La floraison des philosophes . syriaques (Ç)L'Harmattan, 2003 ISBN: 2-7475-4348-X Ephrem-Isa YOUSIF La floraison des philosophes syriaques L'Harmattan 5-7 ~ rue de 1~École-Polytecbnique 75005 Paris FRANCE L'Harmattan Hongrie Hargita u. 3 1026 Budapest HONGRIE L'Harmattan Italia Via Bav~ 37 10214 Torino ITALIE Du même auteur -Parfums d'enfance à Sanate Un village chrétien au Kurdistan irakien L'Harmattan, 1993. -Mésopotamie, Paradis des jours anciens L'Harmattan, 1996. -Les Philosophes et Traducteurs D'Athènes à Bagdad L'Harmattan, 1997. syriaques -L'épopée du Tigre et de l'Euphrate L'Harmattan, 1999. -Les Chroniqueurs Syriaques L'Harmattan, 2002. Mes remerciements à Monique le Guillou qui a réalisé avec moi cet ouvrage. Avant-propos Il me semble que les paysages du temps coulent doucement vers les siècles passés en Orient. Depuis les Sumériens et les Accadiens, de nombreux peuples écrivirent la longue histoire des pays situés entre les deux fleuves, le Tigre et l'Euphrate, chemins troublants de toute mémoire. Ces vallées de limon et d'argile ne pouvaient manquer leur destinée. Parmi ces peuples, brillèrent les Syriaques. Qui étaient-ils? Les héritiers des antiques Assyriens, Babyloniens, et aussi des Araméens, installés en Syrie, en Mésopotamie. Les Syriaques (en arabe: suryan) formaient en effet un peuple, avec son histoire, sa religion chrétienne, sa culture, sa langue, le parler araméen Au yernesiècle, ils se divisèrent en deux branches. Les Syriaques orientaux, dits «nestoriens », s'étaient établis surtout en Mésopotamie et en Iran. Les Syriaques occidentaux comprenaient les « Jacobites », qui résidaient en Syrie, en Haute Mésopotamie, et les Maronites du Liban. Sur leurs terres battues par tous les vents de 1'histoire, les Syriaques subirent les assauts des Grecs, des Romains, des Perses sassanides, sans oublier les Arabes, les Turcs seldjoukides, les Mongols et les Ottomans. Dans leur sang voguaient les empires. Malgré les troubles et les malheurs, ils conservèrent obstinément leur patrimoine culturel. Ce patrimoine, les Syriaques de la Mésopotamie et de la Syrie le créèrent patiemment. Pendant plus de mille ans, du Ilemeau Xlyeme siècle, ils tentèrent de résoudre les grands problèmes de la philosophie et de la religion. Pour cela, ils regardèrent en arrière, vers la Grèce dorée, qui avait développé la science, la philosophie, inventé une méthode de raisonnement, créé une haute civilisation. Ils se désaltérèrent aux délices de son génie. Ils pressentaient que le but du monde est le développement de l'esprit, comme l'écrira plus tard Ernest Renan dans la préface de son livre intitulé «Souvenirs d'enfance et de jeunesse.» Les Syriaques voulaient approfondir l'héritage de l'Antiquité grecque, s'appuyer à la sagesse des Anciens. Très tôt, ils se procurèrent, par l'intermédiaire d'écoles, comme celles d'Antioche, de Nisibe et d'Édesse, des œuvres philosophiques et scientifiques grecques. Ils commencèrent à enseigner des éléments de la logique aristotélicienne qui servaient à l'exégèse des textes religieux. Les savants syriaques ouvrirent, comme un coffret de bois précieux, l'Organon d'Aristote (384-322 av. J.-C.), d'où s'exhalait un parfum de terre lointaine, lumineuse, de sage raison. Ils traduisirent, dans leur langue, des parties de cet ensemble logique composé de six traités. Ils firent passer du grec en syriaque quelques ouvrages du fameux médecin de Pergame, Galien (131-201 apr. J.-C.) Beaucoup de livres philosophiques grecs furent transmis aux Arabes, après la Conquête, par l'intermédiaire de lettrés 8 chrétiens syriaques, qui jouaient le rôle de traducteurs, commentateurs, abréviateurs, lexicographes et oeuvraient dans l'entourage des califes 'abbassides de Bagdad. Le plus célèbre d'entre eux fut sans doute Honayn Ibn Ishaq (808873.) Les Syriaques achevèrent de traduire l'Organon, la Physique et l'Éthique d'Aristote. Vers 1045, le « Pays entre les deux fleuves» fut dominé par les Turcs Seldjoukides. Les érudits syriaques poursuivirent leurs études philosophiques, commentèrent Aristote, dialoguèrent avec les musulmans, composèrent des encyclopédies. Au XIlleme siècle, les Mongols arrivèrent en Mésopotamie. Plusieurs tribus avaient été converties au christianisme nestorien par les missionnaires. Nonobstant les prises de villes et les violences, des savants syriaques rayonnèrent à cette époque troublée. J'appartiens à cette nation syriaque dont le destin fut brillant, mais à certaines époques, tragique. Je porte dans mon cœur l'ardent souvenir des savants et philosophes qui ont travaillé à la création d'une riche culture syriaque. Ils ont illustré le génie particulier de leur peuple. Je vais vous conter les vies de ces grands personnages- mes héros, mes navires, mes rives. 9 Introduction L'aube de la sagesse et de la philosophie La démarche des Mésopotamiens et des Grecs Je m'avance sur le bord de cette aube ancienne, jardin d'Éden, sources, fleuves et chants d'oiseaux. Ici naquirent, dans la gravité et la ferveur, la parole et la philosophie qui était l'amour de la connaissance et de la sagesse. Dès le Illeme millénaire avant Jésus-Christ, les Sumériens et plus tard les Babyloniens et les Assyriens se forgèrent une cosmologie et se posèrent le problème de la condition humaine: Comment l'univers avait-il été créé? Quel sens prêter à la vie humaine? Comment échapper à la mort ? Plusieurs questions venaient à l'esprit de Gilgamesh, le roi d'Uruk (l'Erech de la Bible), le héros de la célèbre épopée. Ces populations de l'Orient ancien continuèrent à s'interroger sur la création et l'ordre de l'univers, le rôle déterminant des dieux, le destin des hommes, le mystère de la mort. Pour y répondre, elles firent jaillir de leur imagination des récits, des fables. Elles expliquèrent le monde par des mythes flamboyants, à l'origine de tout, et communièrent avec lui. Elles façonnèrent des archétypes. Trois mille ans avant l'arrivée des Grecs sur le théâtre du monde, les vieux Mésopotamiens jetèrent les piliers d'un savoir aux aspects pratiques. Ils contribuèrent au développement de l'agriculture, inventèrent le mode de vie urbain, l'écriture, codifièrent le droit, établirent les principes fondamentaux de l'astronomie et, pour résoudre leurs problèmes concrets, des mathématiques. Ils conçurent des systèmes de numérotation, de calcul, de mesure, découvrirent le théorème de l'hypoténuse avant Pythagore. Les Mésopotamiens, cependant, ne maîtrisaient pas encore l'organisation logique de la pensée et de l'action, et préféraient la sagesse à la science, l'invisible à l'abstrait. Par sagesse, il fallait entendre une habileté, une compétence, dans les domaines liturgiques, magiques et dans la conduite de la vie quotidienne. A cette sagesse, audacieuse, simple, utilitaire, appartenaient des aphorismes, des proverbes, des maximes, des dialogues, des devinettes, des hymnes, des satires, notés sur les tablettes d'argile par les scribes. Les Grecs reprirent tous les savoirs acquis par les nations sages, l'Égypte et la Mésopotamie. Ils les cultivèrent avec leur génie propre. La philosophie elle-même vint de l'Orient ancien et de l'Inde. Cette philosophie grecque vit le jour, au VIerne siècle avant Jésus-Christ, en Asie Mineure, chez les Ioniens, proches du monde mésopotamien. C'était une étude rationnelle des sciences de la nature et des sciences humaines, une tentative d'explication du monde intelligible, sans faire référence aux dieux. Elle incluait des éléments de réflexion sur la conduite de la vie politique et sociale. Plus tard, elle aborda les questions morales et religieuses. C'était aussi un mode de vie. Derrière les vieux mythes et les images orientales, les 12 Grecs cherchaient toujours les idées. Leur puissance de déduction grandissait. Après bien des détours, leur raisonnement se fondait aussi sur l'induction, l'autre processus de la pensée. Des savants grecs entrevoyaient déjà le caractère héliocentrique de l'univers et la structure de la matière, faite d'atomes « indivisibles» et homogènes. Leur science restait cependant, dans d'autres domaines, dogmatique et naïve. Les Grecs arrivèrent en Mésopotamie, berceau de la civilisation, grâce aux conquêtes d'Alexandre le Grand (356323 av. J.-C.), un jeune prince macédonien, blond, fort, aventureux. Il avait été éduqué par Aristote. En 331, Alexandre pénétra en Mésopotamie. Il dispersa l'armée de Darius, roi des Perses, dans la plaine de Gaugameles, près d'Arbil. Il s'avança dans les vallées du Tigre et de l'Euphrate, inconnues, verdoyantes et fertiles. Il atteignit Babylone, forteresse de briques plantée au milieu des champs et des palmeraies. Le prince remonta, frappé d'étonnement, la voie processionnelle qui menait à la porte d'Ishtar, la déesse de l'amour et de la guerre. Il regarda longuement les murs rutilants de briques émaillées, décorées de lions majestueux. Il entra dans une ville opulente et raffinée, découvrit ses places et ses rues, ses quais animés, ses temples, ses palais monumentaux, richement ornés, ses écoles, son administration. Il y resta un mois. Dans sa soif de découverte, de conquête, il repartit bientôt avec ses soldats vers Suse et Ecbatane, poursuivit sa route vers la Bactriane. Alexandre, au terme d'un long voyage en Asie centrale et dans la haute vallée de l'Indus, regagna Babylone au printemps de 323. Il voulait en faire l'une des deux capitales de son empire, avec Alexandrie l'Égyptienne. Il conçut le projet de reconstruire l'Etemenanki ou Tour de 13 Babel, abîmée, selon la légende, par le roi perse Xerxès en 479. Le conquérant aux cheveux d'or rêvait d'unir l'Europe gréco-macédonienne à l'Asie achéménide, l'Orient et l'Occident. Il voulait créer une monarchie universelle, faire rayonner partout la culture hellénique, sans supprimer celle des peuples orientaux, adorateurs d'autres dieux, détenteurs de valeurs différentes mais riches. Alexandre ne s'abandonna pas longtemps à la douceur des jardins suspendus de Babylone où poussaient des grenadiers, des pêchers, des abricotiers, et des rosiers de Bactriane. En 323, il mourut brusquement dans sa capitale mésopotamienne. Son empire fut divisé entre les généraux macédoniens. L'un d'eux, Séleucos, fils d'Antiochos, fut nommé en 321 gouverneur de Babylonie. Il continua à urbaniser l'Orient. Vers 300, il édifia Antioche sur.l'Oronte, en Syrie, (aujourd'hui Antakia), au pied des monts Sylpius et Stauris. Des jardins ombragés de cyprès, des thermes, des théâtres taillés en plein roc, des hippodromes, une bibliothèque, et de superbes édifices publics en firent bientôt le charme et la renommée. Cité commerçante prospère, Antioche devint la capitale des Séleucides. Quelques mois plus tard, Séleucos appelé désormais Nikatôr, le Vainqueur, fonda la ville de Séleucie. Elle était située à 30 kilomètres au sud de l'actuelle Bagdad, sur la rive ouest du Tigre. Peuplée de Grecs, de Macédoniens, de Sémites de Babylone, elle allait connaître un véritable rayonnement culturel. Toujours aux environs de l'an 300, Séleucos éleva en Haute Mésopotamie septentrionale la ville d'Édesse, sur le site d'une ancienne cité (l'Urhaï des textes syriaques et 14 l'Urfa d'aujourd'hui, au sud-est de la Turquie). Il lui donna ce nom caressant d'Édesse, en souvenir d'une ville de Macédoine, chère à ses soldats, bruissante de fontaines et de sources curatives. En 132 avant notre ère, les Séleucides se retirèrent à l'ouest de l'Euphrate, laissant la Mésopotamie aux Parthes. Alors se constitua le royaume indépendant d'Édesse, en partie hellénisé. Une monarchie locale s'y établit. Durant trois siècles et demi, différentes dynasties, dont les rois portaient les noms d'Abgar ou de Maanû, se succédèrent à la tête de ce petit royaume.Elles parlaient l'araméen. L'essor des écoles grecques En ces temps d'hellénisation urbaine active, plusieurs écoles philosophiques rayonnaient. A Athènes, 1'« Académie» avait été créée par Platon vers 387 avant Jésus-Christ. Elle abordait les grands problèmes philosophiques, métaphysiques, politiques, éthiques, enseignait les sciences. A la mort du philosophe grec, son neveu Speusippe (393-339 av. J.-C.) et ses successeurs la dirigèrent. Cette institution interprétait et commentait l'œuvre de Platon. Les doctrines platoniciennes connurent un regain de faveur aux premiers siècles de notre ère. Un courant philosophique représenté par Philon le Juif (vers 13 av. J.-C., 54 apr. J.-C.) précéda la formation de l'Ècole néoplatonicienne que l'on date du Illeme siècle. Ce système philosophique se forma à Alexandrie et à Rome, il fut l'oeuvre de Plotin (v. 205-270 apr. J.-C.) et de Porphyre (234-304), son disciple. Il poussa ses ramifications à Athènes. Proclos (né en 412), héritier de Plotin, assura pendant un demi-siècle la direction de l'Ècole d'Athènes. Le néo-platonisme devait beaucoup à Pythagore, à Platon et à Aristote, mais aussi à la pensée orientale, à un 15 mysticisme d'origine juive et hindoue, au développement de nouvelles croyances religieuses. Pour Aristote, natif de Stagire, ville de Macédoine, la philosophie était « la science de l'être en tant qu'être ». En 335 avant notre ère, ce savant encyclopédique, physicien, philosophe, fonda une école philosophique à Athènes, le Lycée. Les continuateurs de cette école péripatéticienne furent Théophraste (372-287 av. J.-C.) et Diodore de Tyr (1ersiècle av. J.-C.). L'aristotélisme nourrit la science hellénistique. Andronicos de Rhodes publia les œuvres d'Aristote vers le milieu du 1er siècle avant notre ère. Des philosophes cherchèrent à fixer la signification des cours du maître. Cette tradition s'affirma au Ilerne siècle après Jésus-Christ, avec Alexandre d'Aphrodise, le plus important des premiers commentateurs d'Aristote, puis avec Porphyre (1llerne siècle), Thémistius (Ivernesiècle), Simplicius (vernesiècle) et Jean Philopon (VIernesiècle.) L'École «Cynique », fondée par Antisthène (445-360 av. J.-C.), élève et ami de Socrate, connut un bon développement. Diogène de Sinope (vers 400-325 av. J.-C.) en fut le représentant le plus célèbre. Son disciple Crates de Thèbes popularisa sa philosophie. La vertu constituait le fondement du bonheur. Le sage vivait selon la nature, se nourrissant et se vêtant de la manière la plus simple; il se moquait de l'opinion publique, refusait les conventions sociales. L'École épicurienne ou École du jardin, comme son nom l'indique, fut installée dans le jardin de sa maison par Épicure, philosophe grec de l'époque hellénistique (341-271 av. J.-C.). Il voulait atteindre la sagesse, en se fondant sur l'évidence des sens. Le bonheur consistait à connaître la nature, à vivre en retrait du monde, l'âme tranquille, en 16 recherchant le plaisir identifié au bien. Épicure adopta la thèse atomiste de Démocrite. Sa doctrine s'étendit à Antioche, à Alexandrie, en Italie. L'École stoïcienne, fut créée à Athènes vers 300 avant notre ère, par Zénon de Citium ( 336-264), qui parlait à ses disciples sous le Portique. La doctrine stoïcienne enseignait une «physique» de caractère panthéiste et une logique; elle définissait la sagesse comme la connaissance des lois qui régissent l'univers et la conduite des hommes. Elle recommandait le. détachement vis-à-vis du monde extérieur. Le stoïcisme se répandit avec force dans tout le bassin oriental de la Méditerranée et en Orient, atteignit Babylone, Alexandrie, puis gagna Rome. Diogène de Babylone ou de Séleucie, sur le Tigre, les deux villes étant proches, naquit vers 240 avant notre ère. Il vint à Athènes et devint le disciple de Zénon de Tarse qui l'amena à la philosophie. En 210, il lui succéda à la tête de l'École du Portique. Il inaugura la période du moyen stoïcisme, qui allait enseigner un humanisme universaliste. Avec Carneade, chef de l'école académique, et l'aristotélicien Critolaos, il fut envoyé par les Athéniens en ambassade à Rome, en 156, pour plaider devant le Sénat romain la réduction d'une grosse amende. Les philosophes y donnèrent une série de conférences qui impressionnèrent le peuple romain. Diogène écrivit de nombreux ouvrages, clairs et vivants: L'art dialectique, Sur la rhétorique, Sur le principe recteur de l'âme, Sur les lois. L'idée d'humanité retrouva chez lui son importance. Le scholarque mourut vers l'an 150. 17 Apollodore de Séleucie, dit Ephillos, fut le disciple de Diogène. Il écrivit un ouvrage qui comportait une éthique, une physique. Les deux penseurs gagnèrent une certaine renommée dans le monde antique. Un autre philosophe, Panétius (185-112 av. J.-C.), incarna encore le moyen stoïcisme. Il se donna la tâche de « rendre l'univers familier aux hommes.» A cette époque-là, un événement notable survint en Babylonie.Une École stoïcienne y fut fondée par Archédème de Tarse. Elle forma des générations de philosophes. Rome supplanta Athènes. Dans l'empire, le néostoïcisme, s'intéressa surtout à l'éthique. Quelques figures le représentèrent. Sénèque (4 av. J.-C.-65 apr. J.-C .) dénonça le danger des passions, recommanda la vertu. Épictète (50-130) écrivit en grec. Il prêcha la liberté intérieure et la soumission à la raison. Changer ses désirs plutôt que l'ordre du monde, disait-il. Selon l'empereur Marc-Aurèle (121-180), l'auteur des Pensées, rédigées en grec, il existait une sympathie universelle des êtres et des choses, fondée en Dieu et par Dieu. Le sage était un citoyen du monde. Marc-Aurèle centra souvent sa philosophie autour d'une méditation sur la mort. L'École stoïcienne déclina au IIIeme siècle, mais sa pensée demeura longtemps vivace. 18 PREMIERE PARTIE Les philosophes syriaques dans l'empire romain d'Orient