Envolées, lyriques, les pieds sur terre Aleksi Barrière La shaman mexicaine María Sabina accédait, grâce à ses décoctions de champignons hallucinogènes héritées d’une tradition très ancienne, au monde des rêves : « Je suis la femme qui vole / je suis la femme-aigle sacrée », chantait-elle. Un demi-siècle plus tôt, malheureusement né dans une société tristement industrielle plutôt que dans la Sierra Mazateca qui aurait mieux convenu à son tempérament, le poète autrichien Rainer Maria Rilke aspirait à une communion totale avec le cosmos. Il se plaisait à entrer en dialogue avec celui qu’il appelait « l’Ange », une entité extérieure à toute religion connue mais capable de lui ouvrir l’« espace intérieur du monde », celui qui permet de faire l’expérience de l’univers à travers la mémoire, le rêve et la poésie. Dans un de ses Sonnets à Orphée, il médite sur l’aéroplane, cet « engin qui a réussi » [à réaliser le désir humain universel de voler], mais qui est incapable pour l’instant de dépasser sa nature d’exploit technique pour, avec insouciance et légèreté, « ne faire plus qu’un, enfin, avec son vol ». Loin de l’ermitage secret où se cloîtrait le poète, le film The Aviator – dont l’action est, cependant, quasi contemporaine de Rilke et des prouesses machiniques de son époque – nous offre une variation sur le mythe d’Icare, et cette ivresse de l’homme qui, par sa fortune, transforme ses rêves en caprices, et brûle sa vie par les deux bouts entre passions amoureuses et suractivité débordante, aspirant à devenir un oiseau solaire, avant de vivre lui aussi sa chute, et une sans doute inévitable réclusion. Ces trois expériences d’extase aérienne sont au cœur du concert de ce soir. Elles ne trahissent pas simplement le motif récurrent, dans nos mythes, notre progrès technique, et jusque dans nos rêves, du désir de nous élever dans les airs : elles donnent à ce vol le pouvoir de franchir la frontière du visible, de crever l’écran du réel tel que nous le connaissons, pour accéder à une réalité plus profonde, où les choses ont enfin un sens. Shamanisme, méditation poétique et passion amoureuse retrouvent donc ici la même image, qui ramène l’homme, ses villes et ses machines à leur grisante petitesse – ce qu’a bien compris Morton Feldman en faisant du sonnet de Rilke que nous citions une petite mélodie pour voix seule, qui semble narguer ce vaisseau de technique musicale qu’est un orchestre. Si chaque concert ne peut avoir l’intensité de ces trois communions mystiques, la musique est pourtant intimement liée à chacune d’entre elles, comme élément rituel, essence poétique ou intensificateur émotionnel. La musique peut prétendre relever du désir de voler, et c’est pourquoi tous les autres arts, selon le mot de l’essayiste Walter Pater, « aspirent constamment à la condition de la musique ». Si l’importance de la « bande originale » même dans les plus grandes productions hollywoodiennes ne suffisait pas à le montrer, la mode récente des films projetés avec l’accompagnement d’un orchestre live, renouant avec le statut de la musique de film à l’époque du cinéma muet, le confirme – sans parler de la pratique, courante dans bien des régions du monde, de convoquer les spectateurs à une séance en plein air où les films sont doublés et sonorisés en direct, rendant à des séances qui pourraient, à l’âge de l’automatisation, abdiquer leur humanité, leur fonction d’événements conviviaux et vivants. Sentant le danger de voir les concerts classiques devenir de purs rassemblements d’esthètes enclins à n’écouter la musique que comme du beau son, et de « professionnels de la profession » venus se retrouver entre collègues, plusieurs compositeurs ont tenté de retrouver l’esprit des séances, au sens humain du terme. Et pour cela, puiser dans la musique folklorique s’est avéré une nécessité depuis la période romantique, et surtout au tournant du 20e siècle, quand le rituel du concert se figeait dans la forme que nous lui connaissons aujourd’hui. Pour les œuvres que nous entendrons ce soir, Federico Mompou, dans la revendication de son identité catalane, a beaucoup puisé dans le chant traditionnel, celui qui rassemblait de petits groupes le temps d’une soirée de partage. Mais le folklore n’est pas seulement une réalité à retranscrire – ce qui signifierait qu’on ne pourrait en être que les fossoyeurs en l’amenant dans une salle de concert. Il est une terre de fantasme, dont le compositeur ne peut se rapprocher qu’en ajoutant, à chaque note qu’il écrit, une distance supplémentaire entre elle est lui, comme l’avait compris Bartók, inventeur de l’ethnomusicologie qui s’est servi du folklore pour enfoncer les portes de la modernité, ou même, avant lui, Bizet, qui faisait chanter sa habanera reconstituée à l’Opéra-Comique par Carmen : le folklore « est un oiseau rebelle, / que nul ne peut apprivoiser, / et c’est en vain qu’on l’appelle / s’il lui convient de refuser » – il se dérobe quand on veut le saisir, mais nous attire dans ses cadences quand on croit lui tourner le dos. C’est ce même caractère qui a fasciné Debussy dans la musique espagnole, et les préludes qui s’en font l’écho ne prétendent bien sûr pas tant reconstituer ou fixer que réinventer et réactiver un état d’esprit. Cette séduction du folklore joue un rôle particulièrement important pour les compositeurs du Nouveau Monde, pris en étau dans la double difficulté de s’ancrer dans une identité mal définie tout en s’inscrivant dans la tradition musicale « savante » classique – plus encore que leurs homologues européens, ces musiciens cherchent donc à s’approprier un matériau populaire et à lui donner une légitimité que prolongeront les transcriptions orchestrales de ce soir. Ruth Crawford Seeger illustre bien cette démarche, elle qui a mené de front une recherche musicale inscrite dans la continuité de Schönberg et un travail de terrain sur le folklore populaire américain. La même tendance se retrouve chez le mexicain Silvestre Revueltas qui associe les timbres des mariachis à ceux de l’orchestre symphonique, ou chez le canado-étatsunien Robert Nathaniel Dett, qui a tant œuvré pour la reconnaissance de la tradition des negro spirituals de ses ancêtres, tout en se voulant disciple de Dvořák. Une démarche qui ne relève pas seulement de parcours personnels, puisque des compositeurs appartenant à une lignée tout ce qu’il y a de plus classique s’en saisissent aussi : ainsi George Crumb, un des auteurs les plus caractéristiques de la musique américaine contemporaine, ou avant lui le canadien Ernest Gagnon, qui rend dans Stadaconé hommage au village iroquois de ce nom, celui où Jacques Cartier avait en son temps abordé le Nouveau monde, et où devait peu à peu s’édifier la ville de Québec. Même Calixa Lavallée, compositeur policé et somme toute très « européen », a cherché à composer une musique qui incorpore les littératures et les traditions de son Canada natal. Au-delà des mouvements historiques qu’elles accompagnent, ces musiques ne servent pas seulement un programme politique – dont elles deviennent par ailleurs symboliques, comme Mompou pour les Catalans, Dett pour les Afro-américains, ou Lavallée pour les Canadiens qui choisiront dans son catalogue leur hymne national. Ou plutôt, le projet politique qu’elles sous-tendent dépasse les questionnements identitaires, communautaires et patriotiques, il touche à la nature même du fait politique, en mettant en question le rassemblement convivial suscité par le concert. Les musiques dans lesquels ces compositeurs puisent ne sont pas affaire de mélomanes, leur origine se trouve au coin d’un feu de joie, ou dans un rituel précolombien au sens aujourd’hui perdu dont il ne nous reste plus que les rythmes contagieux, voire dans la « Juba », danse des esclaves des champs de coton, remise à l’honneur par Dett. Ces musiques, fantasmées et réinventés, ont vocation non seulement à rassembler, mais surtout à faire tourner les regards vers un même ailleurs. Rêves d’amour, rêves d’émancipation, ou rêves d’arrière-mondes sont toujours des rêves d’une vie autre que la survie, et affirmation que le monde ne se limite pas au visible et aux formes instituées de commerce entre les hommes. Les compositeurs de cinéma, en charge de la part invisible de ce médium qui est par excellence celui de l’image et de l’apparence, partagent finalement ce projet, et il est fascinant de voir à quel point leurs idiomes puisent eux aussi autant dans le grand legs symphonique que dans différents folklores qui leur permettent d’être évocateurs avec une grande économie de moyens. Ce soir, toutes ces musiques peuvent, si nous le voulons bien, projeter en nous des films qui sont laissés à notre discrétion. Ce faisant, nous avons la possibilité, en découvrant dans ce cocktail inédit toutes ces tentatives appartenant à des univers si contrastés, de rendre hommage à leur projet commun de concevoir le concert comme une véritable séance de rêve collectif. L’évasion dont on les crédite souvent un peu facilement est surtout, comme le montre leur histoire et leur démarche profonde, un désir de repenser le réel dans de nouvelles combinaisons, pour l’enrichir et le transformer – ce que font, quand nous baissons notre garde, nos rêves. / Mai 2015