1. « Mémoire collective » et « mémoire historique »
Cette évolution des rapports entre histoire et mémoire est en grande partie due à la place
grandissante occupée par le thème de la « mémoire collective », avec ses corollaires : le culte de la
« commémoration », la revendication d’un « devoir de mémoire », la multiplication des « lois
mémorielles » 2. Dès 1978, Pierre Nora opposait terme à terme « mémoire collective » et « mémoire
historique », « comme la psychologie classique opposait autrefois mémoire affective et mémoire
intellectuelle » 3. La mémoire collective, en effet, pour Nora, « est ce qui reste du passé dans le vécu des
groupes, ou ce que ces groupes font du passé ». La mémoire historique, de son côté, « est unitaire », « le
fruit d’une tradition savante et ‘scientifique’ ». Ainsi, tandis que « la mémoire historique unit, la mémoire
collective divise ». Jadis mémoire et histoire s’étaient pratiquement confondues : l’histoire semblait s’être
développée « sur le modèle de la remémoration, de l’anamnèse et de la mémorisation ». Les historiens
donnaient la formule des « grandes mythologies collectives », « on allait de l’histoire à la mémoire
collective » et c’est l’histoire qui paraissait la mémoire collective du groupe. Mais toute l’évolution du
monde contemporain, sous la pression de l’histoire immédiate en partie fabriquée à chaud par les médias,
va vers la production d’un nombre accru de mémoires collectives. L’histoire s’écrit sous la pression de
ces mémoires collectives. L’histoire dite « nouvelle », qui s’efforce de créer une histoire scientifique à
partir de la mémoire collective, peut être interprétée comme une « révolution de la mémoire » 4.
2. La « fin de l’histoire-mémoire »
En 1984, dans l’introduction à ses Lieux de mémoires, le même Pierre Nora annonçait la fin de
l’adéquation entre la mémoire et l’histoire, la « fin de l’histoire-mémoire ». L’accélération de l’histoire,
en effet, aurait révélé la distance entre « la mémoire vraie, sociale et intouchée, celle dont les sociétés
dites primitives, ou archaïques, ont représenté le modèle et emporté le secret », et l’histoire « qui est ce
que font du passé nos sociétés condamnées à l’oubli, parce qu’emportées dans le changement ». On
assisterait ainsi à un « arrachement de mémoire sous la poussée conquérante et éradicatrice de l’histoire »
révélant « la rupture d’un lien d’identité très ancien, la fin de ce que nous vivions comme une évidence :
l’adéquation de l’histoire et de la mémoire » 5.
Par histoire, Pierre Nora entend non pas seulement l’histoire vécue, mais aussi l’opération
intellectuelle qui la rend intelligible – deux réalités pour lesquelles le français ne dispose que d’un seul
mot, alors que l’allemand distingue la Geschichte de l’Historie. Pierre Nora révèle le divorce en cours :
« Mémoire et histoire : loin d’être synonymes, nous prenons conscience que tout les oppose ». La
mémoire « est la vie, toujours portée par des groupes vivants et à ce titre, toujours en évolution
permanente, ouverte à la dialectique du souvenir et de l’amnésie, inconsciente de ses déformations
successives » ; tandis que l’histoire est « la reconstruction toujours problématique et incomplète de ce qui
n’est plus ». La mémoire est « un phénomène toujours actuel, un lien vécu au présent éternel ; l’histoire,
une représentation du passé ». La mémoire, « parce qu’elle est affective et magique », « ne s’accommode
que des détails qui la confortent » ; l’histoire, « parce que opération intellectuelle et laïcisante, appelle
analyse et discours critique ». La mémoire « installe le souvenir dans le sacré ; l’histoire l’en débusque,
elle prosaïse toujours ». La mémoire « sourd d’un groupe qu’elle soude, ce qui revient à dire […] qu’il y a
autant de mémoires que de groupes […] » ; l’histoire, au contraire, « appartient à tous et à personne, ce
qui lui donne vocation à l’universel […]. La mémoire est un absolu et l’histoire ne connaît que le
relatif » 6. S’agissant du cas français, Nora note, par exemple, que l’histoire était « par excellence notre
milieu de mémoire », et « tous les grands remaniements historiques ont consisté à élargir l’assiette de la
mémoire collective ». Mais cette « histoire-mémoire » a été comme subvertie par une « histoire-
critique » 7.
3. La mémoire « saisie par l’histoire »
En même temps, cette « fin de l’histoire-mémoire » s’accompagne, paradoxalement, d’un autre
phénomène : la « mémoire saisie par l’histoire ». La mémoire, en effet, a subi trois métamorphoses
majeures. Elle est devenue une mémoire « archivistique », une « mémoire-archive » : « aucune époque,