Nubie : Au pays des pharaons noirs
Egypte Les secrets du Haut Nil
Nubie : Au pays des pharaons noirs
Philae, lîle amoureuse
On vogue dans un noir dencre, le ventre collé à lobscurité du lac, sous la lune naissante qui
découvre le jeu des barques entre le désert nubien et lîle. Je devine Philae, captive émergée
disputée par deux amoureux jaloux, le vieux barrage anglais et louvrage moderne du Saad el-Aali,
monumental et brutal. La coque glisse sur leau et le silence est fluide comme le vent dans la voile
des felouques, ce chuchotement de Philae dont Camille Saint-Saëns sest inspiré pour écrire son
concerto « Egyptien ». Choc de lembarcation contre le ponton de bois, crissement doux du gravier,
bruit des pas sur les dalles du temple, marche nocturne entre lombre des colonnes et la lueur de la
lune. Philae vous séduit dans linstant, par un coup de foudre sans étincelles qui annihile toute
résistance. Cette île est une femme, sensuelle et gracieuse, sirène allongée qui attend son amant de
la nuit. Soudain, des projecteurs allument des bouffées de végétation, bouquets de palmiers doum,
de dattiers et dacacias. Devant soi souvre une vaste cour, la salle hypostyle, un portique et deux
portes massives inscrites dans un carré de ciel bleu nuit piqué détoiles. « Oh ! Hapi... quand tu sors
de ta caverne. La terre frissonne de joie ! », dit une voix. Cest elle, cest Isis, maîtresse de la Nubie.
Elle parle du Nil, de sa crue et de sa source que les Anciens croyaient entendre bouillonner à
Assouan, au fond dun trou de granit ; le Nil ! long de 6500 kilomètres, dont les eaux passent du vert
au rouge, gorgé de limon, de récoltes, de futur, celui « qui donne à lEgypte le baptême de ses eaux
jaillissantes ». Sur une grande stèle de granit est écrite la tragédie amoureuse dIsis et de son époux
le dieu Osiris. Lhistoire commence mal, par un crime, celui de Seth le démon, qui attire Osiris à un
banquet, le tue, le découpe et disperse ses restes aux quatre coins dEgypte. La vie sen va, la crue
sarrête, il fait nuit et la Terre se désole. En secret, Isis fouille toute lEgypte et reconstitue le corps
de son amant, jusquau dernier morceau, son sexe : « Jai survolé le pays ; jai traversé locéan
primordial ; jai reconnu la chose (le cadavre) auprès du fleuve », dit la déesse. Lîle de Philae a la
forme dune oiselle comme Isis la magicienne réanimant à grands coups dailes son époux défunt.
Osiris ressuscite. Ils saiment. Et Isis fécondée donne la vie au dieu Horus, leur fils. Seth le démon a
perdu. La crue du Nil jaillit de nouveau, quitte son lit, fertilise la terre comme la semence dOsiris.
Voilà lhistoire que Philae raconte depuis des milliers dannées à ceux qui viennent jusquà elle. Les
Ptolémées, les Grecs, les Romains, les Blemmyes... tous se sont prosternés devant la déesse.
Parfois avec de mauvaises manières, comme ce roi Ptolémée qui a cru bon de lui sacrifier cent
prisonniers, sous les yeux dIsis horrifiée. Parfois en amoureux désespéré, comme Antoine le
Romain qui a aimé Cléopâtre reine dEgypte, avant de voir sa passion et sa flotte défaite à la bataille
dActium. Pour la déesse, lempereur Trajan a construit un kiosque précieux où accostaient les
processions, et César lui-même a cédé à la tentation dIsis. A larrivée des chrétiens, les prêtres de
Philae sont toujours là, fidèles, même si les évêques puritains font marteler le sexe des dieux et les
robes de pierre encore trop légères. Quimporte ! Quelques siècles plus tard, les grognards de
Napoléon présentent les armes dans la cour du temple et courent inscrire leurs noms sur la pierre,
au pied dune déesse au sein ferme et à la chevelure bouclée. Voilà lhistoire que Champollion le
savant déchiffrera avec fièvre. Lhistoire dune passion douce et sensuelle, qui parle de la vie et de la
mort, de renaissance et de fertilité, du triomphe de lamour sur les ombres. Une messe païenne qui
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résonne ce soir encore aux quatre coins des murs de Philae et que semble écouter la lune, son
disque plat incurvé vers le temple, elle aussi fascinée.
Abou, la porte de lAfrique
LEgypte ancienne sarrête à 100 mètres dici. Autrefois lîle dEléphantine sappelait « Abou »,
livoire, avec ses rochers aux formes de pachydermes modelés par la main du Nil. Des carrières de
granit rose les pharaons ont extrait leur monumentale architecture. Le grand obélisque de la
Concorde a été découpé ici avant de flotter sur un radeau géant vers le nord. Perchée au milieu du
fleuve, défiant la folie des crues, lîle dEléphantine était à la fois frontière et forteresse. Dans largile
rouge des alluvions, le dieu Khnoum à tête de bélier façonnait lhumanité sur son tour de potier. Et
tout était en place. Au-delà commençait la Nubie, mystérieux corridor vers lAfrique qui poussait sa
corne noire dabondance. Là-bas se trouvait lor du pays de Koush, le « feu solidifié », la « chair des
dieux », cet or « aussi abondant que la poussière des chemins ». Lor - Noub, comme Nubie, en
langue pharaon -, venu par caravanes de dromadaires des mines magiques de Wadi Allaki, pour
devenir bijoux, sceptres ou masques funéraires des tombes royales. Là-bas était aussi le pays de
Pout, la terre des hommes brûlés, où ceux qui se risquaient rapportaient la diorite, les bois dacacia
et de sycomore pour les navires. Plus loin, lAfrique des profondeurs était riche divoire, dépices,
dencens et danimaux fabuleux, lions, girafes ou « panthères », guépards, utilisés pour la chasse
impériale. Les pharaons sémerveillaient, témoin cette lettre de lenfant-roi Pépi II à un des premiers
explorateurs de lAntiquité, son fidèle Herkhouf : « Cachet du roi même. An II, troisième mois de la
saison de lInondation, le 15. Tu as dit que tu as ramené un Pygmée du pays des habitants de
lHorizon... Viens donc en bateau à la résidence tout de suite et amène ce nain vivant, sain et sauf,
pour les danses de Haute et Basse-Egypte », jubile lenfant-roi. Il exige des gardes du corps sur le
bateau pour empêcher son cadeau vivant de tomber à leau, « parce que Ma Majesté souhaite voir
ce nain plus que les produits des carrières ! » Puis les pharaons grandissent et les explorateurs
laissent la place aux militaires. Lennemi est le royaume de Kerma, capitale de haute Nubie bien
au-delà de la deuxième cataracte. Il faut contrôler les mines dor et les carrières où Sésostris envoie
deux expéditions de 1300 hommes, soldats, carriers et tailleurs de pierre qui emploient 1000 ânes
pour porter les blocs jusquau Nil. Les Egyptiens truffent les rives de forteresses communiquant entre
elles par signaux lumineux de feu de bois. « Bouhen », formidable citadelle, sétend sur 100000
mètres carrés et ses murs en brique crue de 5 mètres dépaisseur grimpent à 11 mètres, dominés
par des tours crénelées, percées de meurtrières pour décocher des flèches dans trois directions, au
dessus dun pont-levis. Cest une guerre pour le contrôle du désert, faite de razzias et
dembuscades, une guerre doccupation où les « hommes sombres » de Nubie nont plus le droit de
se déplacer sans autorisation. « Ayant remonté le fleuve victorieusement en tuant le Néhésy, jai
descendu le fleuve, rapporte un vizir, en récoltant leurs céréales, en abattant leurs arbres et en
incendiant leurs maisons, comme il convient vis-à-vis de celui qui se rebellait contre le roi. » Au
Nouvel Empire, quand Aménophis Ier revient de campagne, il fait suspendre la tête en bas à la
proue de son bateau, le corps du prince rebelle quil a lui-même tué dune flèche. Et le bateau de
Pharaon le tout-puissant descend le Nil jusquà Karnak ! Il faut terroriser lindigène, car à chaque fois
que lempire chancelle la rébellion nubienne relève la tête. En 1580 avant J.-C., quand les Hyksos
occupent le nord de lEgypte, leur roi envoie une missive au chef des Nubiens du Sud pour lui
proposer de prendre larmée de pharaon... en tenaille : « As-tu appris ce que lEgypte fait contre
moi ? Son prince Kamosis mattaque. Mon pays et le tien, il les ravage. Viens, descends au nord, ne
sois pas effrayé. Il est aux prises avec moi ici. Personne ne sattend à te voir descendre dans cette
Egypte. Je ne le lâcherai pas avant que tu arrives. Nous nous partagerons alors les villes de lEgypte
et ton pays sera dans la joie. » Las, la missive est interceptée, les Hyksos seront chassés et la Nubie
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annexée à la terre dEgypte. Alors les « hommes sombres » partent encore plus au sud, dans les
profondeurs du Soudan, construire leurs propres pyramides et inventer une nouvelle écriture dans
leur fabuleuse capitale du royaume de Méroé. Loin des terribles pharaons.
Les crocodiles du lac Nasser
Vide le désert ? Celui-ci est plein deau et jalonné de monuments historiques. Parfois lun et lautre
font corps, quand le monument retient leau. Assis au sommet du Saad el-Aali, le barrage du lac
Nasser, à 182 mètres au-dessus du niveau du Nil, je regarde cette étendue deau douce de 500
kilomètres, plus longue que le lac Victoria, une véritable mer qui contiendrait neuf fois le lac Léman !
Drôle de pyramide que ce barrage, monument de béton équivalent à dix-sept fois le volume de la
pyramide de Gizeh. Nasser a sans doute sauvé lEgypte de la sécheresse, mais il a noyé la Nubie
sous 157 milliards de mètres cubes deau. Soudain, au bord du lac, le soleil qui allume la surface du
lac révèle un magnifi-que crocodile gris vert de 6 mètres de long, chasseur immobile dont la gueule
affleure à la surface du lac. Sébek, le dieu-crocodile, est de retour. Il avait disparu dEgypte depuis
plus dun siècle, exilé au Soudan. Le lac Nasser lui a ouvert ses anses où nagent des
poissons-tigres, des silures et des perches de 200 kilos. Avec, sur ses berges, quelques moutons,
une paire de chiens de Bédouin ou un dromadaire assoiffé, cou tendu offert aux mâchoires. Déjà
courent des histoires terribles, vraies comme celle de ce pêcheur croqué en braconnant les oeufs
dune femelle crocodile ; à moitié fausses comme celle de ces passagers dun ferry incendié,
dabord pris par le feu, puis noyés par leau, avalés par les sauriens ou tués par les serpents
venimeux des rives du lac ! En réalité, le dieu Sébek est un carnassier très timide, qui troue les filets
des pêcheurs mais senfuit à lapproche de lhomme. Celui que je tiens dans la main se laisse même
caresser, bébé croco aux yeux mi-clos. Et le temple de Wadi Seboua possède son « crocodile fou »,
un vieux mastodonte de 800 kilos qui approche les touristes et aime les regarder de son oeil
débonnaire. En quarante ans dexistence, le lac Nasser est devenu un mythe, une « mare
incognita » et une immense réserve naturelle. Les crocodiles côtoient les grands varans, amateurs
doeufs doiseaux et de charogne, les tétraodons, poissons-ballons, les poissons-éléphants fouilleurs
de vase et même quelques loutres aux apparitions fugaces. Sur ses rives courent les grands chacals
dorés, en meutes aussi dangereuses que des loups, les renards rouges, les fennecs, quelques
hyènes hurleuses, des scorpions qui ne tuent pas et des vipères à cornes mortelles. Le soir, le ciel
dépose ses oiseaux migrateurs, cigognes noires, flamants roses, hérons cendrés et ibis légendaires,
quelques autruches et pas mal de vautours égyptiens au masque jaune. Le jour, le désert nest pas
hostile ; la nuit, il reste le domaine des carnassiers, des reptiles, des chasseurs et des
contrebandiers venus en 4X4 acheter du poisson au marché noir. Dans les barques dautrefois,
cétait lor du Soudan quon dissimulait sous une épaisse couche de saumure. Vide le désert ? Ici est
la terre des Bécharias, du pays dOuaouat, les archers préférés des pharaons. Rarement, très
rarement, il arrive que ceux qui saventurent loin à lest du lac aperçoivent ces êtres étranges, à la
peau brûlée, grands et très minces, sans chaussures et sans chèche, en pantalon bouffant et petit
gilet élégant, la chevelure afro gonflée pour se protéger du feu du soleil. Ce ne sont pas des
Touareg, ils parlent une langue, le rutana, qui nest ni arabe ni nubienne, et même islamisés restent
plus animistes que fils dAllah. Sans nationalité voilà encore quinze ans, ils vivent délevage,
poussent devant eux moutons et dromadaires, ne pêchent pas, ne mangent pas de poisson et se
contentent de galette ou de lait caillé. Sous leur tente, on sacrifie à la cérémonie du jabana, ce café
soudanais broyé dans un petit récipient en terre cuite, avec un filtre en herbe, des tasses en
porcelaine, de la cardamome et des épices. Ils vivent encore comme il y a trois mille ans, évitent le
contact et les photos, ne connaissent pas le plastique, sont doux, très timides et ne demandent
jamais rien à personne. On les aperçoit marchant au loin, les hommes armés dépée au pommeau
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dargent, dun poignard à lame courbe, de bouclier en peau dhippopotame et de fouet en queue
déléphant. A la fois aborigènes et dandys du désert, les Bécharias sont libres, silencieux et furtifs.
Les gens dAssouan peuvent bien les traiter de mauvais musulmans, de pauvres hères ou de gitans.
Ils sont lâme du désert, aussi mystérieux que lui.
Wadi es-Seboua, la Vallée aux Lions
Ce pays est de feu et de glace. Dabord langoisse vous prend quand le disque rouge du soleil
senfonce dans le lac Nasser et que le bleu limpide du ciel se transforme en un univers noir. Il nous
quitte ! Et sil ne revenait plus, nous laissant inertes, de glace, à jamais sans chaleur et sans
lumière ? On frissonne. Les Egyptiens avaient raison de lappeler Râ, le dieu suprême. Maintenant il
fait nuit. En face, les trois temples de Wadi es-Seboua sont illuminés. On cherche la Croix du Sud
dans un ciel noir piqué de pierres glacées. La lune monte derrière une dune. Elle néclaire pas le
lac ; elle lécrase, le repeint dargent liquide, fait émerger les pyramides noires des sommets alentour
et découpe le décor à coups de rayons froids. Le lac monte au ciel. Nous sommes sur une terrasse
piquée de temples, dîlots de lumière, de balises célestes, escaliers des hommes davant vers la
voûte étoilée : la maison des dieux de lEgypte, le toit de la Nubie. Débarquement à laube en
éraflant une eau bleu foncé, froide et coupante. On marche sur le sable rose, recouvert dun lisier
vert de gris, moquette élastique sous le pied nu. La nuit, tout ce qui a faim dans le désert quitte son
abri et, au pied dune butte dherbes, un carré de sable ébouriffé dit lassassinat dun rongeur. La
piste qui vient dAssouan est interdite et un policier vous suit, kalachnikov sur lépaule, souvenir dun
massacre de touristes à Louxor. Un jour, inévitablement, les hommes viendront creuser des sillons
dans ce limon et élever quelques hôtels. Pour lheure il ny a que les temples, leau, le sable, le
silence et ce sentiment inouï de fouler une terre vierge. Le premier des trois temples est romain et un
peu fruste. Dans le deuxième, grec, dune extraordinaire finesse, les déesses ont le cheveu bouclé,
le sein bombé et le mamelon ourlé dun coup de ciseau hédoniste. Sous elles, le mur est creusé de
rigoles, faites par les ongles des fidèles venus gratter un peu de poussière sacrée. Le troisième
temple, égyptien, souvre sur une double rangée de lions qui ont donné son nom à la vallée. A
lintérieur, Isis et Osiris, Hathor, Thot le scribe, Horus, Sekhmet à tête de lionne... tous entourent
pharaon. Le visage des statues, le disque dHathor, lentrejambe du souverain et le ventre des
déesses, tout a été martelé, piqué, parfois creusé au ciseau par ces diables de chrétiens emportés
par une rage deffacer les dieux anciens, un intégrisme en guerre contre le plaisir. Au fond, une
effigie peinte de saint Pierre seffrite, un peu désolée, le regard du saint tourmenté à quelques
centimètres dun cartouche de pierre qui affiche toujours le nom de Ramsès. Sur chacun des deux
pylônes, Pharaon tient une poignée de têtes coupées de vaincus : au nord, têtes dHittites venus
dAsie ; au sud, tête dAfricains de Nubie. Tout le paradoxe nubien est là. Cette civilisation a toujours
à la fois accueilli et repoussé létranger. Pour lEgypte, cest un no mans land africain nourri de
trésors et de dangers que ses pharaons ont conquis en détruisant Kerma et Napata. Plus tard, Rome
rêve de ses mines dor, redoute ses archers rebelles et échoue à construire le mur dHadrien au sud.
Après avoir détruit la flotte dEgypte, Néron envoie un émissaire trouver les sources du Nil mais le
pauvre centurion échoue, assailli par les fièvres et les crocodiles. Pour les Grecs, qui font légende de
tout, la Nubie devient le pays de résidence des dieux. Là-bas, croient-ils, les hommes vivent cent
vingt ans et se nourrissent de lait ; les femmes voluptueuses se promènent dans des palais mobiles
tractés par des éléphants, les prisonniers portent des menottes en or et les cercueils sont de cristal.
La légende dit que le jeune Alexandre a rencontré lamour près dune fontaine deau au jasmin. « Ne
me méprisez pas pour la couleur de ma peau, lui dit la belle, car lintérieur est plus brillant que votre
peau blanche. » Sous le règne des chrétiens, les Nubiens demeurés un peu païens adorent Isis-la
Vierge Marie. Avec lislam qui parle du pays noir, « le Soudan » noir, ils gardent leurs motifs
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chrétiens... La Nubie avale tout, partagée entre Mars et Vénus, porteuse dune fascination
amoureuse et objet de haine. Les archéologues des temps modernes vont lignorer. On la
redécouvre dans lurgence, avec la menace dun barrage, exhumant en hâte ses trésors avant de les
inonder. Ne reste quun parfum dinconnu, de mystère, dun monde disparu : Mû, le continent
englouti. « Il nest quun acte sur lequel ne prévalent ni lindifférence des constellations ni le
murmure éternel des fleuves : cest lacte par lequel lhomme arrache quelque chose à la mort »,
proclamait André Malraux en 1960 en lançant la campagne de sauvetage des monuments de Nubie.
Le monde a sauvé une partie des temples, mais pas les villages du bord du Nil. Aujourdhui le désert
est devenu un immense musée silencieux, privé dhumanité. Où sont les hommes ?
Le paradis perdu des Nubiens
« Je suis né au village dAb Sambal, sur le Nil, face au temple dAbou-Simbel », raconte Fikri le
Nubien, « homme à la peau sombre », grand joueur de luth, nourri de psalmodies du Coran et de la
musique des chants profanes : « Au XIXe siècle, mon arrière-grand-père a rencontré Belzoni, un
commerçant en antiquités qui a commencé à désensabler le temple dAbou-Simbel. Jai des photos
de lui posant avec des ladys anglaises, en robes et capelines claires. Le village sétendait sur 36
kilomètres ; une partie de la famille vivait ici en Egypte et lautre au Soudan, on se voyait souvent
aux mariages ou lors des condoléances. En 1902, le premier barrage britannique na pas touché Ab
Sambal. Avec la deuxième surélévation en 1922, une partie des terres arables, des palmeraies et
lécole du village ont été noyées et mon aïeul a obtenu des Anglais la construction dun quai de 8
kilomètres. Je suis né au nouveau village, où il ny avait ni électricité ni eau courante. On buvait leau
du Nil, face aux statues des temples, en sautant dans les felouques pour aller jouer, pieds nus, à
lintérieur du sanctuaire dAbu Aouda. Sauf la nuit ! Parce qualors les fantômes des temples
pouvaient vous prendre. Dès la sortie de lécole coranique, on jetait nos cartables et nos chaussures
pour galoper, entre les palmiers doum, les acacias et les roseaux, vers le Nil puissant comme un
aimant. Lété, quand le sable était bouillant, on se fabriquait des semelles avec lécorce des
palmiers. Accrochés à des radeaux de branchages, on approchait en silence des îlots où dénormes
crocodiles faisaient la sieste, gueule ouverte. On courait vers eux en criant, riant de les voir dévaler -
plouf ! - vers un trou deau.Le monde était un terrain de jeu immense et magnifique. Parfois terrifiant,
quand on fouillait les grottes inscrites de mystérieuses gravures rupestres ou quon croyait voir la
nuit un grand château illuminé derrière la dune. Ah, le désert ! On partait affronter les loups, les
scorpions et les hyènes pour rapporter des pierres de basalte noir aux formes étranges. En revenant,
je me jetais dans le grenier vers les jarres de fèves, de lait caillé et - mon péché majeur - la confiture
de dattes ! Il ny avait pas de crimes, pas de vols, pas de police à Ab Sambal, seulement une
mosquée dont les appels mélodieux rythmaient le cours des choses. En 1960 est arrivé le premier
hydroglisseur pour touristes. Puis Nasser est venu nous parler de nationalisme, de progrès et de la
nécessité de notre déplacement. Javais 8 ans et on nous distribuait des cahiers de dessins avec
des maisons électrifiées, des hôpitaux et des écoles modernes. Certains parlaient de choses
inconnues, de cinéma, de voitures et des lumières de la ville. Javais 9 ans quand ils ont commencé
à démonter les maisons, les fenêtres et les portes de lécole. Les parents emballaient les armoires,
les lits et les clés très simples en bois des portes sans serrure. Cela a duré un mois. Dans certains
villages, les habitants ont laissé des messages sur les murs pour les poissons qui allaient venir les
habiter en leur demandant de prendre soin de leur maison. Quand le grand bateau est arrivé, je
jouais encore sur les bords du Nil. La police avait interdit demmener les chiens. Le nôtre nous a
suivis toute la nuit à la nage. Le lendemain, mon grand-père a menacé de se tuer si on
labandonnait. Et le policier a cédé. Moi, je me retournais sans cesse pour voir le village séloigner.
En serrant contre moi mon dernier bocal de confitures de dattes. Avec le sentiment de lécher un
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