. 254,
en note de bas de page, ironise cruellement sur le fait que « Corneille et Racine doivent faire place à Chamfort ».
Certains journaux sont moins sévères, comme le Journal Français par Messieurs Palissot et Clément, 30
décembre 1777, numéro xxiv, volume III, pp. 367-369, qui reconnaît les mérites de son style, soutenu par « une
versification noble, élégante, et soutenue » (p. 369). Seul Linguet, dans les Annales politiques, civiles et
littéraires du dix huitième siècle, Londres, 1777, volume III, p. 154, évoque le succès de la pièce et parle à
propos de son auteur d’un « jeune homme qui donne les plus grandes espérances ». Quant au Journal
encyclopédique, février 1778, volume I, 3ème partie, p. 490, il risque même le seul compte rendu élogieux de la
pièce, dont il ne critique pas même le cinquième acte, et sur laquelle il n’exprime aucune réserve consistante,
voyant même dans la tragédie « l’une de celles qui feront, sans doute, le plus grand honneur à notre siècle ».
lviii
Mémoires secrets, op.cit., extrait d’une lettre de Fontainebleau du 1er novembre 1776.
lix
Ibid., 18 décembre 1777.
lx
Correspondance littéraire, op. cit., décembre 1777, volume IX, p. 465.
Téléchargement