Ces trois expériences d’extase aérienne sont au cœur du
concert de ce soir. Elles ne trahissent pas simplement le motif
récurrent, dans nos mythes, notre progrès technique, et jusque dans
nos rêves, du désir de nous élever dans les airs : elles donnent à ce
vol le pouvoir de franchir la frontière du visible, de crever l’écran
du réel tel que nous le connaissons, pour accéder à une réalité plus
profonde, où les choses ont enfin un sens. Shamanisme, méditation
poétique et passion amoureuse retrouvent donc ici la même image,
qui ramène l’homme, ses villes et ses machines à leur grisante
petitesse – ce qu’a bien compris Morton Feldman en faisant du
sonnet de Rilke que nous citions une petite mélodie pour voix
seule, qui semble narguer ce vaisseau de technique musicale qu’est
un orchestre.
Si chaque concert ne peut avoir l’intensité de ces trois
communions mystiques, la musique est pourtant intimement liée à
chacune d’entre elles, comme élément rituel, essence poétique ou
intensificateur émotionnel. La musique peut prétendre relever du
désir de voler, et c’est pourquoi tous les autres arts, selon le mot de
l’essayiste Walter Pater, « aspirent constamment à la condition de
la musique ». Si l’importance de la « bande originale » même dans
les plus grandes productions hollywoodiennes ne suffisait pas à le
montrer, la mode récente des films projetés avec
l’accompagnement d’un orchestre live, renouant avec le statut de la
musique de film à l’époque du cinéma muet, le confirme – sans
parler de la pratique, courante dans bien des régions du monde, de
convoquer les spectateurs à une séance en plein air où les films sont
doublés et sonorisés en direct, rendant à des séances qui pourraient,
à l’âge de l’automatisation, abdiquer leur humanité, leur fonction
d’événements conviviaux et vivants.
Sentant le danger de voir les concerts classiques devenir de
purs rassemblements d’esthètes enclins à n’écouter la musique que
comme du beau son, et de « professionnels de la profession » venus
se retrouver entre collègues, plusieurs compositeurs ont tenté de
retrouver l’esprit des séances, au sens humain du terme. Et pour
cela, puiser dans la musique folklorique s’est avéré une nécessité
depuis la période romantique, et surtout au tournant du 20e siècle,
quand le rituel du concert se figeait dans la forme que nous lui
connaissons aujourd’hui. Pour les œuvres que nous entendrons ce
soir, Federico Mompou, dans la revendication de son identité
catalane, a beaucoup puisé dans le chant traditionnel, celui qui
rassemblait de petits groupes le temps d’une soirée de partage.
Mais le folklore n’est pas seulement une réalité à
retranscrire – ce qui signifierait qu’on ne pourrait en être que les
fossoyeurs en l’amenant dans une salle de concert. Il est une terre
de fantasme, dont le compositeur ne peut se rapprocher qu’en
ajoutant, à chaque note qu’il écrit, une distance supplémentaire
entre elle est lui, comme l’avait compris Bartók, inventeur de
l’ethnomusicologie qui s’est servi du folklore pour enfoncer les
portes de la modernité, ou même, avant lui, Bizet, qui faisait
chanter sa habanera reconstituée à l’Opéra-Comique par Carmen :
le folklore « est un oiseau rebelle, / que nul ne peut apprivoiser, / et
c’est en vain qu’on l’appelle / s’il lui convient de refuser » – il se
dérobe quand on veut le saisir, mais nous attire dans ses cadences
quand on croit lui tourner le dos. C’est ce même caractère qui a
fasciné Debussy dans la musique espagnole, et les préludes qui s’en
font l’écho ne prétendent bien sûr pas tant reconstituer ou fixer que
réinventer et réactiver un état d’esprit.
Cette séduction du folklore joue un rôle particulièrement
important pour les compositeurs du Nouveau Monde, pris en étau
dans la double difficulté de s’ancrer dans une identité mal définie
tout en s’inscrivant dans la tradition musicale « savante » classique
– plus encore que leurs homologues européens, ces musiciens