dossier église catholique dans la société française : une présence réelle et méconnue L’ L Par Mgr Claude Dagens Évêque d’Angoulême, de l’Académie française « Notre combat est indivisible : nous nous savons appelés à manifester, à promouvoir, à défendre la dignité de toute personne humaine, et d’abord de celles qui sont confrontées à des situations de détresse ou de peur, de celles qui sont l’objet de discriminations scandaleuses et intolérables, de celles que l’on manipule comme des pions ou comme des objets, en fonction des impératifs exclusifs de la rentabilité financière ou technique, ou de celles dont les activités, aussi bien économiques que sexuelles, ne sont déterminées que par les lois du marché. » monarchiste et la républicaine. Quelle erreur ’Église catholique qui est en France, et quelle sottise ! en ce début du XXIe siècle, on croit la Car il faut dépasser résolument ces images connaître, parce qu’elle fait partie de notre d’Épinal, à partir desquelles on conçoit la histoire commune. Voyez la cathédrale de religion catholique comme une menace Notre-Dame de Paris, qui est là depuis latente et même déclarée à la laïcité de 850 ans, avec sa façade royale et ses l’État. J’ai écouté avec attention le discours neuf nouvelles cloches, et n’oubliez pas par lequel notre ministre de la Justice, toutes les célébrations nationales qui s’y Mme Taubira, a ouvert à l’Assemblée sont déroulées, parmi lesquelles on peut nationale, le 29 janvier 2013, la discussion mentionner le Te Deum de la victoire, le sur le projet de loi qui ouvre le mariage et 26 août 1944, devenu un Magnificat, et l’adoption aux couples de les hommages solennels même sexe. Ce discours aux présidents de la Il faut dépasser ces est remarquablement Ve République, Charles de images d’Épinal, à Gaulle, Georges Pompidou pensé : il montre comment et François Mitterrand, l’institution du mariage partir desquelles on en attendant les autres ! civil est une conquête de conçoit la religion Et aux monuments de la Révolution en 1791, et catholique comme Paris, il faudrait ajouter plus tard, en 1884, de la une menace latente des abbayes illustres, République laïque. Vive d’autres cathédrales donc le mariage civil à et même déclarée à superbes, comme celle l’intérieur de notre société ! la laïcité de l’État d’Angoulême, qui est Mais pourquoi voudraitromane, et des hauts lieux on que le sacrement du de prière et de rassemblement, de Reims à mariage soit l’ennemi du mariage civil, Lourdes et de Rouen à Marseille ! comme si l’on ignorait qu’à partir du Haut Moyen Âge (que j’ai quelques raisons de Par-delà les images d’Épinal connaître), c’est l’Église catholique qui a Mais cette perception exclusivement défendu le consentement mutuel et libre patrimoniale de la présence actuelle de des époux, contre toutes les traditions l’Église catholique en France peut être qui ne concevaient l’union de l’homme dangereuse. Car elle vient alimenter des et de la femme que comme un système représentations collectives qui ont la vie d’arrangements tribaux, familiaux dure et qui ne sont pas conformes à la et financiers ! Et qui pourrait nier qu’à réalité. On dirait parfois que la mémoire l’heure actuelle, l’Église catholique est du catholicisme français s’est arrêtée la seule institution, en France, qui veille aux débuts de la IIIe République ou aux effectivement à préparer au mariage ceux lendemains de la loi de Séparation entre et celles qui le choisissent, et il s’agit, l’Église et l’État, précisément à ces heures en même temps, du mariage civil et du éprouvantes où s’exacerbait la guerre des mariage religieux ? deux France, la catholique et la laïque, la De grâce, Madame le Ministre (comme on / mars 2013 / n°429 11 dossier Les religions et le monde moderne dit à l’Académie française), ne réveillons pas les vieux réflexes guerriers qui sommeillent dans notre inconscient collectif et demandez à votre collègue Manuel Valls pourquoi il était présent l’autre jour à l’intérieur de la cathédrale Notre-Dame de Paris, pour la messe qui inaugurait son 850e anniversaire, et ensuite à l’extérieur, pour prononcer un discours également remarquable sur les relations actuelles entre l’Église et l’État, fondées sur la séparation, la différence et le respect mutuel ! Et le respect inclut et exige la connaissance des réalités, et en particulier de tout ce qui concerne la présence actuelle de l’Église catholique à l’intérieur de la société française. À l’intérieur de la société française Je sais bien : un certain nombre de catholiques rêvent encore ou à nouveau de camper en dehors de la cité commune, pour mieux critiquer ses métamorphoses et pour être ainsi des spectateurs prêts à tous les combats qu’ils jugeraient nécessaires. À moins que – mais le résultat serait le même – ils ne s’imaginent être enfermés dans une citadelle assiégée en attendant l’assaut des barbares ! La posture serait la même, guerrière, avec un mélange d’actions défensives et offensives. Quelle stupidité ! Comme si nous n’étions pas tous et toutes des citoyens français, tout en étant des membres de l’Église catholique, et si nous ne devions pas souffrir ensemble, avec ceux et celles qui ne croient pas au ciel de Dieu, à cause de tout ce qui tend à déshumaniser et à déréguler notre société si fragile, et si dure en même temps, avec tant de phénomènes de fragmentations, de séparations, de violences parfois. Ce n’est donc pas l’heure de nous situer à l’extérieur de notre société. D’autant plus que le qualificatif de catholique, parfois si déprécié aux yeux mêmes de certains catholiques, inclut une ouverture primordiale à l’universel, ou plus exactement une participation à l’ouverture même du Dieu vivant, le Père de Jésus, quand il vient « chercher et sauver ce qui était perdu » (Luc 19,10). Et c’est à la lumière de ce qualificatif respectable et non pas dangereux qu’il faut comprendre le combat intransigeant que l’Église catholique pratique et pratiquera en France pour être « l’avocate de l’humanité 12 / mars 2013 / n°429 de toute personne humaine », comme disait à défendre la dignité de toute personne jadis le cardinal Lustiger. À commencer humaine, et d’abord de celles qui sont par les plus fragiles, ceux et celles qui ne confrontées à des situations de détresse crient pas, qui ne manifestent pas, mais ou de peur, de celles qui sont l’objet de qui s’enferment dans leur solitude, plus discriminations scandaleuses et intolérables, ou moins liée à l’aggravation si réelle de la de celles que l’on manipule comme des pauvreté, aux conséquences du chômage, pions ou comme des objets, en fonction aux déchirures du tissu des impératifs exclusifs social dans les grands de la rentabilité financière ensembles urbains et aussi ou technique, ou de Beaucoup de dans des zones rurales en celles dont les activités, catholiques sont voie de désertification. aussi bien économiques conscients de J’aime le redire ici avec que sexuelles, ne sont insistance, parce qu’il déterminées que par les ces réalités qui me semble que l’Église lois du marché. atteignent des catholique est parfois Et en agissant ainsi, nous personnes concrètes ne nous prenons pas pour maladroite ou timide pour le faire entendre comme la conscience critique d’un il faudrait. Le plus grave, monde sans conscience. c’est évidemment la crise économique dont Nous tenons simplement, comme l’avait les effets sont maintenant de plus en plus affirmé en 1996 la Lettre aux catholiques sensibles et l’un de ces effets est la perte de France (que j’ai bien des raisons de ou la dissolution de l’espoir, parce que le connaître par le cœur puisque je l’avais temps n’est plus porteur de promesses, conçue et rédigée avec des amis), « à être comme il semblait l’être au temps des reconnus, nous catholiques en France, non Trente glorieuses, que beaucoup de jeunes seulement comme des héritiers, solidaires ne savent pas quel métier ils pourront d’une histoire nationale et religieuse, mais exercer demain après leurs études et que aussi comme des citoyens qui prennent part beaucoup de parents ou de grands-parents à la vie actuelle de la société française, qui se demandent souvent comment ils pourront en respectent la laïcité constitutive et qui nourrir convenablement leurs enfants le soir, désirent y manifester la vitalité de leur foi. » après les repas pris à la cantine, si encore (Lettre aux catholiques de France, Paris, ils ont les moyens de payer la cantine, éditions du Cerf, 1996, p. 28). aussi bien dans les établissements de La vitalité de la foi et de la l’enseignement catholique que dans ceux charité de l’enseignement public. Au sujet de cette vitalité de notre foi, il y Beaucoup de catholiques sont conscients de ces réalités qui atteignent des personnes aurait beaucoup à dire, et en particulier concrètes. Et ils agissent discrètement ceci, qui est fondamental : en deçà ou parpour faire face à des situations de misère, delà l’affaiblissement évident de beaucoup à travers de multiples associations d’institutions catholiques (lié à la baisse d’obédience catholique ou laïque. Et, bien de la pratique religieuse, au vieillissement entendu, ils n’oublient pas la parabole du des prêtres, à la pénurie des vocations), se Bon Samaritain, que le pape Benoît XVI produit un renouvellement en profondeur du proposait comme modèle de son message tissu de l’Église catholique en France. Il n’y pour le Carême de cette année 2013. Et a pas seulement des églises fermées. Il y tous les diocèses de France se préparent a beaucoup d’églises ouvertes, notamment actuellement à ce que l’on appelle dans les 410 églises romanes du diocèse d’Angoulême, parce que des élus locaux, notre jargon l’opération Diaconia 2013, des municipalités comprennent que ces qui a pour but de faire apparaître que la bâtiments ne sont pas comme les autres, charité est constitutive, autant que la foi, et que des catholiques ont à cœur non de l’identité catholique, comme au temps seulement de les entretenir, mais d’y prier de saint Martin, de saint Vincent de Paul et d’y accueillir des pèlerins de passage. ou du bienheureux Frédéric Ozanam. Et surtout, dans un climat général Oui, notre combat est indivisible : nous nous de désenchantement et parfois de savons appelés à manifester, à promouvoir, dossier J’entends à ce sujet les avertissements désespérance, on peut percevoir parmi raisonnables de Marcel Gauchet beaucoup nous de réelles attentes spirituelles, que plus que les analyses désespérantes de des jeunes et des adultes ne savent pas Danièle Hervieu-Léger : « Les institutions exprimer avec les mots de la Tradition, religieuses partent avec l’avantage d’une mais dont nous sommes témoins, si nous position privilégiée. Dans le voulons bien. un monde détraditionalisé, Autrement dit, la sécuJ’aime beaucoup elles sont les seules larisation n’entraîne plus les images de institutions à entretenir un pas automatiquement l’Évangile, celles rapport direct et constitutif l’effacement des traces et avec le passé, à côté des des mémoires catholiques par lesquelles Jésus dans notre pays. Elle appelle ses disciples musées et des institutions en général. oblige les catholiques et à être inlassablement patrimoniales Sauf que les musées et les toutes les communautés « sel de la terre et institutions de mémoire chrétiennes à se réveiller, ne font que conserver, à se convertir au mystère lumière du monde » du Dieu vivant qui fait alors que les institutions religieuses font vivre. Elles perpétuent, alliance avec nous et à se manifester entretiennent, actualisent, enrichissent un autrement dans notre société démocratique immuable message venu du fond des âges. et pluraliste : non pas comme des groupes Elles sont, dans un monde détraditionalisé, d’influence ou de pression, mais comme des le seul bastion de tradition qui surnage, sources de vie sensée, de compréhension parce que précisément cette tradition ne du monde, d’engagements tenaces et de se transmet pas seulement par la coutume réel don de soi. et l’héritage, mais passe par l’explicitation du Livre, l’exposition de la foi et son enseignement. Elles forment le seul site où la notion de tradition conserve son sens plein et actuel. Cette singularité les désigne pour une fonction plus vaste à l’échelle de la collectivité : celle de gardienne et de passeuse de l’histoire profonde où nous avons nos origines. » (Marcel Gauchet, Un Monde désenchanté ?, Paris, éditions de l’Atelier, 2004, p. 246.) Je n’aime pas du tout l’image du bastion. Je crois plutôt qu’il faut raser les bastions, comme l’écrivait dans les années 1960 le grand théologien suisse Urs von Balthasar. J’aime beaucoup plus les images de l’Évangile, celles par lesquelles Jésus appelle ses disciples à être inlassablement « sel de la terre et lumière du monde » (cf. Matthieu 5,13-14). C’est cette dynamique de présence et d’inscription que l’Église catholique est appelée à pratiquer dans la société française, en ces temps d’incertitude. ■ / mars 2013 / n°429 13