Il est impossible d’isoler ces niveaux dans la réalité de la pratique. Les
décisions prises au niveau individuel ont une incidence sur l’établissement
et celles que prend l’établissement se répercutent sur l’individu. C’est la
même chose au niveau des décisions prises par la société. Il importe de ne
pas oublier cette interaction entre les niveaux : les décisions quotidiennes
des infirmières et d’autres intervenants auront une incidence sur d’autres
niveaux. En outre, il importe de se rappeler que le niveau du client ou du
prestateur individuel est celui où se déroulent en réalité les soins de santé et
les décideurs qui se trouvent à d’autres paliers ont besoin d’entendre parler
des problèmes pour continuer de répondre aux besoins de la population.
Certains auteurs sont d’avis que les décisions prises par des prestateurs
individuels en matière d’affectation de ressources équivalent à rationner les
ressources de la santé au chevet (Ubel et Goold, 1997). Rationner consiste à
établir des lignes directrices sur l’utilisation de ressources qui ne suffisent
pas pour répondre à toutes les demandes. Le rationnement peut être justifié
en contexte de rareté de l’offre, comme c’est le cas du manque d’organes à
transplanter, mais il peut devenir injuste lorsque les ressources sont affec-
tées ou refusées en fonction de facteurs de discrimination comme la race, la
religion, le sexe ou l’âge, ou lorsque le rationnement est dissimulé.
Heath (1997) définit des formes moins explicites de rationnement qui finis-
sent par limiter l’utilisation des ressources. Par exemple, la réduction du
nombre des lits d’hôpitaux disponibles constitue une forme de rationnement
par dilution : les lits restants sont de moins en moins nombreux à être
répartis entre ceux qui en ont besoin, la durée des séjours raccourcit et l’ad-
mission devient plus difficile. La réduction draconienne de la durée des
séjours et des effectifs, qui a eu une incidence particulière sur les infir-
mières, peut entraîner le rationnement par dilution qui contribue à la perte
de dignité et de choix pour les personnes malades parce qu’on manque de
ressources nécessaires pour dispenser des soins appropriés.
Le contexte des soins infirmiers
Les décisions sur le montant et l’affectation des budgets consacrés à la santé
reposent de façon inhérente sur des valeurs. Lesquelles? Parce que notre sys-
tème de santé est « une force majeure qui intervient dans la définition de ce
que l’on peut considérer comme aspect éthique et légal d’une société »
(Sommerville, 1999, p. xi), les valeurs sous-jacentes devraient être celles
que privilégient les Canadiens. Les principes de la Loi canadienne sur la
santé représentent les valeurs des Canadiens (voir à la page suivante).
Des auteurs laissent toutefois entendre que les valeurs organisationnelles pren-
nent de plus en plus d’importance dans les décisions relatives aux ressources
(Varcoe et Rodney, sous presse; Saul, 1995) et qu’elles ne constituent pas le
meilleur choix dans le domaine des soins de santé. Varcoe et Rodney affirment
que ces valeurs sont une cause de contraintes idéologiques et structurelles qui
limitent l’intervention morale des infirmières. La compréhension de ces
contraintes aide les infirmières à analyser le contexte où elles travaillent, leur
façon de participer à ces contraintes, et à réaliser qu’il y a des possibilités de
changement. Ce qui suit repose sur leur analyse (sous presse).
Une idéologie est constituée d’une série d’idées et d’images, d’un ensemble
partagé de croyances fondamentales. Varcoe et Rodney affirment que deux
idéologies contribuent à la réalité actuelle des soins de santé : une idéologie
organisationnelle et une idéologie de pénurie.
Saul (1995) affirme que nous avons oublié l’engagement envers le bien
commun qui a caractérisé l’évolution du Canada comme nation. Une idéo-
logie organisationnelle qui repose sur la technologie et l’intérêt personnel
émane d’une société axée sur l’économie plutôt que sur les aspects qui
contribuent à la qualité de vie de sa population. Varcoe et Rodney laissent
entendre que l’idéologie organisationnelle force les infirmières à modifier
leur travail de façon à maximiser le type d’efficience prisée.
Une idéologie de pénurie est une façon efficace de promouvoir les idées et les
images des valeurs organisationnelles (Varcoe, 1997). Les messages sur les
pénuries proviennent de nombreuses sources, dont les médias, les gestion-
naires et les publications d’entreprise. Le concept selon lequel les ressources
sont rares et impossibles à atteindre est répandu et accepté dans la pratique
infirmière, et c’est pourquoi on insiste sur l’efficience en contexte de pénurie,
ou pour « faire le mieux possible avec ce que l’on a » (Varcoe et Rodney, sous
presse, p. 7).
La recherche de Varcoe et Rodney révèle que les infirmières expriment
cette idéologie dans la discussion sur le temps en indiquant qu’elles accep-
tent le manque de temps comme force motrice dans l’organisation de la
pratique infirmière. Ce qui oblige des infirmières à se montrer efficientes
dans un système qui mesure l’efficience principalement par le nombre de
tâches physiques accomplies, processus qui oublie le travail affectif et
intellectuel des infirmières. Les infirmières organisent ainsi leur travail en
fonction d’une croyance dans la pénurie et de son acceptation.
Les infirmières font aussi prendre conscience de la différence entre les
soins qu’elles prisent et qu’on leur a appris à dispenser, et ceux qu’elles
sont en mesure de dispenser. On décrit aussi cet écart en fonction du
temps. Le manque de temps est une cause de détresse morale pour les
infirmières et a une incidence négative sur les clients qui reçoivent des
soins limités. Des infirmières comme Anna peuvent essayer de soulager
leur détresse morale en faisant des heures de bénévolat non rémunérées.
Le temps, ressource la plus précieuse des infirmières, est aussi considéré
comme une denrée rare et est consacré au service de priorités organisation-
nelles et non de celles des soins infirmiers ou des clients. Le concept de la
pénurie appuie ainsi les mesures de réduction des coûts qui, de concert
avec les valeurs organisationnelles, mettent l’accent sur l’efficience sans
égard à la qualité ni à l’efficacité.
Varcoe et Rodney ont trouvé des preuves indiquant que des sanctions au
travail appuient en partie les « efficiences » organisationnelles. Les infir-
mières se disent ce qu’on attend d’elles, approuvent celles qui font preuve
d’efficience dans la prestation de soins physiques et l’« exécution des
tâches » et froncent les sourcils devant celles qui sont « lentes », « défen-
dent la veuve et l’orphelin » ou « passent trop de temps à parler » (p. 14).
Conjuguées aux sanctions appliquées par des infirmières en particulier, les
sanctions administratives imposent une pratique compatible avec les buts
organisationnels. Lorsque les buts organisationnels ne sont pas atteints, il
peut en découler des sanctions réelles, y compris des licenciements ou le
remplacement d’infirmières autorisées par du personnel moins préparé.
On s’attend à ce que les infirmières s’adaptent aux efficiences d’autres
prestateurs et services de soins de santé. Par exemple, les infirmières peu-
vent distribuer des médicaments lorsque la pharmacie réduit ses heures; les
infirmières du service d’urgence s’occupent de clients médicaux dans les
couloirs, pendant des jours parfois, lorsqu’il manque de lits. De plus, les
infirmières peuvent hésiter à rechercher des solutions plus équitables par
crainte qu’on les accuse d’être plaignardes, même si elles ont aidé à réduire
la charge de travail d’autres services en alourdissant la leur.
REMISE EN QUESTION DES HYPOTHÈSES
AU NIVEAU DE LA SOCIÉTÉ
Les infirmières ont appris à naviguer à l’intérieur des contraintes du milieu
de travail. Par exemple, il leur arrive parfois de contourner les règles,
comme Anna l’a fait, ou de négocier avec des tiers comme des médecins ou
des organismes communautaires afin d’obtenir un meilleur résultat pour
leurs clients. En contexte de compressions, les professionnels de la santé, et
particulièrement les infirmières, maintiennent le système de soins de santé,
souvent à un coût personnel énorme. Parce que les infirmières « se
débrouillent », les problèmes sous-jacents persistent sans être corrigés.