Belle idée que cette disparition physique d’Eyolf qui lui donne un surcroît de mystère y
compris sur son âge qui désormais flotte comme son visage (si bien que chaque spectateur
peut les imaginer). C’est aussi ce qui permet à Jonathan Châtel de faire des autres
personnages de la pièce des jeunes « trentenaires », ce que Ibsen ne précise pas, mais est de
l’ordre du possible et c’est l’âge autour duquel tournent le metteur en scène et ses acteurs. Si
bien qu’il y a comme une collusion entre les personnages, dégagés de leur gangue historique,
et les acteurs qui portent dans aujourd’hui,l’ emprise de Rita, Alfred et Asta avec des
sentiments contradictoires, une volonté d’être mettant à mal la force d’aimer, un doute de soi.
L’obsédante présence d’une présence
La mer est là devant eux lorsqu’ils regardent le public et c’est comme si le cadavre vivant du
petit Eyolf était parmi nous et les regardait (peut-être suis-je en train d’écrire ces lignes ce
matin sous l’influence des « Revenants » série entrevue sur Canal+ tard dans la nuit au retour
du théâtre mercredi, mais, non, je les maintiens). Quoi qu’il en soit, dans un beau paradoxe,
l’absence physique de l’enfant dans la mise en scène de Jonathan Châtel, renforce sa présence
obsédante.
Autre façon de « resserrer » la pièce pour mieux la prendre à la gorge, l’espace. Ibsen situe
son premier acte dans un salon richement meublé avec de grandes fenêtres donnant sur un
fjord. Jonathan et son scénographe Gaspard Pinta, vont à l’essentiel : une motte de terre où
traînent quelques briques cassées, au surplomb de la mer. Espace unique où s’abîmeront les
hauts talons de Rita, où les corps seront toujours comme au bord du déséquilibre où, seule
évoluera à son aise, la « femme aux rats ».
Mystérieux personnage éphémère que cette femme aux yeux charbonneux qui par sa musique
entraîne les rats comme Merlin entraînait les enfants, et vient proposer ses services.
Personnage qui redouble celui de la femme qui aurait été vue auprès du petit Eyolf avant sa
disparition. Toute la pièce fonction ainsi, par couples qui se font et se défont autour de cette
disparition de l’enfant et ce qu’elle révèle et entraîne d’effondrements, de renversements des
valeurs tout en questionnant le comment vivre (après).
Un spectacle fait d’intensités tendues
Enfin, et c’est déterminant, Jonathan Châtel se révèle un directeur d’acteurs puissant,
travaillant des intensités tendues, comme remplissant de lueurs les yeux de ses acteurs, leur
demandant de s’en tenir à l’esquisse d’un geste plutôt qu’à son accomplissement rendant ainsi
ouverte sa trajectoire. Il y a là comme un saisissement du provisoire, dans cette succession
d’instantanés du qui-vive qui semble commun aux acteurs et à leurs personnages.
Excellents jeunes acteurs au demeurant que sont Vladislav Galard que l’on a vu dans « Notre
terreur », Pauline Lorillard, Alexandra Flandrin, Laurent Ménoret et Anne-Sophie Sterck, tous
éclairés par les lumières enveloppantes et attentives de Marie-Christine Soma.
Cette mise en scène est le premier travail de la compagnie Elk fondée par Jonathan Châtel et
Sandrine Le Pors (collaboratrice artistique du spectacle). La compagnie est basée dans le nord
de la France et les deux premières représentations du spectacle ont eu lieu au théâtre d’Arras.
Elk veut dire élan en norvégien. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’avec ce « Petit
Eyolf », la compagnie Elk prend son élan.