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Au Japon, comme ailleurs, l’histoire du théâtre est
ponctuée de spectacles mythiques que l’on rêve d’avoir
vus. C’est le cas du tonitruant Corbeaux ! Nos fusils
sont chargés !, un spectacle phare des années 1970,
qui, à Tokyo, contribua à faire connaître un théâtre
underground en marge du théâtre officiel. Ce specta-
cle nous revient, recréé par ses créateurs, nullement
apaisé, et tout aussi sulfureux. La pièce signée par le
grand auteur Kunio Shimizu met en scène trente
furies, trente vieilles femmes qui font preuve d’un
langage qui va droit au but tout en ne dédaignant
pas s’offrir de belles envolées lyriques. Une langue
tendue, hybride et dévastatrice, mi-ordurière, mi-
poétique, admirablement servie et magnifiée par la
mise en scène de Yukio Ninagawa et les acteurs de
deux troupes qu’il a créées au sein du Saitama Arts
Theater dont il est le directeur artistique depuis
2006. D’un côté, les 35 acteurs âgés de 61 à 88 ans
du Saitama Gold Theater, de l’autre les 26 jeunes du
Saitama Next Theater.
Yukio Ninagawa est une sommité, connu dans bien
des pays, mais relativement peu en France (il est venu
pour la dernière fois en 2002 avec sa mise en scène
d’un Shakespeare, Le Songe d’une nuit d’été). Quand
la Maison de la culture du Japon a fait venir, au prin-
temps dernier, Corbeaux ! Nos fusils sont chargés !, ce
fut un choc, un éblouissement, et il est apparu évi-
dent que ce spectacle devait revenir plus longue-
ment pour être vu par un public plus large.
Né en 1935, Yukio Ninagawa est un enfant du Shingeki
(nouveau théâtre) qui, au XXesiècle, s’érigea en réaction
au Jyugeki (ancien théâtre), celui des formes tradition-
nelles (Nô, Kabuki, Kyogen), et ouvrit grand la porte
au théâtre occidental, de Shakespeare à Brecht en
passant par Stanislavski. Mais comme tout enfant doué
pourvu d’une forte personnalité, à son tour, avec des
complices de sa génération, à commencer par Kunio
Shimizu, Yukio Ninagawa contesta la domination du
Shingeki en créant sa propre troupe en 1968 et en
devenant l’un des fers de lance du mouvement des
petits théâtres. Un théâtre contestataire, une écriture
(textuelle et scénique) avant-gardiste dont Corbeaux !
Nos fusils sont chargés !, qui date de 1971, dit bien la
teneur.
Depuis, Yukio Ninagawa a créé bien des spectacles,
reçu bien des prix. « On doit être créatifs malgré la
vieillesse », dit-il. Il l’est, – et comment ! – en retrou-
vant cette vieille et verte pièce, en l’offrant à une
troupe de vieux acteurs mis sur pied dans un pays
vieillissant.
Des vieilles mères et grands-mères en colère et en
chaleur envahissent un tribunal qui entend juger
leurs enfants ou petits-enfants. Ces derniers, accusés
de faits qu’ils ont peut-être commis, apparaissent
d’abord comme les victimes d’une justice sourde,
vénale et procédurière. Au tour des juges d’être jugés
par ce tribunal révolutionnaire de vieilles révoltées
qui, pour commencer, demande aux magistrats d’en-
lever leur pantalon. La suite n’est pas triste non plus.
Quelle gifle!
Jean-Pierre Thibaudat
DES JAPONAIS TONITRUANTS
Avec une verdeur intacte, Yukio Ninagawa reprend un spectacle mythique
créé à Tokyo en 1971. Dans Corbeaux ! Nos fusils sont chargés !, trente furies
prennent d’assaut le tribunal où sont jugés leurs enfants et petits-enfants.
Un choc dévastateur !