La séparation de l’Église et de l’État aux États-Unis DENIS LACORNE Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.93 - 05/12/2014 15h06. © Commentaire SA Nous reproduisons ici un extrait du livre de Denis Lacorne. Nous remercions l’auteur et l’éditeur d’avoir bien voulu autoriser cette publication. Denis LACORNE : De la religion en Amérique. ([2007], nouvelle édition mise à jour et augmentée, Gallimard, « Folio Essais », 2012, 464 pages.) de l’Église et de l’État est un enjeu présidentiel lorsque l’un des candidats appartient à une minorité religieuse sous-représentée dans la vie politique, d’autant plus suspecte qu’elle n’est pas considérée comme « authentiquement » américaine. Dans un tel contexte, le débat politico-théologique est indissociable d’un débat ethno-religieux avec ses habituels relents de xénophobie. En 1960, John Fitzgerald Kennedy avait dû faire face à de virulentes attaques provenant du camp républicain, et formulées par des élites protestantes encore prêtes, depuis la guerre des Bibles du XIXe siècle, à en découdre avec le papisme. Deux mois avant l’élection présidentielle de 1960, un certain Norman Vincent Peale, le pasteur de la très huppée Marble Collegiate Church de Manhattan et l’auteur d’un bestseller sur le pouvoir de la foi (The Power of Positive Thinking), organisait à Washington un meeting réunissant cent cinquante protestants conservateurs et évangéliques dans un lieu bien nommé : le Mayflower Hotel (1). À l’issue L A SÉPARATION (1) Le meeting, organisé le 8 septembre 1960 sous la direction de N. V. Peale par la National Conference of Citizens for Religious Freedom, réunissait les principaux leaders du protestantisme améri- de ce meeting, un manifeste était publié et distribué dans la presse. Le manifeste dénonçait l’incompatibilité du catholicisme – et donc d’un Président catholique – avec la tradition américaine de la séparation de l’Église et de l’État. Un catholique, d’après Peale, ne pouvait être que soumis au pouvoir arbitraire d’un « homme supposé infaillible ». Rome, d’après Nelson Bell, le beau-frère de Billy Graham et le rédacteur en chef de Christianity Today, n’était pas fondamentalement différent de Moscou et la parole d’un Président catholique, d’après un autre pasteur influent, Harold Ockenga, n’aurait pas plus de valeur que celle d’un Khrouchtchev : l’un comme l’autre restaient soumis à des « systèmes philosophiques » autoritaires, incompatibles avec une démocratie moderne (2). Selon Peale, l’avenir même de la « culture américaine » était en jeu et l’élection d’un catholique menaçait, littéralement, la survie des ÉtatsUnis (3). Pour couper court à ces attaques marquées par un climat de guerre froide, John cain. Voir Mark S. Massa, S. J., Anti-Catholicism in America. The Last Acceptable Prejudice, New York, Crossroad Publishing Co., 2003, p. 77-99, Sidney E. Ahlstrom, A Religious History of the American People, New Haven, Yale University Press, 1972, p. 1033-1036, et Shawn Casey, The Making of a Catholic President. Kennedy vs. Nixon 1960, New York, Oxford University Press, 2009, p. 123 et s. (2) Cités dans M. Massa, ibid., p. 78. (3) Peale, cité par Thomas J. Carty, « Religion and the presidency of John F. Kennedy », in G. Espinosa (dir.), Religion and the American Presidency, New York, Columbia University Press, 2009, p. 296. 1195 LES IDÉES ET LES LIVRES F. Kennedy choisit de répondre de la façon la plus claire et la plus ferme possible en convoquant quelques jours plus tard, le 12 septembre, une assemblée de trois cents pasteurs évangéliques à Houston (Texas) : « Je ne suis pas, disait Kennedy, un candidat catholique à la présidence des États-Unis. Je suis le candidat du Parti démocrate à la présidence, et il se trouve aussi que je suis un catholique. » Face aux accusations, fondées en l’occurrence, d’une hiérarchie catholique opposée au divorce, à la contraception et à la distribution de livres ou de films licencieux, Kennedy prenait ses distances avec la religion de ses pères : « Quel que soit le sujet que j’aurai à traiter comme Président, qu’il s’agisse de la contraception, du divorce, de la censure, des jeux de hasard ou de toute autre matière, je fonderai ma décision […] en fonction de l’intérêt national, et sans jamais céder à des pressions extérieures ou à des ordres de nature religieuse (4). » Kennedy ajoutait qu’il s’engageait à ne pas nommer d’ambassadeur des États-Unis au Vatican, ni à verser de fonds publics en faveur des écoles confessionnelles. Évoquant les écrits libérateurs de Thomas Jefferson, et en particulier son « Projet de loi sur la liberté religieuse en Virginie », Kennedy concluait son discours avec une véritable profession de foi jeffersonienne : « Je crois en une Amérique où la séparation de l’Église et de l’État est absolue (5). » Le discours de Houston marquait un tournant dans l’histoire politique des ÉtatsUnis : il mettait entre parenthèses l’appartenance religieuse d’un candidat à la présidentielle, et contribuait ainsi à la sécularisation de la vie politique du pays (6). Cette sécularisation, fondée sur l’acceptation d’un véritable pluralisme politique et religieux, sera sérieusement remise en cause dans les années 1980 avec l’apparition sur la scène politique de la Majorité morale de Jerry Falwell. Kennedy triomphait, parce qu’il avait réussi à désarmer ses critiques en évacuant toute référence au religieux dans le débat présidentiel. Vingt ans plus tard, Ronald Reagan l’emportait sur (4) Discours de Kennedy au Greater Houston Ministerial Association, 12 septembre 1960, <www.npr.org/templates/story/ story. php?storyld=16920600>. (5) Ibid. (6) M. Massa, Anti-Catholicism in America, op. cit., p. 83. 1196 Jimmy Carter en soumettant le débat politique à la religiosité outrancière des partisans de la Majorité morale. Par un curieux retournement de perspectives, les primaires présidentielles de 2012 relançaient le débat sur la séparation de l’Église et de l’État. Mais, cette fois-ci, ce furent les candidats républicains, et en particulier Rick Santorum, un catholique conservateur, et Mitt Romney, un mormon, qui dénoncèrent le Président sortant pour son trop grand attachement au principe de séparation. La question du genre était inextricablement mêlée à celle de la religion lorsque l’Administration Obama décida de soutenir une décision du ministère de la Santé obligeant les institutions catholiques parareligieuses (hôpitaux, écoles, universités, organisations caritatives) à souscrire une assurance médicale couvrant les frais d’accès aux moyens contraceptifs. Pour la Conférence des évêques catholiques et la plupart des candidats républicains, cette décision, pourtant acceptée (selon les sondages) par la majorité des femmes, y compris des femmes catholiques, portait atteinte à la « liberté religieuse » des institutions ciblées. Ça n’était plus, comme à l’époque de Kennedy, l’Église catholique qu’on accusait de corrompre l’État, mais l’État fédéral qu’on soupçonnait de corrompre l’Église en encourageant les femmes à adopter des pratiques sexuelles répréhensibles, parce que « libertines », selon les propos mêmes du candidat catholique, Rick Santorum (7). Mitt Romney ne fut pas en reste, lorsqu’il prit part à cette bataille des dévots en prétendant que la politique d’Obama portait atteinte « à nos amis de la religion catholique » et qu’elle constituait « un assaut contre la religion, qui prendra fin si je deviens Président des États-Unis (8) ». Barack Obama répondit à ses critiques avec une solution de compromis : les institutions parareligieuses n’auraient plus désormais l’obligation d’offrir à leur personnel féminin un système d’assurance médicale incluant le (7) Rick Santorum, cité par Gerald Seib, « On contraception, framing the debate is key », Wall Street Journal, 21 février 2012. Voir aussi Andrew Sullivan, « The right chokes on Obama’s pill », Sunday Times (Londres), 19 février 2012. 98 % des femmes catholiques aux États-Unis ont eu recours à la contraception. (8) Romney cité par Anna Field, « Religion and same-sex marriage take center stage », Financial Times, 9 février 2012, souligné par moi. LES IDÉES ET LES LIVRES Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.93 - 05/12/2014 15h06. © Commentaire SA remboursement des dépenses de contraception. Cette obligation, pour ce type particulier de dépenses, serait directement transférée aux compagnies privées d’assurance médicale, dégageant ainsi les associations caritatives confessionnelles, les hôpitaux ou les écoles religieuses de toute responsabilité en la matière (9). Mais le mal était fait ; la controverse servait à nourrir le récit négatif des adversaires du Président Obama : il n’était, à leurs yeux, qu’un « laïqc, méprisant à l’égard des croyants (10) » et, pis encore, il avait « déclaré la guerre contre l’Église catholique (11) ». Le discours de Kennedy avait cessé d’être un modèle d’indifférence à la question religieuse. Kennedy, l’apôtre de la séparation de l’Église et de l’État, avait, d’après Rick Santorum, « jeté sa foi sous l’autobus », et cela lui avait donné « l’envie de vomir (12) » ! Moins excessif que Santorum, mais souscrivant aux mêmes principes conservateurs, Mitt Romney n’a jamais caché son opposition à une stricte séparation de l’Église et de l’État. Comme tous les candidats à l’élection présidentielle appartenant à une minorité religieuse, Mitt Romney se livra au début de la campagne de 2008 à l’exercice obligatoire d’un discours sur la religion, pompeusement intitulé « La Foi en Amérique » – discours prononcé dans les locaux de la Bibliothèque présidentielle de George H. W. Bush à College Station au Texas. Paraphrasant Kennedy, Romney expliqua d’abord qu’il n’était pas un candidat mormon à la présidence, mais un républicain qui, par ailleurs, se trouvait appartenir à l’Église des Saints des (9) Voir Dana Goldstein, « Obama birth control compromise defuses religion issue », The Daily Beast, 10 février 2012, et Andrew Sullivan, « The right chokes on Obama’s pill », Sunday Times (Londres), 19 février 2012. La plus grande association d’hôpitaux catholiques, la Catholic Health Association, dirigée par une religieuse, Sister Carol Keehan, approuvait le compromis proposé par Obama. Mais la Conférence des évêques catholiques des ÉtatsUnis maintenait son opposition et plusieurs organisations catholiques ont décidé de poursuivre en justice l’Administration fédérale pour violation du libre exercice de la religion. (10) Melinda Henneberger, « Obama ruling requires catholic institutions to violate church teachings » (Blog : « She The People »), Washington Post, 2 février 2012. Et pourtant une majorité d’Américains (56 %) et de catholiques américains (57 %) ne pensent pas que la liberté religieuse soit aujourd’hui menacée par la décision de l’Administration Obama sur la contraception. Voir Kirsten Powers, « Majority don’t see loss of liberty in Obama contraception rules », The Daily Beast, 16 mars 2012. (11) Newt Gingrich, cité par M. Henneberger, ibid. (12) Felicia Sonmez, « Santorum says he “almost threw up” after reading JFK speech on separation of Church and State », Washington Post, 26 février 2012. Derniers Jours (13). Tout en proclamant son attachement au principe constitutionnel de la séparation de l’Église et de l’État, Mitt Romney s’empressa de dire tout le contraire avec aplomb et la volonté de doubler sur leur droite ses concurrents évangéliques : « Je crois, disait-il, que Jésus-Christ est le Fils de Dieu et le Sauveur de l’humanité (14). » Mais surtout il précisait qu’il n’était pas question pour lui de considérer la religion comme une « simple affaire privée qui n’a pas sa place dans l’espace public ». Il était souhaitable, pour défendre la liberté politique du pays, de préserver toutes les références à Dieu déjà gravées sur la monnaie ou inscrites dans le serment d’allégeance au drapeau. Il fallait aussi parler de Dieu « dans les cours d’histoire » des écoles publiques et placer des « crèches et des ménorahs » dans les lieux publics lors des fêtes de fin d’année. Il fallait enfin nommer des juges qui « respectent la fondation religieuse » de la Constitution des États-Unis. « En aucun cas, ajoutait Romney, je ne tenterai de séparer [le peuple américain] du Dieu qui nous donna la liberté, ni de son héritage chrétien. » L’Amérique se devait de répondre à un double défi : la menace représentée par l’« islam radical et violent » et le danger tout aussi grave du laïcisme, c’est-àdire de ces personnes qui « cherchent à établir une nouvelle religion en Amérique : la religion de la laïcité (secularism) (15) ». Qui sont ces « personnes » trop attachées au principe de laïcité et à la séparation de l’Église et de l’État ? Les démocrates, bien sûr, et Obama en particulier, récemment accusé de transformer les États-Unis en une « nation moins chrétienne (16) ». Avec de tels propos, Mitt Romney croyait satisfaire aux attentes de la droite religieuse américaine, tout en évitant d’exposer le détail de la doctrine mormone, jugée trop ésotérique sinon même bizarre par l’électeur moyen. Le mot « mormon » n’était mentionné (13) M. Romney, « Faith in America », 6 décembre 2007, www.npr.org/templates/story/story.php?storyId=16969 460>. Sur le mormonisme en général, on lira avec profit Richard Lyman Bushman, Mormonism. A Very Short Introduction, New York, Oxford University Press, 2008, Rodney Stark, The Rise of Mormonism, New York, Columbia University Press, 2005 et, plus récemment, Samuel M. Brown, In Heaven as it is on Earth : Joseph Smith and the Early Mormon Conquest of Death, New York, Oxford University Press, 2012. (14) « Faith in America », ibid. (15) Ibid. (16) Romney, cité par Jodi Kantor, « Romney’s faith. Silent but deep », New York Times, 19 mai 2012. 1197 LES IDÉES ET LES LIVRES qu’une seule fois dans son discours sur la foi, qui vantait avec lyrisme les mérites de la « symphonie des croyances religieuses (17) » propre aux États-Unis. En 2008 comme en 2012, la stratégie sudiste du Parti républicain donnait une place essentielle aux croyances et aux valeurs familiales traditionnelles, défendues par une majorité d’Américains blancs, évangéliques et conservateurs. En 2012, trois candidats à la candidature du Parti républicain – deux catholiques et un mormon (Newt Gingrich, Rick Santorum et Mitt Romney) – se croyaient obligés de se comporter comme s’ils étaient de vrais Sudistes pour mieux séduire la frange la plus conservatrice de leur parti (18). Seul Rick Santorum, un catholique ultra-conservateur, proche de l’Opus Dei, adoubé par une assemblée de pasteurs évangéliques à la veille des primaires de Caroline du Sud (19), réussit à s’imposer devant Gingrich et Romney dans les États les plus conservateurs et les plus religieux du Sud : le Tennessee, l’Alabama et le Mississippi. (17) « Faith in America », op. cit. Tolérant à l’excès, Romney disait même : « J’aime la sérieuse cérémonie de la messe catholique, la proximité de Dieu dans les prières des évangéliques, la tendresse de l’esprit chez les pentecôtistes, l’esprit d’indépendance des luthériens, les anciennes traditions des Juifs, inchangées depuis des siècles, et cet engagement des musulmans à prier si souvent. » Et pourtant, lors des primaires républicaines de 2012, plus des deux tiers des votes des born again christians étaient recueillis par les candidats catholiques — Newt Gingrich et Rick Santorum. Pour un évangélique, le mormonisme est une apostasie, une secte, incompatible avec la culture et les valeurs chrétiennes du pays. (18) Denis Lacorne, « Breaking down the Wall of separation from JFK to Santorum », Huffington Post, 27 février 2012, <www.huffingtonpost.com/denis-lacorne/breaking-down-the-wall-of-church-stateseparation_b130-0382.html>. (19) Voir Felicia Sonmez, « Santorum wins support of evangelical leaders at Texas meeting », Washington Post (Election 2012 Blog), 14 janvier 2012. 1198 Prétendre, comme l’a déclaré Romney, qu’Obama et son entourage sont « entrés en guerre contre la religion (20) » à propos d’un débat absurde et rétrograde sur la contraception révèle la permanence d’une certaine paranoïa politique, jadis dénoncée par le grand historien Richard Hofstadter (21). Elle est la conséquence d’une instrumentalisation excessive du religieux par le politique. En défendant, corps et âme, la liberté religieuse, et en multipliant les atteintes contre le « mur de séparation » entre l’Église et l’État, ces candidats oubliaient que l’article 1er de la Déclaration des droits des États-Unis (The Bill of Rights) ne défend pas seulement le libre exercice de la religion (22). Il interdit également toute religion officielle, c’est-à-dire tout favoritisme à l’égard d’une religion quelconque et tout enchevêtrement excessif du religieux et du politique, si l’on en croit la jurisprudence de la Cour suprême (23). Or la tension entre ces deux éléments de l’article 1er du Bill of Rights est bien réelle et elle n’a pas été résolue par ceux-là mêmes qui sont censés dire ce qu’est la loi : les juges de la Cour suprême, les vrais gardiens de la laïcité américaine. (20) Nelson Jones, « Romney attacks Obama’s “Secular Agenda” », Newstatesman, 22 février 2012, <www.newstates man. com/blogs/nelson-jones>. (21) Richard Hofstadter, « Le style paranoïaque dans la politique américaine », in Le Style paranoïaque. Théorie du complot et droite radicale en Amérique, François Bourin Éditeur, 2012, p. 41-87. (22) Rappelons que les dix premiers amendements de la Constitution fédérale de 1787, votés par le Congrès le 25 septembre 1789 et ratifiés par les États le 15 décembre 1791, constituent la Déclaration des droits des États-Unis. L’article 1er (le Premier amendement) stipule que « le Congrès ne fera aucune loi concernant l’établissement de la religion (an establishment of religion), ou en interdisant le libre exercice ». Par « l’établissement de la religion », il faut comprendre l’imposition ou la légitimation par le Congrès d’une Église officielle, ou de pratiques favorisant une religion particulière. (23) Lemon v. Kurtzman, 403 US 602 (1971).