NICOLAS RUWET (1933-2001)
Marc Dominicy
De Boeck Supérieur | Travaux de linguistique
2003/1 - no46
pages 133 à 143
ISSN 0082-6049
Article disponible en ligne à l'adresse:
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http://www.cairn.info/revue-travaux-de-linguistique-2003-1-page-133.htm
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Pour citer cet article :
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Dominicy Marc, « Nicolas Ruwet (1933-2001) »,
Travaux de linguistique, 2003/1 no46, p. 133-143. DOI : 10.3917/tl.046.0133
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Nicolas Ruwet (1933-2001)
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III.
IN MEMORIAM
NICOLAS RUWET (1933-2001)
Marc DOMINICY*
Nicolas Ruwet était né en 1933 — et non en 1932, comme le veulent les
documents officiels1. Il nous a quittés le 14 novembre 2001. Pour ceux de
ma génération, il fut, en premier lieu, l’auteur de l’Introduction à la
grammaire générative (1967/68) — clé indispensable, aujourd’hui encore,
à quiconque désire comprendre les sources de la linguistique chomskienne,
et le rôle central qu’elle a joué dans l’évolution récente de notre discipline.
Quant au reste, Nicolas n’écrivait pas de livres ; tous les ouvrages qu’il a
signés ensuite (1972a, 1972b, 1982, 1986a, 1991a) regroupent quelques
articles dont émerge comme par contrecoup, et sans qu’une intention
préalable semble y trouver sa réalisation, l’unité presque inattendue d’une
enquête sur le langage, sur la musique, ou sur la poésie. Sans doute ce mode
d’écriture et de réflexion a-t-il progressivement éloigné Nicolas de certains
circuits éditoriaux de la France académique2. Mais si l’on a eu le privilège
de lire — dans des versions préliminaires, intermédiaires, finales, ou de
nouveau révisées — les petites monographies que Nicolas rédigeait
patiemment, en y ajoutant un apparat de notes de plus en plus nourri3, on
* Laboratoire de Linguistique Textuelle et de Pragmatique Cognitive, CP 175,
Université Libre de Bruxelles, Avenue Roosevelt 50, B – 1050 Bruxelles :
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peut mesurer l’ampleur du travail abattu, et ce qu’il impliquait d’attention à
l’autre, à ses intuitions et à ses critiques. La fascination que j’ai toujours
ressentie, à l’instar de nombreux autres lecteurs, face aux textes de Nicolas
tient aussi à sa « touche » particulière, consistant à attaquer le sujet au hasard
d’une lecture, en réponse à une opinion prestigieuse ou unanimement
répandue, et à transformer ce qui s’offre, dans son apparence initiale, comme
une note d’humeur ou comme l’expression d’une inquiétude ponctuelle, en
une étude approfondie et systématique qui déborde, en fin de parcours, les
limites mêmes du domaine traité.
Pour des raisons en grande partie historiques, l’on a coutume de
distinguer « deux Ruwet » : le musicologue et poéticien structuraliste, qui
cite volontiers Lévi-Strauss, mais aussi Lacan ; et le générativiste de moins
en moins fidèle à Chomsky. Cette dichotomie ne me semble guère refléter
la réalité des choses. Dès son article de 1959 sur les « Contradictions du
langage sériel » (1972a : chapitre 1), Nicolas a voulu débusquer les
paramètres qui, en assurant la perception de certains traits structuraux,
permettent à l’auditeur et au lecteur, de musique ou de poésie, d’extraire
une certaine signification. Il lui est apparu, très rapidement, que les
théoriciens de l’art musical — et, en particulier, les tenants du sérialisme —
sous-estimaient le rôle de la répétition, alors que celle-ci occupait une place
éminente dans la poétique de Roman Jakobson. Mais à ce stade, il lui
importait aussi de ne pas mêler sémantique musicale et sémantique
linguistique : l’une, d’abord évocative, ne peut donner accès à des états de
choses précis (1972a : 14) ; la seconde, parce qu’elle appartient — croyait-
il alors — au système de la langue, nous livre des représentations du réel.
Ceci entraîne que si le jeu des répétitions garantit, en musique, l’identification
d’une « grammaire » (par exemple, tonale ; cf. 1972a : chapitre 5), l’impact
des parallélismes poétiques devrait se cantonner, par contre, à des effets
d’essence rhétorique qui se bornent à souligner la similarité ou la dissimilarité
de certains termes ou de certaines expressions (1972a : 34-35, 45-47, 157,
165, etc.).
Au contact de la grammaire générative, Nicolas glissera vers une
épistémologie falsificationniste, d’inspiration poppérienne (voir, par
exemple, 1967/68 : 11-14). Le contraste s’avère brutal pour qui lit, dans
leur continuité diachronique, les textes musicologiques antérieurs à 1968 et
un article de 1975 où Nicolas, tout en critiquant Nattiez, paraît surtout s’en
prendre à lui-même (1975b)4. Mais les nombreux lecteurs de l’Introduction
à la grammaire générative (1967/68) savent que la pérennité de ce livre,
dans un univers où les manuels se démodent si vite, tient précisément à son
souci de ne jamais partir d’une table rase, et de (re)découvrir, dans les
innovations les plus actuelles, les traces ou le souvenir d’intuitions déjà
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anciennes. Il y a donc, selon moi, une forte dose d’erreur dans la légende
qui voudrait que Nicolas ait connu, en l’occurrence, son chemin de Damas.
La crise, dans l’acception la plus positive du mot, est née d’une espèce
d’embouteillage conceptuel dont je vais essayer de démêler l’écheveau.
Admettons, pour les besoins de la cause, que la nature véritable de la
science réside, selon le credo poppérien, dans l’extraordinaire prise de risque
qui consiste à avancer une hypothèse falsifiable. En syntaxe, cette exigence
méthodologique semble remplie, dès lors que le linguiste, écrivant une
grammaire générative, fournit par là même la définition « en intension »
d’un langage. À un certain niveau de généralisation, la poétique comme la
musicologie peuvent s’accommoder de cette démarche ; mais quand il s’agit
d’étudier l’œuvre d’un artiste particulier, voire l’une de ses productions, le
simple décalque de l’approche générativiste conduirait à soutenir — comme
cela a été fait pourtant — qu’il s’agit à chaque fois d’écrire une
« grammaire ». Outre qu’il semble tout aussi absurde d’écrire la
« grammaire » d’un poème ou d’un concerto que d’inventer une loi
scientifique pour un seul événement, l’entreprise générale se heurte, de
surcroît, à un problème plus profond. Si, en musique, les répétitions aident
à identifier une « grammaire », elles ne sauraient se confondre avec celle-
ci. Et si une grammaire générative doit renfermer une « composante
sémantique », la signification linguistique s’y calculera en dehors de toute
prise en compte des parallélismes poétiques ; de sorte que ceux-ci ne
sauraient revêtir aucune dimension « grammaticale ».
L’affaire ne s’arrête cependant pas là. Lorsque la sémantique
générative développa son programme, Nicolas se rangea très vite aux côtés
de la « théorie standard » et du lexicalisme5. Avec le recul, il apparaît que
cette attitude, qui confère son unité conceptuelle à Théorie syntaxique et
syntaxe du français, procédait moins du souci de falsifiabilité (1972b :
chapitre 1) que d’un scepticisme tenace vis-à-vis de la possibilité même de
développer une analyse combinatoire et formelle du contenu — scepticisme
que Nicolas a toujours partagé avec son ami Kuroda6. La lecture des articles
réunis en 1972 ne nous permet pas encore d’apercevoir toutes les
conséquences qui découleront d’une telle option. Mais si l’on parcourt les
deux itinéraires intellectuels que jalonnent, respectivement, les articles sur
les constructions « à contrôle » ou « à montée » (1972b : chapitre 2, 1982 :
chapitre 1, 1983, 1990b), et les textes consacrés aux verbes psychologiques
(1972b : chapitre 5, 1994a, 1995a), on voit s’ébaucher, pas à pas, l’esquisse
de ce que John Goldsmith, dans sa préface au livre de 1991, appelle une
« grammaire herméneutique » (1991a : xi-xiii). Considérons, par exemple,
les deux emplois — « à contrôle » et « à montée » — d’un verbe comme
prétendre : Le gourou [de cette secte]i prétend (*eni) être immortel vs La
liste [de ces verbes]i ne prétend pas (OKeni) être exhaustive ; ou encore les
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deux emplois (physique ou psychologique) d’un verbe comme frapper
(1972b : 223-232, 1994a, 1995a). Une grammaire purement formelle échoue,
certes, à expliquer la multiplicité de pareils cas de figure ; mais une
grammaire purement cognitive ne peut prédire, quant à elle, le détail des
traits structuraux qui sont observés (par exemple, l’emploi du clitique
pronominal en dans les constructions « à montée » ; 1972b : chapitre 2).
Nicolas en conclut que la syntaxe doit demeurer « autonome », non pas
parce qu’elle fournirait, d’une manière ou d’une autre, un input à une
« composante sémantique » de nature algorithmique, mais parce qu’elle
constitue, avec ses contraintes, le matériau même sur lequel s’exerce
l’activité herméneutique du sujet parlant,… et celle du linguiste. Ce dernier
point, le plus délicat peut-être de tout ce que Nicolas ait avancé, nous aide à
saisir ce qu’il entendait par « l’Illusion de l’Exemple Représentatif » ou
« Illusion de l’Hirondelle » (1991b). Il ne s’agissait pas seulement que les
linguistes consultent des corpus ou élargissent la gamme de leurs données ;
mais bien qu’ils s’interrogent sur les raisons qui leur font choisir, dès le
départ, certains exemples plutôt que d’autres — par exemple, le contraste
entre Je veux partir et *Je veux que je parte, plutôt que celui, beaucoup
moins tranché, entre Je veux (, si j’y suis autorisé,) pouvoir partir dès demain
et Je veux que (, si j’y suis autorisé,) je puisse partir dès demain (1984).
Comprise de la sorte, l’« autonomie » de la syntaxe nous pousse à
tolérer ce que d’aucuns prendront pour de la « surgénération » (1991a : 78-
81). Pourtant, les avantages de cette option apparaissent immédiatement
aux yeux du poéticien. En effet, une continuité s’installe désormais entre la
pratique ordinaire du sujet parlant et les « distorsions » syntaxiques que
l’on rencontre en poésie, même chez des auteurs bien plus timides que
Cummings ou que Mallarmé (1975a : 334-346, 1985). Il ne saurait donc
plus être question de re-rédiger, à chaque coup, la « grammaire » du sujet
ou du poète, mais au contraire de saisir la façon dont le phénomène en
cause prend ses sources dans un dispositif syntaxique « autonome ».
Simultanément, le rôle des parallélismes superficiels se modifie du tout au
tout. Car au lieu de constituer des ornements rhétoriques ajoutés à une
signification déjà construite par les règles communes du langage, les
parallélismes permettent maintenant de relier une occurrence exceptionnelle
à des usages plus communs, facilitant par là même le traitement
herméneutique de la structure produite. Il me paraît symptomatique, à cet
égard, que le premier exemple choisi par Nicolas (1975a : 329-330) pour
illustrer la complémentarité des parallélismes et des « déviations » — Il
pleure dans mon cœur Comme il pleut sur la ville — exhibe précisément
l’un de ces verbes météorologiques qui l’amèneront, plus tard, à s’interroger
encore davantage sur l’interaction entre la forme linguistique et la
phénoménologie de nos expériences sensibles (1986b, 1988, 1990a).
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