Bible du destin de Rome remonte à la monarchie étrusque), annonçaient qu'un roi
conquérant de l'Orient, allait incessamment unifier le monde sous son autorité.
Raisonnons comme le firent alors bien des Romains : si César conquiert l'Orient, il devient
le maître du monde ; or, pour conquérir l'Orient, il faut un roi ; donc, avant son départ,
César doit se faire décerner le titre de roi. Ce raisonnement est d'autant plus plausible que
par la nature comme par l'exercice de son pouvoir et par l'accumulation des honneurs et
des charges qu'il acceptait d'assumer, César apparaissait depuis un an au moins comme
un véritable « monarque », au sens premier du terme : celui qui exerce seul le pouvoir. Or,
depuis cinq siècles qu'ils étaient en république (509 av. J.-C), les Romains cultivaient avec
la même ferveur l'amour de la liberté et la haine de la monarchie sous toutes ses formes.
L'idéologie républicaine romaine était antimonarchique, viscéralement et rationnellement.
Dès lors, qu'il se soit trouvé soixante ou quatre-vingts hommes-les sources oscillent entre
ces deux chiffres — pour avoir envie de tuer César, qui s'en étonnera ? Et que les mobiles
de certains des vingt conjurés dont nous connaissons le nom aient été impurs, cela est
certain. Mais nous ne pouvons réduire leurs motivations à des pulsions sordides ou à des
intérêts mesquins jusqu'à ne voir dans les conjurés césariens que des déçus et dans les
pompéiens que des ingrats, comme on le fait parfois après Appien, historien grec du IIe
siècle ap. J.-C. L'intérêt de tout régime est de présenter ses opposantsarmés comme une
racaille relevant du droit commun, de leur dénier tout idéal politique et de ne retenir que
l'inévitable part impure qui inspire l'action de tout homme ou de tout groupe. A travers nos
sources anciennes, nous entendons l'écho de la propagande des « héritiers » immédiats
de César, Marc Antoine, Octave et Lépide (le second triumvirat), dirigée contre les
hommes du parti républicain, parce que l'histoire, ici comme le plus souvent, fut écrite par
les vainqueurs. Mais ingratitude et déception peuvent susciter une coalition de mécontents
capables de créer ou de renverser une majorité, non un groupe armé décidé à commettre
un attentat contre le chef de l'État. Ni à Sarajevo (assassinat de l'archiduc
François-Ferdinand d'Autriche, en 1914) ni au Petit-Clamart (tentative d'assassinat contre
le général de Gaulle en 1962), il ne s'est agi de malfrats, fichés au grand banditisme, non
plus que de simples ingrats ou aigris. Et s'il y eut jamais deux conjurés dont les motifs
furent purement idéologiques, ce furent Caius Cassius Longinus, la tête du complot, et
Marcus Junius Brutus, son âme.
Le premier était un anticésarien de toujours et il l'était demeuré, bien que César l'eût fait
préteur pérégrin. Bien des choses, au contraire, rapprochaient Brutus de César : la
mémoire de son père, victime des proscriptions de Sylla (82-81 av. J.-C.) et tué par
Pompée ; l'affection de sa mère Servilia, maîtresse préférée de César ; la sollicitude de
César qui lui avait pardonné d'avoir rallié — la mort dans l'âme, il est vrai — le parti
légaliste pompéien et qui le comblait d'honneurs : gouvernement de la Gaule cisalpine, et
accès aux deux plus hautes magistratures romaines, préture et bientôt consulat. Mais,
d'un autre côté, Brutus croyait descendre de Brutus l'Ancien, l'homme qui avait chassé le
roi de Rome en 509 ; il avait épousé Porcia, fille de son parent Caton le Jeune, qui s'était
passé une épée au travers du corps, à Utique, pour ne pas subir la clémence de César.
Assurément, il vivait mal ces contradictions.
Aussi finit-il par céder au « matraquage » dont la propagande anticésarienne l'accablait :
inscriptions sur la statue de son ancêtre Brutus, allusions et prônes de son ami Cicéron
condamné à la philosophie politique depuis que le nouveau régime l'avait écarté des
affaires, instances de ses amis, qui l'incitaient à rejoindre le camp des opposants actifs, et
jusqu'aux yeux vides des masques de ses ancêtres qui ornaient son autel domestique.
Lorsque Cassius, passant outre leurs frictions dues à des rivalités de carrière, prend
contact avec lui peu avant l'action pour lui « révéler » le projet royal de César, l'âme
déchirée de Brutus penche vers la fidélité à ses principes et il va mettre ses actes en
accord avec ceux-ci.