la reconnaissance sociale du pouvoir symbolique des journalistes

Jean Charron
Université
Laval,
Québec
LA RECONNAISSANCE SOCIALE DU
POUVOIR SYMBOLIQUE DES
JOURNALISTES POLITIQUES
Une question de rhétorique
Les acteurs politiques participent à des luttes symboliques dont l'enjeu est la perception de
la réalité. Ces luttes constituent le lieu de la communication politique. Pour avoir quelque
chance d'imposer une perception de la réalité, c'est-à-dire de faire accepter leur vision relative
du monde comme vision absolue, les acteurs politiques doivent, au-delà et à travers leur
argumentation, constamment décliner leur identité, faire valoir leur crédibilité et faire accepter la
légitimité de leur pouvoir de nommer les choses.
Dans ce jeu de la communication politique, les journalistes sont des joueurs à part entière
dans la mesure où ils participent pleinement à la lutte pour l'imposition
d'une
perception de la
réalité. Et, comme
les
élus, ils sont constamment confrontés au problème de la reconnaissance de
leur pouvoir symbolique.
L'étude du cas des journalistes parlementaires en poste
à
l'Assemblée nationale du Québec,
nous servira à illustrer le fait que la quête
d'une
reconnaissance de la légitimité du pouvoir
journalistique de nommer les choses est un élément constitutif des stratégies d'action des
journalistes politiques et conditionne l'ensemble du processus de production journalistique1. Il
s'agit
ici d'examiner certaines stratégies que ces journalistes, confrontés à la difficulté de faire
reconnaître leur pouvoir symbolique dans le jeu de la communication politique, mettent en
œuvre quotidiennement pour affirmer une identité et acquérir ou maintenir une légitimité.
Nous suivons la suggestion de Padioleau (1976) qui propose de considérer le produit
journalistique ainsi que les représentations que les journalistes se font de leur situation et de
HERMÈS
16,
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leurs fonctions comme des manifestations de stratégies d'action, lesquelles sont conditionnées
par le système d'interaction auquel participent les producteurs de messages (les professionnels
des médias et les sources d'information) dans un champ donné. Ces stratégies visent à faire
reconnaître, par des publics habilités à le faire, un statut et une légitimité pour les journalistes.
Dans cette perspective, le produit journalistique (l'article ou le reportage) est vu comme étant
constitué à partir d'une « rhétorique », c'est-à-dire d'un ensemble cohérent de procédés d'écri-
ture de textes journalistiques destinés non seulement à communiquer des informations, mais
aussi à définir une identité (celle des journalistes) et un rapport (entre les journalistes et les
autres acteurs du système d'interaction).
Considérons que les journalistes spécialisés occupent une «position» spécifique dans le
système de production de l'information propre à leur domaine de spécialisation et développent,
à partir de cette position, un « point de vue », c'est-à-dire un cadre de perception et d'inter-
prétation de la réalité. Le discours journalistique, qui énonce ce point de vue, est l'expression
d'une stratégie d'action, elle-même tributaire de la position des journalistes dans le système, et
vise,
par la défense de ce point de vue, l'affirmation d'une identité et la définition d'un rapport à
autrui. En somme, le journaliste, par une sorte d'argumentation métacommunicationnelle, parle
de lui-même en parlant des autres. Pour faire image, on pourrait dire que le journaliste politique
tient un discours qui s'apparente à ceci
:
« Tel
porte-parole autorisé
a
déclaré ceci
aujourd'hui.
Je
suis en mesure de vous dire et vous pouvez me
croire
ce qui est nouveau et important dans
cette
déclaration
et ce quelle signifie en
réalité
».
À partir d'une réalité qu'il observe («le porte-parole a déclaré ceci »), le journaliste énonce
un point de vue (« ce qui est nouveau et important et ce que cela signifie ») en même temps
qu'une identité (« je suis en mesure de vous dire ») et un rapport à autrui (« vous pouvez me
croire »). Ce qui revient à dire, comme le suggère Padioleau, qu'il n'y a rien à comprendre au
discours journalistique si on ne tient pas compte de la position stratégique des journalistes dans
le système d'interaction auquel ils participent dans leur domaine de spécialisation.
C'est dans cette perspective que Padioleau a analysé les stratégies d'interaction des chroni-
queurs de l'Éducation nationale en France. La comparaison de la situation de ces journalistes
avec celle des journalistes parlementaires à l'Assemblée nationale du Québec montre l'impor-
tance de l'exigence de la légitimation dans les choix stratégiques des journalistes spécialisés et
indique comment ces choix, semblables chez les deux groupes, sont modulés différemment selon
la position qu'occupent les journalistes dans leur système d'interaction
respectif.
Le journaliste spécialiste et ses « publics »
Il faut d'abord préciser à qui parle le journaliste spécialisé quand il parle de lui en parlant
des autres. Autrement dit, quels sont les acteurs qui participent au système d'action ? Le
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Le pouvoir symbolique
des journalistes
politiques
« public » visé par les rhétoriques des journalistes spécialistes est constitué des acteurs qui, dans
le système de production de l'information propre à leur secteur de spécialisation, sont habilités à
reconnaître et sanctionner la performance des journalistes. Le journaliste spécialisé produit
surtout en fonction des gens qui « comptent », c'est-à-dire de ceux qui tiennent une « comp-
tabilité » de ses gains et pertes, de ses bons et mauvais coups, et dont les jugements ont des effets
directs sur son capital de crédibilité au sein du système d'interaction. Dans le cas des journalistes
parlementaires à l'Assemblée nationale du Québec, ce « public » est constitué principalement
des collègues de travail à la Tribune, des sources d'information (principalement le personnel
politique) et des supérieurs hiérarchiques (principalement le secrétaire de rédaction qui est le
principal canal qui relie quotidiennement le journaliste à la rédaction).
De façon générale, le « grand public » ne fait pas partie des « gens qui comptent ». En fait,
le journaliste parlementaire sait peu de choses de ce public qui, de toute façon, n'a pas les
ressources pour se faire entendre dans l'évaluation et la sanction de la crédibilité et de la
compétence des journalistes. Pour le journaliste parlementaire, le « grand public » n'est guère
plus qu'une entité abstraite. On peut même dire que les journalistes parlementaires perçoivent
une certaine contradiction entre les normes du professionnalisme dont ils se réclament et la
recherche de la satisfaction des besoins du « grand public ».
Pour l'essentiel, les demandes du public ne parviennent au journaliste qu'à travers les
demandes de l'entreprise de presse ; et, dans un contexte où les pressions commerciales se font
sentir de plus en plus intensément sur l'information, la plupart des journalistes parlementaires
ont tendance à voir d'un mauvais œil toute commande de l'entreprise qui repose sur l'objectif
avoué de satisfaire aux demandes du public. Ils préfèrent considérer que c'est aux journalistes
eux-mêmes que revient la responsabilité de défendre les intérêts du public tels qu'ils les
imaginent. Le cas des chroniqueurs de l'éducation en France ne semble pas différent à cet égard.
Selon Padioleau, ces journalistes professent une sorte de « magistère journalistique » ; ils esti-
ment qu'ils ne doivent pas être à l'écoute des lecteurs, mais les devancer, qu'ils doivent faire le
journal qu'ils ont envie de faire et non celui que les lecteurs ont envie de lire.
La quête de reconnaissance
Padioleau souligne que la rubrique de l'éducation est une création récente et que les
journalistes qui en sont responsables sont jeunes et peu expérimentés. Dans ces conditions, ils
doivent faire reconnaître le champ de l'éducation comme un domaine de spécialistes et faire
reconnaître leur compétence en ce domaine. La situation des journalistes parlementaires québé-
cois apparaît, sur ce plan, fort différente. La chronique parlementaire est aussi ancienne que le
parlement lui-même2 et le secteur de la politique, généralement réservé aux journalistes expéri-
mentés, est fort bien établi dans le journalisme québécois. Pourtant, la reconnaissance de la
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compétence et de la crédibilité demeure un enjeu vital pour les courriéristes parlementaires. Il
existe en effet une sorte de paranoïa professionnelle chez ces journalistes qui ont l'impression
que leur crédibilité est constamment menacée et remise en question. Cela tient à plusieurs
facteurs.
Les journalistes parlementaires occupent une position privilégiée dans le jeu de la commu-
nication politique et détiennent un pouvoir qu'ils doivent justifier. La médiatisation de l'espace
public moderne qui fait des journalistes un point de passage quasi obligé de la communication
politique, la marge de liberté que détiennent les journalistes pour sélectionner, traduire,
rapporter et interpréter les discours et les « événements » politiques du jour, la règle de la
transparence qui contraint l'action des élus, voilà autant d'atouts qui placent les journalistes
politiques dans une position de pouvoir. Mais ils ne détiennent pas de «titre» officiel,
légalement sanctionné, qui leur conférerait une autorité universellement reconnue et qui les
définirait comme arbitres incontestables dans la lutte pour la définition du vrai dans le champ
politique. Leur position de salariés au service d'entreprises privées vouées à la recherche du
profit ajoute à la précarité du statut professionnel des journalistes3. La contradiction entre
l'étendue de leur pouvoir et la précarité de leur statut fait de la reconnaissance de leur pouvoir
symbolique, un problème constant pour les journalistes parlementaires.
Par ailleurs, cette position privilégiée leur est chaudement disputée par les politiciens qui
peuvent invoquer une légitimité de représentation pour faire reconnaître leur pouvoir de
nommer les choses et contester celui des journalistes. Bien qu'ils affichent, en bons démocrates,
une sympathie de bon aloi à l'égard de la fonction journalistique, les politiciens n'en critiquent
pas moins la pratique, surtout quand leur crédibilité et la légitimité de leurs actions sont mises en
cause par des comptes rendus de journalistes.
La paranoïa des journalistes parlementaires tient aussi aux soupçons de contamination
partisane ou idéologique qui pèsent en permanence sur les journalistes politiques, réputés
« proches » des milieux politiques. Dans la lutte pour l'imposition d'une perception de la réalité
politique, les journalistes parlementaires sont l'objet de pressions multiples, plus ou moins
subtiles, destinées à influencer leur performance professionnelle. Les sources politiques domi-
nantes, contraintes par la médiatisation de l'espace public moderne, sont devenues, par la force
des choses, de véritables experts, voire des artistes de la communication publique. Elles se sont
dotées des ressources stratégiques (humaines, techniques et financières) qui leur ont permis
d'accroître l'efficacité de leurs actions de communication publique. Les politiciens qui savent se
mettre en scène et mettre en valeur leurs messages et qui savent brouiller la communication
lorsqu'ils le jugent utile représentent des « challengers » sérieux dans la compétition pour le
contrôle de la production de l'actualité politique.
Bref,
la menace est grande pour les journalistes
politiques d'être perçus et de se percevoir eux-mêmes comme de simples porte-voix des
détenteurs de pouvoir.
En outre, la « réalité » politique dont parlent les journalistes parlementaires est constituée
de messages et d'« événements » qui se caractérisent par un degré tel d'ambiguïté qu'il est
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Le pouvoir symbolique
des journalistes
politiques
malaisé de distinguer le vrai du faux. Du point de vue des journalistes, le discours politique,
modelé par des intérêts partisans et instrument de la lutte politique, maquille le vrai par des
sélections, des camouflages et autres faux-semblants, de sorte que la fonction journalistique de
« décodage » comporte une grande part d'incertitude et donc de risque. Il y a le risque de se
tromper, de commettre une erreur d'interprétation et de se fourvoyer dans les codes politiques,
et il y a le risque de se « faire avoir » par le politicien avisé qui formule son message en fonction
du décodage qu'il anticipe de la part des journalistes. Car, si la prospective est un art prisé chez
les journalistes politiques, elle l'est aussi chez les politiciens qui cherchent à anticiper les
réactions des journalistes et à ajuster leurs propres actions sur ces réactions anticipées.
Prudents, les journalistes parlementaires travaillent à partir d'une hypothèse radicale : pour
eux, comme pour bien des gens, l'univers politique est un univers de « mensonge », c'est-à-dire
qu'il existe un écart (qu'il revient au journaliste de mesurer) entre la face publique de la
politique et sa face cachée. En somme, la traduction journalistique du discours politique
comporte nécessairement une part importante de « valeur ajoutée ».
L'incertitude et le risque inhérents aux opérations de décodage du discours politique sont
amplifiés par le rythme accéléré de production des nouvelles, par les échéances serrées et par la
diversité des dossiers à couvrir. L'essentiel de la production des journalistes parlementaires est
constitué d'informations « dures », c'est-à-dire de nouvelles dont la valeur est liée à la rapidité de
la transmission. Les échéances sont, la plupart du temps, impitoyables et le temps imparti à la
collecte et au traitement de l'information est extrêmement limité. Plus le temps est limité, plus le
risque d'erreur augmente. Les journalistes parlementaires, bien que spécialisés dans la politique,
se définissent eux-mêmes comme des généralistes ; ils sont amenés à passer constamment d'un
dossier à un autre, chacun comportant des dimensions multiples et complexes susceptibles
d'échapper même aux journalistes les plus perspicaces. Tous ces facteurs font du journalisme
politique un métier à haut risque, un métier perçu par ses artisans comme difficile et stressant,
un métier qui repose sur une crédibilité constamment menacée.
La rhétorique d'objectivité
En dépit des différences importantes entre la position stratégique des courriéristes parle-
mentaires au Québec et celle des chroniqueurs de l'éducation en France, l'objectif de légitima-
tion de leur pouvoir symbolique est commun aux deux groupes. Ils optent d'ailleurs pour des
stratégies similaires. La quête de reconnaissance au sein de leur système d'action respectif les
oriente vers le même type de journalisme qui s'exprime à travers une rhétorique d'objectivité
doublée d'une rhétorique d'expertise critique. La transmission d'information et la critique
apparaissent en effet comme les deux fonctions maîtresses à la base de leur dispositif d'affirma-
tion d'identité et de légitimation.
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