ce qui fait que le citoyen ordinaire peut se rendormir; (3) Frayn donne aussi à ce fétichisme des choix techniques fondamentaux une
importance telle qu'il semble vouloir exorciser la possibilité qu'existent des mécanismes infernaux qui d épassent et encadrent ces choix et font
que souvent ce n'est pas le « grand choix critique » qui fait la différence mais la plus banale inattention ou la plus insignifiante des mauvaises
habitudes qui peuvent devenir un d éterminant crucial (Dorner 1996).
La raison pour laquelle la pièce de Dürrenmatt est tellement noire c'est qu'il n'y a pas d'issue.
Dans le cas de Frayn, il nous rassure en mettant au clair comment le choix est difficile mais possible, et comment, si les motivations sont
bonnes, tout est bien. On comprend les inquiets et les torturés qui n'ont rien fait de mal; on absout les coupables parce qu'ils avaient de
bonnes intentions. On se sent bien à la fin de la pièce : les anges ont gagné, l' éthique a prévalu.
Mais si l'on met les deux pièces bout à bout, le résultat est moins rassurant.
Frayn nous décrit merveilleusement la course folle vers la découverte comme une nécessité incontournable pour les scientifiques, et il met en
scène cette hallucinante folie de la course, ce d élire, comme fondamentalement impossible à arrêter. Et pourtant il laisse des marges de
manœuvre aux acteurs, des possibilités d'infléchir le jeu, mais des possibilités minces puisque le jeu délirant de la course aux résultats m ène
le bal. Les scientifiques sont portés par l'id éologie du progrès, ils sont obnubilés par la course effrénée vers les « résultats » et immunisés
(sauf exceptions) contre leurs responsabilit és morales par une dissonance cognitive très forte. Et quand la morale revient à la surface, on est
vite happé par une morale de la compétitivé, des résultats, du succès, une éthique qui est construite à moitié sur le pragmatisme du « ce qui
est vrai est ce qui réussit » et à moitié sur la morale de « la fin qui justifie les moyens ».
Dürrenmatt nous rappelle pour sa part qu'une fois le g énie hors de la bouteille, il n'y a plus de retour en arrière. Le mal est fait, les choix des
hommes futiles. Pour lui, le système in éluctablement devient la logique dominante. Fini le dominium des supputations des grands hommes,
c'est l'enfer pavé de bonnes intentions.
Pas de centralité à quelques choix héroïques mais des situations complexes o ù un manque d'attention fait toute la différence, des choix où la
responsabilité de chacun n'est pas claire, et, comme dirait Hannah Arendt, s'ensuit une inquiétante » banalité du mal » attribuable bien moins
à des choix faustiens faits par des hommes qu'à une certaine torpeur morale.
L'éthique de la science
Il pourrait sembler clair que les scientifiques pas plus que les politiques ou que les citoyens en général ne peuvent faire l'économie d'une
réflexion éthique, et que dans le cas des scientifiques, ils ne peuvent pas ne pas accepter une certaine responsabilité pour l'utilisation qu'on va
faire de leurs travaux. Or à l'examen les choses ne semblent pas aussi claires.
Les scientifiques se complaisent dans le demi-monde qui campe entre le monde de D ürrenmatt et celui de Frayn. Ils nient à la fois la logique
dominante qui en ferait des pantins et les choix faustiens qui en feraient des agonistes. Tous les débats sur l' éthique de la science restent donc
indéfinis. Cependant des archétypes hantent les d ébats.
Le scientifique innocent par définition
Pour certains, la logique infernale de la course aux résultats est susceptible d'entraîner le gros de la tribu scientifique à refuser de prendre en
compte les conséquences de leurs travaux ou tout au moins à ne porter qu'une grande inattention à ces dimensions de leurs travaux. Les
scientifiques acceptent avec malaise de soumettre leurs protocoles de recherche à un examen éthique quand des sujets humains sont utilis és,
et ils cherchent refuge dans la neutralité de la science quand on pose de plus vastes questions.
Voilà qui n'est pas sans ressembler à l'attitude des institutions financières comme les grands régimes de rentes qui, fiers des règlements qui
empêchent les employés de faire usage de leurs connaissances acquises au sein de l'entreprise pour faire des gains personnels, se d éfilent
aussitôt qu'on leur parle d'investissements dans des sociétés qui profitent du travail des enfants ou ont d'autres pratiques délétères sous
prétexte que leur mandat n'est pas de faire autre chose que de maximiser les rendements. Selon cette perspective, ce serait aux politiques de
porter toute la responsabilit é pour les usages meurtriers qu'on pourrait faire de résultats scientifiques et technologiques fondamentalement
neutres au plan éthique.
Cette perspective part du postulat que la poursuite de la connaissance nouvelle qu'elle soit le travail d'un scientifique qui fait de la science pour
de la science ou d'un mercenaire à la solde d'intérêts économiques ou politiques ne saurait être qu'éthiquement neutre.
Dans le premier cas, l' « artiste-scientifique » poursuit un objectif qui ne peut être que louable puisque c'est l'accroissement de la
connaissance, et les mauvais usages sont purement des effets non-voulus et non-prévus qui ne sauraient être attribuables au scientifique pur.
Dans le second cas, la responsabilité pour l'utilisation maléfique des résultats retombe sur les épaules de ceux qui prennent la décision de ce
faire : les choix éthiques sont encore l à déportés vers les Harry Truman ou Monsanto de ce monde et les scientifiques restent par définition
innocents.
Le scientifique citoyen
Une seconde perspective suggère que les scientifiques, tout comme les citoyens ordinaires, mais avec la responsabilité
en tant que professionnels, devraient respecter les bornes et valeurs importées de la société ambiante. C'est l'approche qui rappelle au
scientifique qu'il est aussi citoyen, et qu'il a, comme ses concitoyens, des devoirs.
Le genre de contrat moral qui découle de ce devoir d'état des scientifiques est alors inspiré par les mêmes principes qui devraient guider les
comportements des citoyens : ces principes visent à établir des limites à ne pas d épasser et sont bien synthétisés dans les vertus cardinales
proposées par Platon comme valeurs directrices fondamentales. Ce sont en termes modernes : temperentia (c'est-à-dire savoir respecter les
limites, ne pas aller trop loin), justitia (c'est-à-dire, le sens de ce qui est bien), fortitudo (c'est-à-dire, la capacité à
tenir compte du contexte et
du temps long) et prudentia (c'est-à-dire, savoir poursuivre des objectifs raisonnables et pratiques) (Paquet 1991-2).
Il s'agit l à d'impératifs évidemment vagues et qui peuvent paraître peu contraignants spécialement quand ils sont soumis aux assauts -