de l`anthropologie à l`anthropotechnique

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DE L'ANTHROPOLOGIE À L'ANTHROPOTECHNIQUE ?
Gilbert Hottois
Editions Kimé | Tumultes
2005/2 - n° 25
pages 49 à 64
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Hottois Gilbert, « De l'anthropologie à l'anthropotechnique ? »,
Tumultes, 2005/2 n° 25, p. 49-64. DOI : 10.3917/tumu.025.0049
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ISSN 1243-549X
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De l’anthropologie
à l’anthropotechnique ?
Gilbert Hottois
Universit é libre de Bruxell es
La résistance anthropologique
Dans Clones, genes and immortality1, John Harris
— philosophe anglais bien connu dans les milieux de la
bioéthique internationale — pose la bonne question : « If the
goal of enhanced intelligence and better health is something that
we might strive to produce through education (...) why should
we not produce these goals through genetic engineering ? »,
étant entendu, que la technique serait sûre et sans effets
marginaux négatifs.
Le développement de la réponse apportée par Harris ne
nous paraît pas aller philosophiquement jusqu’au fond du
problème. Il convient, à cette fin, d’expliciter ce qui, dans
l’anthropologie (philosophique et théologique) dominante,
s’oppose si fortement à l’idée d’un progrès anthropotechnique.
Globalement, la réponse à cette question est le langage.
Plus précisément, la valeur et le rôle accordés au langage — et
plus généralement à ce que l’on a appelé au XXe siècle « l’ordre
symbolique » — dans la conception philosophique et religieuse
de l’homme : son origine, sa nature, son avenir.
1. Oxford University Press, London, 1998, p. 173.
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TUMULTES, numéro 25, 2005
De l’anthropologie à l’anthropotechnique ?
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Cette valeur tout à fait éminente du langage est attestée
dans les textes fondateurs de la civilisation occidentale qui
parlent du Verbe et du Logos, et font du langage, indissociable
de la pensée, un don divin et l’essence de l’homme. Exprimant la
pensée ou l’esprit, le langage est censé incarner la différence
anthropologique, cela même qui distingue essentiellement
l’homme parmi les êtres de nature, le relie à une surnature et
constitue le lieu et l’instrument de sa transcendance. Cette
importance essentielle du langage comme tel est devenue
spectaculaire dans la philosophie du XXe siècle critique de la
métaphysique et de l’onto-théologie traditionnelles. Le
surinvestissement contemporain du langage n’est cependant déjà
lui-même qu’une réaction à l’affaiblissement des notions
anciennement fondatrices de la différence anthropologique, tels
la raison, l’esprit, la pensée, l’idéalité, etc. Mais cette inflation
langagière peut en outre être interprétée comme le symptôme
d’une dévaluation du rôle et de l’importance du langage dans
l’économie de la condition humaine en évolution.
Que comporte ou comportait la valorisation traditionnelle,
directe ou indirecte, du langage ?
- Le langage n’est pas un outil comme les autres, utile
seulement à la communication entre les humains et à leur
organisation ;
- il est l’instrument de l’hominisation, du devenir humain :
il institue l’humanité en général et chaque sujet individuel en
particulier ;
- cette institution langagière de l’humain est constitutive
de la raison et de la liberté, caractéristiques traditionnelles de
l’homme ; c’est parce qu’il a la capacité de se représenter
symboliquement des possibles avec leurs contextes,
justifications et conséquences (représentation rationnelle) que
l’homme peut délibérer et choisir entre ces possibles (liberté) ;
- intimement solidaire de ce qui fait l’être humain, le
langage apparaît aussi comme le seul instrument légitime du
progrès authentiquement humain tant au plan individuel que
collectif. Vouloir substituer au langage un autre moyen
d’évolution ne pourrait donc être qu’aliénant.
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La valorisation du langage par l’anthropologie
philosophique va de pair avec la dévalorisation de la technique
et de l’opération matérielle. Les techniques matérielles ne font
pas partie de la culture au sens noble du terme qui identifie
culture et ordre symbolique. Empiriques et mécaniques, les
techniques n’aident pas à l’institution de l’homme en tant qu’être
rationnel et libre. Elles s’appliquent au monde matériel, au
milieu extérieur à l’homme. Il est illégitime et impossible de les
appliquer à l’homme lui-même dans le but de mieux l’instituer et
de le faire progresser : elles ne concernent pas ce qui fait
l’homme en tant qu’homme. C’est pourquoi les techniques
matérielles et mécaniques ne permettent ni une organisation
humaine de la société (la technocratie tend à ignorer l’institution
symbolique de la société) ni une acculturation ou éducation
humaine du petit d’homme. Or, les biotechnologies, le génie
génétique, relèvent des techniques matérielles que certains
prétendent appliquer à l’individu et à la société dans un but de
progrès et en les substituant à l’institution et à l’acculturation
symboliques traditionnelles, jugées imparfaites ou peu efficaces.
C’est à semblable ambition que la question posée par Harris au
sujet de l’éducation référait.
Ce qui s’oppose donc à l’idée d’anthropotechnique est la
très ancienne idée « anthropo-logique » elle-même : c’est par le
logos exclusivement (aujourd’hui : le langage) qu’anthropos se
constitue et progresse.
La résistance anthropologique — la conviction que c’est
par le langage exclusivement que l’homme se gagne et se
perd — demeure capitale dans la philosophie contemporaine, des
courants néo-modernistes aux tendances postmodernes, de la
phénoménologie-herméneutique à la philosophie analytique.
Cette anthropologie prétend constituer la base de tout
humanisme possible et exclure tout propos ou entreprise
anthropotechniques. Signalons toutefois que des courants
utilitaristes anglo-saxons soulignent l’importance de la
sensibilité des êtres vivants, commune aux humains et aux nonhumains, plus que du langage, et voient dans l’accentuation de la
différence anthropologique sous la forme du logos une
expression du spécisme anthropocentrique, c’est-à-dire d’une
sorte de chauvinisme étroit de l’humanité, qu’ils dénoncent pour
des raisons éthiques et de philosophie générale. Cette remarque
n’est pas sans portée, dans la mesure où l’idée même
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d’anthropotechnique est quelquefois favorablement accueillie
dans le monde anglo-américain, alors qu’elle ne l’est pas dans
l’Europe franco-allemande de l’après-guerre. Notre analyse
concerne donc prioritairement l’anthropologie philosophique
caractéristique de cette dernière.
L’usage légitime de la technique
Un postulat anthropologique est que les techniques
matérielles s’appliquent au milieu : c’est par rapport au monde
que l’homme est légitimement homo faber. Par rapport à luimême, il est légitimement seulement homo loquax. Ce postulat
souffre cependant certaines exceptions qui se regroupent
principalement sous l’idée médicale. Sont permises les
interventions thérapeutiques, c’est-à-dire ces actions
techniquement outillées qui ont pour but de restaurer l’état
physique de l’homme lorsqu’il a été accidentellement lésé.
Absolue dans la médecine ancienne, l’idée que la technique
médicale n’a d’autre but et justification que la restitution d’un
équilibre, d’une intégrité, d’un ordre naturels, demeure encore
déterminante dans la médecine moderne. Les missions et les
limites imposées à celle-ci sont solidaires d’une philosophie de
la nature et d’une philosophie de l’homme pré-darwiniennes,
conditionnées par les sensibilités religieuses et métaphysiques
traditionnelles. Toute modification du corps humain qui
prétendrait aller dans une voie méliorative ou exploratrice est
condamnée. Néanmoins, le caractère problématique de cette
norme traditionnelle apparaît dans des domaines de plus en plus
divers : médecine du sport, médecine du travail, médecine de
confort ou du désir, procréatique, génétique,
psychopharmacologie, neurosciences,… Le terme même de
« biomédecine » exprime bien le problème et l’ambiguïté
croissante dans laquelle les pratiques médicales s’enfoncent.
Parce qu’elle est médecine toujours tributaire de la philosophie
traditionnelle, la médecine contemporaine ne peut pas en
principe intervenir dans un sens autre que thérapeutique. Mais
ses capacités opératoires et les demandes, individuelles et
collectives, auxquelles elle ne cesse d’être confrontée, la tirent
de plus en plus du côté de ce qu’on devrait appeler
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« biotechnologie appliquée à l’homme2 », c’est-à-dire
« anthropotechnique ». En même temps, on essaie de sauver la
philosophie thérapeutique traditionnelle et de garder à l’intérieur
du domaine médical les pratiques controversées, en élargissant la
notion de « santé » et de « souffrance » dans un sens qui laisse
de plus en plus de place au relativisme et à l’individualisme. La
question de savoir s’il n’y aurait pas lieu de distinguer entre
pratique médicale et biotechnologie humaine mérite donc
l’attention. Mais c’est une question très complexe, aux enjeux
éthiques, politiques et philosophiques très considérables, que
nous ne développerons pas ici3.
Nous avons dit que, sauf en ce qui concerne des
interventions thérapeutiques, la technique ne peut s’appliquer
qu’au milieu extérieur à l’homme. Cette exigence est moins
évidente qu’il n’y paraît, car elle présuppose une réponse
univoque à la question « Qu’est-ce que l’homme ? ». Une telle
réponse unique est inexistante. Un nombre considérable de
penseurs contemporains caractérisent l’homme par sa liberté,
comme être du possible et du projet, comme un être en devenir
qui n’a pas d’essence intemporelle ni universelle, ou encore
comme l’être du désir et de la fiction. Semblables conceptions
ont toujours été dénoncées à partir de l’onto-théologie
traditionnelle soucieuse de définir l’essence de l’homme en ses
limites immuables. Mais elles ne sont devenues vraiment
périlleuses aux yeux de beaucoup qu’à partir du moment où les
humains ont commencé, avec les technosciences
contemporaines, à concrétiser les moyens effectifs d’une autoinvention physique et pas seulement symbolique. Nous
retrouvons ici le nœud déjà signalé : il est permis à l’homme
d’être créateur symboliquement, libre inventeur d’images, de
représentations (quoique cette liberté soit déjà pernicieuse, car
elle peut être sacrilège). Il ne pourrait pas, en revanche, être libre
créateur techno-physiquement, bouleverser l’ordre de la nature
et, surtout, modifier sa propre nature, sans précipiter
l’apocalypse. Au plan cosmique, seul Dieu ou la Nature seraient
2. J. Harris écrit sans ambages : « This is a book about human biotechnology »
et il en appelle à une « ethics of human biotechnology » (op. cit., p. 42).
3. Voir sur ce sujet notre ouvrage : Essais de philosophie bioéthique et
biopolitique, Paris, Vrin, 1999.
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légitimement créateurs. L’homme reste créature avant d’être
créateur : sa transcendance doit demeurer symbolique ; elle ne
peut se faire opératoire. N’étant pas Dieu, mais seulement à Son
image, l’homme ne peut être créateur qu’au plan des images.
L’essentiel de la pensée de Hans Jonas — du Phénomène de la
vie4 au Principe responsabilité5 — tient dans ce rappel et cette
mise en garde.
On peut s’étonner du fait que l’onto-théologie
traditionnelle, qui continue d’identifier l’homme à une essence
substantielle immatérielle, s’émeuve tellement de
transformations purement matérielles et contingentes. Mais ce
qui compte ici, c’est moins de critiquer les confusions et les
contradictions de conceptions conservatrices, que de suivre la
ligne de pensée qui prend au sérieux à la fois le caractère ouvert
de la question « qu’est-ce que l’homme ? » et la naturalisation
ou matérialisation progressives imposées à l’idée d’être humain
au cours de ces deux derniers siècles. Suivant cette perspective,
l’homme n’est réductible à aucune des concrétisations naturelles
et historiques auxquelles le terme d’« homme » est appliqué.
Mais en même temps, il n’existe pas non plus une idée, une
représentation claire et univoque, fixe, qui déterminerait
l’identité idéale de l’homme encore à réaliser. L’homme est cet
être de liberté et de possible, qui ne se rapproche indéfiniment de
lui-même qu’en élargissant toujours le champ des possibles
effectifs, cet être de transcendance pas exclusivement
symbolique, mais opératoire, ce vivant capable d’auto-évolution
qui ne prend acte de sa finitude circonstancielle que pour
entreprendre d’en repousser indéfiniment les limites. Car la
finitude est un ensemble de limites physiques, c’est-à-dire
contingentes, et donc modifiables. Ces limites sont associées non
seulement au milieu externe mais aussi à la configuration
biologique des humains, au corps humain et elles sont, à maints
égards, inégales d’un individu à l’autre. Pourquoi, dès lors, les
humains n’auraient-il pas le droit d’intervenir sur ces corps, non
pas simplement pour les restaurer à l’intégrité supposée de leurs
limites naturelles, mais pour repousser ces limites, diminuer les
inégalités, enrichir les possibilités d’action, de création,
4. Le Phénomène de la vie. Vers une biologie philosophique, Bruxelles, De
Boeck Université, 2000.
5. Le Principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique,
Paris, Flammarion, 1998.
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d’exploration ? Pourquoi ne pas considérer que le corps humain
(y compris le génome et le cerveau) constitue, en réalité, le
milieu physique le plus proche de l’homme ? Pourquoi faudrait-il
respecter les limites, les servitudes, les contraintes, toutes
contingentes, qu’il impose ? Pourquoi ontologiser la finitude
physique et n’accorder à l’homme qu’une transcendance
symbolique ?
La question des limites
1. Toutes les limites sont contingentes et modifiables.
Il existe diverses espèces de limites.
Il y a les innombrables limites physiques : les ressources
naturelles terrestres, par exemple, ou la configuration du corps
humain qui ne permet pas de voler ni de respirer sous l’eau.
Parmi ces limites physiques, même les plus générales et les plus
dures appelées « lois de la nature » sont contingentes : ces
« lois » sont des hypothèses acceptées sous réserve d’une
infirmation jamais définitivement exclue ; en outre, il est
possible de ruser avec elles, de les organiser les unes « contre »
les autres de manière à réaliser quand même ce qu’aucune ne
permet seule, ainsi que F. Bacon l’avait parfaitement exprimé au
départ de la science moderne.
Il y a les limites techniques. Bertrand Gille, dans son
Histoire des techniques6, met bien en évidence les limites
associées à un système technique donné : celles du système
médiéval n’ont rien à voir avec celles du système de la
Révolution industrielle fondé sur le charbon, le fer et la machine
à vapeur. Et les limites d’un système centré sur les nouvelles
technologies de la communication et de l’information, la
biotechnologie génétique et l’énergie solaire seront encore tout
autres. Cela signifie que le monde peut paraître « fini » ou épuisé
dans un système et ne pas du tout l’être dans un autre.
Il y a, enfin, les limites psycho-sociales : les formes
culturelles, les mentalités, les morales, les coutumes, les lois, le
droit, toutes les institutions politiques,… Historiques et établies
6. La Pléiade, Gallimard, Paris.
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par des hommes, elles peuvent être modifiées, abolies ou tomber
en désuétude.
Durant la quasi totalité de l’Histoire humaine, les sociétés
ont procédé à l’absolutisation des limites : des limitations
naturelles en un Ordre de la Nature, des interdits et règles
sociales en un Droit sacré ou divin. Des récits et des textes
fondateurs — mythologies, théologies, métaphysiques — ont
conservé ces ordres essentiels pour les transmettre et y
conformer les nouvelles générations. L’humanité a ainsi vécu sur
le mode fondamentaliste durant des millénaires. Ce mode a
permis une organisation viable des sociétés et aidé à supporter
les terribles servitudes et souffrances de la condition humaine
alors que les hommes avaient en effet très peu de capacités
effectives de la modifier. La question est : ce mode
fondamentaliste, même sous des formes quelque peu assouplies,
a-t-il encore aujourd’hui une pertinence et une fécondité au sein
de la civilisation technoscientifique et multiculturelle ?
Qu’on nous entende bien : il ne s’agit pas de contester
l’existence de limites, mais de dénoncer leur essentialisation ou
absolutisation. Il s’agit de refuser la sacralisation de la finitude
factuelle et historique des membres de l’espèce humaine. Certes,
on ne voit pas comment il serait possible d’abolir totalement et
sous tous ses aspects concevables la finitude humaine. On peut
donc parler de la finitude humaine en général à condition de ne
pas l’identifier à telle ou telle limitation toujours contingente,
qu’il s’agisse de voler, de quitter la Terre, de succomber à telle
maladie, de jouir d’une longévité déterminée, d’« enfanter dans
la douleur », d’avoir à se reproduire sexuellement, à mémoriser
par répétition laborieuse, ou à mourir… Dans un livre sur Les
causes de la mort 7, Anne Fagot montre bien qu’avec les moyens
d’analyse technoscientifique, on trouve désormais toujours une
ou des causes pour une mort déterminée. Or, causes et effets
empiriques sont contingents et susceptibles d’être manipulés
techniquement : l’essence mortelle de l’homme est une
configuration de processus bio-chimiques que les technosciences
explorent patiemment.
Il y a donc deux choses que l’on ne peut ni ne doit définir
une fois pour toutes : la finitude avec ses limitations toujours
7. Vrin, Paris, 1989.
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factuelles, contingentes et la liberté humaine destructricecréatrice franchissant ces limites les unes après les autres
indéfiniment.
2. Des limites sont indispensables, aucune n’est
nécessaire.
Répétons-le : le débat ne porte pas sur le caractère
indispensable de limites, c’est-à-dire aussi de règles
— structures, stabilités, repères. La viabilité de la nature et de la
société repose sur leur existence. Leur absence est synonyme de
chaos, c’est-à-dire d’anarchie au plan social et de folie au plan
individuel. La question est : avons-nous besoin de la fiction de
limites absolues, de structures ontologiques ? Ce type de fiction
— la fiction de la Vérité — est-il compatible avec notre type de
civilisation ?
Le problème vient donc de la demande de limites
immuables et universelles qui sont des impératifs
— principalement des interdits — catégoriques, c’est-à-dire non
conditionnels, non contextuels, non évolutifs, non révisibles. De
telles limites ont pour fonction non seulement d’interdire
certaines applications technoscientifiques, mais les recherches
elles-mêmes qui permettraient de concrétiser certains possibles
déclarés absolument mauvais.
L’exemple spectaculaire le plus récent de ce type de
limites est l’interdiction du clonage humain reproductif (CHR).
L’éventualité du CHR est une parfaite illustration d’un
bouleversement anthropologique radical à partir d’une
possibilité d’anthropotechnique dans le domaine de la
biotechnologie appliquée à l’homme.
Partout à travers le monde et au niveau des instances
éthiques, juridiques et politiques les plus hautes, l’anthropologie
onto-théologique — métahysique et religieuse — a réagi pour
réaffirmer l’essence symbolique de l’être humain. Ce fut le cas,
notamment, de l’OMS et de l’Unesco, du Parlement européen,
du Conseil de l’Europe, du Comité consultatif national d’éthique
français et, tout récemment, de l’Union européenne dans sa
Charte des droits fondamentaux du citoyen européen. La forme
générale de cette réaction a été remarquablement dogmatique et
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elle pourrait être résumée par l’addition d’un nouveau
commandement au Décalogue : « Tu ne (te) cloneras point ».
Cette interdiction pose, philosophiquement, problème
dans la mesure où la légitimation de toute norme doit se faire,
dans nos sociétés, sur la base d’un processus d’information et de
discussion argumentée, contradictoire et pluraliste, révisible
(conformément à ce que l’on appelle l’éthique de la discussion),
et non plus en référence à des fondements transcendantaux,
métaphysiques ou théologiques.
Pour ce qui est de la réaction dogmatique de
l’anthropologie onto-théologique, les six ou sept pages
dramatiques consacrées au CHR, dans la Réponse au Président
de la République (avril 1997) par le Comité consultatif national
d’éthique français, sont exemplaires. Elles parlent de
« bouleversements inacceptables de la condition humaine », de
la « grande loterie de l’hérédité, avec son inépuisable incertitude,
qui constitue une protection majeure de l’être humain », d’« un
attentat à la condition de l’homme », de « sortir de l’humaine
nature », etc. Et elles concluent à une inévitable « condamnation
éthique véhémente, catégorique et définitive ».
Or, lorsque l’on analyse les affirmations, les arguments et
les présupposés qui fondent l’anathème et prétendent mettre fin
définitivement au débat, on constate des imprécisions et des
faussetés factuelles (par exemple, sur l’identité absolue des
clones ou sur le déterminisme génétique), des amalgames et des
caricatures, un manque total de sensibilité aux nuances, cas et
contextes, ou encore des postulats concernant la sagesse et
l’ordre de la nature et l’essence naturelle nécessaire de l’homme
parfaitement contestables8. L’impression gênante naît alors qu’il
s’agit là de l’expression non plus d’un Comité de réflexion
éthique mais d’un Comité de morale. Le philosophe se doit de
réagir à semblable dérive, non parce qu’il chercherait à
promouvoir le CHR, mais parce qu’il est attaché à la liberté de
penser, de débattre et d’évoluer.
A la différence du Rapport français, les conclusions du
Rapport au Président Clinton élaboré par la National Bioethics
8. Nous avons opéré une analyse critique détaillée de cette rhétorique dans « Is
cloning the absolute evil ? », in Human Reproduction Update, 1998, vol. 4,
n° 6.
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Advisory Commission expriment un consensus ferme sur un
m o r a t o i r e concernant toute forme de clonage humain
reproductif. Ce consensus se fonde sur les inconnues et les
risques biologiques de la technique encore balbutiante et sur le
caractère très controversé de la question au plan éthique et plus
généralement social. Il ne nie donc pas qu’il y ait débat (aussi
parmi les théologiens) et il encourage vivement la poursuite de
ce débat. Il ne prétend pas interdire pour « les siècles des
siècles », mais pour une durée limitée à quelques années au
terme desquelles on refera le point de la question.
Je pense que, outre les risques et inconnues biologiques et
des risques liés aux représentations sociales régnantes, le
clonage a surtout contre lui qu’il est pour l’espèce humaine antinaturel. Et il l’est sans aucun doute, ce qui doit pousser à la plus
grande prudence. Mais la prudence se pratique dans le monde du
changement et du contingent. L’abus consiste à passer d’un
constat concernant les phénomènes naturels à l’apodicticité
d’une essence et à l’absoluité d’un interdit. On passe ainsi de la
description des conditions naturelles de l’existence humaine à la
« nature humaine » et à l’« essence humaine ». De là, à
l’interdiction catégorique de rien changer. Il s’agit, somme toute,
d’une variante du « sophisme naturaliste » invitant à glisser d’un
énoncé constatatif, factuel, à un énoncé normatif. En bioéthique,
l’on est très souvent obscurément confronté à des philosophies
de la nature rarement explicitées et, sans doute fréquemment,
inconscientes. Ces conceptions présupposées sont quelquefois
plus proches d’une variante de créationnisme que de
l’évolutionnisme, plus proches d’un monde pré-moderne d’ordre
et d’essences que d’un univers de contingences et de processus
dans lequel l’homme peut, d’une manière croissante, intervenir
librement, après réflexion et avec prudence.
3. La psychanalyse et le droit au secours des interdits
absolus.
Au cours de ces dernières décennies s’est développée en
France une littérature au carrefour de la psychanalyse
(freudienne, lacanienne), de l’anthropologie culturelle
(structuraliste), du droit et de la philosophie, en quête
d’invariants anthropologiques fondant l’interdiction et la
condamnation sans appel de toutes les prétendues dérives de la
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Gilbert Hottois
De l’anthropologie à l’anthropotechnique ?
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procréation médicalement assistée qui bouleversent les lois de la
généalogie et les structures de la famille traditionnelle.
Dans ce contexte, l’œuvre de Pierre Legendre est parmi
les plus représentatives. Ses thèses principales semblent se
conjuguer comme suit9 :
- l’homme est le « vivant parlant » ;
- le vivant parlant doit être institué ;
- cette institution se fait par le langage10 qui structure le
sujet en imposant des normes, des repères, des identités et des
distinctions stables. En Occident, cette institution est
principalement l’affaire du droit ;
- l’institution archétypique est l’interdit de l’inceste fondé
sur la synthèse du Père-Loi-Ordre ;
- l’interdit de l’inceste conditionne l’accès à l’Ordre
symbolique lui-même, c’est-à-dire à l’ordre de la culture et du
droit qui constituent l’homme comme vivant parlant ;
- l’interdit de l’inceste opère en divisant ce qui autrement
demeurerait à l’état de chaos inarticulé mêlant les sexes, les
générations, moi et autrui. Ces séparations coïncident avec le
renoncement à la toute-puissance, au sans-limites, de
l’imaginaire de l’enfance. Ce n’est que limité et situé que le sujet
humain se constitue et permet l’organisation de la société et la
perpétuation de l’espèce ;
- biomédecine et biotechnologies bouleversent les repères
naturels et traditionnels avec lesquels l’interdit de l’inceste
coïncide. En même temps, ces technosciences alimentent
l’imaginaire de la toute-puissance négatrice des limites de la
condition humaine signifiées par le mythe d’Œdipe11. Ce
9. Toutes les citations renvoient à L’inestimable objet de la transmission,
Fayard, Paris, 1985.
10. « Instituer le vivant est un fait de discours » (p. 9). « Pour vivre sa
condition d’être parlant (...) l’humain doit entrer dans l’ordre de l’interdit (...)
l’être parlant doit être parlé, il est parlé par le discours des institutions, le
discours dogmaticien » (p. 74).
11. Legendre salue « le cri d’horreur (de la psychanalyse) devant l’abus
scientiste et les tyrannies modernes » (p. 17). « Les bouleversements
technologiques et la commercialisation des découvertes scientifiques
(... cachent) une inépuisable revendication de toute-puissance (...) fabriquer
l’homme nouveau. » (p. 31). « Les sciences du vivant mettent en cause (...) la
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processus de déstructuration voue les individus à la folie, les
sociétés à l’anarchie et l’espèce à l’anéantissement. C’est la
tâche de la réaffirmation du Droit d’arrêter la propagation
ruineuse de l’imaginaire du « Tout est possible » négateur de la
finitude humaine12.
Un point philosophiquement significatif est que la pensée
de Legendre paraît sceptique à l’égard de toute vérité ontothéologique traditionnellement appelée à fonder les lois et les
interdits. Ceux-ci et leur fondation sont, selon lui, des fictions
nécessaires, des mises en scène essentielles. L’arrière-plan de sa
pensée paraît nihiliste. Et c’est contre ce nihilisme sous-jacent et
ressenti comme mortellement menaçant que le caractère
humainement indispensable de la fiction de la Loi absolue et de
la stratégie fondamentaliste est réaffirmé (et mis en scène,
notamment, par l’œuvre de Legendre). « Réaffirmer » est le
terme qui convient. Legendre insiste sur le rôle capital de la
Répétition pour l’institution de l’individu et de la société 13. Or, à
une époque nihiliste, une telle répétition fondatrice et normative
tend à devenir la tâche dogmatique purement formelle du Droit.
Le formalisme juridique dogmatique, avec une mise en scène
onto-théologique à laquelle on ne croit plus mais qui conserve
une grande puissance rhétorique, est présenté comme le seul
salut pour l’espèce humaine : la dernière barrière contre la folie
et l’anarchie. A une époque désertée par les référés et les
signifiés absolus (crise du sens et de la référence ontothéologiques), il faut préserver au moins le souvenir de leur
souveraineté, à savoir le signifiant : les textes, la lettre de la loi,
et les répéter inlassablement, contre la menace omniprésente de
la liberté abyssale et du chaos universel. Une présupposition
capacité d’une société à situer de manière non meurtrière le discours de la
toute-puissance » (p. 72). Legendre signale justement l’insuffisance de la
traduction de Œdipus Tyrannos par Œdipe Roi. En fait de royauté, il s’agit du
pouvoir absolu, total, du Roi qui est Tout : « la non-castration instituée,
l’institution du sans-limite » (p. 130).
12. Il faut « un cadre de légalité qui garantisse la conservation de l’espèce
selon les contraintes indépassables de la différenciation humaine » (p. 11).
13. « Les savoirs dogmaticiens n’ont rien à dire, parce que l’humanité n’a rien
à dire ; les savoirs dogmaticiens se bornent à répéter ». La répétition instituée
et instituante permet de « conformer une société, quelle qu’elle soit, au but
fondamental de l’humanité : survivre et se reproduire » (p. 16).
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De l’anthropologie à l’anthropotechnique ?
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essentielle de cette position est que l’humanité ne peut exister et
se perpétuer que dans des cadres absolus, c’est-à-dire dans des
sociétés de type fondamentaliste et dans une perspective
essentielle de répétition limitée, non d’évolution ouverte.
Anthropologie et anthropotechnique
Nous allons conclure cet exposé critique par quelques
points de synthèse allant dans le sens d’une articulation positive
de l’anthropologie et de l’anthropotechnique.
1. L’anthropologie philosophico-théologique traditionnelle voue l’humanité essentiellement et totalement au langage.
Elle a été, au cours des dernières décennies du XXe siècle,
formellement perpétuée par certaines sciences humaines, en
particulier par la psychanalyse, dans la mouvance structuraliste.
Selon celle-ci, l’homme devient humain en accédant à l’ordre
symbolique (principalement, l’ordre du langage). L’accès à cet
ordre, qui est celui de la Loi, est conditionné par le renoncement
au référé-signifié absolu — l’infini, l’illimité, l’indifférencié.
Cet accès constitue le sujet humain symboliquement, c’est-à-dire
en accrochant le désir infini qui l’anime au seul jeu des
signifiants. Le désir devient métonymique (Lacan) et déplace sa
demande, jamais satisfaite, d’un objet à l’autre, de signifiant en
signifiant, dont aucun ne constitue le référé-signifié absolu.
Ainsi, la finitude humaine est réellement préservée et la
transgression in-finie est seulement jouée, représentée,
symbolisée, par le discours principalement. Cette libre créativité
symbolique est sans péril, car elle est fondée sur des interdits de
base, essentiellement l’interdit de l’inceste dont la portée est
précisément le deuil de l’Absolu et de la toute-puissance réels,
non simplement symboliques. Elle coïncide avec l’acceptation
de la finitude et est dans la ligne de la vérité théologique suivant
laquelle l’homme, créé à l’image de Dieu, ne peut être lui-même
créateur qu’au plan des images, des signifiants, non au plan de la
réalité et de l’ordre cosmiques dont il fait lui-même partie.
2. Nous contestons cette doctrine. Nous ne voyons pas
pourquoi la créativité humaine devrait demeurer essentiellement
symbolique et respecter un ordre de la nature qui n’existe pas si
ce n’est comme fiction symbolique. Nous contestons que
l’homme soit, pour l’essentiel, confiné à ces fictions et artefacts
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symboliques que sont les signifiants de toutes espèces. Nous
contestons que la quête de l’Absolu ne puisse se faire qu’au fil
de ces artefacts quasi immatériels que sont les signifiants. Cette
quête est d’ailleurs devenue dérisoire — pur jeu sans illusion ni
espérance — dans le cadre du nihilisme structuraliste ; elle mime
la quête onto-théologique à une époque où l’on ne croit plus en
Dieu. C’est pourquoi cette quête peut et doit se poursuivre sur le
plan du réel à l’aide d’artefacts autres que symboliques, à savoir
des artefacts techno-physiques qui permettent la transgression
progressive effective des limites au fil de l’espérance et du désir
infinis. Pour quitter le formalisme dans lequel l’anthropologie
philosophico-théologique s’est réfugiée au XXe siècle,
l’anthropologie doit s’articuler positivement avec les
technosciences, y compris les possibles anthropotechniques.
Cette réorientation réaliste opératoire du désir individuel et
collectif effectuée, le langage, la symbolisation peut retrouver
une place effective, car l’accompagnement symbolique
régulateur de la transgression technique indéfinie des limites
reste indispensable.
3. Les partisans de la Tradition oublient que les lois et les
normes, dont chaque nouvelle génération hérite, sont le reflet
d’une expérience ancienne solidaire, notamment, d’un certain
état de développement des techniques qui est resté très limité
durant les millénaires de l’histoire humaine. Dans le contexte de
cette impuissance technique à l’égard des limites de la condition
humaine, l’humanité a, en somme, très pertinemment valorisé
son invention la plus remarquable : le langage. Très
pertinemment, car sans cet outil symbolique, les progrès, y
compris les progrès techniques, n’auraient pu avoir lieu, et
l’espèce humaine serait restée animale ou aurait disparu. Elle en
a donc fait un don des dieux, le signe et l’instrument de sa
transcendance. Aujourd’hui, il convient que la valeur du langage
naturel dans l’économie évolutive de l’humanité soit revue à la
baisse sous peine de devenir un frein à cette évolution.
Disons enfin, en guise de conclusion très ouverte, que
l’évaluation critique que nous avons esquissée procède d’une
hypothèse de travail et de représentation qui prend au sérieux
deux perspectives :
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1. L’immensité du temps et de l’espace. L’immensité du
temps, surtout, vers le passé et, plus important peut-être, vers le
futur. Nous estimons devoir prendre au sérieux d’un point de vue
philosophique, la question du très lointain futur. Qu’en sera-t-il
de l’homme dans un, dix, cent millions d’années ? Ce qui sera,
peut-être, alors, pourrait être aussi différent de nous que nous
sommes différents des formes de vie qui hantaient la terre voici
quelques centaines de millions d’années, sans exclure pour
autant toute forme de lien. Les anthropologies et les
eschatologies ou les utopies définies paraissent bien dérisoires
au regard d’une semblable perspective qui aveugle toutes les
gnoses de l’histoire et du temps.
2. Nous n’avons aucune expérience de ce que l’on appelle
la conscience ou l’esprit qui serait indépendante de cerveaux et
de corps humains, c’est-à-dire de conditions physiques qui ont
évolué progressivement. Il n’est donc pas absurde de considérer
que le développement futur de l’esprit puisse être dépendant
d’interventions techniques, et pas exclusivement symboliques,
dans ces conditions physiques.
Sauf à adopter une position métaphysique spiritualiste
traditionnelle ou d’adhérer à une sorte de principe anthropique
qui place l’homme tel qu’il existe depuis quelques millénaires au
sommet final de l’évolution cosmique ou encore à considérer
que l’espèce humaine n’a pas d’avenir lointain et qu’elle est
condamnée à être emportée dans quelque catastrophe cosmique
ou technologico-historique majeure, il nous semble pertinent de
concevoir l’invention du futur de l’humanité comme
anthropotechnique autant qu’anthropologique, ou en un mot
comme anthropotechnologique. Cette articulation n’est pas du
tout inconcevable ni impraticable : le langage n’est pas étranger
à la matérialité et à l’opérativité, et la matière étend, elle-même,
son énigme de la physique quantique jusqu’au cerveau
conscient.
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