Jean Charron Université Laval, Québec LA RECONNAISSANCE SOCIALE DU POUVOIR SYMBOLIQUE DES JOURNALISTES POLITIQUES Une question de rhétorique Les acteurs politiques participent à des luttes symboliques dont l'enjeu est la perception de la réalité. Ces luttes constituent le lieu de la communication politique. Pour avoir quelque chance d'imposer une perception de la réalité, c'est-à-dire de faire accepter leur vision relative du monde comme vision absolue, les acteurs politiques doivent, au-delà et à travers leur argumentation, constamment décliner leur identité, faire valoir leur crédibilité et faire accepter la légitimité de leur pouvoir de nommer les choses. Dans ce jeu de la communication politique, les journalistes sont des joueurs à part entière dans la mesure où ils participent pleinement à la lutte pour l'imposition d'une perception de la réalité. Et, comme les élus, ils sont constamment confrontés au problème de la reconnaissance de leur pouvoir symbolique. L'étude du cas des journalistes parlementaires en poste à l'Assemblée nationale du Québec, nous servira à illustrer le fait que la quête d'une reconnaissance de la légitimité du pouvoir journalistique de nommer les choses est un élément constitutif des stratégies d'action des journalistes politiques et conditionne l'ensemble du processus de production journalistique1. Il s'agit ici d'examiner certaines stratégies que ces journalistes, confrontés à la difficulté de faire reconnaître leur pouvoir symbolique dans le jeu de la communication politique, mettent en œuvre quotidiennement pour affirmer une identité et acquérir ou maintenir une légitimité. Nous suivons la suggestion de Padioleau (1976) qui propose de considérer le produit journalistique ainsi que les représentations que les journalistes se font de leur situation et de HERMÈS 16, 1995 229 Jean Charron leurs fonctions comme des manifestations de stratégies d'action, lesquelles sont conditionnées par le système d'interaction auquel participent les producteurs de messages (les professionnels des médias et les sources d'information) dans un champ donné. Ces stratégies visent à faire reconnaître, par des publics habilités à le faire, un statut et une légitimité pour les journalistes. Dans cette perspective, le produit journalistique (l'article ou le reportage) est vu comme étant constitué à partir d'une « rhétorique », c'est-à-dire d'un ensemble cohérent de procédés d'écriture de textes journalistiques destinés non seulement à communiquer des informations, mais aussi à définir une identité (celle des journalistes) et un rapport (entre les journalistes et les autres acteurs du système d'interaction). Considérons que les journalistes spécialisés occupent une «position» spécifique dans le système de production de l'information propre à leur domaine de spécialisation et développent, à partir de cette position, un « point de vue », c'est-à-dire un cadre de perception et d'interprétation de la réalité. Le discours journalistique, qui énonce ce point de vue, est l'expression d'une stratégie d'action, elle-même tributaire de la position des journalistes dans le système, et vise, par la défense de ce point de vue, l'affirmation d'une identité et la définition d'un rapport à autrui. En somme, le journaliste, par une sorte d'argumentation métacommunicationnelle, parle de lui-même en parlant des autres. Pour faire image, on pourrait dire que le journaliste politique tient un discours qui s'apparente à ceci : « Tel porte-parole autorisé a déclaré ceci aujourd'hui. Je suis en mesure de vous dire — et vous pouvez me croire — ce qui est nouveau et important dans cette déclaration et ce quelle signifie en réalité ». À partir d'une réalité qu'il observe («le porte-parole a déclaré ceci »), le journaliste énonce un point de vue (« ce qui est nouveau et important et ce que cela signifie ») en même temps qu'une identité (« je suis en mesure de vous dire ») et un rapport à autrui (« vous pouvez me croire »). Ce qui revient à dire, comme le suggère Padioleau, qu'il n'y a rien à comprendre au discours journalistique si on ne tient pas compte de la position stratégique des journalistes dans le système d'interaction auquel ils participent dans leur domaine de spécialisation. C'est dans cette perspective que Padioleau a analysé les stratégies d'interaction des chroniqueurs de l'Éducation nationale en France. La comparaison de la situation de ces journalistes avec celle des journalistes parlementaires à l'Assemblée nationale du Québec montre l'importance de l'exigence de la légitimation dans les choix stratégiques des journalistes spécialisés et indique comment ces choix, semblables chez les deux groupes, sont modulés différemment selon la position qu'occupent les journalistes dans leur système d'interaction respectif. Le journaliste spécialiste et ses « publics » Il faut d'abord préciser à qui parle le journaliste spécialisé quand il parle de lui en parlant des autres. Autrement dit, quels sont les acteurs qui participent au système d'action ? Le 230 Le pouvoir symbolique des journalistes politiques « public » visé par les rhétoriques des journalistes spécialistes est constitué des acteurs qui, dans le système de production de l'information propre à leur secteur de spécialisation, sont habilités à reconnaître et sanctionner la performance des journalistes. Le journaliste spécialisé produit surtout en fonction des gens qui « comptent », c'est-à-dire de ceux qui tiennent une « comptabilité » de ses gains et pertes, de ses bons et mauvais coups, et dont les jugements ont des effets directs sur son capital de crédibilité au sein du système d'interaction. Dans le cas des journalistes parlementaires à l'Assemblée nationale du Québec, ce « public » est constitué principalement des collègues de travail à la Tribune, des sources d'information (principalement le personnel politique) et des supérieurs hiérarchiques (principalement le secrétaire de rédaction qui est le principal canal qui relie quotidiennement le journaliste à la rédaction). De façon générale, le « grand public » ne fait pas partie des « gens qui comptent ». En fait, le journaliste parlementaire sait peu de choses de ce public qui, de toute façon, n'a pas les ressources pour se faire entendre dans l'évaluation et la sanction de la crédibilité et de la compétence des journalistes. Pour le journaliste parlementaire, le « grand public » n'est guère plus qu'une entité abstraite. On peut même dire que les journalistes parlementaires perçoivent une certaine contradiction entre les normes du professionnalisme dont ils se réclament et la recherche de la satisfaction des besoins du « grand public ». Pour l'essentiel, les demandes du public ne parviennent au journaliste qu'à travers les demandes de l'entreprise de presse ; et, dans un contexte où les pressions commerciales se font sentir de plus en plus intensément sur l'information, la plupart des journalistes parlementaires ont tendance à voir d'un mauvais œil toute commande de l'entreprise qui repose sur l'objectif avoué de satisfaire aux demandes du public. Ils préfèrent considérer que c'est aux journalistes eux-mêmes que revient la responsabilité de défendre les intérêts du public tels qu'ils les imaginent. Le cas des chroniqueurs de l'éducation en France ne semble pas différent à cet égard. Selon Padioleau, ces journalistes professent une sorte de « magistère journalistique » ; ils estiment qu'ils ne doivent pas être à l'écoute des lecteurs, mais les devancer, qu'ils doivent faire le journal qu'ils ont envie de faire et non celui que les lecteurs ont envie de lire. La quête de reconnaissance Padioleau souligne que la rubrique de l'éducation est une création récente et que les journalistes qui en sont responsables sont jeunes et peu expérimentés. Dans ces conditions, ils doivent faire reconnaître le champ de l'éducation comme un domaine de spécialistes et faire reconnaître leur compétence en ce domaine. La situation des journalistes parlementaires québécois apparaît, sur ce plan, fort différente. La chronique parlementaire est aussi ancienne que le parlement lui-même2 et le secteur de la politique, généralement réservé aux journalistes expérimentés, est fort bien établi dans le journalisme québécois. Pourtant, la reconnaissance de la 231 Jean Charron compétence et de la crédibilité demeure un enjeu vital pour les courriéristes parlementaires. Il existe en effet une sorte de paranoïa professionnelle chez ces journalistes qui ont l'impression que leur crédibilité est constamment menacée et remise en question. Cela tient à plusieurs facteurs. Les journalistes parlementaires occupent une position privilégiée dans le jeu de la communication politique et détiennent un pouvoir qu'ils doivent justifier. La médiatisation de l'espace public moderne qui fait des journalistes un point de passage quasi obligé de la communication politique, la marge de liberté que détiennent les journalistes pour sélectionner, traduire, rapporter et interpréter les discours et les « événements » politiques du jour, la règle de la transparence qui contraint l'action des élus, voilà autant d'atouts qui placent les journalistes politiques dans une position de pouvoir. Mais ils ne détiennent pas de «titre» officiel, légalement sanctionné, qui leur conférerait une autorité universellement reconnue et qui les définirait comme arbitres incontestables dans la lutte pour la définition du vrai dans le champ politique. Leur position de salariés au service d'entreprises privées vouées à la recherche du profit ajoute à la précarité du statut professionnel des journalistes3. La contradiction entre l'étendue de leur pouvoir et la précarité de leur statut fait de la reconnaissance de leur pouvoir symbolique, un problème constant pour les journalistes parlementaires. Par ailleurs, cette position privilégiée leur est chaudement disputée par les politiciens qui peuvent invoquer une légitimité de représentation pour faire reconnaître leur pouvoir de nommer les choses et contester celui des journalistes. Bien qu'ils affichent, en bons démocrates, une sympathie de bon aloi à l'égard de la fonction journalistique, les politiciens n'en critiquent pas moins la pratique, surtout quand leur crédibilité et la légitimité de leurs actions sont mises en cause par des comptes rendus de journalistes. La paranoïa des journalistes parlementaires tient aussi aux soupçons de contamination partisane ou idéologique qui pèsent en permanence sur les journalistes politiques, réputés « proches » des milieux politiques. Dans la lutte pour l'imposition d'une perception de la réalité politique, les journalistes parlementaires sont l'objet de pressions multiples, plus ou moins subtiles, destinées à influencer leur performance professionnelle. Les sources politiques dominantes, contraintes par la médiatisation de l'espace public moderne, sont devenues, par la force des choses, de véritables experts, voire des artistes de la communication publique. Elles se sont dotées des ressources stratégiques (humaines, techniques et financières) qui leur ont permis d'accroître l'efficacité de leurs actions de communication publique. Les politiciens qui savent se mettre en scène et mettre en valeur leurs messages et qui savent brouiller la communication lorsqu'ils le jugent utile représentent des « challengers » sérieux dans la compétition pour le contrôle de la production de l'actualité politique. Bref, la menace est grande pour les journalistes politiques d'être perçus et de se percevoir eux-mêmes comme de simples porte-voix des détenteurs de pouvoir. En outre, la « réalité » politique dont parlent les journalistes parlementaires est constituée de messages et d'« événements » qui se caractérisent par un degré tel d'ambiguïté qu'il est 232 Le pouvoir symbolique des journalistes politiques malaisé de distinguer le vrai du faux. Du point de vue des journalistes, le discours politique, modelé par des intérêts partisans et instrument de la lutte politique, maquille le vrai par des sélections, des camouflages et autres faux-semblants, de sorte que la fonction journalistique de « décodage » comporte une grande part d'incertitude et donc de risque. Il y a le risque de se tromper, de commettre une erreur d'interprétation et de se fourvoyer dans les codes politiques, et il y a le risque de se « faire avoir » par le politicien avisé qui formule son message en fonction du décodage qu'il anticipe de la part des journalistes. Car, si la prospective est un art prisé chez les journalistes politiques, elle l'est aussi chez les politiciens qui cherchent à anticiper les réactions des journalistes et à ajuster leurs propres actions sur ces réactions anticipées. Prudents, les journalistes parlementaires travaillent à partir d'une hypothèse radicale : pour eux, comme pour bien des gens, l'univers politique est un univers de « mensonge », c'est-à-dire qu'il existe un écart (qu'il revient au journaliste de mesurer) entre la face publique de la politique et sa face cachée. En somme, la traduction journalistique du discours politique comporte nécessairement une part importante de « valeur ajoutée ». L'incertitude et le risque inhérents aux opérations de décodage du discours politique sont amplifiés par le rythme accéléré de production des nouvelles, par les échéances serrées et par la diversité des dossiers à couvrir. L'essentiel de la production des journalistes parlementaires est constitué d'informations « dures », c'est-à-dire de nouvelles dont la valeur est liée à la rapidité de la transmission. Les échéances sont, la plupart du temps, impitoyables et le temps imparti à la collecte et au traitement de l'information est extrêmement limité. Plus le temps est limité, plus le risque d'erreur augmente. Les journalistes parlementaires, bien que spécialisés dans la politique, se définissent eux-mêmes comme des généralistes ; ils sont amenés à passer constamment d'un dossier à un autre, chacun comportant des dimensions multiples et complexes susceptibles d'échapper même aux journalistes les plus perspicaces. Tous ces facteurs font du journalisme politique un métier à haut risque, un métier perçu par ses artisans comme difficile et stressant, un métier qui repose sur une crédibilité constamment menacée. La rhétorique d'objectivité En dépit des différences importantes entre la position stratégique des courriéristes parlementaires au Québec et celle des chroniqueurs de l'éducation en France, l'objectif de légitimation de leur pouvoir symbolique est commun aux deux groupes. Ils optent d'ailleurs pour des stratégies similaires. La quête de reconnaissance au sein de leur système d'action respectif les oriente vers le même type de journalisme qui s'exprime à travers une rhétorique d'objectivité doublée d'une rhétorique d'expertise critique. La transmission d'information et la critique apparaissent en effet comme les deux fonctions maîtresses à la base de leur dispositif d'affirmation d'identité et de légitimation. 233 Jean Charron Les rhétoriques journalistiques, telles que Padioleau les définit, sont « le produit de pratiques inscrites dans des contextes d'interaction spécifiques dont les caractéristiques influencent ï occurence et l'opportunité des dites rhétoriques » (p. 268). Le concept de « rhétorique d'objectivité» renvoie à la manière, caractéristique du journalisme d'information, selon laquelle les journalistes inscrivent leur « objectivité » dans les comptes rendus, c'est-à-dire aux procédures stratégiques et aux règles d'écriture qui, comme l'a montré Tuchman (1972, 1978), servent aux journalistes à faire la preuve de leur objectivité pour ainsi se protéger contre d'éventuelles attaques de la part des autres acteurs dans le système d'interaction. La rhétorique d'objectivité repose sur un ensemble de pratiques standardisées de collecte d'information et de règles d'écriture d'articles de nouvelles. La collecte procède essentiellement par des contacts routiniers avec des sources officielles et par l'examen des communiqués et autres documents officiels. Les règles d'écriture concernent la présence et l'agencement des cinq « W » de la tradition américaine, le recours aux citations, l'identification des sources, l'équilibre des points de vue, la forme impersonnelle, l'économie d'adjectifs, etc. Cette rhétorique et les pratiques qui lui sont associées ont l'avantage de s'accommoder d'une nécessaire standardisation des procédures de collecte, de traitement et de présentation des informations, standardisation qui fait contrepoids, du moins en partie, à l'incertitude inhérente aux opérations de « décodage » du discours politique. Ces pratiques routinières de collecte et de traitement de l'information sont d'ailleurs tout à fait appropriées au caractère routinier et réglé de la vie quotidienne à l'Assemblée nationale. Les « événements » (commissions parlementaires, périodes des questions, conférences de presse, conseils des ministres, etc.) et les débats parlementaires suivent une séquence récurrente et prévisible et les échanges quotidiens entre les journalistes et le personnel politique obéissent à des règles routinières et des rituels qui réduisent l'incertitude. Dans sa dimension métacommunicationnelle, la rhétorique d'objectivité est le vecteur d'une définition de l'identité du journaliste comme témoin fiable. En mettant l'accent sur la fiabilité du témoignage, la rhétorique d'objectivité définit un rapport particulier aux événements et aux autres acteurs du système. Le journaliste « objectif », et donc compétent et crédible, est celui qui rapporte fidèlement les événements et les messages des autres ; c'est celui qui met en scène des sources crédibles, fiables et compétentes, bref des porte-parole autorisés. La rhétorique d'objectivité fait du journaliste un « communicateur », un technicien dans un processus de transmission de l'information. Elle place ainsi le journaliste dans une position de dépendance à l'égard des sources officielles et l'amène à céder à celles-ci le contrôle de la production de l'information. Elle est, par conséquent, porteuse d'une définition de l'identité du journaliste en partie incompatible avec le dispositif normatif par lequel il cherche à légitimer son pouvoir symbolique. Le journaliste politique veut montrer son impartialité, mais pas au point d'apparaître comme le porte-voix servile des puissants. En outre, dans la mesure où elle se caractérise par des procédures routinières, et donc prévisibles, la rhétorique d'objectivité donne aux sources d'information un avantage dans la compétition pour le contrôle de la production de P« actualité 234 Le pouvoir symbolique des journalistes politiques politique ». Comme nous l'avons indiqué, l'anticipation des réactions des journalistes permet aux sources d'ajuster leurs tactiques d'influence à ces réactions anticipées. La rhétorique d'expertise critique Pour contrer la définition de leur identité et le déséquilibre en faveur des sources d'information induits par la rhétorique d'objectivité, les journalistes parlementaires cherchent à introduire une dimension critique dans leur pratique. Trois orientations sont théoriquement possibles : le journalisme d'opinion, le journalisme d'enquête, et le journalisme d'expertise critique. Dans le système d'action des journalistes parlementaires, comme dans celui des chroniqueurs étudiés par Padioleau, seule la dernière orientation semble offrir de réelles possibilités. Le journalisme d'opinion est exclu d'emblée. Au Québec, il n'existe pas, dans la « grande » presse (quotidiens, télévision et radio), de médias d'opinion. Cela tient à l'évolution de la presse nord-américaine depuis la fin du XIXe siècle et à l'étroitesse du marché québécois qui permet difficilement la survie d'un média d'opinion4. Par ailleurs, l'éditorial, le commentaire et autres « billets » sont des genres journalistiques que les journalistes parlementaires sont rarement autorisés par leur entreprise à pratiquer. On voit mal alors comment un journaliste parlementaire pourrait pratiquer cette forme de journalisme sans entraîner d'importants conflits avec les « publics » habilités à sanctionner sa compétence. Le journalisme d'enquête est fortement valorisé par beaucoup de journalistes politiques, qui y voient une forme idéale de journalisme, mais il présente des difficultés telles dans le champ politique qu'il est pratiquement inexistant à la Tribune de la presse. La production industrielle de l'information commande la mise en place de mécanismes qui tendent à exclure les pratiques journalistiques qui se rapprochent du journalisme d'enquête et qui sont coûteuses en temps, en énergie et en argent. Les secrétaires de rédaction attendent des journalistes parlementaires qu'ils couvrent en priorité les nouvelles officielles du jour, fort abondantes dans le champ politique. Les journalistes parlementaires eux-mêmes hésitent à investir dans des opérations qui nécessitent des habilités spécifiques que peu de journalistes ont développées et dont la rentabilité, pour eux, est douteuse. L'enquête oblige le journaliste à sortir du réseau des sources officielles pour en défricher un nouveau, moins bien balisé et plus risqué ; elle le force à délaisser pendant un certain temps le filon rentable de la politique officielle, ce qui entraîne une baisse de productivité et de visibilité. Enfin, l'enquête risque d'entraîner des effets pervers relativement à la quête de la reconnaissance de la compétence. Si son enquête porte fruit et que le journaliste déniche des informations que les autorités politiques auraient préféré garder secrètes, il s'expose à la contre-offensive des sources politiques qui peut être virulente, et même à celle des collègues de la Tribune, qui ont parfois le réflexe de jouer la carte du scepticisme et de tenter de minimiser, aux yeux de leur propre direction, les bons coups de leurs confrères concurrents. 235 Jean Charron La fonction critique, qui ne peut s'exercer ni dans le journalisme d'opinion, ni dans le journalisme d'enquête, trouve son expression dans un journalisme d'expertise critique. Il s'agit, pour les journalistes parlementaires comme pour les chroniqueurs de l'éducation étudiés par Padioleau (1976), de la « tâche noble » de la profession qui vient compléter la tâche nécessaire mais ingrate de transmission d'informations officielles. Dans le langage des journalistes, l'expertise critique consiste en la « mise en perspective », Γ« explication », Γ« analyse », bref tout ce par quoi le compte rendu va « au-delà de l'événement ». Alors que le journalisme d'opinion tire sa légitimité du principe de la concurrence des idées, de la confrontation des valeurs, l'expertise critique repose sur la compétence technique et l'argumentation logique : «Au style expressif du journalisme d'opinion correspond en contrepartie l'écriture instrumentale et documentaire de l'expertise critique» (Padioleau, 1976, p. 277). Le journaliste, en établissant des liens entre des éléments d'informations, des faits, des déclarations, en organisant ces bribes de réalité, donne un sens aux discours et événements politiques. Il construit, à partir des informations fournies par les sources, un discours qui se veut autonome, inédit, analytique et, surtout, différent du discours officiel des sources. Par l'exercice de l'expertise critique, le journaliste spécialisé cesse d'être une simple courroie de transmission pour acquérir une identité d'expert dans les affaires politiques en faisant la preuve de sa compétence, de son esprit critique et de son autonomie professionnelle. La rhétorique d'expertise critique complète la rhétorique d'objectivité en même temps que la seconde délimite la portée de la première. En d'autres termes, le discours d'expertise critique ne dispense pas le journaliste de faire la preuve de son objectivité ; il ne peut pas, en recourant aux procédés de la rhétorique de l'expertise critique, s'écarter de la rhétorique d'objectivité au point que la première entre en contradiction avec la seconde. Autrement, l'expertise critique pourrait être perçue comme du journalisme d'opinion. Le journaliste passerait alors d'une position d'observateur-analyste à une position de propagandiste ; un tel changement de position dans le jeu ne peut s'opérer sans que la crédibilité et la légitimité du journaliste ne soient remises en cause par les autres acteurs du système d'interaction. C'est pourquoi Padioleau constate que, dans le cas des chroniqueurs de l'éducation, la critique ne s'exerce que dans des limites étroites et demeure générale et abstraite. Quant aux courriéristes parlementaires, bien qu'ils expriment des critiques souvent concrètes et spécifiques, ils jouent également de prudence. L'expertise critique ne s'exerce le plus souvent que dans le cadre étroit de la politique partisane ; elle se limite au domaine dans lequel les journalistes parlementaires détiennent effectivement des ressources d'expertise. Les journalistes cherchent aussi à maintenir un équilibre entre les cibles des critiques ainsi qu'entre les critiques positives et négatives. Comme le disait un ministre du gouvernement du Québec, l'honnêteté pour certains journalistes politiques consiste à distribuer « une gifle et une caresse en alternance. Pour d'autres, c'est la distribution de claques à parts égales entre les formations politiques. » Enfin, les journalistes parlementaires ont tendance à situer leurs interventions critiques à l'intérieur d'un consensus établi par ailleurs entre les collègues de la Tribune, ce qui suppose l'existence de mécanisnes internes de régulation de la couverture de l'actualité politique. 236 Le pouvoir symbolique des journalistes politiques La collaboration comme mode de régulation Ces mécanismes de régulation sont au centre des stratégies d'action des journalistes parlementaires. Sur ce point, les différences sont frappantes entre les journalistes parlementaires et les chroniqueurs de l'éducation. Padioleau décrit un système d'interaction dans lequel les pressions concurrentielles entre les médias et la coopération entre les chroniqueurs de l'éducation sont faibles et ne constituent pas des mécanismes dominants de régulation des activités de ce champ. Le cas des courriéristes parlementaires à l'Assemblée nationale est tout à fait différent. Il existe une forte concurrence entre les médias qui délèguent des journalistes à la Tribune. Cette concurrence est structurée en fonction des types de médias (radio, télévision, quotidiens) et des marchés définis selon des paramètres linguistiques, géographiques et socio-économiques, de sorte que chaque entreprise de presse n'est pas en concurrence directe avec toutes les autres, mais elle l'est fortement avec une ou plusieurs autres. Les secrétaires de rédaction se chargent d'introduire dans le système d'interaction la contrainte organisationnelle de la concurrence. Pourtant la concurrence ne constitue pas un mécanisme central de régulation des activités des journalistes parlementaires. Ceux-ci disposent de ressources sociales qui leur permettent d'échapper, dans une certaine mesure, à la contrainte de la concurrence. Du fait de leur spécialisation, les journalistes parlementaires partagent des intérêts communs ; ils se côtoient quotidiennement dans les mêmes lieux de travail, loin des salles de rédaction et ils sont relativement peu supervisés par leurs supérieurs hiérarchiques. Ils s'échangent des informations et consacrent beaucoup de temps à discuter de l'importance et du sens à donner aux déclarations et aux événements politiques du jour, à échafauder des hypothèses et des pronostics sur les affaires politiques, à confronter leurs analyses, bref à construire pour leur usage professionnel une représentation de la réalité politique du jour. Plusieurs études sur le sujet nous laissent croire que la collaboration entre journalistes concurrents est une pratique assez répandue chez les journalistes politiques. Tunstall (1970) a montré que la poignée de journalistes britanniques responsables du « lobby » au Parlement de Westminster ont mis en place un tel système d'échange d'informations. Shields et Dunwoody (1986) ont décrit le réseau hiérarchisé d'échange d'informations au sein des journalistes américains affectés au «Wisconsin Statehouse». Un tel phénomène apparaît également chez les journalistes chargés d'accompagner les chefs de parti lors des campagnes électorales (Crouse, 1973). Cette stratégie n'est pas non plus propre au journalisme politique ; Dunwoody (1980) a montré l'existence dans le journalisme scientifique américain d'un club d'initiés (« inner club ») constitué d'une trentaine de journalistes à l'emploi de médias prestigieux ; ces journalistes, en maximisant la coopération et en minimisant les effets de la concurrence, parviennent à exercer une influence déterminante sur la couverture du champ scientifique aux Etats-Unis. Dans tous ces exemples, il s'agit de journalistes spécialisés, qui partagent donc des intérêts communs ; ils travaillent le plus souvent loin des salles de rédaction et sont relativement peu supervisés ; 237 Jean Charron finalement ils partagent les mêmes lieux de travail ou sont appelés à se côtoyer fréquemment. Ces éléments procurent aux journalistes les ressources sociales pour réguler la couverture journalistique de leur domaine de spécialisation en fonction de leurs propres intérêts et non en fonction des seuls impératifs organisationnels des entreprises de presse. La collaboration entre les journalistes parlementaires s'inscrit dans le processus de fabrication d'un discours d'objectivité et d'expertise critique dans le contexte d'un champ de spécialisation caractérisé par un degré élevé d'incertitude et de risque. La norme organisationnelle de la concurrence, qui renvoie à la compétition commerciale opposant les entreprises de presse qui visent un même marché ou des marchés connexes, apparaît dans la culture de la Tribune comme une norme externe susceptible d'entrer en conflit avec les intérêts des journalistes parlementaires en quête de reconnaissance de leur pouvoir symbolique. Considérant que les différences de traitement et de présentation des nouvelles font ressortir la subjectivité des perceptions, les journalistes confrontent leurs subjectivités pour en arriver, sinon à un consensus, au moins à circonscrire un espace acceptable d'interprétation, une sorte d'orthodoxie qui assure une relative conformité entre les comptes rendus. Dans ce cas-ci, on peut dire que la fabrication d'un discours journalistique d'objectivité et d'expertise critique obéit au même principe d'intersubjectivité qu'on retrouve dans l'élaboration du discours scientifique. La collaboration constitue une mise en commun des ressources et une collectivisation de la décision permettant aux journalistes de conforter leur position face aux autres acteurs dans le système d'interaction. La concordance minimale dans les comptes rendus des faits et dans leur interprétation prévient les critiques des sources et celles des secrétaires de rédaction. La coopération est aussi un moyen efficace de contrer les manœuvres de « manipulation » de la part des sources politiques ; en confrontant leurs perceptions et leurs analyses, les journalistes procèdent à un exercice critique de distanciation par rapport au discours des sources et par rapport à la compréhension spontanée et immédiate qu'ils peuvent en avoir. La coopération crée enfin une solidarité qui limite la possibilité pour les sources politiques d'exercer des sanctions négatives à l'endroit d'un journaliste en particulier5. Précisons que la collaboration entre les journalistes n'a pas pour effet d'éliminer tout esprit de concurrence au sein de la Tribune. Si les journalistes sont collectivement en lutte pour la reconnaissance de leur pouvoir symbolique, ils le sont aussi individuellement, c'est-à-dire les uns contre les autres, ce qui introduit une forme de concurrence qui n'est toutefois pas incompatible avec la norme de la collaboration. Celle-ci facilite en effet une division du travail qui permet aux journalistes parlementaires de se démarquer les uns des autres et ainsi faire valoir leur compétence individuelle. Le développement d'une expertise particulière dans un secteur d'activité est la principale stratégie de distinction auquel ont recours les journalistes parlementaires. Ceux-ci sont des spécialistes des questions politiques ; il s'agit d'une expertise disons « horizontale » dans la mesure où elle ne concerne pas un secteur particulier d'activités mais plutôt une dimension de la réalité. Plusieurs journalistes — ceux qui ont le temps de le faire, c'est-à-dire surtout les journa238 Le pouvoir symbolique des journalistes politiques listes à l'emploi des médias qui délèguent plusieurs représentants à la Tribune — tentent^ de développer une expertise « verticale » dans un secteur plus particulier d'intervention de l'Etat (correspondant grosso modo aux vocations des ministères : Environnement, Santé, Agriculture, Affaires sociales, etc.). Le journaliste « expert » dans un secteur donné peut, surtout s'il est en situation de monopole, exercer, grâce à la norme de collaboration, un leadership auprès de ces collègues, ce qui contribue à la reconnaissance de sa compétence à la fois par les pairs, les sources d'informations et les secrétaires de rédaction. On voit donc, en comparant le cas des journalistes parlementaires au Québec avec celui des chroniqueurs de l'éducation en France que les pratiques associées aux rhétoriques d'objectivité et d'expertise critique peuvent varier sensiblement selon la position stratégique des journalistes dans un secteur donné de spécialisation. D'autres facteurs, dont, faute d'espace, nous devons reporter l'analyse, contribuent également à la variation des pratiques auxquelles donne lieu cette double stratégie dans le journalisme politique. Il est facile d'imaginer par exemple que les habiletés et les ressources spécifiques que le journaliste doit accumuler et savoir investir pour élaborer un discours d'objectivité et d'expertise critique varient d'un type de médias à l'autre. On pourrait montrer que les journalistes adaptent les modalités d'expression et d'articulation de l'objectivité et de l'expertise critique aux exigences techniques propres au type de médias pour lequel ils travaillent. On pourrait également, dans le contexte québécois, souligner les différences de culture et de tradition entre les journalistes anglophones et les journalistes francophones, différences qui se traduisent dans des modalités particulières d'expression de l'objectivité et de l'expertise critique. Une analyse plus fine ferait également voir des nuances importantes, selon les groupes d'âges auxquels appartiennent les journalistes, dans la manière dont ceux-ci montrent dans leurs comptes rendus la preuve de leur objectivité et leur expertise critique. Bref, au niveau microscopique où nous nous situons, les facteurs de variations abondent. Ils témoignent de la marge de liberté dont disposent les acteurs pour actualiser des processus par ailleurs largement déterminés par le fait de leur participation à un système spécifique d'interaction et par l'exigence fondamentale de la légitimation de leur pouvoir symbolique dans le jeu de la communication politique. Jean CHARRON NOTES 1. Cet article s'appuie sur des observations provenant d'une recherche plus large, menée par l'auteur en 1989 et 1990, qui porte sur les relations entre journalistes parlementaires et les membres de l'Assemblée nationale du Québec (Charron, 1994). Les journalistes parlementaires (appelés souvent « chroniqueurs parlementaires ») sont les journalistes membres de la Tribune de la presse au Parlement du Québec et chargés de couvrir l'actualité 239 Jean Charron parlementaire et politique. Ils occupent deux étages d'un immeuble situé à proximité de l'Hôtel du Parlement. Les données ont été recueillis au cours d'un stage d'observation et à partir d'entrevues réalisés auprès de membres de la Tribune de la presse (26 entrevues) et auprès du personnel politique élu et non-élu (21 entrevues). Il y avait, en poste à la Tribune au moment de l'enquête, 42 journalistes à l'emploi de 23 entreprises de presse. Les journalistes parlementaires sont des hommes (seulement 12 % de femmes) francophones (11 % sont des anglophones) qui travaillent pour des médias francophones (33 % travaillent pour des médias anglophones). 2. La reconnaissance officielle de la Tribune de la presse date de 1871, bien que la présence de journalistes dans une assemblée parlementaire au Québec remonte à 1792 lors de la première séance de l'Assemblée législative du Bas-Canada (Saint-Pierre, 1993). 3. La radio et la télévision publiques font de moins en moins exception à cette règle. Le retrait progressif de l'État en matière de radiodiffusion se traduit par un sous-financement des radios et télévisions publiques qui doivent compenser par des stratégies plus aggressives sur un marché publicitaire de plus en plus morcelé, avec le résultat que leurs politiques d'information se rapprochent sensiblement de celles du secteur privé. 4. La dernière tentative en ce sens, celle du quotidien souverainiste Le Jour (1974-1976) a échoué en raison notamment des réticences des annonceurs. 5. En cas de conflit avec un journaliste, ce qui n'est pas rare, le politicien opte généralement pour une attitude de « laissez-faire ». Dans le milieu politique on considère qu'attaquer un journaliste c'est attaquer toute la « confrérie » et qu'une attitude de confrontation ne peut qu'être contre-productive. RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES CHARRON, Jean, La production de l'actualité politique. Montréal/Boréal, 1994. CROUSE, Timothy, The Boys on the Bus. New York, Ballantine, 1973. DORNAN, Christopher, « La logique positiviste sous le canon électronique : l'utilisation naturaliste dans l'information télévisée », in Communication Information, vol. 4, n°3, 1982, p. 79-90. DUNWOODY, S., « The science writing inner club : A communication link between science and the lay public », in G. C. WILHOT et H. 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