DE L'ANTHROPOLOGIE À L'ANTHROPOTECHNIQUE ? Gilbert Hottois Editions Kimé | Tumultes 2005/2 - n° 25 pages 49 à 64 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h14. © Editions Kimé Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-tumultes-2005-2-page-49.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Hottois Gilbert, « De l'anthropologie à l'anthropotechnique ? », Tumultes, 2005/2 n° 25, p. 49-64. DOI : 10.3917/tumu.025.0049 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions Kimé. © Editions Kimé. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h14. © Editions Kimé ISSN 1243-549X Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h14. © Editions Kimé De l’anthropologie à l’anthropotechnique ? Gilbert Hottois Universit é libre de Bruxell es La résistance anthropologique Dans Clones, genes and immortality1, John Harris — philosophe anglais bien connu dans les milieux de la bioéthique internationale — pose la bonne question : « If the goal of enhanced intelligence and better health is something that we might strive to produce through education (...) why should we not produce these goals through genetic engineering ? », étant entendu, que la technique serait sûre et sans effets marginaux négatifs. Le développement de la réponse apportée par Harris ne nous paraît pas aller philosophiquement jusqu’au fond du problème. Il convient, à cette fin, d’expliciter ce qui, dans l’anthropologie (philosophique et théologique) dominante, s’oppose si fortement à l’idée d’un progrès anthropotechnique. Globalement, la réponse à cette question est le langage. Plus précisément, la valeur et le rôle accordés au langage — et plus généralement à ce que l’on a appelé au XXe siècle « l’ordre symbolique » — dans la conception philosophique et religieuse de l’homme : son origine, sa nature, son avenir. 1. Oxford University Press, London, 1998, p. 173. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h14. © Editions Kimé TUMULTES, numéro 25, 2005 De l’anthropologie à l’anthropotechnique ? Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h14. © Editions Kimé Cette valeur tout à fait éminente du langage est attestée dans les textes fondateurs de la civilisation occidentale qui parlent du Verbe et du Logos, et font du langage, indissociable de la pensée, un don divin et l’essence de l’homme. Exprimant la pensée ou l’esprit, le langage est censé incarner la différence anthropologique, cela même qui distingue essentiellement l’homme parmi les êtres de nature, le relie à une surnature et constitue le lieu et l’instrument de sa transcendance. Cette importance essentielle du langage comme tel est devenue spectaculaire dans la philosophie du XXe siècle critique de la métaphysique et de l’onto-théologie traditionnelles. Le surinvestissement contemporain du langage n’est cependant déjà lui-même qu’une réaction à l’affaiblissement des notions anciennement fondatrices de la différence anthropologique, tels la raison, l’esprit, la pensée, l’idéalité, etc. Mais cette inflation langagière peut en outre être interprétée comme le symptôme d’une dévaluation du rôle et de l’importance du langage dans l’économie de la condition humaine en évolution. Que comporte ou comportait la valorisation traditionnelle, directe ou indirecte, du langage ? - Le langage n’est pas un outil comme les autres, utile seulement à la communication entre les humains et à leur organisation ; - il est l’instrument de l’hominisation, du devenir humain : il institue l’humanité en général et chaque sujet individuel en particulier ; - cette institution langagière de l’humain est constitutive de la raison et de la liberté, caractéristiques traditionnelles de l’homme ; c’est parce qu’il a la capacité de se représenter symboliquement des possibles avec leurs contextes, justifications et conséquences (représentation rationnelle) que l’homme peut délibérer et choisir entre ces possibles (liberté) ; - intimement solidaire de ce qui fait l’être humain, le langage apparaît aussi comme le seul instrument légitime du progrès authentiquement humain tant au plan individuel que collectif. Vouloir substituer au langage un autre moyen d’évolution ne pourrait donc être qu’aliénant. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h14. © Editions Kimé 50 51 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h14. © Editions Kimé La valorisation du langage par l’anthropologie philosophique va de pair avec la dévalorisation de la technique et de l’opération matérielle. Les techniques matérielles ne font pas partie de la culture au sens noble du terme qui identifie culture et ordre symbolique. Empiriques et mécaniques, les techniques n’aident pas à l’institution de l’homme en tant qu’être rationnel et libre. Elles s’appliquent au monde matériel, au milieu extérieur à l’homme. Il est illégitime et impossible de les appliquer à l’homme lui-même dans le but de mieux l’instituer et de le faire progresser : elles ne concernent pas ce qui fait l’homme en tant qu’homme. C’est pourquoi les techniques matérielles et mécaniques ne permettent ni une organisation humaine de la société (la technocratie tend à ignorer l’institution symbolique de la société) ni une acculturation ou éducation humaine du petit d’homme. Or, les biotechnologies, le génie génétique, relèvent des techniques matérielles que certains prétendent appliquer à l’individu et à la société dans un but de progrès et en les substituant à l’institution et à l’acculturation symboliques traditionnelles, jugées imparfaites ou peu efficaces. C’est à semblable ambition que la question posée par Harris au sujet de l’éducation référait. Ce qui s’oppose donc à l’idée d’anthropotechnique est la très ancienne idée « anthropo-logique » elle-même : c’est par le logos exclusivement (aujourd’hui : le langage) qu’anthropos se constitue et progresse. La résistance anthropologique — la conviction que c’est par le langage exclusivement que l’homme se gagne et se perd — demeure capitale dans la philosophie contemporaine, des courants néo-modernistes aux tendances postmodernes, de la phénoménologie-herméneutique à la philosophie analytique. Cette anthropologie prétend constituer la base de tout humanisme possible et exclure tout propos ou entreprise anthropotechniques. Signalons toutefois que des courants utilitaristes anglo-saxons soulignent l’importance de la sensibilité des êtres vivants, commune aux humains et aux nonhumains, plus que du langage, et voient dans l’accentuation de la différence anthropologique sous la forme du logos une expression du spécisme anthropocentrique, c’est-à-dire d’une sorte de chauvinisme étroit de l’humanité, qu’ils dénoncent pour des raisons éthiques et de philosophie générale. Cette remarque n’est pas sans portée, dans la mesure où l’idée même Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h14. © Editions Kimé Gilbert Hottois De l’anthropologie à l’anthropotechnique ? Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h14. © Editions Kimé d’anthropotechnique est quelquefois favorablement accueillie dans le monde anglo-américain, alors qu’elle ne l’est pas dans l’Europe franco-allemande de l’après-guerre. Notre analyse concerne donc prioritairement l’anthropologie philosophique caractéristique de cette dernière. L’usage légitime de la technique Un postulat anthropologique est que les techniques matérielles s’appliquent au milieu : c’est par rapport au monde que l’homme est légitimement homo faber. Par rapport à luimême, il est légitimement seulement homo loquax. Ce postulat souffre cependant certaines exceptions qui se regroupent principalement sous l’idée médicale. Sont permises les interventions thérapeutiques, c’est-à-dire ces actions techniquement outillées qui ont pour but de restaurer l’état physique de l’homme lorsqu’il a été accidentellement lésé. Absolue dans la médecine ancienne, l’idée que la technique médicale n’a d’autre but et justification que la restitution d’un équilibre, d’une intégrité, d’un ordre naturels, demeure encore déterminante dans la médecine moderne. Les missions et les limites imposées à celle-ci sont solidaires d’une philosophie de la nature et d’une philosophie de l’homme pré-darwiniennes, conditionnées par les sensibilités religieuses et métaphysiques traditionnelles. Toute modification du corps humain qui prétendrait aller dans une voie méliorative ou exploratrice est condamnée. Néanmoins, le caractère problématique de cette norme traditionnelle apparaît dans des domaines de plus en plus divers : médecine du sport, médecine du travail, médecine de confort ou du désir, procréatique, génétique, psychopharmacologie, neurosciences,… Le terme même de « biomédecine » exprime bien le problème et l’ambiguïté croissante dans laquelle les pratiques médicales s’enfoncent. Parce qu’elle est médecine toujours tributaire de la philosophie traditionnelle, la médecine contemporaine ne peut pas en principe intervenir dans un sens autre que thérapeutique. Mais ses capacités opératoires et les demandes, individuelles et collectives, auxquelles elle ne cesse d’être confrontée, la tirent de plus en plus du côté de ce qu’on devrait appeler Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h14. © Editions Kimé 52 53 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h14. © Editions Kimé « biotechnologie appliquée à l’homme2 », c’est-à-dire « anthropotechnique ». En même temps, on essaie de sauver la philosophie thérapeutique traditionnelle et de garder à l’intérieur du domaine médical les pratiques controversées, en élargissant la notion de « santé » et de « souffrance » dans un sens qui laisse de plus en plus de place au relativisme et à l’individualisme. La question de savoir s’il n’y aurait pas lieu de distinguer entre pratique médicale et biotechnologie humaine mérite donc l’attention. Mais c’est une question très complexe, aux enjeux éthiques, politiques et philosophiques très considérables, que nous ne développerons pas ici3. Nous avons dit que, sauf en ce qui concerne des interventions thérapeutiques, la technique ne peut s’appliquer qu’au milieu extérieur à l’homme. Cette exigence est moins évidente qu’il n’y paraît, car elle présuppose une réponse univoque à la question « Qu’est-ce que l’homme ? ». Une telle réponse unique est inexistante. Un nombre considérable de penseurs contemporains caractérisent l’homme par sa liberté, comme être du possible et du projet, comme un être en devenir qui n’a pas d’essence intemporelle ni universelle, ou encore comme l’être du désir et de la fiction. Semblables conceptions ont toujours été dénoncées à partir de l’onto-théologie traditionnelle soucieuse de définir l’essence de l’homme en ses limites immuables. Mais elles ne sont devenues vraiment périlleuses aux yeux de beaucoup qu’à partir du moment où les humains ont commencé, avec les technosciences contemporaines, à concrétiser les moyens effectifs d’une autoinvention physique et pas seulement symbolique. Nous retrouvons ici le nœud déjà signalé : il est permis à l’homme d’être créateur symboliquement, libre inventeur d’images, de représentations (quoique cette liberté soit déjà pernicieuse, car elle peut être sacrilège). Il ne pourrait pas, en revanche, être libre créateur techno-physiquement, bouleverser l’ordre de la nature et, surtout, modifier sa propre nature, sans précipiter l’apocalypse. Au plan cosmique, seul Dieu ou la Nature seraient 2. J. Harris écrit sans ambages : « This is a book about human biotechnology » et il en appelle à une « ethics of human biotechnology » (op. cit., p. 42). 3. Voir sur ce sujet notre ouvrage : Essais de philosophie bioéthique et biopolitique, Paris, Vrin, 1999. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h14. © Editions Kimé Gilbert Hottois De l’anthropologie à l’anthropotechnique ? Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h14. © Editions Kimé légitimement créateurs. L’homme reste créature avant d’être créateur : sa transcendance doit demeurer symbolique ; elle ne peut se faire opératoire. N’étant pas Dieu, mais seulement à Son image, l’homme ne peut être créateur qu’au plan des images. L’essentiel de la pensée de Hans Jonas — du Phénomène de la vie4 au Principe responsabilité5 — tient dans ce rappel et cette mise en garde. On peut s’étonner du fait que l’onto-théologie traditionnelle, qui continue d’identifier l’homme à une essence substantielle immatérielle, s’émeuve tellement de transformations purement matérielles et contingentes. Mais ce qui compte ici, c’est moins de critiquer les confusions et les contradictions de conceptions conservatrices, que de suivre la ligne de pensée qui prend au sérieux à la fois le caractère ouvert de la question « qu’est-ce que l’homme ? » et la naturalisation ou matérialisation progressives imposées à l’idée d’être humain au cours de ces deux derniers siècles. Suivant cette perspective, l’homme n’est réductible à aucune des concrétisations naturelles et historiques auxquelles le terme d’« homme » est appliqué. Mais en même temps, il n’existe pas non plus une idée, une représentation claire et univoque, fixe, qui déterminerait l’identité idéale de l’homme encore à réaliser. L’homme est cet être de liberté et de possible, qui ne se rapproche indéfiniment de lui-même qu’en élargissant toujours le champ des possibles effectifs, cet être de transcendance pas exclusivement symbolique, mais opératoire, ce vivant capable d’auto-évolution qui ne prend acte de sa finitude circonstancielle que pour entreprendre d’en repousser indéfiniment les limites. Car la finitude est un ensemble de limites physiques, c’est-à-dire contingentes, et donc modifiables. Ces limites sont associées non seulement au milieu externe mais aussi à la configuration biologique des humains, au corps humain et elles sont, à maints égards, inégales d’un individu à l’autre. Pourquoi, dès lors, les humains n’auraient-il pas le droit d’intervenir sur ces corps, non pas simplement pour les restaurer à l’intégrité supposée de leurs limites naturelles, mais pour repousser ces limites, diminuer les inégalités, enrichir les possibilités d’action, de création, 4. Le Phénomène de la vie. Vers une biologie philosophique, Bruxelles, De Boeck Université, 2000. 5. Le Principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Flammarion, 1998. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h14. © Editions Kimé 54 55 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h14. © Editions Kimé d’exploration ? Pourquoi ne pas considérer que le corps humain (y compris le génome et le cerveau) constitue, en réalité, le milieu physique le plus proche de l’homme ? Pourquoi faudrait-il respecter les limites, les servitudes, les contraintes, toutes contingentes, qu’il impose ? Pourquoi ontologiser la finitude physique et n’accorder à l’homme qu’une transcendance symbolique ? La question des limites 1. Toutes les limites sont contingentes et modifiables. Il existe diverses espèces de limites. Il y a les innombrables limites physiques : les ressources naturelles terrestres, par exemple, ou la configuration du corps humain qui ne permet pas de voler ni de respirer sous l’eau. Parmi ces limites physiques, même les plus générales et les plus dures appelées « lois de la nature » sont contingentes : ces « lois » sont des hypothèses acceptées sous réserve d’une infirmation jamais définitivement exclue ; en outre, il est possible de ruser avec elles, de les organiser les unes « contre » les autres de manière à réaliser quand même ce qu’aucune ne permet seule, ainsi que F. Bacon l’avait parfaitement exprimé au départ de la science moderne. Il y a les limites techniques. Bertrand Gille, dans son Histoire des techniques6, met bien en évidence les limites associées à un système technique donné : celles du système médiéval n’ont rien à voir avec celles du système de la Révolution industrielle fondé sur le charbon, le fer et la machine à vapeur. Et les limites d’un système centré sur les nouvelles technologies de la communication et de l’information, la biotechnologie génétique et l’énergie solaire seront encore tout autres. Cela signifie que le monde peut paraître « fini » ou épuisé dans un système et ne pas du tout l’être dans un autre. Il y a, enfin, les limites psycho-sociales : les formes culturelles, les mentalités, les morales, les coutumes, les lois, le droit, toutes les institutions politiques,… Historiques et établies 6. La Pléiade, Gallimard, Paris. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h14. © Editions Kimé Gilbert Hottois De l’anthropologie à l’anthropotechnique ? Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h14. © Editions Kimé par des hommes, elles peuvent être modifiées, abolies ou tomber en désuétude. Durant la quasi totalité de l’Histoire humaine, les sociétés ont procédé à l’absolutisation des limites : des limitations naturelles en un Ordre de la Nature, des interdits et règles sociales en un Droit sacré ou divin. Des récits et des textes fondateurs — mythologies, théologies, métaphysiques — ont conservé ces ordres essentiels pour les transmettre et y conformer les nouvelles générations. L’humanité a ainsi vécu sur le mode fondamentaliste durant des millénaires. Ce mode a permis une organisation viable des sociétés et aidé à supporter les terribles servitudes et souffrances de la condition humaine alors que les hommes avaient en effet très peu de capacités effectives de la modifier. La question est : ce mode fondamentaliste, même sous des formes quelque peu assouplies, a-t-il encore aujourd’hui une pertinence et une fécondité au sein de la civilisation technoscientifique et multiculturelle ? Qu’on nous entende bien : il ne s’agit pas de contester l’existence de limites, mais de dénoncer leur essentialisation ou absolutisation. Il s’agit de refuser la sacralisation de la finitude factuelle et historique des membres de l’espèce humaine. Certes, on ne voit pas comment il serait possible d’abolir totalement et sous tous ses aspects concevables la finitude humaine. On peut donc parler de la finitude humaine en général à condition de ne pas l’identifier à telle ou telle limitation toujours contingente, qu’il s’agisse de voler, de quitter la Terre, de succomber à telle maladie, de jouir d’une longévité déterminée, d’« enfanter dans la douleur », d’avoir à se reproduire sexuellement, à mémoriser par répétition laborieuse, ou à mourir… Dans un livre sur Les causes de la mort 7, Anne Fagot montre bien qu’avec les moyens d’analyse technoscientifique, on trouve désormais toujours une ou des causes pour une mort déterminée. Or, causes et effets empiriques sont contingents et susceptibles d’être manipulés techniquement : l’essence mortelle de l’homme est une configuration de processus bio-chimiques que les technosciences explorent patiemment. Il y a donc deux choses que l’on ne peut ni ne doit définir une fois pour toutes : la finitude avec ses limitations toujours 7. Vrin, Paris, 1989. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h14. © Editions Kimé 56 57 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h14. © Editions Kimé factuelles, contingentes et la liberté humaine destructricecréatrice franchissant ces limites les unes après les autres indéfiniment. 2. Des limites sont indispensables, aucune n’est nécessaire. Répétons-le : le débat ne porte pas sur le caractère indispensable de limites, c’est-à-dire aussi de règles — structures, stabilités, repères. La viabilité de la nature et de la société repose sur leur existence. Leur absence est synonyme de chaos, c’est-à-dire d’anarchie au plan social et de folie au plan individuel. La question est : avons-nous besoin de la fiction de limites absolues, de structures ontologiques ? Ce type de fiction — la fiction de la Vérité — est-il compatible avec notre type de civilisation ? Le problème vient donc de la demande de limites immuables et universelles qui sont des impératifs — principalement des interdits — catégoriques, c’est-à-dire non conditionnels, non contextuels, non évolutifs, non révisibles. De telles limites ont pour fonction non seulement d’interdire certaines applications technoscientifiques, mais les recherches elles-mêmes qui permettraient de concrétiser certains possibles déclarés absolument mauvais. L’exemple spectaculaire le plus récent de ce type de limites est l’interdiction du clonage humain reproductif (CHR). L’éventualité du CHR est une parfaite illustration d’un bouleversement anthropologique radical à partir d’une possibilité d’anthropotechnique dans le domaine de la biotechnologie appliquée à l’homme. Partout à travers le monde et au niveau des instances éthiques, juridiques et politiques les plus hautes, l’anthropologie onto-théologique — métahysique et religieuse — a réagi pour réaffirmer l’essence symbolique de l’être humain. Ce fut le cas, notamment, de l’OMS et de l’Unesco, du Parlement européen, du Conseil de l’Europe, du Comité consultatif national d’éthique français et, tout récemment, de l’Union européenne dans sa Charte des droits fondamentaux du citoyen européen. La forme générale de cette réaction a été remarquablement dogmatique et Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h14. © Editions Kimé Gilbert Hottois De l’anthropologie à l’anthropotechnique ? Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h14. © Editions Kimé elle pourrait être résumée par l’addition d’un nouveau commandement au Décalogue : « Tu ne (te) cloneras point ». Cette interdiction pose, philosophiquement, problème dans la mesure où la légitimation de toute norme doit se faire, dans nos sociétés, sur la base d’un processus d’information et de discussion argumentée, contradictoire et pluraliste, révisible (conformément à ce que l’on appelle l’éthique de la discussion), et non plus en référence à des fondements transcendantaux, métaphysiques ou théologiques. Pour ce qui est de la réaction dogmatique de l’anthropologie onto-théologique, les six ou sept pages dramatiques consacrées au CHR, dans la Réponse au Président de la République (avril 1997) par le Comité consultatif national d’éthique français, sont exemplaires. Elles parlent de « bouleversements inacceptables de la condition humaine », de la « grande loterie de l’hérédité, avec son inépuisable incertitude, qui constitue une protection majeure de l’être humain », d’« un attentat à la condition de l’homme », de « sortir de l’humaine nature », etc. Et elles concluent à une inévitable « condamnation éthique véhémente, catégorique et définitive ». Or, lorsque l’on analyse les affirmations, les arguments et les présupposés qui fondent l’anathème et prétendent mettre fin définitivement au débat, on constate des imprécisions et des faussetés factuelles (par exemple, sur l’identité absolue des clones ou sur le déterminisme génétique), des amalgames et des caricatures, un manque total de sensibilité aux nuances, cas et contextes, ou encore des postulats concernant la sagesse et l’ordre de la nature et l’essence naturelle nécessaire de l’homme parfaitement contestables8. L’impression gênante naît alors qu’il s’agit là de l’expression non plus d’un Comité de réflexion éthique mais d’un Comité de morale. Le philosophe se doit de réagir à semblable dérive, non parce qu’il chercherait à promouvoir le CHR, mais parce qu’il est attaché à la liberté de penser, de débattre et d’évoluer. A la différence du Rapport français, les conclusions du Rapport au Président Clinton élaboré par la National Bioethics 8. Nous avons opéré une analyse critique détaillée de cette rhétorique dans « Is cloning the absolute evil ? », in Human Reproduction Update, 1998, vol. 4, n° 6. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h14. © Editions Kimé 58 59 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h14. © Editions Kimé Advisory Commission expriment un consensus ferme sur un m o r a t o i r e concernant toute forme de clonage humain reproductif. Ce consensus se fonde sur les inconnues et les risques biologiques de la technique encore balbutiante et sur le caractère très controversé de la question au plan éthique et plus généralement social. Il ne nie donc pas qu’il y ait débat (aussi parmi les théologiens) et il encourage vivement la poursuite de ce débat. Il ne prétend pas interdire pour « les siècles des siècles », mais pour une durée limitée à quelques années au terme desquelles on refera le point de la question. Je pense que, outre les risques et inconnues biologiques et des risques liés aux représentations sociales régnantes, le clonage a surtout contre lui qu’il est pour l’espèce humaine antinaturel. Et il l’est sans aucun doute, ce qui doit pousser à la plus grande prudence. Mais la prudence se pratique dans le monde du changement et du contingent. L’abus consiste à passer d’un constat concernant les phénomènes naturels à l’apodicticité d’une essence et à l’absoluité d’un interdit. On passe ainsi de la description des conditions naturelles de l’existence humaine à la « nature humaine » et à l’« essence humaine ». De là, à l’interdiction catégorique de rien changer. Il s’agit, somme toute, d’une variante du « sophisme naturaliste » invitant à glisser d’un énoncé constatatif, factuel, à un énoncé normatif. En bioéthique, l’on est très souvent obscurément confronté à des philosophies de la nature rarement explicitées et, sans doute fréquemment, inconscientes. Ces conceptions présupposées sont quelquefois plus proches d’une variante de créationnisme que de l’évolutionnisme, plus proches d’un monde pré-moderne d’ordre et d’essences que d’un univers de contingences et de processus dans lequel l’homme peut, d’une manière croissante, intervenir librement, après réflexion et avec prudence. 3. La psychanalyse et le droit au secours des interdits absolus. Au cours de ces dernières décennies s’est développée en France une littérature au carrefour de la psychanalyse (freudienne, lacanienne), de l’anthropologie culturelle (structuraliste), du droit et de la philosophie, en quête d’invariants anthropologiques fondant l’interdiction et la condamnation sans appel de toutes les prétendues dérives de la Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h14. © Editions Kimé Gilbert Hottois De l’anthropologie à l’anthropotechnique ? Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h14. © Editions Kimé procréation médicalement assistée qui bouleversent les lois de la généalogie et les structures de la famille traditionnelle. Dans ce contexte, l’œuvre de Pierre Legendre est parmi les plus représentatives. Ses thèses principales semblent se conjuguer comme suit9 : - l’homme est le « vivant parlant » ; - le vivant parlant doit être institué ; - cette institution se fait par le langage10 qui structure le sujet en imposant des normes, des repères, des identités et des distinctions stables. En Occident, cette institution est principalement l’affaire du droit ; - l’institution archétypique est l’interdit de l’inceste fondé sur la synthèse du Père-Loi-Ordre ; - l’interdit de l’inceste conditionne l’accès à l’Ordre symbolique lui-même, c’est-à-dire à l’ordre de la culture et du droit qui constituent l’homme comme vivant parlant ; - l’interdit de l’inceste opère en divisant ce qui autrement demeurerait à l’état de chaos inarticulé mêlant les sexes, les générations, moi et autrui. Ces séparations coïncident avec le renoncement à la toute-puissance, au sans-limites, de l’imaginaire de l’enfance. Ce n’est que limité et situé que le sujet humain se constitue et permet l’organisation de la société et la perpétuation de l’espèce ; - biomédecine et biotechnologies bouleversent les repères naturels et traditionnels avec lesquels l’interdit de l’inceste coïncide. En même temps, ces technosciences alimentent l’imaginaire de la toute-puissance négatrice des limites de la condition humaine signifiées par le mythe d’Œdipe11. Ce 9. Toutes les citations renvoient à L’inestimable objet de la transmission, Fayard, Paris, 1985. 10. « Instituer le vivant est un fait de discours » (p. 9). « Pour vivre sa condition d’être parlant (...) l’humain doit entrer dans l’ordre de l’interdit (...) l’être parlant doit être parlé, il est parlé par le discours des institutions, le discours dogmaticien » (p. 74). 11. Legendre salue « le cri d’horreur (de la psychanalyse) devant l’abus scientiste et les tyrannies modernes » (p. 17). « Les bouleversements technologiques et la commercialisation des découvertes scientifiques (... cachent) une inépuisable revendication de toute-puissance (...) fabriquer l’homme nouveau. » (p. 31). « Les sciences du vivant mettent en cause (...) la Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h14. © Editions Kimé 60 61 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h14. © Editions Kimé processus de déstructuration voue les individus à la folie, les sociétés à l’anarchie et l’espèce à l’anéantissement. C’est la tâche de la réaffirmation du Droit d’arrêter la propagation ruineuse de l’imaginaire du « Tout est possible » négateur de la finitude humaine12. Un point philosophiquement significatif est que la pensée de Legendre paraît sceptique à l’égard de toute vérité ontothéologique traditionnellement appelée à fonder les lois et les interdits. Ceux-ci et leur fondation sont, selon lui, des fictions nécessaires, des mises en scène essentielles. L’arrière-plan de sa pensée paraît nihiliste. Et c’est contre ce nihilisme sous-jacent et ressenti comme mortellement menaçant que le caractère humainement indispensable de la fiction de la Loi absolue et de la stratégie fondamentaliste est réaffirmé (et mis en scène, notamment, par l’œuvre de Legendre). « Réaffirmer » est le terme qui convient. Legendre insiste sur le rôle capital de la Répétition pour l’institution de l’individu et de la société 13. Or, à une époque nihiliste, une telle répétition fondatrice et normative tend à devenir la tâche dogmatique purement formelle du Droit. Le formalisme juridique dogmatique, avec une mise en scène onto-théologique à laquelle on ne croit plus mais qui conserve une grande puissance rhétorique, est présenté comme le seul salut pour l’espèce humaine : la dernière barrière contre la folie et l’anarchie. A une époque désertée par les référés et les signifiés absolus (crise du sens et de la référence ontothéologiques), il faut préserver au moins le souvenir de leur souveraineté, à savoir le signifiant : les textes, la lettre de la loi, et les répéter inlassablement, contre la menace omniprésente de la liberté abyssale et du chaos universel. Une présupposition capacité d’une société à situer de manière non meurtrière le discours de la toute-puissance » (p. 72). Legendre signale justement l’insuffisance de la traduction de Œdipus Tyrannos par Œdipe Roi. En fait de royauté, il s’agit du pouvoir absolu, total, du Roi qui est Tout : « la non-castration instituée, l’institution du sans-limite » (p. 130). 12. Il faut « un cadre de légalité qui garantisse la conservation de l’espèce selon les contraintes indépassables de la différenciation humaine » (p. 11). 13. « Les savoirs dogmaticiens n’ont rien à dire, parce que l’humanité n’a rien à dire ; les savoirs dogmaticiens se bornent à répéter ». La répétition instituée et instituante permet de « conformer une société, quelle qu’elle soit, au but fondamental de l’humanité : survivre et se reproduire » (p. 16). Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h14. © Editions Kimé Gilbert Hottois De l’anthropologie à l’anthropotechnique ? Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h14. © Editions Kimé essentielle de cette position est que l’humanité ne peut exister et se perpétuer que dans des cadres absolus, c’est-à-dire dans des sociétés de type fondamentaliste et dans une perspective essentielle de répétition limitée, non d’évolution ouverte. Anthropologie et anthropotechnique Nous allons conclure cet exposé critique par quelques points de synthèse allant dans le sens d’une articulation positive de l’anthropologie et de l’anthropotechnique. 1. L’anthropologie philosophico-théologique traditionnelle voue l’humanité essentiellement et totalement au langage. Elle a été, au cours des dernières décennies du XXe siècle, formellement perpétuée par certaines sciences humaines, en particulier par la psychanalyse, dans la mouvance structuraliste. Selon celle-ci, l’homme devient humain en accédant à l’ordre symbolique (principalement, l’ordre du langage). L’accès à cet ordre, qui est celui de la Loi, est conditionné par le renoncement au référé-signifié absolu — l’infini, l’illimité, l’indifférencié. Cet accès constitue le sujet humain symboliquement, c’est-à-dire en accrochant le désir infini qui l’anime au seul jeu des signifiants. Le désir devient métonymique (Lacan) et déplace sa demande, jamais satisfaite, d’un objet à l’autre, de signifiant en signifiant, dont aucun ne constitue le référé-signifié absolu. Ainsi, la finitude humaine est réellement préservée et la transgression in-finie est seulement jouée, représentée, symbolisée, par le discours principalement. Cette libre créativité symbolique est sans péril, car elle est fondée sur des interdits de base, essentiellement l’interdit de l’inceste dont la portée est précisément le deuil de l’Absolu et de la toute-puissance réels, non simplement symboliques. Elle coïncide avec l’acceptation de la finitude et est dans la ligne de la vérité théologique suivant laquelle l’homme, créé à l’image de Dieu, ne peut être lui-même créateur qu’au plan des images, des signifiants, non au plan de la réalité et de l’ordre cosmiques dont il fait lui-même partie. 2. Nous contestons cette doctrine. Nous ne voyons pas pourquoi la créativité humaine devrait demeurer essentiellement symbolique et respecter un ordre de la nature qui n’existe pas si ce n’est comme fiction symbolique. Nous contestons que l’homme soit, pour l’essentiel, confiné à ces fictions et artefacts Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h14. © Editions Kimé 62 63 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h14. © Editions Kimé symboliques que sont les signifiants de toutes espèces. Nous contestons que la quête de l’Absolu ne puisse se faire qu’au fil de ces artefacts quasi immatériels que sont les signifiants. Cette quête est d’ailleurs devenue dérisoire — pur jeu sans illusion ni espérance — dans le cadre du nihilisme structuraliste ; elle mime la quête onto-théologique à une époque où l’on ne croit plus en Dieu. C’est pourquoi cette quête peut et doit se poursuivre sur le plan du réel à l’aide d’artefacts autres que symboliques, à savoir des artefacts techno-physiques qui permettent la transgression progressive effective des limites au fil de l’espérance et du désir infinis. Pour quitter le formalisme dans lequel l’anthropologie philosophico-théologique s’est réfugiée au XXe siècle, l’anthropologie doit s’articuler positivement avec les technosciences, y compris les possibles anthropotechniques. Cette réorientation réaliste opératoire du désir individuel et collectif effectuée, le langage, la symbolisation peut retrouver une place effective, car l’accompagnement symbolique régulateur de la transgression technique indéfinie des limites reste indispensable. 3. Les partisans de la Tradition oublient que les lois et les normes, dont chaque nouvelle génération hérite, sont le reflet d’une expérience ancienne solidaire, notamment, d’un certain état de développement des techniques qui est resté très limité durant les millénaires de l’histoire humaine. Dans le contexte de cette impuissance technique à l’égard des limites de la condition humaine, l’humanité a, en somme, très pertinemment valorisé son invention la plus remarquable : le langage. Très pertinemment, car sans cet outil symbolique, les progrès, y compris les progrès techniques, n’auraient pu avoir lieu, et l’espèce humaine serait restée animale ou aurait disparu. Elle en a donc fait un don des dieux, le signe et l’instrument de sa transcendance. Aujourd’hui, il convient que la valeur du langage naturel dans l’économie évolutive de l’humanité soit revue à la baisse sous peine de devenir un frein à cette évolution. Disons enfin, en guise de conclusion très ouverte, que l’évaluation critique que nous avons esquissée procède d’une hypothèse de travail et de représentation qui prend au sérieux deux perspectives : Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h14. © Editions Kimé Gilbert Hottois De l’anthropologie à l’anthropotechnique ? Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h14. © Editions Kimé 1. L’immensité du temps et de l’espace. L’immensité du temps, surtout, vers le passé et, plus important peut-être, vers le futur. Nous estimons devoir prendre au sérieux d’un point de vue philosophique, la question du très lointain futur. Qu’en sera-t-il de l’homme dans un, dix, cent millions d’années ? Ce qui sera, peut-être, alors, pourrait être aussi différent de nous que nous sommes différents des formes de vie qui hantaient la terre voici quelques centaines de millions d’années, sans exclure pour autant toute forme de lien. Les anthropologies et les eschatologies ou les utopies définies paraissent bien dérisoires au regard d’une semblable perspective qui aveugle toutes les gnoses de l’histoire et du temps. 2. Nous n’avons aucune expérience de ce que l’on appelle la conscience ou l’esprit qui serait indépendante de cerveaux et de corps humains, c’est-à-dire de conditions physiques qui ont évolué progressivement. Il n’est donc pas absurde de considérer que le développement futur de l’esprit puisse être dépendant d’interventions techniques, et pas exclusivement symboliques, dans ces conditions physiques. Sauf à adopter une position métaphysique spiritualiste traditionnelle ou d’adhérer à une sorte de principe anthropique qui place l’homme tel qu’il existe depuis quelques millénaires au sommet final de l’évolution cosmique ou encore à considérer que l’espèce humaine n’a pas d’avenir lointain et qu’elle est condamnée à être emportée dans quelque catastrophe cosmique ou technologico-historique majeure, il nous semble pertinent de concevoir l’invention du futur de l’humanité comme anthropotechnique autant qu’anthropologique, ou en un mot comme anthropotechnologique. Cette articulation n’est pas du tout inconcevable ni impraticable : le langage n’est pas étranger à la matérialité et à l’opérativité, et la matière étend, elle-même, son énigme de la physique quantique jusqu’au cerveau conscient. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h14. © Editions Kimé 64