Un travail de déconstruction
Dès son premier article de 1970, Christine Delphy traite de la question du travail domestique dans un
cadre différent de celui que je viens de rappeler. Elle entend « ne pas se laisser prendre au piège
classique de l’opposition entre valeur d’échange et valeur d’usage » (p. 7). Pour elle, la question n’est pas
d’essayer de montrer que le travail domestique dégage de la valeur. Les services domestiques fournis par
les femmes « sont exclus du domaine de l’échange et n’ont conséquemment pas de valeur » (p. 34).
Toutefois, si « la non-valeur marchande est caractéristique de l’économie familiale, elle ne signale pas
l’absence d’activité économique, mais la présence d’une économie autre » (p. 10). Son projet est
précisément de montrer « que la famille est le lieu d’une exploitation spécifique : celle des femmes » (p.
34). Pour ce faire, elle s’attelle à deux tâches. D’une part, un travail de déconstruction des discours
dominants qui masquent les caractéristiques des tâches dites ménagères. D’autre part, un travail
d’élaboration visant à produire la théorie de cette économie familiale dans laquelle les femmes sont
exploitées. Il s’agit du mode de production domestique, articulé à des rapports de production spécifiques.
Ce travail de déconstruction, Christine Delphy l’entreprend dès son premier article de 1970 et le poursuit
dans un texte de 1978. Schématiquement dit : l’auteure montre comment l’autoconsommation agricole,
bien qu’étant une production non-marchande, est considérée comme productive par les comptabilités
nationales, mais que ces mêmes comptabilités établissent une coupure non légitime dans les activités
nécessaires à cette autoconsommation. En effet ne sont pas comptabilisées dans ces dernières (et donc
considérées comme non-productives) une partie des tâches liées, par exemple, à la transformation d’un
cochon (préparation, cuisson, et services de côtelettes) sans lesquelles pourtant ce procès
d’autoconsommation n’aurait pas lieu. Ces activités, renvoyant à ce qu’il est convenu d’appeler le travail
ménager, devraient être considérées comme productives selon les critères des comptes nationaux. De
même que les activités domestiques réalisées dans un ménage urbain, car « c’est dans tous les ménages
que l’on cuit des côtelettes. Par conséquent tous les ménages, et non les seuls ménages agricoles,
produisent pour leur propre consommation » (p. 65).
Si, poursuit Christine Delphy, le travail ménager n’est pas considéré comme productif - et donc non
comptabilisé - c’est parce qu’il est effectué de façon gratuite. Et ceci non en raison de la nature des
services qui le composent ou de la personne qui les effectue (une employée de maison est payée pour le
même service), mais « en raison de la nature particulière du contrat qui lie la travailleuse – l’épouse – au
ménage, à son « chef » (p. 69). Il faut donc définir le travail ménager « comme une certaine relation de
travail, un certain rapport de production : comme tout travail effectué pour autrui dans le cadre du
ménage ou de la famille et non payé » (p. 72). Sous cet angle, il n’existe aucune différence entre le travail
dit ménager effectué par les femmes d’agriculteurs et d’autres activés comme celles jugées productives
par les comptabilités nationales. D’où la nécessité d’introduire le concept de « travail domestique afin de
désigner un objet d’étude précis : le travail gratuit effectué dans la domus au sens large et sociologique »
(p. 73).
Ces textes de Christine Delphy sont devenus des « classiques » et, avant de poursuivre, je ferai une
remarque. La démonstration – redoutable dans sa rigueur – porte sur les catégories mises en œuvre par
les comptabilités nationales, que l’auteure déconstruit à partir de la définition du travail productif établie
par ces mêmes comptabilités. Cette définition est légitime, explique-t-elle, car elle définit « comme
productif tout ce qui est surcroît de richesse » (p. 651). Reste que, ce faisant, la comptabilité nationale
prend en compte certaines activités ne produisant pas pour le marché. Du point de vue du fonctionnement
du système capitaliste (qui est le point de vue de Marx dans sa définition du travail productif), ce travail
n’est pas productif.
Christine Delphy le sait, mais - on retrouvera le problème - elle joue parfois sur l’ambiguïté. Surtout ce
type d’analyse a été assez souvent compris comme si la déconstruction ainsi faite permettait d’amener à
l’existence ce qui jusqu’alors avait été caché : le caractère productif du travail domestique, sa « réalité »
comme travail, au sens où l’on parle du travail d’un artisan, d’un salarié, etc. Or, la non-existence du
travail des femmes au foyer n’est pas une simple donnée idéologique. C’est la société capitaliste qui ne
fait pas de l’activité ménagère un travail socialement reconnu. Et c’est pour cela que cette activité n’a pas