1942
LA « SOLUTION FINALE »
Des visages angoissés s’efforcent de voir par la fenêtre d’un train
dans l’attente d’une déportation à Westerbork, aux Pays-Bas.
LE8 août 1942, Gerhart Riegner, un réfugié de Berlin, âgé de 30
ans, prépara un important télégramme destiné au rabbin Stephen S. Wise,
le dirigeant juif américain le plus influent, et à Sidney Silverman, député au
parlement britannique. Installé en Suisse, Riegner représentait le Congrès
juif mondial, une organisation internationale défendant les droits et les
intérêts des Juifs. Il avait reçu, par l’intermédiaire d’Eduard Schulte, un
industriel allemand antinazi, des informations consternantes.
Selon les renseignements de Schulte, l’Allemagne nazie visait à résoudre
une fois pour toutes la « question juive en Europe. » Cet objectif impliquait la
déportation de 3,5 à 5 millions de Juifs vers l’Est où ils seraient « exterminés
d’un seul coup. » Le rapport de Schulte indiquait en outre que « l’acide prus-
sique » pourrait être utilisé pour gazer les victimes. Ces actions étaient « pré-
vues pour l’automne. » Le texte laconique du télégramme que Riegner rédigea
pour communiquer le témoignage de Schulte se terminait par deux points
brefs : Riegner transmettait cette information « avec toutes les réserves néces-
saires, vu que nous ne pouvons pas en vérifier l’exactitude », mais il jugeait
fiable la source de ses renseignements qui entretenait des « relations étroites
avec les plus hautes autorités allemandes ».
Le secret du temps de guerre obligea Riegner à faire passer son mes-
sage par des voies gouvernementales. Ainsi, le 8 août, il contacta Howard
Elting, un responsable du consulat américain à Genève. Riegner formula
trois requêtes. Outre l’envoi de son message au rabbin Wise, il souhaitait
que les Américains et les autres gouvernements alliés soient informés de
son contenu et « soient priés de tenter d’obtenir par tous les moyens
confirmation ou infirmation » des renseignements fournis par Riegner.
Elting ayant confirmé la bonne opinion qu’il avait du sérieux et de la fia-
bilité de Riegner, le « télégramme de Riegner » fut adressé au Départe-
ment d’État américain.
Compte tenu de ce que le Département d’État appela « la nature inouïe de
l’allégation », le message de Riegner ne fut pas communiqué au rabbin Wise
qui en apprit cependant le contenu, fin août. Mais ce ne fut qu’en novembre –
après que le Département d’État eut confirmé l’information du télégramme de
Riegner – que Wise fut autorisé à diffuser les nouvelles dans la presse, ce qu’il
fit. Entre-temps, cependant, la majeure partie des victimes de 1942 – l’année la
plus meurtrière de la Shoah – avaient déjà péri.
L’incertitude, sinon l’incrédulité ou l’indifférence des gouvernements ou
des particuliers hors de l’Europe occupée par les nazis, fit qu’il leur était diffi-
293
cile d’appréhender totalement, en 1942, le sort qu’Adolf Hitler et ses partisans
réservaient aux Juifs d’Europe. Dans les administrations nazies, dans les ghet-
tos juifs et dans les usines de la mort qui devenaient opérationnelles en
Pologne, la situation devint bien moins ambiguë en s’avérant toujours plus
meurtrière. Fin novembre 1941, par exemple, Reinhard Heydrich convoqua
les membres du gouvernement allemand et les responsables SS à une réunion
prévue pour le 9 décembre. Les convocations d’Heydrich comprenaient des
copies du document que lui avait envoyé Hermann Göring, le 31 juillet 1941,
l’autorisant à préparer la « solution finale » de la « question juive ». Le bom-
bardement de Pearl Harbor par les Japonais et l’entrée en guerre des États-
Unis entraînèrent le report de la réunion de décembre. Mais, le 20 janvier
1942, Heydrich réunit la conférence de Wannsee au 56/58 Am Grossen Wann-
see, une confortable villa située sur la rive d’un lac dans une banlieue aisée de
Berlin.
Quinze hommes, dont plusieurs étaient titulaires de doctorats obtenus dans
des universités allemandes, assistaient à la réunion. À cette époque, le mas-
sacre de Juifs par les Einsatzgruppen et, plus récemment, dans le camp de la
mort de Chelmno, était déjà bien avancé. Les participants convoqués par Hey-
drich en étaient parfaitement conscients. Ils savaient que le meurtre en masse
des Juifs était devenu une politique nationale. La conférence de Wannsee
n’avait donc pas pour objet de lancer la solution finale, mais de coordonner sa
mise en œuvre. La réunion organisée par Heydrich allait faire en sorte que
tous les dirigeants présents et les bureaucraties qu’ils supervisaient travaillent
dans le même sens.
Le lieutenant-colonel SS Adolf Eichmann, chef du bureau des
Affaires juives et de l’évacuation, prépara le rapport final de la
réunion qu’Heydrich et le chef de la Gestapo, Heinrich Müller, révi-
sèrent soigneusement avant d’en approuver la copie en 30 exem-
plaires. Une seule de ces copies, la 16ème, fut retrouvée après la
guerre. Contenant un autre rapport des plus alarmants sur la Shoah,
il faisait état de l’annonce faite par Heydrich selon laquelle, grâce à
un « règlement définitif » du problème juif, « l’Europe allait être
purifiée d’ouest en est. » Selon ses calculs, environ 11 millions de
Juifs – « de l’Irlande à l’Oural et de l’Arctique à la Méditerranée »,
comme l’écrivit l’historien Christopher Browning – allaient être
«impliqués dans cette solution finale du problème européen ». Par
groupes, les Juifs allaient être envoyés dans des ghettos de transit,
puis « vers l’Est ». Les Juifs âgés iraient dans un « ghetto pour per-
sonnes âgées ». Les personnes valides « séparées selon les sexes »
seraient sélectionnées pour effectuer des travaux pénibles qui en éli-
mineraient un grand nombre par des « causes naturelles. » Les sur-
vivants « seraient traités en conséquence », en vue d’éviter « une
reconstruction juive. »
Si euphémique fût-il, le langage employé par le rapport de la confé-
rence de Wannsee confirmait l’industrialisation de la mort. Étant donné ce
qu’ils savaient déjà, les participants à la réunion d’Heydrich ne pouvaient
pas douter que la politique de l’Allemagne nazie signifiait que tout Juif
d’Europe était condamné à mort, soit par épuisement (l’extermination par
le travail), soit par un meurtre pur et simple.
Compte tenu de l’ampleur envisagée pour la solution finale et donc de l’in-
suffisance des fusillades en masses, on ne savait pas très bien comment
atteindre cet objectif. Mais, dans ses commentaires sur la conférence de Wann-
294
1942
Passage entre les clôtures
électriques d’Auschwitz où plus
d’un million de Juifs furent gazés.
see, Heydrich avait parlé d’une « expérience pratique »
accumulée « concernant la solution finale du problème
juif. » Au cours de 1942, cette expérience fut mise en pra-
tique dans six grands camps de la mort fonctionnant en
territoire polonais : Belzec, Sobibor, Treblinka, Majdanek
et Auschwitz-Birkenau, ainsi que Chelmno. Dans ces six
camps, des chambres à gaz – les unes utilisant du
monoxyde de carbone, les autres du Zyklon B – extermi-
nèrent des Juifs.
L’un des participants à la conférence de Wannsee, Josef
Bühler, secrétaire d’État du Generalgouvernement
l’unité administrative allemande en Pologne occupée qui
contenait de nombreux ghettos dans les régions de Galicie, Cracovie, Lublin,
Radom et Varsovie – avait vivement préconisé que « la question juive dans ce
territoire soit résolue aussi rapidement que possible. » En fait, affirma-t-il, la
solution finale pourrait très bien commencer là parce que les problèmes de
transport étaient réduits au minimum et que la plupart des Juifs de cette partie
de la Pologne n’étaient, de toute façon, plus aptes au travail. Le souhait de
Bühler ne se réalisa pas immédiatement, mais, le 19 juillet, le chef des SS
Heinrich Himmler ordonna la « réinstallation » (l’extermination) de « toute la
population juive du Generalgouvernement » d’ici la fin de l’année.
Le 22 juillet, le dirigeant du Conseil juif du ghetto de Varsovie, Adam Czer-
niakow, reçut l’ordre des autorités allemandes de fournir pour la déportation un
quota quotidien de 6 000 Juifs, y compris des enfants. Accablé par les ordres
reçus, Czerniakow se suicida à Varsovie, le 23 juillet. Le camp de la mort de
Treblinka, dernièrement ouvert, n’en extermina pas moins, ce jour-là, son pre-
mier convoi de Juifs de Varsovie. À la mi-septembre, plus de 250 000 déportés
de Varsovie avaient été assassinés à Treblinka.
Les dirigeants des ghettos furent confrontés à des « choix impossibles ». Le 3
septembre 1942, Mordekhaï Haïm Rumkowski, le chef du Conseil juif de Lodz,
en Pologne, reçut l’ordre « d’envoyer 20 000 autres Juifs hors du ghetto. » Ce
quota, expliqua le lendemain Rumkowski à une foule terrifiée, doit être consti-
tué par des malades et des personnes âgées, ainsi que – et c’était encore plus
accablant – d’enfants de moins de dix ans. Espérant toujours que le salut pouvait
provenir du travail, Rumkowski s’écria : « Mes frères et mes sœurs, remettez-les
moi ! Pères et mères, donnez-moi vos enfants !... La partie qui peut être sauvée
est bien plus importante que la partie qui doit être livrée. » D’autres dirigeants
de conseils juifs, notamment le docteur Elkhanan Elkes, à la tête du ghetto de
Kovno, en Lituanie, soutint activement les unités de partisans se battant dans les
forêts et la Résistance antinazie organisée dans les ghettos.
Cependant, ni ces efforts, ni une déclaration intitulée « Politique alle-
mande d’extermination de la race juive » que les gouvernements alliés
publièrent le 17 décembre 1942 ne purent lever la sentence de mort pro-
noncée par l’Allemagne nazie à l’encontre des Juifs d’Europe. La déclara-
tion des Alliés dénonçait l’intention de l’Allemagne nazie « d’exterminer
les Juifs en Europe », condamnait « dans les termes les plus vigoureux
cette politique bestiale d’extermination de sang-froid » et affirmait que
les auteurs « n’échapperaient pas à leur châtiment. » Si importante et si
vigoureuse que fût cette première condamnation publique des atrocités
perpétrées contre les Juifs, publiée par les Alliés durant la Seconde
Guerre mondiale, le fait est que 1942 fut l’année la plus meurtrière de
l’histoire juive : 2,7 millions de Juifs périrent.
295
Cette chambre à gaz du camp
principal d’Auschwitz fonctionna
tout au long de l’année 1942,
utilisant le Zyklon B pour assassiner
des milliers de Juifs.
Hesia Strom était membre de la
Résistance du ghetto de Kovno
(Lituanie).
1942 1942 : Une chambre à gaz (probable-
ment jamais utilisée) et un four créma-
toire sont installés dans le camp de
concentration de Dachau, en Alle-
magne. • Création d’un camp de
concentration à Riga, en Lettonie.
Ouverture d’un camp de travail forcé
pour les Juifs à Vilnius, en Lituanie.
•Des délégués des États-Unis, de la
Grande-Bretagne et des gouverne-
ments en exil des nations européennes
occupées assistent à la conférence de St
James Palace à Londres pour discuter
des crimes de guerre nazis et des réac-
tions des Alliés. Les Juifs ne sont pas
considérés comme une catégorie de
victimes unique en son genre. • Les
Allemands élèvent le collaborateur
Pierre Laval au rang de premier
ministre de la France de Vichy. • Hajj
Amin al-Husseini, grand mufti de Jéru-
salem, s’enfuit en Allemagne après
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1942 • LA « SOLUTION FINALE »
Déjà grelottant et souffrant du
gel, deux prisonniers juifs endurent
le supplice de rester assis dans la
neige. N’ayant plus que la peau et
les os après des mois de sous-nutri-
tion, bien peu avaient les moyens
de résister au froid. Une femme,
Gerda Weissmann Klein, survécut
à une marche de la mort en hiver,
parce que son père, guidé par son
intuition, lui avait ordonné de
chausser des bottillons de ski
lorsqu’elle fut déportée de sa ville
natale de Bielitz, en Pologne, par
une chaude journée de l’été 1942.
La majeure partie de l’équipement
photographique de Lodz fut con-
fisquée par les nazis en 1939. Les
seules photographies qui furent prises
étaient contrôlées par l’administration
du ghetto. Le photographe Mendel
Grossman remplit des missions
officielles dans le cadre de la section
des statistiques, mais tenta également
de préserver un témoignage sur la vie
du ghetto. Il montre ici une équipe de
travailleurs juifs s’efforçant de déga-
ger la glace des rues du ghetto.
Le mariage de Salomon Schrijver fut célébré dans le quartier juif d’Am-
sterdam, en 1942. Malgré la défaite des Pays-Bas devant les nazis, la vie
quotidienne se poursuivit comme à l’ordinaire pour les Juifs néerlandais jus-
qu’aux préparatifs de leur déportation. En janvier 1942, de nombreux Juifs
néerlandais furent rassemblés dans des camps de travail. Les lois de
Nuremberg furent appliquées en mars et les Juifs furent contraints de porter
l’étoile jaune en avril.
l’échec de la tentative des nationalistes
arabes de saper le contrôle britannique
en Palestine et de créer une légion
musulmane pour combattre aux côtés
des troupes allemandes.
• L’American Council for Judaism, une
organisation antisioniste, est cofondée à
New York par Arthur Hays Sulzberger,
l’éditeur du New York Times. • Le théo-
logien protestant allemand Karl
Friedrich Stellbrink est arrêté après
avoir diffusé des lettres de l’évêque
antinazi Clemens August comte von
Galen ; voir 10 novembre 1943. • Hitler
nomme Albert Speer ministre de
l’armement et des munitions. • Yitzhak
Shamir succède à Abraham Stern à la
tête du mouvement sioniste Stern après
la mort de ce dernier, tué par les forces
britanniques. • Création à Varsovie, en
Pologne, de l’Organisation juive de
combat, un groupe de Résistance.
Janusz Korczak, directeur d’un
orphelinat juif de Varsovie refuse la
liberté offerte par ses amis polonais et
accompagne à Treblinka les enfants
dont il a la charge.
•Le bloc antifasciste, réunissant des
communistes juifs et des sionistes
socialistes, entreprend la publication
de Der Ruf (L’Appel), un journal de
297
1942 • LA « SOLUTION FINALE »
Exploitation ou
extermination ?
La guerre s’étendant, Hitler souhaita mettre
fin à la pénurie croissante de main-d’œuvre et
augmenter la production de matériel de
guerre. Certes, les nazis pouvaient utiliser les
Juifs réduits en esclavage, mais souhaitaient-ils
mettre au travail ceux-là même qu’ils voulaient
exterminer ?
Ces objectifs inconciliables aboutirent à des
politiques incohérentes qui tentaient d’atteindre
l’un et l’autre des objectifs. À la conférence de
Wannsee, Reinhard Heydrich émit l’hypothèse
qu’« une grande partie » des Juifs, « évacués vers
l’est » et enrôlés pour travailler, serait « indubita-
blement éliminés par des causes naturelles. » En
conséquence, en 1942, les nazis cherchèrent à sou-
tirer encore plus de travail productif de la part des
Juifs avant qu’ils
ne meurent.
Ghettos et
camps de travail
devinrent alors
pour les Juifs de
simples étapes
sur la route vers
la mort. De
longues heures
de labeur dans des conditions inhumaines, asso-
ciées à de cruels traitements, aboutirent à un taux
de mortalité extrêmement élevé. À Majdanek,
40% de ceux qui mouraient étaient victimes de
gazages et d’exécutions par balles, tandis que 60%
mouraient de « causes naturelles », épuisement
total dû au travail, à la faim et à la maladie.
Le travail des détenus, par exemple dépla-
cer des tas de pierres d’un endroit à l’autre,
puis recommencer dans l’autre sens, n’avait
souvent aucune utilité. Les gardes SS éprou-
vaient une satisfaction sadique à contraindre
les Juifs à effectuer un travail exténuant,
aiguillonnant souvent leurs prisonniers par une
grêle de coups, voire des décharges électriques.
Des soupes populaires gérées par des organisations
juives internationales proliférèrent dans la Pologne sous
occupation nazie. Une fois les Juifs polonais concentrés
dans des ghettos, leur approvisionnement en vivres fut
contrôlé par les Allemands. Comme les allocations en
nourriture étaient insuffisantes pour demeurer en vie, les
Juifs polonais dépendaient du supplément fourni par les
soupes populaires. Sont représentées ici des cartes
permettant à leur détenteur de recevoir des vivres à la
soupe populaire du ghetto de Kielce gérée par le Conseil
juif local. La première carte, valable seulement pour le
petit-déjeuner, dit « 1 600 petits-déjeuners servis chaque
jour. ». La seconde, une carte de dîner, porte la mention
«2 100 dîners servis chaque jour. »
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