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GOUVERNANCE FINANCIÈRE INTERNATIONALE
LES BRIC DANS LA GOUVERNANCE MONDIALE :
LES EFFETS DE LA CRISE GLOBALE
ANDREA GOLDSTEIN*
FRANÇOISE LEMOINE**
L a gouvernance mondiale ressemble de plus en plus à l’amour selon
François de La Rochefoucauld – cette chose dont tout le monde parle
sans jamais l’avoir vue ! Nous n’avons pas l’ambition d’aboutir là où
d’autres analystes bien plus prestigieux que nous ont failli. Bien plus modes-
tement, nous tentons de cerner la place qu’occupent les BRIC (Brésil, Russie,
Inde, Chine) dans la gouvernance mondiale. Nous allons développer quelques
pistes de réfl exion à partir de trois dimensions de la gouvernance :
celle qui découle, de facto, de l’évolution des principales variables écono-
miques ;
– celle, informelle, des sommets ;
– celle, formelle, au sein des grandes institutions internationales.
LE POIDS DES BRIC DANS L’ÉCONOMIE MONDIALE
Jusqu’à la fi n des années 1990, les BRIC ont été sur des trajectoires économiques
fort différentes. C’est seulement dans les années 2000 que la Russie et le Brésil
rejoignent l’Inde et, surtout, la Chine sur la voie d’une croissance forte. Deux
explications majeures : les politiques de stabilisation macroéconomique ont porté
leurs fruits et l’environnement international leur est très propice.
Entre 2000 et 2013, leur part dans le PIB mondial est multipliée par 2,5 et
il dépasse actuellement 20 %, en dollars courants. À eux quatre, ils pèsent
autant que toutes les autres économies émergentes réunies, et seulement moitié
* Économiste, OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques).
** Économiste, conseiller, Cepii.
Les idées exprimées et les arguments avancés dans cet article sont ceux des auteurs et ne refl ètent pas
nécessairement ceux du Cepii ou de l’OCDE.
RAPPORT MORAL SUR L’ARGENT DANS LE MONDE 2014
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moins que l’ensemble des économies avancées (selon les calculs du FMI – Fonds
monétaire international). Ils ont été les principaux moteurs de la croissance
mondiale sur cette période, résistant bien mieux que les économies avancées à
la crise globale, tout au moins jusque récemment. Quand on considère l’Union
européenne comme une seule entité, ces quatre pays comptent parmi les sept
plus grandes économies du monde. Leur présence dans l’économie mondiale est
marquée par la prépondérance de la Chine qui à elle seule pèse autant en termes
de PIB et plus en termes de commerce extérieur que les trois autres réunis.
Jusqu’à l’explosion de la crise en 2008, leur croissance a été favorisée par
l’ouverture des marchés mondiaux de biens et de services et par la libéra-
lisation des mouvements internationaux de capitaux. Ils deviennent des acteurs
de premier plan dans l’offre et la demande mondiale. En 2012, ils sont respon-
sables d’environ un cinquième des exportations mondiales de biens et de 13 % des
exportations de services. Ils concentrent environ 30 % de la demande mon-
diale d’énergie. Ils ont des spécialisations très différentes qui créent entre eux
de fortes complémentarités économiques, mais aussi des divergences d’intérêts.
La Chine est devenue le premier exportateur mondial et a conquis 17 % du
marché mondial des produits manufacturés ; l’Inde est le deuxième exportateur
mondial de services informatiques (avec un quart des exportations mondiales) ;
quant au Brésil, grand exportateur de produits agricoles et de minerais, et à la
Russie, exportatrice d’hydrocarbures, ils ont bénéfi cié de l’envol des cours créé
par la forte demande mondiale.
Dans les années 2000, les BRIC ont aussi pris une place importante dans les
ux d’investissements internationaux. Dans les années 2000, ils ont reçu entre
15 % et 20 % des fl ux d’investissements étrangers directs. Le coût bas de leur
main-d’œuvre, mais surtout le dynamisme de leurs vastes marchés intérieurs en
font des pays très attractifs pour les investisseurs étrangers et ils sont désormais des
marchés incontournables pour les grandes entreprises des pays avancés. Depuis
le milieu des années 2000, ils sont aussi des investisseurs actifs et leurs entreprises
sont dans les classements des plus grandes multinationales. Leurs investissements
internationaux sont passés de 6 % du total mondial en 2006 à 11 % en 2010.
Dans la liste des 500 plus grandes entreprises mondiales (par le chiffre
d’affaires) de Fortune en 2013, il y a 89 entreprises chinoises, 8 indiennes et
brésiliennes, 7 russes. Beaucoup de ces fi rmes se trouvent dans les secteurs ban-
caire, pétrolier et minier, mais on en compte aussi dans l’industrie manufacturière.
L’État actionnaire contrôle les grandes entreprises des BRIC, soit directement
(notamment dans l’énergie), soit indirectement par le biais des banques et des
fonds de pension.
La divergence des rythmes de croissance entre les économies émergentes et les
économies avancées au cours des dix dernières années a fait envisager l’hypothèse
que leurs dynamiques respectives pourraient être durablement « découplées »
et que les économies émergentes, sous l’impulsion des plus grandes d’entre
elles, pourraient se constituer en pôles autonomes de croissance dans le monde.
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GOUVERNANCE FINANCIÈRE INTERNATIONALE
Cinq ans après l’éclatement de la crise mondiale, ses répercussions sur l’économie
des BRIC montrent qu’ils restent vulnérables aux fl uctuations de la demande
dans les pays avancés et que ceux-ci gardent un poids économique, commercial et
nancier très important. Rien d’étonnant d’ailleurs, puisque l’un des accélérateurs
de la croissance des BRIC a été leur profonde insertion dans les échanges commer-
ciaux et fi nanciers internationaux. Les BRIC et les autres pays émergents tissent
entre eux des relations de plus en plus denses, mais qui ne sont, actuellement, ni de
taille ni de nature à prendre le relais des échanges avec les puissances en place.
Plus que le découplage, qui est partiel, ce sont les interdépendances qui
structurent l’économie mondiale. Si les pays développés redoutent de plus en
plus la concurrence des BRIC, ils comptent aussi de plus en plus sur eux pour
soutenir la demande mondiale et leur propre croissance, et leurs multinationales
y ont trouvé leurs marchés les plus dynamiques et les plus prometteurs. À cet
égard, la poursuite du développement économique des BRIC, comme des autres
pays émergents, est une opportunité pour le reste de l’économie mondiale, en
dépit des tensions qu’il engendre.
LES SOMMETS : DU G7 AU G20
L’essor des BRIC a entraîné une redistribution des forces économiques au
niveau mondial. Le système de gouvernance mondiale a commencé à prendre
acte de cette évolution, mais il existe à l’heure actuelle un décalage entre leur
importance économique et leur pouvoir dans la plupart des instances écono-
miques internationales.
Dès les années 1970, une poignée de pays industrialisés (États-Unis, Japon,
Allemagne, France, Royaume-Uni, Italie et Canada) se sont réunis au sein
du G7 pour prendre en main la direction d’ensemble des négociations interna-
tionales, fi xer l’ordre du jour et les ambitions. Les dirigeants du G7 – élargi en
G8 avec la Russie (par ailleurs membre permanent du Conseil de sécurité de
l’ONU – Organisation des Nations unies –, comme la Chine) en 1997 – ont
donné les orientations de l’action collective, défi ni les priorités et effectué les
arbitrages nécessaires. Souvent critiqué, à la fois par les pays qui en étaient
exclus, la société civile et les mouvements altermondialistes, le G8 a pourtant
plusieurs réformes à son actif (pour n’en citer qu’une, l’effacement de la dette
des pays les moins avancés). Mais il était discriminatoire dans son principe et
tendait à contraindre les pays exclus à renoncer à certaines de leurs préférences
collectives pour pouvoir espérer être invités à faire partie du club. En plus, les
décisions les plus importantes en matière économique et fi nancière étaient prises
au sein du G7, dont la Russie restait exclue.
Le pilotage de cette instance collective a été bouleversé par la crise de 2008-2009
qui a fait s’écrouler la légitimité du directoire économique mondial exercé par
RAPPORT MORAL SUR L’ARGENT DANS LE MONDE 2014
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les pays industrialisés ; leur affaiblissement est devenu une source de défi ance
à l’égard des décisions du G8. Pourquoi continuer à conduire les négociations
multilatérales dans les termes et sur les ordres du jour élaborés par des pays
qui ont fait preuve d’incapacité manifeste à endiguer les excès de la libéra-
lisation financière ? Pourquoi la représentation des économies émergentes
dans les institutions de Bretton Woods est-elle restée la même depuis 1944 ?
La crise, surtout, a eu des conséquences majeures sur le plan idéologique : elle
rend caduques les leçons des ministres des fi nances des pays riches sur la déré-
glementation fi nancière et le retrait de l’État ; elle met en avant l’expérience
des pays qui ont, apparemment, mieux réussi à surfer sur les vagues de la mon-
dialisation.
Il fallait donc mettre en place une structure plus représentative de l’économie
mondiale actuelle. Mais le G20 a-t-il apporté la solution ? Il a été créé en 1999
comme structure de concertation des ministres des fi nances et des gouverneurs
des banques centrales pour établir un mécanisme informel de dialogue entre
les pays les plus importants. Il comprend, outre les pays du G7 et les BRIC, les
pays suivants : Afrique du Sud, Arabie Saoudite, Argentine, Australie, Corée du
Sud, Indonésie, Mexique, Turquie et Union européenne. Face à l’effondrement
de l’économie mondiale qui a suivi la faillite de Lehman Brothers, il s’est réuni
une première fois au niveau des chefs d’État et de gouvernement en 2008,
lors du sommet exceptionnel de Washington. Il a fait ses preuves à Londres
en avril 2009 en s’engageant à augmenter de 1 000 Md$ les ressources du
FMI et de la Banque mondiale1. Il a été désigné comme la nouvelle instance
de coordination de l’économie mondiale à Pittsburgh, en septembre 2009,
a entériné le principe d’une liste noire des paradis fi scaux et a préconisé à
chaque pays membre d’introduire la réglementation de Bâle III dans son droit
national.
Une fois la tempête passée, la capacité du G20 de coordonner leurs politiques
économiques, fi scales ainsi que monétaires pour retrouver enfi n le chemin de
la croissance apparaît diminuée. La simple annonce faite en mai 2013 par la
Federal Reserve (Fed) américaine de réduire le rythme d’injection de liquidités
dans l’économie a déclenché une fuite de capitaux dans les pays émergents,
les obligeant à relever les taux d’intérêt pour freiner la chute de leur monnaie.
Au G20 de Saint-Pétersbourg en septembre 2013, l’Afrique du Sud, le Brésil
et l’Inde rejoints par l’Indonésie et la Turquie ont protesté contre les dégâts
provoqués chez eux par les pays industrialisés. Dans une interview en
janvier 2014, le gouverneur de la banque centrale indienne a de nouveau
soulevé la nécessité de trouver les moyens pour faire face de façon systémique
aux effets de contagion monétaire.
En parallèle, les BRIC ont montré des ambitions croissantes. Leurs dirigeants
se sont réunis une première fois en Russie en 2009, au Brésil en 2010, en
Chine en 2011 et en Inde en 2012. Cette institutionnalisation est impor-
tante, surtout du point de vue symbolique (Stuenkel, 2014). Les décla-
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rations finales des sommets ont porté sur un vaste éventail de questions,
telles que la crise fi nancière et la reprise économique, la réforme de l’ONU
et du FMI, la coopération sur les questions liées à l’énergie, au changement
climatique, au terrorisme et à la sécurité alimentaire. Le sommet 2011 a été
principalement marqué par l’entrée de l’Afrique du Sud dans le groupe qui est
donc devenu celui des BRICS, et qui s’est réuni à Durban en 2013. En intégrant
un représentant du continent africain, le groupe a montré son ambition de
transformer sa puissance économique en infl uence politique2.
La principale décision du sommet 2012, à Delhi, a été le projet de créa-
tion d’une banque des BRICS, appelée à mobiliser des ressources pour des
projets d’infrastructures et de développement durable à la fois dans les BRICS et
dans les autres économies en développement. Ce dossier n’a guère avancé
depuis l’annonce de 2012 : faute d’accord au sujet du montant et du partage du
capital, de la localisation du siège et des règles de fonctionnement, la création
de l’institution a été renvoyée au sommet brésilien en 2014 (qui, initialement
prévu pour mars, a été repoussé à juillet). La somme envisagée pour le capital
(50 Md$) semble en tout cas très modeste, quand on pense que la seule
note pour fi nancer les infrastructures africaines au cours des cinq ans revient à
4 500 Md$.
Il reste aussi le projet de créer un fonds de 100 Md$ « pour contribuer à renforcer
le système de sécurité fi nancier mondial » et soutenir les monnaies des BRICS.
Lors des tensions déclenchées par l’infl exion de la politique monétaire améri-
caine (la réduction des achats d’actifs par la Fed), le silence de la Chine a été
assourdissant. Alors qu’elle dispose d’énormes réserves de change et était en mesure
d’accorder des prêts aux autres pays émergents afi n qu’ils puissent soutenir leurs
monnaies attaquées, elle n’a pas fait la moindre offre.
QUI GOUVERNE LES INSTITUTIONS
INTERNATIONALES ?
Jusqu’à présent, ce sont les pays industrialisés qui ont élaboré les principes qui
gouvernent le commerce international, la stabilité fi nancière et les politiques de
développement, et qui ont guidé l’action publique internationale. Ils ont un rôle
dominant dans les institutions multilatérales les plus puissantes en charge de les
appliquer (FMI, Banque mondiale et, plus récemment, OMC – Organisation
mondiale du commerce).
L’émergence de nouvelles puissances économiques a imposé une évolution de
la gouvernance mondiale. En 2006, puis en 2008, le FMI et la Banque mondiale
ont procédé à des révisions des quotes-parts et des droits de vote en faveur de
certains pays émergents et en développement. Tous les BRIC fi gurent désormais
parmi les quinze premiers actionnaires du FMI, avec un poids total de près de
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