MISE AU POINT Épidémiologie des cancers des voies aéro-digestives supérieures 1 Epidemiology of head and neck cancers A. Auperin*, A. Melkane**, D. Luce***, S. Temam** L es carcinomes des voies aéro-digestives supérieures (VADS) étudiés ici incluent les carcinomes de la cavité buccale, du pharynx et du larynx. En France, il s’agit essentiellement de carcinomes épidermoïdes. Épidémiologie descriptive des carcinomes des VADS Fréquence des carcinomes des VADS en France (1) En 2005, le nombre de nouveaux cas de cancers des VADS était estimé à 16 000 (12 770 chez les hommes, 3 230 chez les femmes). Le nombre de décès était de 5 406 (4 515 chez les hommes, 891 chez les femmes). Chez les hommes, ces cancers se classaient au quatrième rang pour l’incidence et au cinquième pour la mortalité. Chez les femmes, ils arrivaient aux dixième et seizième rangs pour l’incidence et la mortalité, respectivement. Ces cancers étaient très peu fréquents avant l’âge de 35 ans. Leur taux d’incidence était maximal entre 50 et 59 ans, mais reste élevé jusqu’à 84 ans. © La Lettre du Cancérologue 2011; XX(2):102-6. 1 * Service de biostatistique et d’épidémiologie, institut Gustave-Roussy, Villejuif. ** Département de cancérologie cervico-faciale, institut GustaveRoussy, Villejuif. *** Inserm, U687, Villejuif. Variations temporelles en France (1) Chez les hommes, les taux d’incidence standardisés sur l’âge des cancers des VADS ont très fortement diminué entre 1980 et 2005 à la suite de la baisse de la consommation d’alcool et de tabac en France. Les taux d’incidence ont été divisés par deux environ au cours de cette période, mais la diminution annuelle a été plus forte entre 2000 et 2005 qu’entre 1980 26 | La Lettre d’ORL et de chirurgie cervico-faciale • n° 325 - avril-mai-juin 2011 et 2000. Les taux de mortalité ont également diminué. Chez les femmes, au contraire, bien que les taux standardisés d’incidence restent inférieurs à ceux des hommes, ils sont en augmentation avec presque un doublement entre 1980 et 2005, mais sans augmentation des taux de mortalité. Cette augmentation d’incidence est en partie liée à l’augmentation de la consommation de tabac, plus récente chez les femmes que chez les hommes (figure 1). Variations géographiques (1, 2) En France, il existe de fortes disparités entre les régions pour ces cancers. La région qui a la plus forte incidence, chez les hommes comme chez les femmes, est le Nord-Pas-de-Calais. Viennent ensuite, pour les hommes, la Bretagne, la Haute-Normandie, la Picardie et la Champagne-Ardenne. Pour les femmes, on observe de fortes incidences en Île-de-France, en Picardie, en Haute-Normandie et en ProvenceAlpes-Côte-d’Azur. Chez les hommes, la France a le dix-huitième taux d’incidence le plus élevé au monde et le treizième en Europe. Celui des femmes s’élève au cinquième rang en Europe et au vingt et unième rang mondial (estimations GLOBOCAN 2008). Inégalités sociales (3) La mortalité par cancer laisse apparaître des inégalités sociales, celles-ci étant le plus marquées en France pour les cancers des VADS. Parmi les pays européens, la France est le pays où ces inégalités sont les plus marquées. Points forts »» En France, les taux d’incidence des cancers des voies aéro-digestives diminuent nettement chez les hommes, mais augmentent chez les femmes. La mortalité due à ces cancers diminue nettement chez les hommes. Chez les femmes, elle est stable pour les cancers de la cavité buccale et du pharynx et diminue pour les cancers du larynx. »» Le tabac et l’alcool restent les facteurs de risque principaux de ces cancers en France : leur prévention est essentielle. »» Les papillomavirus humains (HPV) sont responsables de certains cancers de l’oropharynx, mais la part de ces cancers attribuable aux HPV est mal connue en France. Mots-clés Carcinome épidermoïde Cancer des voies aéro-digestives supérieures Épidémiologie HPV Pronostic Highlights Hommes 50 Taux standardisés monde (échelle log) * * * ** * * * * * * ** * * 10 ** * * ** * * ** Incidence estimée chez les hommes Incidence estimée chez les femmes Mortalité estimée Mortalité observée Taux standardisés monde (échelle log) A ** 5 10 5 * 1 1 1980 1985 B 1990 1995 Année 2000 2005 * * * * ** * * * * * * * * * * * * * * * * * * * 1980 1985 Hommes Taux standardisés monde (échelle log) 5,0 ** * ** 1990 1995 Année 2000 2005 * ** * * ** ** * 1,0 0,5 0,1 »» In France, the incidence rate of head and neck carcinomas has markedly decreased in men but has increased in women. In men, the mortality rate has also decreased. In women, the mortality rate for oral cavity and pharynx carcinomas has been stable, and has decreased for larynx carcinoma. »» Tobacco and alcohol remain the main risk factors of these cancers in France and their prevention is still fundamental. »» HPV are recognised as a cause of a subset of head and neck squamous cell carcinomas, mainly oropharyngeal cancers, but the part of these cancers attributable to HPV is unknown in France. Keywords Femmes Squamous cell carcinoma Head and neck carcinoma Epidemiology HPV Prognosis Incidence estimée chez les hommes Incidence estimée chez les femmes Mortalité estimée Mortalité observée Taux standardisés monde (échelle log) * 10,0 * * * * * * * ** ** Femmes 1,0 0,5 * * * * * * * ** * * * * ** * ** * * * * * ** * 0,1 1980 1985 1990 1995 Année 2000 2005 1980 1985 1990 1995 Année 2000 2005 Figure 1. Évolution des taux d’incidence et de mortalité par cancer des VADS chez les hommes et les femmes en France (1) : cancers de la cavité buccale et du pharynx (A) ; cancers du larynx (B). La Lettre d’ORL et de chirurgie cervico-faciale • n° 325 - avril-mai-juin 2011 | 27 MISE AU POINT Épidémiologie des cancers des voies aéro-digestives supérieures Épidémiologie analytique des carcinomes des VADS Les principaux facteurs de risque en France sont le tabac et l’alcool. Le rôle causal des papillomavirus humains (HPV) est maintenant bien connu, mais il est encore mal quantifié en France. Tabac La consommation de tabac est une cause reconnue de cancer des VADS. Toutes les formes de tabac fumé (cigarette, cigare, pipe) sont associées à une augmentation du risque carcinogène. Ce risque est le plus fort pour les cancers du larynx et de l’hypopharynx − avec un risque relatif (RR) entre fumeur et non-fumeur de plus de 7 −, puis pour ceux de la cavité buccale et de l’oropharynx (RR de l’ordre de 3 à 6) [4]. Le risque de cancer des VADS augmente avec le nombre de cigarettes consommées par jour et la durée du tabagisme. Comme pour le cancer du poumon, il semble que la durée soit plus importante que la quantité pour une même consommation cumulée (5). Le risque diminue à l’arrêt du tabagisme. La réduction du risque s’observe assez rapidement après l’arrêt et se poursuit régulièrement, le risque devenant similaire à celui des personnes n’ayant jamais fumé environ 20 ans après l’arrêt (6). Le tabagisme passif semble aussi augmenter le risque de cancers des VADS (RR de l’ordre de 1,6) [7]. La consommation de tabac non fumé (prisé ou chiqué) est associée à une augmentation du risque de cancer de la cavité buccale et du pharynx avec un RR de l’ordre de 1,4 (8). L’usage de cannabis ne semble pas augmenter le risque de cancer des VADS, mais les données disponibles n’ont pas permis d’étudier ce risque pour de fortes consommations (9). Alcool Tous les types d’alcool (vin, bière, alcools forts, spiritueux, etc.) entraînent une augmentation du risque de cancer des VADS (10), ce qui semble confirmer l’hypothèse selon laquelle c’est l’éthanol qui augmente ce risque plutôt que d’autres substances présentes dans les boissons alcoolisées. Le risque augmente avec la dose d’alcool contenue dans les boissons alcoolisées. Il semble que l’intensité de la consommation (nombre de grammes d’alcool par 28 | La Lettre d’ORL et de chirurgie cervico-faciale • n° 325 - avril-mai-juin 2011 jour) ait un effet plus important que la durée (5, 11). Par rapport à un non-buveur, une consommation de 5 verres par jour (soit 50 g d’alcool) multiplie le risque de cancer de la cavité buccale et du pharynx par 3 à 5, et le risque de cancer du larynx par 2 à 3 (11, 12). L’arrêt de la consommation d’alcool diminue le risque de cancer des VADS. Cependant, à la différence de l’arrêt du tabac, cette réduction semble ne survenir que tardivement, après 20 ans d’absti­ nence (6). Interaction alcool-tabac La consommation conjointe d’alcool et de tabac augmente de manière synergique le risque de cancer des VADS, avec un effet synergique au moins multiplicatif pour toutes les localisations (figure 2) [4, 13]. En France, 88 % des décès par cancer des VADS sont attribuables au tabac et/ou à l’alcool (14). Alimentation Les études épidémiologiques portant sur le rôle de l’alimentation montrent une relation entre une consommation élevée de fruits et légumes et un risque diminué de cancer de la cavité buccale et du pharynx (15). Les liens entre les cancers des VADS et le bêta-carotène, la vitamine A et la vitamine C sont moins solides. Indice de masse corporelle Plusieurs études ont mis en évidence une association inverse entre l’indice de masse corporelle (IMC) et le risque de cancer des VADS. Par rapport aux patients de poids normal, les personnes maigres ont un risque deux fois plus élevé et celles en surpoids ou obèses ont un risque diminué de moitié (16). Cette relation est observée au moment du diagnostic, mais aussi dans une période antérieure (entre 2 et 5 ans avant le diagnostic), rendant peu probable l’hypothèse selon laquelle cette association serait due à une perte de poids liée au cancer. Un IMC bas semble accentuer les effets de l’alcool et du tabac pour les cancers de la cavité buccale et du pharynx, mais pas pour ceux du larynx (5). Les mécanismes de ces associations restent à élucider. MISE AU POINT 40 35 30 30 25 25 16,7 10 12,6 4,8 2,8 2,3 5 0 Plus de 4 1,3 1,7 Entre 0 et 4 Verres d’a lcool par jour * 1 0 10,6 15 Plus de 30 7,7 7,9 10 Entre 0 et 30 0 20 5 2,4 4,5 0 Plus de 4 1,4 1 Entre 0 et 4 Verres d’alc ool par jou r* Plus de 30 1,8 r 15 are tte s/jo u 20 34,6 0 Entre 0 et 30 0 r Risque relatif 35 are tte s/jo u 35,6 Cig Risque relatif 40 Risque de cancer du larynx B Cig Risque de cancer du pharynx A * 1 verre d’alcool = 10 g. Figure 2. Risque relatif de cancer du pharynx (A) et du larynx (B) en fonction de la consommation de tabac et d’alcool (4). Papillomavirus humains On observe, dans certains pays occidentaux, une augmentation de l’incidence des cancers de l’oropharynx attribuables à l’infection par les HPV oncogènes. Ces données épidémiologiques proviennent principalement des États-Unis, de la Suède, des Pays-Bas et de la Grande-Bretagne (17). Cette augmentation n’est pas observée chez les hommes en France : la diminution importante de l’incidence en raison de la diminution de la consommation de tabac et d’alcool pourrait masquer une augmentation plus modeste due aux HPV. Les HPV sont des virus à ADN de tropisme épithélial, à l’origine de diverses lésions cutanées et muqueuses bénignes. Certains sous-types (16, 18 et 33), dits oncogènes, sont à l’origine de cancers ano-génitaux, notamment du col utérin. L’infection par HPV au niveau de l’oropharynx est fréquente, et un portage est observé chez 25 % des sujets sains (18). L’ADN viral oncogène, principalement celui de type 16, a été retrouvé dans les cellules cancéreuses des carcinomes épidermoïdes des VADS dans près de 25 % des cas (19). La fréquence la plus forte est retrouvée pour les cancers de l’oropharynx, en particulier ceux développés au niveau des organes lymphoïdes (amygdales, base de la langue) [33 à 72 %]. L’épidémiologie en France est mal connue. Une étude sur 150 patients porteurs de carcinomes oropharyngés traités et suivis à l’institut Gustave-Roussy (Villejuif) a montré une prévalence globale de l’infection par HPV de l’ordre de 61 %, avec un taux s’élevant à 73 % pour les lésions localisées aux loges amygdaliennes. L’infection avait été détectée chez 85 % des patients indemnes de toute intoxication alcoolo-tabagique. Certaines habitudes sexuelles (partenaires multiples, pratique sexuelle orale) favoriseraient cette infection et la survenue ultérieure du cancer, comme pour les cancers du col de l’utérus (20). La carcinogenèse liée à l’HPV est différente de celle liée à l’intoxication alcoolo-tabagique. Les oncoprotéines virales E6 et E7 y jouent un rôle fondamental en inactivant les produits des gènes suppresseurs de tumeurs p53 et pRb respectivement, et en entraînant une inhibition de l’apoptose ainsi qu’une accumulation intra­ nucléaire de la protéine p16INK4A avec dérégulation du cycle cellulaire (21). Autres facteurs de risque Une relation, indépendante de l’alcool et du tabac, entre maladie périodontale et cancers des VADS a été suggérée (22). Elle pourrait passer par l’inflammation chronique ou par l’infection bactérienne, avec une augmentation secondaire de la concentration d’acétaldéhyde dans la cavité buccale. Certaines expositions professionnelles sont associées aux cancers des VADS. Les relations les plus établies La Lettre d’ORL et de chirurgie cervico-faciale • n° 325 - avril-mai-juin 2011 | 29 MISE AU POINT Épidémiologie des cancers des voies aéro-digestives supérieures sont celles entre le cancer du larynx et l’exposition à l’amiante, aux acides forts et aux hydrocarbures polycycliques (23, 24). Une histoire familiale de cancer des VADS chez les apparentés du premier degré augmente le risque. Cette augmentation n’est pas retrouvée chez les sujets non fumeurs (25). Pronostic Les principaux paramètres pronostiques des carcinomes épidermoïdes des VADS sont : la localisation, le stade TNM, les comorbidités, la résécabilité, les marges de sécurité après résection et la présence d’une rupture capsulaire. L’infection par HPV semble être plus fréquemment rencontrée chez les individus jeunes, non alcoolo-tabagiques, sans comorbidités associées ; ces facteurs influencent positivement le pronostic, indépendamment du comportement biologique tumoral. Les cancers HPV+ ont un stade au diagnostic souvent plus avancé que les cancers HPV−, notamment du fait de l’envahissement ganglionnaire. Néanmoins, de nombreuses études récentes montrent que le statut tumoral HPV+ est un facteur indépendant de bien meilleur pronostic en termes de réponse au traitement, de survie globale ou spécifique, et de survie sans récidive. Les taux de survie globale et de survie spécifique à 3 ans des patients HPV+ sont de 82,4 et 73,7 % respectivement, alors qu’ils sont de 57,1 et 43,4 % chez les patients HPV− (26). En effet, ces carcinomes seraient plus sensibles à la radiothérapie, exclusive ou concomitante à une chimiothérapie (27). D’autre part, il semble que les patients présentant une première tumeur oropharyngée HPV+ auraient un moindre risque de développer un cancer primitif synchrone ou métachrone, ce qui s’oppose au principe de la cancérisation en champ, propre à l’intoxication alcoolo-tabagique (28). Implications thérapeutiques et perspectives liées à l’HPV Le bénéfice en termes de survie des tumeurs HPV+, surtout chez les patients non fumeurs, semble être indépendant de la modalité thérapeutique adoptée, même si leur meilleure radiosensibilité semble être le point le plus important. Il n’existe pas encore d’arguments suffisants permettant de décider du traitement en fonction du statut HPV, mais il apparaît clairement que les nouveaux essais thérapeutiques doivent inclure ce paramètre dans leurs stratifications et que les efforts d’intensi­ fication thérapeutique doivent d’abord porter sur les patients de mauvais pronostic, HPV− et fumeurs. Par ailleurs, de nouveaux traitements anticancéreux ciblant spécifiquement les cellules HPV+ devraient apparaître dans les années à venir. Enfin, les effets de la vaccination anti-HPV des jeunes filles devraient peut-être modifier l’épidémiologie de ces cancers dans les 30 ans à venir. L’intérêt de la vaccination des jeunes garçons devra être réévalué en tenant compte des cancers des VADS. Conclusion En France, les facteurs de risque majeurs des cancers des VADS restent le tabac et l’alcool. La prévention de ces cancers nécessite de poursuivre les efforts de réduction de leur consommation. La part de l’infection par l’HPV dans la survenue de ces cancers doit être mieux étudiée en France. ■ Références bibliographiques 1. Institut de veille sanitaire (ministère de la Santé en France) : www.invs.sante.fr/surveillance/cancers. 2. Globocan 2008, Cancer Incidence and Mortality Worldwide in 2008 : http://globocan.iarc.fr. 3. Menvielle G, Kunst AE, Stirbu I et al. Educational differences in cancer mortality among women and men: a gender pattern that differs across Europe. Br J Cancer 2008;98(5):1012-9. 4. Zeka A, Gore R, Kriebel D. Effects of alcohol and tobacco on aerodigestive cancer risks: a meta-regression analysis. Cancer Causes Control 2003;14(9):897-906. 5. Lubin JH, Gaudet MM, Olshan AF et al. Body mass index, cigarette smoking, and alcohol consumption and cancers of the oral cavity, pharynx, and larynx: modeling odds ratios in pooled case-control data. Am J Epidemiol 2010;171(12):1250-61. 6. Marron M, Boffetta P, Zhang AF et al. 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