Peurs et libération des peurs selon
les traditions de l’Inde
«∞∞Faire don de l’absence de crainte∞∞»
Si la crainte du Seigneur est «∞∞principe du savoir∞∞» ou «∞∞com-
mencement de la sagesse∞∞» (Prov 1,7∞∞; Ps 111,10), il arrive
aussi que peurs et angoisses nous submergent. Ce fut l’expé-
rience de Job, jusqu’à lui faire maudire le jour de sa naissance
(Jb 3,3.20.25.26)∞∞:
Périsse le jour qui me vit naître
et la nuit qui annonça∞∞: «∞∞Un mâle vient d’être conçu∞∞!∞∞»[…]
Pourquoi donner à un malheureux la lumière,
la vie à ceux qui ont l’amertume au cœur∞∞? […]
Toutes mes craintes se réalisent
et ce que je redoute m’arrive.
Ni tranquillité ni paix pour moi
et mes tourments chassent le repos.
Les tentatives pour surmonter les peurs, la quête d’une pro-
tection, l’espoir d’être délivrés de nos angoisses, l’attente de celui
ou celle qui nous dira «∞∞Rassurez-vous, c’est moi, n’ayez pas
peur∞∞!∞∞» (Mc 6,50), «∞∞Ne vous inquiétez pas∞∞!∞∞» (Mt 6,25-34) ou «∞∞Ne
crains rien, c’est moi, le Vivant∞∞!∞∞» (Ap 1,17)∞∞: autant de traits qui
se retrouvent, d’une manière ou d’une autre, dans toutes les civi-
lisations.
L’Inde ne fait pas exception. Les pages qui suivent explorent,
tant sur le versant hindou que sur le versant bouddhique, le
thème de la peur et de la libération des peurs. Elles s’attachent
en particulier à ce que l’Inde appelle «∞∞le don de l’absence de
crainte∞∞»∞∞: la personne libérée de ses peurs et angoisses devient
capable d’offrir à autrui cette liberté ou du moins de lui propo-
ser les moyens de cette libération.
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Vies
consacrées, 82 (2010-3), 203-218
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Se protéger de tout péril
Le sentiment ou l’expérience de la peur se retrouve bien sûr
dans les témoignages laissés par l’Inde ancienne. Dès les premiè-
res pages de la Révélation (Veda) abondent les motifs de souci, de
crainte ou de terreur∞∞: peur de la maladie, de la disette, peur du
concurrent ou de l’ennemi, des sauvages barbares, peur de la
mort prématurée, peur d’esprits et de toutes sortes d’êtres mena-
çants, hostiles, mal intentionnés ou d’autant plus redoutables
qu’ils sont mal définis. Certes, bien des motifs de peur ou de ter-
reur pourront nous paraître imaginaires. Cela ne change rien à
l’affaire∞∞: notre expérience nous apprend que la peur est mauvaise
conseillère, qu’elle peut surgir de rien ou de presque rien, qu’elle
s’entretient de peu de chose. Elle crée son objet, autant qu’elle est
produite par lui. Du reste, «∞∞bhaya∞∞», terme le plus fréquent, dési-
gne non seulement l’émotion ressentie∞∞: crainte, peur, panique,
terreur…, mais aussi le danger, le péril, la menace «∞∞objective∞∞».
A chaque menace, à chaque source de crainte correspond
telle manière de lutter contre la peur, tel remède ou du moins, tel
stratagème. Les sorts, les charmes, les formules protectrices, les
manipulations rituelles sont fort prisés. Le 4eVéda (Atharva-
Veda) en contient déjà tout un arsenal. La tradition postérieure
multipliera les formules, les conjurations, les talismans. Inutile
de nous étendre là-dessus. Attardons-nous plutôt sur quelques
facettes du thème plus originales et davantage caractéristiques
de la pensée et de la spiritualité indiennes.
S’affranchir des craintes multiples
Tournons-nous d’abord vers un texte appartenant encore à
la Révélation védique et probablement plus ancien que la nais-
sance du bouddhisme∞∞: la «∞∞Grande Upanishad forestière∞∞» (Bri-
had-Âranyaka-Upanishad). Dans une section qui peut sembler
à la fois naïve et profonde, il est question de l’énigme des origi-
nes, de l’être ou de l’esprit (âtman) primordial∞∞:
L’âtman existait seul, à l’origine… En regardant autour de lui,
il ne vit rien d’autre que lui-même. Il prononça d’abord∞∞: Je suis
[ou∞∞: C’est moi]. D’où le nom de «∞∞moi∞∞»∞∞; de là vient aussi que,
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aujourd’hui encore, si l’on appelle quelqu’un, il répond d’abord∞∞:
«∞∞C’est moi∞∞», et seulement ensuite il déclare l’autre nom qui est le
sien propre. […]
Il eut peur∞∞: c’est pourquoi celui qui est seul a peur. Puis il
considéra∞∞: «∞∞Puisqu’il n’existe rien d’autre que moi, de quoi
aurais-je peur∞∞?∞∞» Et, du coup, sa peur s’évanouit. De qui aurait-il
eu peur∞∞? C’est d’un autre qu’on a peur (1.4.1-2∞∞; trad. E. Senart).
Dans la suite du récit, cet être solitaire, n’éprouvant pas
davantage de plaisir que de peur, «∞∞souhaita un second∞∞»∞∞:
Or, il avait l’ampleur d’un homme et d’une femme qui se tien-
nent embrassés. Il se divisa en deux∞∞; de là furent l’époux et
l’épouse (1.4.3).
A ce propos, le texte cite cette parole d’un sage∞∞: «∞∞Nous [ne]
sommes individuellement chacun [qu’]une moitié∞∞». Nous voilà,
dès le départ, pris dans la tension entre l’un et le multiple, dans
la prolifération des désirs, dans le désir et la crainte de l’autre, et
cependant dans la nostalgie de l’unité première, du même sans
autre, ou peut-être de l’Un, avant la dissociation entre le même
et l’autre∞∞?
Quoi qu’il en soit, dans notre monde de multiplicité et de dis-
persion, nos savoirs sont toujours partiels, nos pouvoirs sont
limités, et nos désirs nous poussent à accumuler, mais sans
jamais rejoindre la totalité, encore moins l’unité∞∞: «∞∞aussi long-
temps que lui manque un seul de ces objets, il se sent incomplet∞∞»
(1.4.17). Y aurait-il donc, sous la multiplicité répétitive des désirs
et des peurs, un principe d’unité, une source d’apaisement et de
plénitude∞∞? Considérer un autre — objet ou individu — en
méconnaissant l’unité originelle, c’est tomber au pouvoir de cet
autre. Cela se vérifie jusque dans le rapport avec les dieux∞∞:
Celui qui considère que la divinité est autre∞∞: «∞∞Le dieu est un
et moi je suis un autre∞∞», celui-là ne sait pas. Il est pour les dieux
comme du bétail (1.4.10).
Tant le désir que la peur réduisent en servitude. Dans les dif-
férentes Upanishads, des sages explorent et transmettent à leurs
disciples des voies qui permettent de lutter contre la dispersion
et la servitude. Ils nous apprennent à reconnaître au-dedans de
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nous, dans notre psychisme ou dans notre esprit (manas), la
genèse et la prolifération cancéreuse des désirs et des peurs, de
la convoitise et de l’angoisse∞∞:
Désir,pensée, doute, foi, incroyance, volonté, faiblesse, pudeur,
réflexion, crainte, tout cela est esprit (manas) (1.5.3).
Il en est de cet esprit comme du souffle et de la parole∞∞:
Celui qui les croit finis conquiert un monde fini∞∞; mais celui
qui les croit infinis conquiert un monde infini (1.5.13).
C’est une question de regard, une question de sagesse. Pour
celui qui, en tout objet limité, en toute expérience passagère,
reconnaît la présence de l’infini, de l’Absolu, il n’y a plus de décep-
tion, de frustration. Ne désirant plus ceci ni cela, ne donnant plus
de prise à la convoitise ni à l’illusion, il n’engendre ni attrait ni
répulsion, ni attente ni crainte. Notre être essentiel, notre «∞∞Soi∞∞»
(âtman) le plus authentique, est délivré de toute peur (a-bhaya,
nir-bhaya)∞∞: pour lui ni danger ni menace, ni crainte ni terreur∞∞:
Tel est, en vérité, le grand âtman sans commencement,
sans vieillesse, sans mort, immortel, bienheureux [litt. «∞∞sans
peur∞∞»∞∞: a-bhaya] (4.4.25).
C’est ici qu’apparaît la perspective de «∞∞non-dualité∞∞» qui
éclaire la philosophie et la spiritualité de l’Inde∞∞:
Quand il y a dualité, l’un voit l’autre, l’un sent l’autre, l’un
goûte l’autre, l’un parle à l’autre, l’un entend l’autre, l’un pense
l’autre, l’un touche l’autre, l’un connaît l’autre∞∞; mais si le seul
âtman est tout l’homme, qui verrait-il et comment∞∞? qui sentirait-
il et comment∞∞? qui (…)∞∞? Sans attache, sans lien, inaccessible à
toute inquiétude et à toute souffrance… (4.5.15).
Dès les Upanishads, la tradition hindoue compare cette expé-
rience unifiée et apaisée à un sommeil profond, sans le trouble
du moindre rêve. Loin de l’inconscience, cependant, il s’agit au
contraire d’une présence d’esprit plénière, d’une conscience
bien supérieure à la conscience commune et quotidienne qui
stagne à la surface d’elle-même∞∞:
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Pour lui c’est la condition supérieure à tout désir, affranchie
de tout mal, libre de toute crainte (a-bhaya). (…) C’est pour lui la
condition bienheureuse où tout désir est comblé, où il n’est de
désir que de l’âtman, où il n’y a plus de désir (4.3.21).
Il est alors «∞∞par-delà toutes les souffrances du cœur∞∞» (4.3.22)
Surmontant toute dualité, il perçoit le réel dans son unité essen-
tielle∞∞:
Encore qu’il ne connaisse pas, il reste, pourtant, capable de
connaissance∞∞; la connaissance n’échappe pas au connaisseur
qu’il est, car elle est indestructible∞∞; seulement, il n’est pas de
second, d’objet autre et séparé, qu’il puisse connaître (4.3.30).
Le sage devient alors un voyant∞∞:
Au milieu de l’océan, un voyant unique, sans second [sans
objet à percevoir], tel est son monde. C’est là son but suprême, son
suprême succès, son monde suprême, sa félicité suprême. Les
autres êtres vivent d’une parcelle de cette félicité (4.3.32).
«∞∞Que je ne sois nulle cause de frayeur∞∞!∞∞»
Bien que la prise de conscience et la sagesse soient désormais
plus déterminantes que les rituels et autres formes d’activité reli-
gieuse, les enseignements des Upanishads ne se limitent pas à
des considérations théoriques. Ils inspirent bientôt un mode de
vie dont les exigences radicales traduisent le caractère inédit des
nouvelles perspectives. Dans la tradition brahmanique ortho-
doxe, le personnage qui incarnera cette quête d’absolu est le
«∞∞renonçant∞∞» (sannyâsin). Se détournant du monde des valeurs
relatives, il quitte la maison et la famille, la profession et la caste,
la propriété et le statut social, ses ambitions politiques et son
réseau de relations. Sans demeure fixe, il circule sur les routes ou
se retire dans un lieu isolé, en forêt ou en montagne. S’exerçant
au détachement le plus rigoureux, il limite ses besoins au strict
nécessaire. Il vit de ce qu’il trouve sur son chemin ou des dons
que lui font les habitants dont il traverse le village. Plus encore
que la vie familiale et sociale, il quitte les contraintes et les
ressources de la religion∞∞: sachant que les rites sont inspirés par
Peurs et libération des peurs selon les traditions de l’Inde
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