Jésus impose le silence, les démons crient.
Étude narratologique d’une toute-puissance
controversée : Mc 1,21-28
Scriptura : Nouvelle Série 7/1 (2005)
Par Danielle Jodoin*
évangile de Marc est connu, peut-être même trop connu,
pourrait-on dire ! En croyant le connaître par cœur, le
lecteur peut négliger certains aspects jugés comme allant de soi.
Raymond Brown, dans son introduction au Nouveau Testament,
recommande de lire avec attention tout particulièrement « les
évangiles, car ils sont souvent plus familiers que tout autre livre
du NT; et, si on ne lit avec attention, ce sont nos présupposés, et
non les textes réels, qui commanderont nos réactions1. »
Le lecteur peut croire connaître l’évangile de Marc. Le
spécialiste peut croire aussi que tout a été dit sur cet évangile
« simple ». En 1912, un auteur qualifiait ainsi l’œuvre de Marc :
C’est, à vrai dire, une œuvre singulière que le petit écrit désigné dans la
tradition chrétienne sous le nom d’Évangile selon Marc. Légende
religieuse, légende merveilleuse, mais, à bien regarder, légende fort
pauvre de matériaux, et de plus, fort mal construite : quelques
anecdotes mal liées, quelques brèves sentences; et quand le discours est
un peu plus long, c’est une compilation qui s’adapte mal aux
circonstances indiquées2.
Pourtant le texte biblique demeure toujours au-delà de nos
interprétations. Aucune de nos méthodes exégétiques n’arrivera à
épuiser le texte. Il s’agit de lire avec un regard curieux. La
narratologie veut poser un regard curieux sur les récits bibliques
et a, de ce fait, renouvelé en partie la lecture d’un évangile que
* L’auteure est étudiante au doctorat en études bibliques à la Faculté de
théologie et de sciences des religions de l’Université de Montréal. Merci au
professeur Alain Gignac, qui, par sa passion, son enthousiasme et ses conseils,
m’a stimulée à écrire cet article.
1 R. E. BROWN, Que sait-on du Nouveau Testament?, trad. de l’anglais par J.
Mignon, Paris, Bayard, 2000 (1997), p. 168.
2 A. LOISY, L’Évangile selon Marc, Paris, Émile Nourry, 1912, p. 2.
L’
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plusieurs avaient fini par trouver singulier et pauvre 3. Une
analyse narratologique de l’évangile de Marc a plutôt permis de
découvrir un écrit astucieux la manière de raconter veut
influencer le lecteur. « La rhétorique narrative de l’évangile de
Marc vise un effet qu’on saisira d’une formule : la
déconstruction du statut d’initié. À la nette différence de
Matthieu, le narrateur du deuxième évangile est passé maître
dans l’art de déjouer chez son lecteur les “scénarios
prévisibles”4. »
C’est dans cette optique que ces lignes veulent se pencher sur un
passage de l’évangile de Marc qui pose question au lecteur
actuel, mais qui est souvent ignoré ou classé rapidement par
certains spécialistes. Chez Marc, les esprits impurs sont bavards.
« Il guérit de nombreux malades souffrant de maux de toutes
sortes et il chassa de nombreux démons; et il ne laissait pas
parler les démons, parce que ceux-ci le connaissaient. » (Mc
1,34) Ils semblent être les seuls à reconnaître Jésus. Jésus leur
impose le silence, mais ils crient de plus belle. Qui est ce Jésus
qui, à la fois parle avec autorité, mais qui demeure incapable de
faire taire convenablement les démons ?
1. Qui crie ?
Vraisemblablement, on crie dans l’évangile de Marc ! À lire les
traductions françaises, les mots apparentés à crier reviennent une
douzaine de fois. Pour plus de précisions, un regard sur le texte
grec permet de trouver dix mots rattachés à krazô, crier et trois
expressions, traduites généralement par grand cri, qui viennent
de l’expression grecque phônê megalê.
3 Pour une analyse narratologique de l’évangile de Marc avec des notes
complémentaires historico-critiques, voir le commentaire de C. FOCANT,
L’évangile selon Marc (Commentaire biblique. Nouveau Testament, 2), Paris,
Cerf, 2004.
4 D. MARGUERAT et Y. BOURQUIN, La Bible se raconte. Initiation à
l’analyse narrative, 2e éd., Paris / Genève / Montréal, Cerf / Labor et Fides /
Novalis, 2002 (1998), p. 171.
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D’abord, qui crie (krazô) et dans quel but ? La plupart du temps,
il s’agit de gens ordinaires qui crient, soit pour implorer une
guérison, pour acclamer Jésus, ou pour réclamer sa mort :
« Aussitôt le père de l’enfant cria : “Je crois! Viens au secours
de mon manque de foi!” » (Mc 9,24); « Ceux qui marchaient
devant et ceux qui suivaient criaient : “Hosanna! Béni soit au
nom du Seigneur celui qui vient!” » (Mc 11,9); « De nouveau, ils
crièrent : “Crucifie-le!” Pilate leur disait : “Qu’a-t-il donc fait de
mal?” Ils crièrent de plus en plus fort : “Crucifie-le!” » (Mc
15,13-14).
Mais les champions crieurs sont les esprits impurs : « Les esprits
impurs, quand ils le voyaient, se jetaient à ses pieds et criaient :
“Tu es le Fils de Dieu.” » (Mc 3,11); « Nuit et jour, il était sans
cesse dans les tombeaux et les montagnes, poussant des cris et se
déchirant avec des pierres. » (Mc 5,5); « D’une voix forte il crie :
“Que me veux-tu, Jésus, Fils du Dieu Très-Haut ? Je t’adjure par
Dieu, ne me tourmente pas.” » (Mc 5,7); « Avec des cris et de
violentes convulsions, l’esprit sortit. L’enfant devint comme
mort, si bien que tous disaient : “Il est mort.” » (Mc 9,26);
« Apprenant que c’était Jésus de Nazareth, il se mit à crier : “Fils
de David, Jésus, aie pitié de moi!” Beaucoup le rabrouaient pour
qu'il se taise, mais lui criait de plus belle : Fils de David, aie
pitié de moi!” » (Mc 10,47-48).
Par contre, trois occurrences, rendues en français par grand cri,
viennent de l’expression grecque phônê megalê. « L’esprit impur
le secoua avec violence et il sortit de lui en poussant un grand
cri. » (Mc 1,26); « Et à la neuvième heure Jésus clama en un
grand cri : Élôï, Élôï, lema sabachthani?”, ce qui se traduit :
“Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné?” » (Mc
15,34); « Mais, poussant un grand cri, Jésus expira. » (Mc
15,37). Cette même expression grecque, phônê megalê, sert à la
fois à exprimer le cri de Jésus avant sa mort et celui de l’esprit
impur s’apprêtant à quitter le corps de l’homme dans la
synagogue de Capharnaüm. En ce sens, pour Camille Focant, le
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« grand cri de l’esprit impur est sans doute à comprendre comme
celui de sa mise à mort5 ». C’est le cri singulier de l’esprit impur
qui attirera notre attention. Il est d’autant plus intéressant qu’il se
manifeste après que Jésus ait ordonné à l’esprit de se taire.
Quelle est donc cette toute-puissance controversée de Jésus ?
2. Une analyse narratologique de Mc 1,21-28
Pour Élian Cuvillier, Mc 1,21-28 « constitue le premier acte
d’autorité de Jésus un exorcisme qui correspond, de façon
classique, à la forme de littérature du récit de miracle6. » Le
regard narratif de cet essai proposera plutôt une lecture
différente. L’analyse des éléments narratifs de la péricope
démontrera que l’important n’est pas tant le miracle que la
compréhension du lecteur sur Jésus. Quels sont donc les
éléments narratifs qui sont porteurs de sens ?
2.1 Observations
Tout d’abord, jetons un regard sur le texte lui-même7 :
21 Ils marchèrent vers Capharnaüm. Aussitôt le jour du sabbat, étant
entré dans la synagogue, il enseignait.
22 Ils étaient frappés de son enseignement : en effet, il les enseignait
comme [quelqu’un] ayant de l’autorité et non pas comme les scribes.
23 Et aussitôt, il y avait dans leur synagogue, un être humain avec un
esprit impur et il s’écria
24 en disant : « Que nous veux-tu, Jésus le Nazaréen ? Es-tu venu pour
nous perdre ? Je connais qui tu es, le saint de Dieu. »
25 Jésus le rabroua en disant : « Tais-toi et sors de lui. »
26 L’esprit impur le secouant et criant d’un grand cri, sortit de lui.
27 Tous furent terrifiés de sorte qu’ils se demandaient à eux-mêmes en
disant : « Qu’est-ce que ceci? [Il s’agit] d’un enseignement nouveau
5 FOCANT, L’évangile selon Marc, p. 92.
6 É. CUVILLIER, L’évangile de Marc, (Bible en face), Genève / Paris, Labor
et Fides / Bayard, 2002, p. 38.
7 Dans le texte, la temporalité est marquée par l’encadré et l’espace par
l’italique. Les répétitions importantes ont été soulignées.
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[donné] avec autorité : il ordonne aux esprits impurs et ils lui
obéissent. »
28 Sa renommée sortit aussitôt partout dans la région entière de la
Galilée.
La scène se situe dans un espace public, à Capharnaüm dans la
synagogue. C’est le jour du sabbat. La répétition de vocabulaire
de ce petit passage est intéressante. Trois aussitôt (euthus)
viennent confirmer l’urgence et l’efficacité de la parole de Jésus,
qui enseigne : Jésus enseigne (v. 21); les gens sont frappés de
son enseignement (v. 22a); il enseigne avec autorité (v. 22b) et
son enseignement nouveau est donné avec autorité (v. 27). Les
verbes entrer et sortir, de même famille en grec (eiserchomai et
exerchomai), marquent aussi le passage : Jésus entre dans la
synagogue (v. 21). Il demande à l’esprit mauvais de sortir (v.
25); celui-ci sort effectivement (v. 26); finalement c’est la
renommée de Jésus qui sort aussitôt partout dans le région
entière de la Galilée (v. 28). Là où Jésus entre, son enseignement
d’autorité prend toute la place. Aussitôt, l’esprit mauvais se
manifeste. Mais où entre Jésus, l’esprit mauvais doit sortir !
Bien que le récit laisse comprendre que Jésus n’arrive pas seul à
Capharnaüm, tous ceux autour de Jésus semblent se confondre
avec les autres. Les ils sont remarquablement flous. Ils
marchèrent vers Capharnaüm (v. 21) : qui ? Ils étaient frappés de
son enseignement (v. 22) : mais de qui s’agit-il ? Ce flou laisse
entrevoir que ces personnages ne sont que des figurants. Les
vrais protagonistes de l’histoire sont Jésus et un esprit impur, ce
dernier semblant être le seul à savoir qui est Jésus. Même la
personne ayant l’esprit impur n’est jamais considérée pour elle-
même. Ce détail est loin d’être anodin, mais laisse entendre que
l’important n’est pas vraiment la guérison de la personne,
puisque le récit ne fait aucune mention des conséquences de cette
guérison sur elle. La guérison ici n’est qu’accessoire.
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