Gilles Paquet
vol. 33, numéro 2, 2003
"What was once thought can never be unthought"
Friedrich Dürrenmatt
Introduction
En un temps o ù la guerre est au coin de la rue, et où la science joue un rôle déterminant dans toute guerre puisque c'est à la science qu'on
doit la création des armes de destruction massive qui en sont l'instrument de base, on doit s'interroger sur les rapports éthiques complexes
entre guerre, pouvoir et science.
La guerre n'est d'ailleurs pas le seul terrain o ù science et politique se côtoient. Chaque jour apporte dans les médias des exemples de conflits
entre les préférences économiques et sociales (clonage, organismes g énétiquement modifi és, recherche pharmaceutique, etc.) où la science et
le pouvoir politique cherchent des accommodements.
Voilà qui pose la question de l'éthique pour la science. De plus en plus les agences subventionnaires réclament des certifications d'éthique
avant de mettre des fonds à la disposition des chercheurs, mais de quelle éthique s'agit -
il? Le plus souvent on se contente de monitoriser si les
sujets humains ou animaux impliqués dans ces recherches sont traités selon des normes raisonnables ou si la libre publication des résultats de
ces travaux est assurée. Rarement se pose-t-on la question fondamentale à savoir si les scientifiques peuvent éthiquement contribuer
directement ou indirectement à l'invention ou à la production d'armes de destruction massive ou à des aventures dont les conséquences pour
l'humanit é pourraient être d ésastreuses comme par exemple la production d'armes chimiques ou même les manipulations g énétiques.
Le plus souvent les scientifiques en font un problème de conscience personnelle. On peut donc participer ou non à ces aventures selon
l'évaluation personnelle qu'on fait des plus et des moins qui vont en d écouler et selon le degré de d éveloppement moral de chacun : il suffira
pour certains de ne pas être puni ou d'obéir aux lois alors que pour d'autres ce sera le bien paraître ou certains idéaux qui guideront ces choix
(Kohlberg 1981).
Même s'il n'existe pas de règle d'or dans ces questions qu'il faut supputer cas par cas, le citoyen, les élus et les fonctionnaires doivent réfl échir
sur ces questions et en arriver à se faire une idée de ce qui est acceptable et de ce qui ne l'est pas.
Pour faire succinctement le point sur cette question, dans un premier temps, on examine les logiques implacables de la science et du pouvoir,
et on suggère qu'en temps de guerre, ces deux logiques se combinent pour engendrer des mélanges explosifs d'o ù semblent exclus les
mécanismes usuels de justification compensatoire. En second lieu, le théâ tre permet de mettre en scène ces situations agonistiques que l'on
occulte trop souvent dans les jeux de la vie quotidienne. Deux pièces de théâ tre ( Les physiciens de Friedrich Dürrenmatt et Copenhagen de
Michael Frayn) ont mis en scène ces choix difficiles. Finalement, nous esquissons certains éléments qui peuvent aider à définir une
gouvernance de l'éthique dans ce genre de conflits qui révèlent une cetaine déconcertation entre science, pouvoir politique et société civile.
Logiques dominantes et mécanismes de contre balance
Tant la science que le pouvoir politique sont des systèmes téléologiques puissants. Ils constituent des régimes socio-techniques dominés par la
recherche de résultats à tout prix. Les engrenages dans lesquels les acteurs sont pris en arrivent à faire que les forces qui sous-tendent les
processus et les luttes prennent le pas sur toutes les autres considérations jugées subsidiaires. Rien n'illustre aussi bien ces logiques que la
description par Borges d'un combat au couteau entre deux ennemis : après un moment, les couteaux prennent littéralement le contrôle et les
deux opposants s'entre-déchiquètent.
Chacun connaît assez bien la logique du pouvoir : dans le cas de figure, c'est la poursuite par tous les moyens d'un maintien du contrôle au
nom d'un credo quelconque. Sun-Tzu, Machiavel et Clausewitz ont écrit les manuels de base de ces manœuvres. Dans cet univers, la fin
justifie les moyens. On occulte systématiquement les côtés sombres de toute situation, on rationalise à satiété, et on en arrive à être
complètement obnubilé par l'objectif à atteindre - paranoïa, focalisation, etc. venant à la rescousse pour empêcher la raison de créer des
distractions.
C'est la même logique qui habite la course aux résultats dans la quête scientifique. Des livres comme ceux de James Watson sur la course à la
découverte de l'ADN montrent bien à la fois l'acharnement et la concurrence aveugle qui habitent les chercheurs dans ces grandes courses.
Comme la gloire et la fortune ne vont échoir qu'à celui ou celle qui arrive le premier ou la première au résultat, la logique de concurrence est
implacable.
Quand ces deux logiques travaillent de concert, comme c'est le cas en temps de guerre - quand on attend de la science les outils qui vont
mener à la victoire - la combinaison de ces deux logiques fait qu'elles s'inter-alimentent, et la course devient infernale.
Les documents d'archives d ésormais disponibles ont montré qu'on a vécu une telle expérience au cours de la Seconde Guerre Mondiale. La
course à la bombe atomique est devenue l'enjeu majeur. On a mobilisé de tous les côtés les énergies mentales des meilleurs scientifiques pour
arriver à développer l'arme nucléaire qui permettrait à la fois de mettre l'ennemi au pas et d'imposer la paix par la terreur.
Cette mercenarisation des cerveaux au nom de priorités nationales pose des questions difficiles en temps normal. On vit continuellement
conflits et alliances entre scientifiques et politiques à propos du clonage, de la fermeture des p êches à la morue, des organismes
génétiquement modifi és, etc. Mais en temps de guerre, les forums de discussion se ferment, les forces usuelles de justification contradictoire
et les d ébats entre scientifiques et politiques sont paralysés.
Il en sort des crises particuli ères, des situations o ù on mobilise les scientifiques et où on argue que les intérêts supérieurs de la nation
réclament qu'ils s'engagent dans cette course effrénée aux résultats sans poser trop de questions.
Ceux qui posent à haute voix la question - est-ce nous devrions nous laisser embrigader dans cette course infernale à
la production d'armes de
destruction massive par les pouvoirs politiques? - sont considérés comme des âmes sensibles, des ti èdes, et, à la limite, des traîtres.
Or comme il existe des dizaines de guerre en cours à tout moment dans notre monde, et que toutes dépendent jusqu'à un certain point de la
disponibilité d'armes de destruction massive, et que l'entreprise scientifique mondiale est profond ément intégrée directement et indirectement
dans la production de protocoles et technologies qui peuvent servir à améliorer la performance de ces armes, le dilemme est une réalité qui
n'est plus seulement d'un intérêt historique ou académique mais d'un intérêt réel tous le jours pour un grand nombre de scientifiques.
Il s'agit l à évidemment de la forme la plus agonistique de ce genre de dilemmes. À des niveaux de moindre gravité, les mêmes questions se
posent ou devraient se poser dans les laboratoires à propos des manipulations génétiques ou des travaux sur le développement d'agents
puissants pouvant servir à la production d'armes chimiques par exemple.
Comme théâtre et théorie ont la même racine grecque
Vouloir révéler et comprendre les tensions entre science, pouvoir politique et société civile par le détour du théâ tre peut sembler farfelu, mais
il faut se rappeler que théâ tre et théorie ont la même racine grecque (Nisbet 1976 : 12). Le théâ tre permet de styliser les conflits de manière
à les rendre plus clairs. C'est ainsi que deux dramaturges ont examin é les choix agonistiques auxquels ont fait face les physiciens des années
1940 quand on leur a demandé d'accepter de travailler à développer des armes de destruction massive pour leurs leaders nationaux.
Deux pièces
La première pièce - Les physiciens de Friedrich Dürrenmatt - date du d ébut des années 1960. C'est un produit de l'ère de la Guerre froide. Elle
a donc un peu vieilli et sa trame dramatique est un peu simple. Un physicien se fait passer pour fou et se fait interner pour éviter que ses
inventions ne soient utilisées par les politiques. Il croit pouvoir ainsi poursuivre ses recherches en paix et sans créer de maléfices sociaux. Mais
on le poursuit jusque dans cet isoloir et la psychiâtre de l'asile s'approprie ses secrets pour créer un cartel international de terreur.
C'est une réflexion un peu manichéenne et assez noire qui, comme on le note en épigraphe, en arrive à conclure qu'on ne peut jamais
remettre le g énie dans sa bouteille une fois qu'il en est sorti. La responsabilit é éthique des scientifiques est posée comme inéluctable et la
possibilit é pratique pour le scientifique de ne pas faire de mal pose un d éfi de taille qui peut ne pas pouvoir être relevé malgré toutes les
bonnes intentions.
La seconde pièce - Copenhagen de Michael Frayn - date des années 1990 et tente plus subtilement de sonder les angoisses des chercheurs
mais aussi leurs échappatoires. La pièce se concentre sur une visite de Werner Heisenberg, grand physicien allemand, à son vieux maître Niels
Bohr à Copenhague au d ébut des années 1940. Heisenberg pose la question à Bohr - Est-ce que les scientifiques ont le droit de devenir les
mercenaires des politiques et de travailler à leur fournir des armes de destruction massive? Voilà qui am ène Bohr à conclure que Heisenberg
travaille à développer une bombe atomique pour l'Allemagne et qui brise les relations entre les deux hommes.
Or, paradoxalement, Heisenberg (qui ne d éveloppera jamais la bombe atomique et donc ne sera responsable de la mort de personne) sera mis
au ban par ses coll ègues au niveau international parce qu'on le soupçonne d'avoir travaillé à la développer pour les nazis, et va être hanté par
cette question de la responsabilité morale des scientifiques. Bohr (qui travaillera activement à produire les bombes qu'on va laisser tomber sur
Nagasaki et Hiroshima et qui tueront un nombre extraordinaire de civils) ne semble pas vivre aussi intensément ce questionnement et ne
semble pas porter les marques de cette culpabilité. C'est tout au moins ce qui ressort de la pièce de Frayn.
Cette seconde pièce met bien davantage l'accent sur le processus de d écision des scientifiques et sur l'éthique de la décision des scientifiques
de se faire ou non les hommes de main des politiques.
Dans la pièce de Dürrenmatt, les scientifiques cherchent le salut dans la fuite vers l'extérieur, vers le monde des fous. Or c'est une fuite futile
qui ne règle rien puisqu'on les rattrape. Dans celle de Frayn, c'est la fuite vers l'intérieur, vers un monde de ratiocinations qui débouche
(encore que Frayn se garde bien de conclure) sur l'infériorité morale de celui qui n'a pas de sang sur les mains mais qui a travaillé pour la
« mauvaise cause » et la supériorité morale de ceux qui ont contribué à tuer des dizaines de milliers de civils mais « pour les bons motifs ».
Deux perspectives
Ces deux pièces sont construites sur des perspectives fort différentes par rapport à quelques mythes modernes : (1) le mythe prométh éen de
la destinée humaine maîtris ée par notre espèce et sa raison, (2) celui des choix que toujours l'on a en toute situation, et (3) celui enfin de
l'omnipotence de la science qu'il faut contrôler (Gray 2002).
Dürrenmatt rejette ces mythes et pose crûment l'inévitabilité et le caractère infernal de la mécanique dans laquelle les scientifiques sont
imbriqués. Il n'y a pas de maîtrise de la destinée, pas de choix, pas de contrôle possible : une fois le g énie sorti de la bouteille, plus moyen de
rien contrôler.
Frayn pour sa part adopte ces mythes holus bolus : (1) pour lui, tout est question de motivations, la fin justifie les moyens et les choix sont
déterminants - l'espèce humaine est aux commandes; (2) la stylisation un peu « titanesque » de ces d écisions de science et technologie se
joue pour lui entre les membres de l'élite scientifique; il donne donc l'impression que les choix déterminants sont entre les mains de ces élites,
ce qui fait que le citoyen ordinaire peut se rendormir; (3) Frayn donne aussi à ce fétichisme des choix techniques fondamentaux une
importance telle qu'il semble vouloir exorciser la possibilité qu'existent des mécanismes infernaux qui d épassent et encadrent ces choix et font
que souvent ce n'est pas le « grand choix critique » qui fait la différence mais la plus banale inattention ou la plus insignifiante des mauvaises
habitudes qui peuvent devenir un d éterminant crucial (Dorner 1996).
La raison pour laquelle la pièce de Dürrenmatt est tellement noire c'est qu'il n'y a pas d'issue.
Dans le cas de Frayn, il nous rassure en mettant au clair comment le choix est difficile mais possible, et comment, si les motivations sont
bonnes, tout est bien. On comprend les inquiets et les torturés qui n'ont rien fait de mal; on absout les coupables parce qu'ils avaient de
bonnes intentions. On se sent bien à la fin de la pièce : les anges ont gagné, l' éthique a prévalu.
Mais si l'on met les deux pièces bout à bout, le résultat est moins rassurant.
Frayn nous décrit merveilleusement la course folle vers la découverte comme une nécessité incontournable pour les scientifiques, et il met en
scène cette hallucinante folie de la course, ce d élire, comme fondamentalement impossible à arrêter. Et pourtant il laisse des marges de
manœuvre aux acteurs, des possibilités d'infléchir le jeu, mais des possibilités minces puisque le jeu délirant de la course aux résultats m ène
le bal. Les scientifiques sont portés par l'id éologie du progrès, ils sont obnubilés par la course effrénée vers les « résultats » et immunisés
(sauf exceptions) contre leurs responsabilit és morales par une dissonance cognitive très forte. Et quand la morale revient à la surface, on est
vite happé par une morale de la compétitivé, des résultats, du succès, une éthique qui est construite à moitié sur le pragmatisme du « ce qui
est vrai est ce qui réussit » et à moitié sur la morale de « la fin qui justifie les moyens ».
Dürrenmatt nous rappelle pour sa part qu'une fois le g énie hors de la bouteille, il n'y a plus de retour en arrière. Le mal est fait, les choix des
hommes futiles. Pour lui, le système in éluctablement devient la logique dominante. Fini le dominium des supputations des grands hommes,
c'est l'enfer pavé de bonnes intentions.
Pas de centralité à quelques choix héroïques mais des situations complexes o ù un manque d'attention fait toute la différence, des choix où la
responsabilité de chacun n'est pas claire, et, comme dirait Hannah Arendt, s'ensuit une inquiétante » banalité du mal » attribuable bien moins
à des choix faustiens faits par des hommes qu'à une certaine torpeur morale.
L'éthique de la science
Il pourrait sembler clair que les scientifiques pas plus que les politiques ou que les citoyens en général ne peuvent faire l'économie d'une
réflexion éthique, et que dans le cas des scientifiques, ils ne peuvent pas ne pas accepter une certaine responsabilité pour l'utilisation qu'on va
faire de leurs travaux. Or à l'examen les choses ne semblent pas aussi claires.
Les scientifiques se complaisent dans le demi-monde qui campe entre le monde de D ürrenmatt et celui de Frayn. Ils nient à la fois la logique
dominante qui en ferait des pantins et les choix faustiens qui en feraient des agonistes. Tous les débats sur l' éthique de la science restent donc
indéfinis. Cependant des archétypes hantent les d ébats.
Le scientifique innocent par définition
Pour certains, la logique infernale de la course aux résultats est susceptible d'entraîner le gros de la tribu scientifique à refuser de prendre en
compte les conséquences de leurs travaux ou tout au moins à ne porter qu'une grande inattention à ces dimensions de leurs travaux. Les
scientifiques acceptent avec malaise de soumettre leurs protocoles de recherche à un examen éthique quand des sujets humains sont utilis és,
et ils cherchent refuge dans la neutralité de la science quand on pose de plus vastes questions.
Voilà qui n'est pas sans ressembler à l'attitude des institutions financières comme les grands régimes de rentes qui, fiers des règlements qui
empêchent les employés de faire usage de leurs connaissances acquises au sein de l'entreprise pour faire des gains personnels, se d éfilent
aussitôt qu'on leur parle d'investissements dans des sociétés qui profitent du travail des enfants ou ont d'autres pratiques délétères sous
prétexte que leur mandat n'est pas de faire autre chose que de maximiser les rendements. Selon cette perspective, ce serait aux politiques de
porter toute la responsabilit é pour les usages meurtriers qu'on pourrait faire de résultats scientifiques et technologiques fondamentalement
neutres au plan éthique.
Cette perspective part du postulat que la poursuite de la connaissance nouvelle qu'elle soit le travail d'un scientifique qui fait de la science pour
de la science ou d'un mercenaire à la solde d'intérêts économiques ou politiques ne saurait être qu'éthiquement neutre.
Dans le premier cas, l' « artiste-scientifique » poursuit un objectif qui ne peut être que louable puisque c'est l'accroissement de la
connaissance, et les mauvais usages sont purement des effets non-voulus et non-prévus qui ne sauraient être attribuables au scientifique pur.
Dans le second cas, la responsabilité pour l'utilisation maléfique des résultats retombe sur les épaules de ceux qui prennent la décision de ce
faire : les choix éthiques sont encore l à déportés vers les Harry Truman ou Monsanto de ce monde et les scientifiques restent par définition
innocents.
Le scientifique citoyen
Une seconde perspective suggère que les scientifiques, tout comme les citoyens ordinaires, mais avec la responsabilité
accrue qui leur incombe
en tant que professionnels, devraient respecter les bornes et valeurs importées de la société ambiante. C'est l'approche qui rappelle au
scientifique qu'il est aussi citoyen, et qu'il a, comme ses concitoyens, des devoirs.
Le genre de contrat moral qui découle de ce devoir d'état des scientifiques est alors inspiré par les mêmes principes qui devraient guider les
comportements des citoyens : ces principes visent à établir des limites à ne pas d épasser et sont bien synthétisés dans les vertus cardinales
proposées par Platon comme valeurs directrices fondamentales. Ce sont en termes modernes : temperentia (c'est-à-dire savoir respecter les
limites, ne pas aller trop loin), justitia (c'est-à-dire, le sens de ce qui est bien), fortitudo (c'est-à-dire, la capacité à
tenir compte du contexte et
du temps long) et prudentia (c'est-à-dire, savoir poursuivre des objectifs raisonnables et pratiques) (Paquet 1991-2).
Il s'agit l à d'impératifs évidemment vagues et qui peuvent paraître peu contraignants spécialement quand ils sont soumis aux assauts -
comme ils le sont toujours - de ceux qui sont motiv és par la raison d'État ou le profit. Or comme les scientifiques reçoivent souvent leurs
ressources de l'État ou d'organisations privées à but lucratif, il est prévisible qu'ils puissent être tentés de se soumettre sans trop poser de
questions aux ordres du gouvernement ou de l'entreprise qui fournissent les fonds.
Mais dans ce cas-là, les scientifiques ne sont plus exonérés d'avance. Ils doivent faire des choix et ne peuvent les faire qu'après un sérieux
examen de conscience, après avoir supputé les pours et les contres. Cela ne veut pas dire qu'il s'agisse de choix faustiens. Il se peut que ce
soit simplement une attention au détail, une diligence limitée à une petite portion des travaux et qui n'entraîne qu'une imputabilité fort limitée
dans la production des résultats, mais il n'y a plus ici, comme dans le scénario précédent, exonération automatique des scientifiques de leurs
responsabilités morales même si elles peuvent être limitées.
C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre le choix de Joseph Rotblat (physicien conscrit pour le projet Manhattan à Los Alamos où les Etats-
Unis ont mis au point la bombe qui sera utilisée au Japon) : il se retira du projet après qu'il eut acquis la conviction que l'Allemagne n'était pas
en mesure de fabriquer une arme nucléaire. C'est la même sorte de responsabilité éthique qui am ènera Jacques Testard à abandonner ses
recherches de pointe sur le clonage en France. Dans les deux cas, le scientifique-citoyen a été forcé à faire des choix qui tenaient compte de
ses responsabilités éthiques.
Le scientifique clairvoyant
Une troisième perspective est en train de se faire jour. C'est celle qui voudrait que l'on pousse la responsabilisation des scientifiques beaucoup
plus fermement en les soumettant à la dure loi du principe de précaution : c'est une loi qui réclame du scientifique beaucoup plus que la
diligence du professionnel en tant que professionnel; elle réclamerait qu'on impose aux scientifiques une responsabilit é générale pour manque
de précaution s'il s'avérait que des conséquences d élétères d écoulent de leurs travaux, et ce même si ces risques n'étaient ni démontrés ni
connus au moment de ces recherches (Ewald, Gollier et de Sadeleer 2001).
Ce n'est que récemment que les tribunaux ont commencé à judiciariser le principe de précaution - avec tous les désavantages que cela
implique. En effet, on réclame ce faisant aux scientifiques non seulement d'éviter les conflits d'intérêt ou les actions pouvant mettre autrui en
péril, mais aussi d'éviter les fautes d'omission car le scientifique peut être mis en examen pour ne pas avoir été assez clairvoyant et avoir
participé à des travaux qui ont eu des effets d élétères et ce même quand ces effets n'étaient pas entièrement prévisibles.
Cette dérive est probablement le résultat d'un effet de balancier attribuable en bonne partie au manque des scientifiques à assumer
pleinement le fardeau de leur charge et à en comprendre les dimensions éthiques. Mais elle est très dangereuse.
S'il semble essentiel de soumettre les scientifiques à des contre-pouvoirs qui puissent jouer même en cas de crise, le troisième scénario risque
de nous faire tomber dans l'excès. C'est ce qu'on a pu constater quand en 2002 certains scientifiques impliqués dans le dossier du sang
contaminé ont été mis en accusation pour manque de diligence et de précaution.
Nous avons montré ailleurs (Paquet 2003 : ch. 3) le danger de donner un statut juridique à
n'importe quelle obligation morale. En effet comme
on ne prend jamais assez de précaution, on est inéluctablement amené à suggérer que chaque fois qu'on n'a pas un risque zéro, il faut trouver
le coupable et le punir. C'est grave parce que non seulement on en arrive à demander qu'un scientifique prévient un événement qui n'est pas
prévisible mais dont on ne peut pas vraiment dire qu'il n'aura pas lieu, mais que, en conséquence, ce manque de clairvoyance va faire qu'on
va inculper le scientifique et lui imposer de faire la preuve qu'il n'est pas coupable.
Il semble que cette bascule vers la judiciarisation du principe de précaution en arrive à culpabiliser indûment le scientifique pour des choses
qu'il ne pouvait pas savoir ou prévoir, et que donc c'est tout aussi excessif dans l'autre direction que l'exonération automatique suggérée par
la première perspective.
Un choix : le serment d'Hermès
Ces trois perspectives laissent vraiment peu de choix.
Tant la première qui exonère automatiquement le scientifique que la troisième qui le tient responsable même de choses qu'il ne pouvait
prévoir semblent excessives. Reste donc la voie mitoyenne qui réclame du scientifique citoyen une sensibilité et une imagination morales qui
soient à la hauteur de celles qu'on attend du citoyen compte tenu de son statut de professionnel.
Nous avons examin é ces attentes dans le cas des professionnels impliqués dans les scandales de ENRON etc. et nous avons suggéré qu'il est
raisonnable de demander au professionnel un coefficient de d éveloppement moral supérieur à celui du citoyen moyen à cause même de ses
connaissances supérieures et des privilèges que le statut de professionnel implique (Paquet 2003 : ch. 5).
Cela pourrait vouloir dire qu'on demande au scientifique d'être guid é dans ses choix non seulement par la peur du châtiment ou la satisfaction
de ses besoins - les deux premiers niveaux de d éveloppement moral de Kohlberg - non plus que seulement par le désir d'être apprécié d'autrui
ou le choix d'obéir à la loi et à l'autorit é - qui sont les deux niveaux médians dans l'échelle de Kohlberg - niveaux auxquels on retrouve la
plupart des citoyens - mais au derniers niveaux où les choix sont dictés par le respect des engagements pris et des contrats moraux, et les
grands principes de justice.
Ce respect des engagements pris et des contrats moraux implique que l'on définisse ces engagements et ces contrats. C'est donc nécessaire
que les scientifiques puissent songer à définir une sorte de serment d'Hermès - ainsi nommé parce qu'Hermès était le dieu grec de la science -
qui traduise en termes généraux les impératifs de temperentia, justitia, fortitudo et prudentia qui s'appliquent aux scientifiques.
Or ce serment d'Herm ès - pour les raisons qu'ont exposé les dramaturges - ne viendra pas de l'intérieur. Il devra être réclam é par la société.
Et il ne devra pas être trop formalis é pour éviter les p érils de la judiciarisation mentionnés plus haut. Certains de ces serments de
professionnels - comme celui d'Hippocrate qui existe pour les médecins ou celui de Socrate qui devrait exister pour les enseignants et
professeurs - ont d éjà é té imaginés comme instruments de gouverne éthique. Cela ne résoudra pas tous les problèmes mais permettra sans
doute d'alerter les scientifiques au fait qu'ils ne peuvent pas se soustraire à leurs obligations morales.
Pour que l' éthique devienne un sextant, un serment ne suffit pas : il faut aussi travailler au développement des capacit és éthiques.
On ne peut accroître ces capacit és éthiques sans améliorer la connaissance du contexte et faire appel à la conscience intelligente - qui échappe
à la fois à la complète a-rationalité des automatismes et aux seuls impératifs des calculs rationnels. En ce sens, l'éthique du scientifique doit se
construire activement et devenir un véritable savoir-être (Paquet 2002).
Conclusion
Rien dans cette conclusion - qui semble chercher une voie de réconciliation efficace entre science et politique - n'est réconfortant.
D'abord, les logiques dominantes de la science et du pouvoir politique demeurent incontournables : dans l'un et l'autre cas, c'est la poursuite
effrénée de résultats. Il est donc naïf de croire que ces communautés vont devenir des communautés qui en viendront à ne pas vivre
naturellement selon la loi de « la fin qui justifie les moyens ».
Ensuite, s'il est vrai qu'il existe des aspérités, des moments-clés o ù des d écisions faustiennes peuvent avoir des effets déterminants malgré les
effets d'encadrement de ces logiques, la plupart du temps c'est l'inattention des scientifiques aux aspects éthiques de leur pratique qui fait la
différence. Ne se préoccupant pas beaucoup des mauvais usages de leurs résultats, les scientifiques font clairement preuve d'indiligence
éthique.
Enfin, cette indiligence n'est pas nécessairement coupable puisqu'il ne s'agit pas de choix délibérés ou de négligence criminelle mais de simple
inattention, et que souvent même une attention plus diligente n'aurait pas pu être de quelque aide que ce soit puisque les conséquences
indésirables n'étaient pas prévisibles.
Dans ces conditions, il faut accepter l'échec du conséquentialisme en tant que guide éthique puisque le plus souvent il est impossible de bien
apprécier la nature et l'importance des conséquences. On vit dans un monde complexe qui engendre la nouveauté, l'incertain, le non-prévu.
Une éthique fondée sur le calcul des conséquences - supputer les plus et les moins dans un monde où ils ne sont pas supputables - est donc
inopérable.
Cela ne veut pourtant pas dire que toute éthique est impossible. Les éthiques non-conséquentialistes ancrés dans les droits ou les
responsabilités trouvent leur point d'ancrage dans le contrat moral. C'est la pari de Hans Jonas qui voit le principe responsabilité comme la
référence : la nature fragile et périssable de nos sociétés fondant une responsabilité qui s'étend aussi loin que le font nos pouvoirs dans
l'espace et dans le temps, et dans la profondeur de la vie.
Voilà qui, pour certains puristes, peut sembler viser bas - un effort de conciliation entre valeurs et intérêts via la recherche de vertus mineures
comme la décence, la civilité et l'efficacité - mais cette éthique n'est ni si indolore ni si ineffective qu'on le prétend (Jonas 1990; Lipovetsky
1992; Paquet 2002).
Qui dit mieux?
Gilles Paquet est chercheur au Centre détudes en gouvernance à lUniversité dOttawa et rédacteur en chef d optimumonline.ca. * Texte dérivé
dune allocution faite le 26 février 2003 dans le cadre dune table ronde autour de la pièce Copenhagen de Michael Frayn qui sest tenue au
Centre national des Arts à Ottawa. Loccasion créé e par Laura Denker et Pierre Lecours a été fort appréciée mais ni lune ni l autre ne doivent
porter quelque responsabilité que ce soit pour mes propos.
Sources
Dorner, D. The Logic of Failure. Reading, Mass. : Addison-Wesley, 1996.
Dürrenmatt, F. The Physicists, New York : Grove Press, 1964.
Ewald, F., C. Gollier et N. de Sadeleer,. Le principe de précaution, Paris : Presses universitaires de France, 2001.
Frayn, M. Copenhagen, London : Methuen Drama, 1998.
Gray, J. Straw Dogs, London : Granta Books, 2002.
Jonas, H. Le principe responsabilit é, Paris : Cerf, 1990.
Kolhberg, L. The Philosophy of Moral Development, New York : Harper & Row, 1981.
Lipovetsky, G. Le crépuscule du devoir, Paris : Gallimard, 1992.
Nisbet, R.A. Sociology as an Art Form , New York : Oxford University Press, 1976.
Paquet, G. « Un pari sur les contrats moraux » Optimum, 22(3) , 49 -58, 1991 -92.
Paquet, G. « L'éthique est une sagesse toujours en chantier. R éflexions sur l'éthique et la gouvernance », Éthique publique 4(1), 62-76, 2002.
Paquet,G. Pathologies de gouvernance, Ottawa : Centre d'études en gouvernance, 2003.
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