technique, qui produit non pas des copies, mais des illusions? (…) Voilà donc les deux formes de la technique de
production d'images dont je parlais : celle de la copie, et celle de l'illusion.
Platon, Le Sophiste, 235 b-263 c, Ed. GF, Trad.N.Cordero, 1993
Il y a d’abord l’imitation-copie, qui consiste à recopier fidèlement la chose, mais sans avoir pour ambition de la
remplacer (c’est une relation de ressemblance, non d’identité) ; et ensuite, il y a une imitation appelée
"eikastique", qui cherche à remplacer la chose même. Pour ce faire, il faut étudier les lois de la perception
sensible, de manière à "pouvoir faire illusion". L’oeuvre d’art ne peut remplacer l’objet ou rivaliser avec lui,
qu’en faisant illusion. L’oeuvre d’art appartient donc pour Platon au domaine de l’image, du sensible. Or, tout ce
qui est de l’ordre de l’image est pour Platon, de l’ordre du moindre être. Ce qui seul est réel, c’est l’Idée, absolu
supra-sensible ne dépendant en aucune manière de conditions et des lois qui gouvernent le monde sensible. Non
seulement l’oeuvre d’art est une image, donc, quelque chose de sensible, mais en plus, elle est littéralement
assujettie au sensible, elle trompe et illusionne.
3) Art et illusion ou l'art condamné par la philosophie
L’oeuvre d’art privilégie le sensible comme moyen d’expression, et est donc condamnée par Platon, au nom de
la philosophie. En effet, l’art en vient à faire croire que l’absolu ou l’Idée est dans le sensible, or, la leçon du
Livre VI de La République (cf. la célèbre allégorie de la caverne) est bien de nous faire voir que l’absolu est tout
autre que le sensible, et inatteignable par les moyens sensibles. Ce n’est pas en étudiant les apparences et les
moyens de redoubler celles-ci que l’on pourra atteindre l’absolu, ni même le manifester. Les formes artistiques
sont rigoureusement coupées de l’eidos, Idée ou Forme intelligible, qui se trouve dans un monde suprasensible.
C’est le philosophe qui, se détournant du sensible, à l’aide de sa raison, atteint l’absolu. L’absolu ne se manifeste
pas dans le sensible, il n’apparaît pas par essence : le domaine de l’apparaître est trompeur et non seulement ne
nous révèle pas l’absolu, mais encore, ne nous apprend pas à le chercher là où il se trouve. Ce que Platon appelle
le principe "anhypothétique", ce qui est sans conditions, est atteint au terme d’un long parcours, par une sorte
d’intuition intellectuelle, qui est une sorte d’éblouissement, mais en aucun cas une révélation sensible. L’absolu,
l’Idée de Bien, est bien comparable à la luminosité du soleil, mais c’est à l’oeil de l’esprit ou de la raison qu’elle
apparaît, pas à l’oeil du corps...
Comme il le montre dans le Livre X de La République, 597a, l’oeuvre d’art est éloignée de trois degrés de la
vérité -nous pouvons ici remplacer "vérité" par "absolu", puisque pour Platon, avons-nous dit, ce qui est absolu,
c’est ce qui est le plus réel.
"Ainsi, il y a trois sortes de lits ; l'une qui existe dans la nature des choses, et dont nous pouvons dire, je pense,
que Dieu est l'auteur ; -autrement qui serait-ce ? (…) Une seconde est celle du menuisier. Et une trosième, celle
du peintre (…). Ainsi, peintre, menuisier, Dieu, ils sont trois qui président à la façon de ces trois espèces de lits.
(…) Et Dieu (…) a fait celui-là seul qui est réellement le lit ; mais deux lits de ce genre, ou plusieurs, Dieu ne les
a jamais produits et ne les produira jamais. (…) le peintre est imitateur de ce dont les deux autres sont les
ouvriers (pire encore, il recopie ce qui déjà n'est qu'apprence) l'imitation est donc loin du vrai"
Platon, La République, 597 a-sq
Ainsi, quelle différence y a-t-il entre le lit représenté par l’artiste, le lit empirique qui sert à dormir et qui est
fabriqué par l’artisan, et l’Idée de lit? Le lit de l’artiste ne fait que copier quelque chose qui déjà, est dépourvu de
réalité, au lieu de copier directement l’Idée. Le lit fabriqué par l’artisan, quant à lui, a au moins l’avantage de
"refléter" ou de manifester le lit vraiment existant, l’Idée de lit. L’artiste est un ignorant, il ne sait pas comment
est le vrai modèle. Comment le pourrait-il, puisque l’étude du sensible le détourne de tout accès possible à
l’absolu?
Ainsi, il semble que l’oeuvre d’art soit par essence incapable de pouvoir manifester un absolu. Si le monde des
phénomènes ou monde sensible est manque d’être, pure "apparence", alors, si l’oeuvre d’art est un moyen
sensible de copier le sensible, elle ne peut pas manifester quelque chose d’absolu, puisque par essence c’est ce
qui est au-delà du sensible et s’oppose rigoureusement à toute forme d’apparaître. Le paraître ou le se manifester
ne nous fait pas atteindre l’être empirique, et encore moins l’être "en soi". La figuration sensible ne pouvant
rivaliser sérieusement avec la vision intellectuelle, l’art semble bien être définitivement condamné à n’être que
pure apparence...