annexée à la terre dEgypte. Alors les « hommes sombres » partent encore plus au sud, dans les
profondeurs du Soudan, construire leurs propres pyramides et inventer une nouvelle écriture dans
leur fabuleuse capitale du royaume de Méroé. Loin des terribles pharaons.
Les crocodiles du lac Nasser
Vide le désert ? Celui-ci est plein deau et jalonné de monuments historiques. Parfois lun et lautre
font corps, quand le monument retient leau. Assis au sommet du Saad el-Aali, le barrage du lac
Nasser, à 182 mètres au-dessus du niveau du Nil, je regarde cette étendue deau douce de 500
kilomètres, plus longue que le lac Victoria, une véritable mer qui contiendrait neuf fois le lac Léman !
Drôle de pyramide que ce barrage, monument de béton équivalent à dix-sept fois le volume de la
pyramide de Gizeh. Nasser a sans doute sauvé lEgypte de la sécheresse, mais il a noyé la Nubie
sous 157 milliards de mètres cubes deau. Soudain, au bord du lac, le soleil qui allume la surface du
lac révèle un magnifi-que crocodile gris vert de 6 mètres de long, chasseur immobile dont la gueule
affleure à la surface du lac. Sébek, le dieu-crocodile, est de retour. Il avait disparu dEgypte depuis
plus dun siècle, exilé au Soudan. Le lac Nasser lui a ouvert ses anses où nagent des
poissons-tigres, des silures et des perches de 200 kilos. Avec, sur ses berges, quelques moutons,
une paire de chiens de Bédouin ou un dromadaire assoiffé, cou tendu offert aux mâchoires. Déjà
courent des histoires terribles, vraies comme celle de ce pêcheur croqué en braconnant les oeufs
dune femelle crocodile ; à moitié fausses comme celle de ces passagers dun ferry incendié,
dabord pris par le feu, puis noyés par leau, avalés par les sauriens ou tués par les serpents
venimeux des rives du lac ! En réalité, le dieu Sébek est un carnassier très timide, qui troue les filets
des pêcheurs mais senfuit à lapproche de lhomme. Celui que je tiens dans la main se laisse même
caresser, bébé croco aux yeux mi-clos. Et le temple de Wadi Seboua possède son « crocodile fou »,
un vieux mastodonte de 800 kilos qui approche les touristes et aime les regarder de son oeil
débonnaire. En quarante ans dexistence, le lac Nasser est devenu un mythe, une « mare
incognita » et une immense réserve naturelle. Les crocodiles côtoient les grands varans, amateurs
doeufs doiseaux et de charogne, les tétraodons, poissons-ballons, les poissons-éléphants fouilleurs
de vase et même quelques loutres aux apparitions fugaces. Sur ses rives courent les grands chacals
dorés, en meutes aussi dangereuses que des loups, les renards rouges, les fennecs, quelques
hyènes hurleuses, des scorpions qui ne tuent pas et des vipères à cornes mortelles. Le soir, le ciel
dépose ses oiseaux migrateurs, cigognes noires, flamants roses, hérons cendrés et ibis légendaires,
quelques autruches et pas mal de vautours égyptiens au masque jaune. Le jour, le désert nest pas
hostile ; la nuit, il reste le domaine des carnassiers, des reptiles, des chasseurs et des
contrebandiers venus en 4X4 acheter du poisson au marché noir. Dans les barques dautrefois,
cétait lor du Soudan quon dissimulait sous une épaisse couche de saumure. Vide le désert ? Ici est
la terre des Bécharias, du pays dOuaouat, les archers préférés des pharaons. Rarement, très
rarement, il arrive que ceux qui saventurent loin à lest du lac aperçoivent ces êtres étranges, à la
peau brûlée, grands et très minces, sans chaussures et sans chèche, en pantalon bouffant et petit
gilet élégant, la chevelure afro gonflée pour se protéger du feu du soleil. Ce ne sont pas des
Touareg, ils parlent une langue, le rutana, qui nest ni arabe ni nubienne, et même islamisés restent
plus animistes que fils dAllah. Sans nationalité voilà encore quinze ans, ils vivent délevage,
poussent devant eux moutons et dromadaires, ne pêchent pas, ne mangent pas de poisson et se
contentent de galette ou de lait caillé. Sous leur tente, on sacrifie à la cérémonie du jabana, ce café
soudanais broyé dans un petit récipient en terre cuite, avec un filtre en herbe, des tasses en
porcelaine, de la cardamome et des épices. Ils vivent encore comme il y a trois mille ans, évitent le
contact et les photos, ne connaissent pas le plastique, sont doux, très timides et ne demandent
jamais rien à personne. On les aperçoit marchant au loin, les hommes armés dépée au pommeau
01. Jean-Paul Mari Première publication : 16 janvier 2003
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