Systèmes de vélos partagés : ça roule pour la pub ! Depuis quelques semaines, j’ai observé une augmentation du nombre de vélos dans la capitale wallonne. J’ai vu aussi beaucoup plus de panneaux publicitaires. J’ai appris que ces deux affaires étaient liées. C’est le bon moment pour se poser une nouvelle fois la question : faut-il accepter que le développement du vélo aille de pair avec celui de la publicité ? Par Guillaume Lohest Photographies : mpOC, Respire ASBL, Guillaume Lohest Le 21 avril dernier, deux cent quarante beaux vélos turquoise ont été installés dans les vingtquatre stations namuroises flambant neuves du système Li Bia vélo. Celles-ci sont réparties essentiellement dans le centre-ville, avec quelques prolongements des côtés de Salzinnes et de Jambes. Elles sont distantes entre elles d’environ quatre cent cinquante mètres. Un abonnement annuel coûte trente euros ; il permet un nombre illimité d’utilisations d’une demiheure maximum, les demi-heures suivantes étant facturées pour inciter une rotation rapide des vélos entre les stations. Exactement comme à Bruxelles et son système Villo! qui compte, lui… cent quatre-vingt stations et plusieurs milliers de bicyclettes ! Le choix du système Cyclocity Cette initiative s’inscrit dans la politique volontariste de la ville de Namur en faveur du vélo. Les élus locaux ne manquent pas de le rappeler à tout média qui pointe le bout de son nez. Pourtant, lors de l’inauguration du système, un petit groupe de trublions vint glisser un grain de sable dans les dérailleurs… Quelques manifestants, issu du Mouvement politique des objecteurs de croissance (mPOC), du collectif Cacheurs de pub et des Indignés de Namur, interpellèrent les personnes présentes. Ludiques et pacifiques, ils attirèrent l’attention sur le financement du système par le publicitaire JCDecaux. Celui-ci, en plus de vingt-quatre panneaux dans les stations, s’est vu attribuer soixante-six espaces d’affichage de deux mètres carrés chacun pour une durée de quinze ans. Aux yeux de ces citoyens, ce partenariat publicprivé porte en lui une contradiction. Exactement comme à Bruxelles et dans d’autres villes où des partenariats de ce type ont été engagés. JCDecaux est d’ailleurs le leader mondial des systèmes de vélos en libre-service - environ cinquante mille vélos dans près de septante villes d'une dizaine de pays... Son système Cyclocity est en partie breveté. Son concurrent Clear Channel n’est pas en reste sur le marché du vélo partagé. L’invasion publicitaire En effet, quelque chose cloche dans cette histoire. J’enfourche donc mon vélo, pas un bia turquoise, mais une bièsse bicyclette achetée en seconde main, et je me rends chez l’un desdits trublions pour faire avancer la réflexion. En quittant Nature & Progrès, j’aperçois un premier panneau JCDecaux. Juste en face du siège de l’association, sur la route de Dave, là où étaient d’habitude annoncés les salons - dont votre salon Valériane - avec des pancartes plus artisanales. Je doute que cet ancien affichage soit maintenu. Et il y a peu de chances que le monde associatif namurois veuille ou puisse s’offrir une campagne JCDecaux. Un peu plus loin à Jambes, devant le CPAS, voici la station la plus éloignée du centre. Un peu trop distante de chez Nature & Progrès, cependant, pour que le système puisse permettre de rejoindre notre association. Zut ! Nous nous contenterons de la pub. Me voici dans le piétonnier. Encore une station, avec une offre pour le Club Med. J’arrive enfin chez mon interlocuteur, derrière la gare. Jean-Christophe Godart fait partie du groupe local namurois des Objecteurs de croissance. « Le problème, annonce-t-il d’emblée, ce n’est pas le vélo, évidemment. Il ne s’agit pas de décourager les gens de rouler, mais de dénoncer la contradiction entre les objectifs louables d’un système de vélos partagés et l’invasion publicitaire qui a été concédée. » En pratique, chaque vélo installé est financé par 1,3 mètre carré de pub. Les pouvoirs publics, bien sûr, ne mettent pas en avant le mode de financement choisi. Quand ils sont interrogés sur le sujet, ils avancent l’argument du réalisme. « Les élus présentent cela comme un moindre mal. Mais pourquoi faudrait-il accepter la situation passivement alors qu’il n’y a eu aucune concertation avec les riverains et les citoyens ? » poursuit Jean-Christophe. « Sur la Place de l’Ange, l’installation d’un panneau a provoqué une réaction des riverains. Ce ne sont pas forcément des écologistes, mais seulement des citoyens attachés à l’aspect convivial et à l’esthétique de la place. Ce qui est étrange, c’est qu’il n’était venu à l’idée d’aucun politicien local que cela puisse éventuellement poser problème… Cela révèle un vrai souci de représentation. » Pourtant, les bia vélos et les villo! rencontrent un vif succès dans la population. En une heure, sur les quais de la Sambre, j’ai croisé une quinzaine de jeunes cyclistes, et je connais beaucoup de Bruxellois ravis d’utiliser les vélos jaunes. Sans parler de la visibilité que cela donne aux cyclistes ! Cet engouement ne vaut-il pas une petite concession à la pub ? Il faut être pragmatique, voyons… Céder à cette tentation de l’esprit serait, en effet, plus confortable. Mais il faut alors le faire en toute conscience. « Les vélos ont été fabriqués en Hongrie par des ouvriers payés deux euros de l’heure, ajoute Jean-Christophe. JCDecaux l’a reconnu sans honte. Le dumping salarial et le dumping fiscal sont ainsi cautionnés sous couvert de développement durable. Par ailleurs, on sait que seules les grosses entreprises vont pouvoir se payer des campagnes publicitaires chez Decaux. Ça ne va pas bénéficier à des petites entreprises locales. Ça crée cinq emplois pour Decaux à Namur, mais combien cela aurait-il pu en créer si ce système avait été pensé de manière cohérente et intégrée dans une politique de relocalisation de l’économie et de la mobilité ? D’autres villes, comme Rennes ou La Rochelle, ont opté pour des systèmes différents, parfois avec un financement entièrement public. Le débat aurait au moins pu être ouvert… » Radicalement oui au vélo, radicalement non à la pub La contradiction est flagrante. Il suffit de poser son regard sur une station de vélos faisant la promotion d’une voiture ou d’une destination low cost pour s’en apercevoir. Pourtant, les vélos sont là. Cela conduit de nombreuses personnes à accepter le fait en bloc et à se dire que finalement, c’est une bonne chose… Comme s’il fallait être « pour » ou « contre ». Comme s’il y avait le pragmatisme et l’idéalisme, et qu’il fallait choisir son camp. La démarche des objecteurs de croissance nous rappelle qu’il est fondamental de ne pas s’endormir intellectuellement, qu’on peut occuper une position plus exigeante, même si elle est inconfortable. Jean-Christophe se pique même d’une question qui rend le paradoxe lumineux : « Comment réagiriez-vous, chez Nature & Progrès par exemple, si Monsanto vous offrait plusieurs centaines de milliers d’euros pour mettre en place avec eux un réseau de jardins partagés ?» Reste la tentation du déni. Certains se disent que de toute façon, les consommateurs sont libres face à la publicité et qu’à la fin ce sont eux qui décident. Il suffit pourtant de se renseigner un peu sur le fonctionnement du cerveau et sur le neuromarketing pour prendre conscience… des limites de notre conscience. Chacun d’entre nous est exposé à environ trois cent cinquante messages publicitaires classiques, et jusqu’à quinze mille stimuli commerciaux - logos, marques croisant notre regard - par jour ! La croyance spontanée dans notre faculté de contrer consciemment l’impact publicitaire est naïve. Nous pensons que, puisque nous ne retenons pas les messages, cela ne nous influence pas. C’est oublier que 90 à 95% de l’activité cérébrale n’est pas située dans le champ de la conscience. Nos choix sont, pour une bonne partie, inconscients. Arnaud Pêtre, chercheur en neuromarketing à l’UCL, signale que « dans tous les cas, toutes les publicités auxquelles nous ne faisons pas attention - dont de facto nous ne sommes pas capables de traiter l’information -, c’est-à-dire la très grand majorité des publicités, vont modifier inconsciemment nos comportements et intentions d’achats. Ce phénomène de manipulation sera d’autant plus important avec les nouvelles formes, plus ou moins cachées, de publicité - street marketing, marketing viral, placement de produits dans les films, etc… » Comme le dit Serge Latouche, nous avons vraiment « l’imaginaire colonisé ». Il y a probablement urgence à repenser notre mobilité et à favoriser l’usage du vélo. Mais l’urgence n’est pas moins grande de décoloniser notre imaginaire. L’asbl Respire et les Cacheurs de pubs en Belgique, le collectif des Déboulonneurs en France, parmi d’autres, résistent intelligemment à l’invasion publicitaire. Leurs revendications de limiter la taille des espaces publicitaires, ou d’interdire la publicité pour certains types de produits - malbouffe, transports polluants, etc. -, par exemple, sont essentielles pour nous maintenir en éveil. Sans elles, nous pourrions nous endormir sur notre bia vélo en rêvant de développement durable, et cautionner des absurdités. Alors roulons, oui, mais sans abandonner notre sens critique sur une voie de garage… Bibliographie - Jean-Yves Buron, Oui au vélo, non à la pub !, Inter-environnement Wallonie, 2012. Publié sur www.iew.be - Laurence Saillez, Les vélos en libre-service, marketing urbain ou politique environnementale ?, mémoire de fin d’études, ULB, 2010. - Arnaud Pêtre, Publicité, « part de cerveau disponible »… et libre arbitre, Etopia, 2007. - Villo! Une convention en roue libre ?, dossier de Bruxelles en Mouvement, n°236, mai 2010. - www.objecteursdecroissance.be - www.respire-asbl.be