Un récit de philosophie-fiction: Le Voyage du monde de M

publicité
Un récit de philosophie-fiction: Le
Voyage du monde de M. Descartes, du
Père Gabriel Daniel
Author: J.-L. Solère
Persistent link: http://hdl.handle.net/2345/4002
This work is posted on eScholarship@BC,
Boston College University Libraries.
Published in Uranie, vol. 4, pp. 153-184, 1994
UN RÉCIT DE PHILOSOPHIE-FICTION :
LE VOYAGE DU MONDE DE DESCARTES
DU PÈRE GABRIEL DANIEL
Jean-Luc SOLÈRE
C.N.R.S.
L
a philosophie est-elle liée à une forme d'expression définie?
Poser cette question revient à se demander ce qu'est la
philosophie: cela est bien trop ambitieux ici. Notons
simplement que, si le dialogue a ses lettres de noblesse, plus on
s'éloigne du simple échange d'arguments en progressant le long de
l'axe de la description, de la mise en scène, du concret, plus un texte
est censé perdre, sans doute à tort davantage qu'à raison, de sa tenue
philosophique. Il est vrai qu'il ne s'agit pas là simplement d'une
affaire de dosage du pittoresque dans le sérieux: le narratif tend
à remplacer l'argument par le fait. Peut-on prouver avec des faits
inventés ? Il faudrait se demander si un mythe, une pièce de théâtre,
une fable de La Fontaine, un film ne prouvent pas aussi bien, sinon
mieux, qu'un traité. Toujours est-il qu'à la frontière de la philosophie
et de la littérature, on reconnaît ordinairement que certaines œuvres
démontrent un équilibre heureux entre réflexion et fiction. P o u r en
rester à l'âge classique, on pensera naturellement à Fontenelle et
Voltaire. Mais par ailleurs, certaines philosophies offrent mieux que
d'autres prise au travail de l'imagination narrative, à l'élaboration
romanesque, à la disposition de leur contenu en une histoire suivie.
Paradoxalement (du moins en apparence), le cartésianisme,
pourtant synonyme de rationalisme, et même de mécanisme, est de
celles-là. Il a certes pour conséquence de désenchanter le m o n d e :
celui-ci n'est plus que rouages, cordes et poulies . L ' a n t i naturalisme de Descartes remplit le dessein de détruire l'admiration
vulgaire qui porte à s'étonner plus devant le spectacle du m o n d e
que devant le Créateur. D'où la négation de toute force intérieure
à la Nature, au profit, du jeu purement spatial de forces étalées,
du mouvement communiqué de proche en proche, dans le plein,
comme pour un automate hydraulique. On ne saurait non plus
occulter dans les théories de Descartes la dimension de recherche
pragmatique de l'utilité et de l'efficacité, répondant à l'idéal
techniciste qui est le sien, de maîtrise et possession de la nature. Mais
c'est là que se produit un renversement du pour au c o n t r e :
l'imagination reprend ses droits, tout de même qu'elle a su s'entendre
avec la science de nos jours pour produire de la fiction.
1
Dans la physique cartésienne, en effet, on ne perdra plus son
temps à rechercher le principe qui agit dans les choses, on s'enquerra
des principes qui nous permettent d'agir sur les choses. Ou plutôt,
la science « ne se préoccupe pas de savoir ce que sont intrinsèquement
les choses telles que Dieu les a créées, mais de déterminer ce qu'il
suffirait de faire pour en produire de semblables» . Le mécanisme,
artifice institué pour comprendre la nature et agir sur elle, « s e
contente d'imiter ses effets par d'autres voies» . D ' o ù une
2
3
1
2
3
Fontenelle exprime à merveille cette nouvelle vision du monde : « Car représentez-vous
tous les sages à l'opéra, ces Pythagore, ces Platon, ces Aristote, et tous ces gens dont
le nom fait aujourd'hui tant de bruit à nos oreilles ; supposons qu'ils voyaient le vol
de Phaéton que les vents enlèvent, qu'ils ne pouvaient découvrir les cordes, et qu'ils ne
savaient point comment le derrière du théâtre était disposé. L'un d'eux disait : c'est une
certaine vertu secrète qui enlève Phaéton. L'autre : Phaéton est composé de certains
nombres gui le font monter. L'autre : Phaéton a une certaine amitié pour le haut du
théâtre; il n'est point à son aise quand il n'y est pas. L'autre : Phaéton n'est pas fait
pour voler, mais il aime mieux voler que de laisser le haut du théâtre vide (...) A la fin,
Descartes et quelques autres modernes sont venus, et ils ont dit : Phaéton monte, parce
qu'il est tiré par des cordes, et qu'un poids plus pesant que lui
descend».
(Entretiens sur la pluralité des mondes habités, 1ère soirée).
N . Grimaldi, L'Expérience de la Pensée dans la Philosophie de Descartes, Vrin, 1978,
p. 180.
F. Alquié, La Découverte métaphysique de l'Homme chez Descartes, P U F , 2e éd., 1966,
p. 115.
disjonction entre l'ontologique et l'objectif, renforcée par la thèse
de la création des vérités éternelles : ce que nous connaissons comme
objet n'est pas l'être même, qui est radicalement transcendant. De
là une déréalisation certaine du monde, collaborant à son
explication . Le mécanisme intégral est ce que nous appellerions
aujourd'hui un modèle : une structure d'intelligibilisation, non pas
une photographie, du réel. Il est fictif, non pas faux. Mais du fictif
à la fiction, il n'y a q u ' u n pas.
Dans son portrait peint par Weenix, Descartes choisit comme
devise, qui figure sur le livre qu'il tient ouvert, Mundus est fabula,
« le monde est une fable ». Il faut prendre au sérieux cet avertissement
des Principes : «je désire que ce que j'écrirai soit seulement pris pour
une hypothèse, laquelle est peut-être fort éloignée de la vérité ; mais
encore que cela fût, je croirai avoir beaucoup fait, si toutes les choses
qui en seront déduites, sont entièrement conformes aux expériences :
car si cela se trouve, elle ne sera pas moins utile à la vie que si elle
était vraie, pource q u ' o n s'en pourra servir en même façon pour
disposer les causes naturelles à produire les effets q u ' o n désirera ».
Descartes va même j u s q u ' à annoncer : « T a n t s'en faut que je croie
toutes les choses que j'écrirai que même je prétends en proposer
ici quelques unes que je crois absolument être fausses ». Il croit
vraie, en tant que chrétien, la description biblique d'un univers créé
dès son premier instant en un état de perfection, d'achèvement. Il
sait donc fausses ses «suppositions» d'une matière créée d'abord
uniforme, divisée seulement en parties égales, mues par Dieu d'un
mouvement constant, et d'un engendrement mécanique de la
configuration de l'univers . Mais «leur fausseté n'empêche point
que ce qui en sera déduit ne soit vrai», c'est-à-dire q u ' à partir de
l'irréel «chaos des poètes» («une entière confusion de toutes les
parties de l'univers»), « o n pourrait toujours démontrer que, par
leur moyen, cette confusion doit peu à peu revenir à l'ordre qui est
à présent dans le m o n d e » . De même le Traité du Monde se
4
5
6
7
8
4
5
6
7
8
Cf. F. Alquié, op. cit., tout le ch. VI.
III, 44, A T IX, 123. Nous citons Descartes d'après l'édition Ch. Adam-P. Tannery (notée
AT, suivi du tome et de la page) des Œuvres de Descartes, Vrin-CNRS, 1964-1974.
III, 45, AT IX, 123.
III, 46, A T IX, 124-125.
III, 47, AT IX, 125-126.
présente délibérément à partir du chapitre VI comme une fiction,
où Descartes nous invite à le suivre dans une expérience imaginaire :
« Permettez donc pour un peu de temps à votre pensée de sortir hors
de ce monde, pour en venir voir un autre tout nouveau, que je ferai
naître en sa présence dans les espaces imaginaires ». La science
cartésienne, parce qu'elle est de l'ordre du vrai-semblable, ne vise
q u ' à être un discours clair, simple, cohérent, vérifié par ses effets :
elle est «fictive», donc «fictionnelle», narrative, se développe en
« un récit aboutissant à une situation où tout se passe comme dans
ce que nous observons du m o n d e » .
9
1 0
C'est là une perche tendue à qui voudrait faire de la philosophiefiction. Or il s'est trouvé quelqu'un pour prendre au mot Descartes,
et le suivre dans son invitation à la rêverie déductive . Il s'agit du
jésuite Gabriel Daniel (1649-1728). Ce ne serait pas lui faire injure
de dire qu'il fut un polygraphe. Théologien, il prit part aux
controverses sur la grâce et sur S. Augustin; il vengea sa société
par une réfutation des Provinciales qui fit quelque b r u i t . Mais,
nommé par Louis XIV historiographe, on lui doit aussi une vaste
Histoire de France, et même une Histoire des Milices. Cependant
sa première publication fut le Voyage du Monde de
Descartes .
11
12
13
9
10
11
12
13
A T XI, 31-32. Descartes réitère à plusieurs reprises l'indication rhétorique. Par exemple :
« E t mon dessein n'est pas d'expliquer, comme eux [les philosophes, c'est-à-dire les
aristotéliciens], les choses qui sont en effet dans le vrai m o n d e ; mais seulement d'en
feindre un à plaisir, dans lequel il n'y ait rien que les plus grossiers esprits ne soient pas
capables de concevoir, et qui puisse toutefois être créé tout de même que je l'aurai feint »
(36) ; « (...) je me contenterai de poursuivre la description que j'ai commencée, comme
n'ayant autre dessein que de vous raconter une fable » (48). Et de même, au début de
la seconde partie, L'Homme : « Ces hommes seront composés, comme nous, d'une âme
et d'un corps (...) Je suppose que le corps n'est autre chose qu'une statue ou machine
de terre, que Dieu forme tout exprès, pour la rendre la plus semblable à nous qu'il est
possible (...) » (119-120) ; puis à la fin : « j e n'ai supposé en elle [cette machine] aucuns
organes, ni aucuns ressorts, qui ne soient tels qu'on se peut très aisément persuader qu'il
y en a de tout semblables, tant en nous, que même aussi en plusieurs animaux sans raison »
(200). Le Discours de la Méthode lui-même est présenté comme « une fable, en laquelle,
parmi quelques exemples qu'on peut imiter, on en trouvera peut-être aussi plusieurs autres
qu'on aura raison de ne pas suivre» (I, AT VI, 4).
N. Grimaldi, op. cit., p. 181.
« J e vous attends avec un petit recueil de rêveries» (Lettre à Balzac du 5 mai 1631).
Entretiens de Cléandre et d'Eudoxe sur les Lettres provinciales,
1694.
Première édition : Paris, 1690, in-12°, 437 p. Deuxième édition (augmentée, 5 parties) :
Paris, 1701, in-12°, 536 p. Nous citerons (numéro de page directement dans le texte)
d'après l'édition posthume parue à La Haye, chez Pierre Gosse, en 1739. Cet ouvrage
fut attaqué par Quesnel dans Le Roman séditieux du nestorianisme renaissant, convaincu
de calomnie et d'extravagance,
s. 1., 1693. Daniel lui répondit.
En cette fin du XVIIe siècle, le cartésianisme de Descartes n'était
déjà plus vraiment d'actualité: sur de nombreux points il était
dépassé, débordé ; il en restait plus un état d'esprit qu'une doctrine.
Grande était dans certains milieux l'influence de Gassendi , en qui
Saint-Evremond voyait « le plus éclairé des philosophes et le moins
présomptueux». On rattacherait volontiers Daniel à ce courant
éclectique, non point pour quelque atomisme professé ou quelque
irréligion, mais à cause de la défiance certaine qu'il affichait à l'égard
des grandes constructions métaphysiques . Il participait de ce
scepticisme léger, aimablement désabusé, qui s'exerce à l'endroit
de l'esprit de système, et cherche à se faire une opinion moyenne,
préférant l'honnêteté à l'exhaustivité. En un sens, le gigantisme
cartésien le fascinait p o u r t a n t : « C a r ce qui distingue cet homme
fameux d'avec tous les autres philosophes, ce n'est pas d'avoir
heureusement expliqué quelques phénomènes particuliers de la nature
(cela lui est commun avec quantité d'autres tant anciens que
modernes) mais d'avoir eu une assez grande étendue de génie, pour
faire le système entier d'un monde si bien imaginé, qu'en supposant
des principes très simples et très faciles à entendre, il pût rendre raison
de tout ce qui se passe dans la nature ». Cependant il ajoutait aussitôt
que «ce système est plein de contradictions». Non point qu'il rejetât
Descartes tout en bloc : quelques analyses ont trouvé grâce à ses yeux,
comme la réfutation des qualités sensibles . Mais il a entrepris de
critiquer le système de Descartes sur la disposition générale de son
monde, qui est la partie de sa philosophie que l'on a le moins
a t t a q u é : « O n lui a fait quantité d'objections sur sa métaphysique
(...) Mais peu de gens l'ont inquiété sur l'hypothèse de ses tourbillons,
qui est cependant le fondement de tout ce qu'il enseigne touchant
14
15
16
14
1592-1655. Prêtre, docteur en théologie, chanoine de Digne. Il se fit d'abord connaître
par son activité scientifique (astronomie d'observation), et prit la défense de Galilée.
Sur le plan philosophique, il critiqua l'aristotélisme, réhabilita Epicure et s'opposa
vivement à Descartes vers 1641-1642 (de lui sont les Cinquièmes
Objections
aux
Méditations métaphysiques
et les Instances). Il fut au centre de ce qu'on appelle depuis
R. Pintard le « libertinage érudit », sans que ses sentiments chrétiens puissent être suspectés.
15 Voir infra l'éloge qu'il fait de Gassendi.
16 P. 366 du Voyage, il précise que les ouvrages de Descartes qu'il estime le plus sont le
Traité des Passions et les Météores, avec quelques passages des Principes et du Monde.
le mouvement des planètes, le flux et le reflux de la mer, la légèreté,
la pesanteur des corps ; et de tout son système de la lumière, pour
lequel il a eu tant de complaisance.
Bel esprit toutefois, et non philosophe de profession, Daniel a
eu dessein d'écrire de la philosophie qui ne fût pas ennuyeuse : « J'ai
tâché de varier, et d'égayer un sujet aussi mélancolique, et aussi sec,
que peuvent être des matières de Philosophie». Aussi adopta-t-il
la forme de la fiction narrative pour affronter Descartes. Il eut
l'habileté de le suivre jusque dans ses présupposés, pour le ruiner
de l'intérieur, et prit à la lettre le début du chapitre VI du Monde:
sortir de ce monde, pour en venir voir un autre tout nouveau, que
Descartes fera naître en notre présence dans ces espaces imaginaires.
Le seul problème qui demeurait, pour quelqu'un entendant faire
de la philosophie plaisante, était d'amener à cette situation par une
intrigue plausible. Or, d'une manière générale, parmi les procédés
que la fiction peut employer pour déployer la philosophie en un récit,
le voyage est incontestablement un des meilleurs (Swift, Voltaire) ;
car qui dit voyage dit décentrement, mise en perspective,
relativisation, étrangeté, questionnement : tous états éminemment
favorables à la réflexion. Le thème du voyage philosophique est à
la croisée de diverses traditions : l'itinéraire spirituel d'une âme dans
l'au-delà, dialogue avec les morts accompagné d'une topographie
infernale ou paradisiaque, ou la quête initiatique (Lucien, Dante,
Rabelais); le récit d'exploration, qui instruit de la diversité des
hommes et des choses (Montaigne), le voyage à l'étranger, l'apodémique , comme moyen d'éducation (Juste-Lipse) . Le parcours
géographique peut être un parcours mental, le déplacement physique
un déplacement conceptuel. L'imagination aménage, dans un ailleurs
utopique, un espace vierge pour de libres et nouvelles spéculations
de la raison (More, Campanella). Aussi Gabriel Daniel a-t-il usé
de cette commodité du voyage afin d'entrer dans la fable
17
17
18
Cf. la Methodus apodemika
de T. Zwinger (1577). Cité par F . - D . Liechtenhan :
« Autobiographie et voyage entre la Renaissance et le Baroque : l'exemple de la famille
Platter », in Revue de Synthèse, 3-4, juil.-déc. 1993.
18 Le voyage permet de vaincre les préjugés. En réaction contre le déplacement intéressé
(y compris le pèlerinage), ou le vagabondage, il est conçu comme un moyen d'apprendre
à lire dans le « grand livre du monde ». Cf. Montaigne, Essais, III, 9. De Descartes luimême, grand voyageur, cf. Discours, A T VI, 6, 9, 16, 28-29.
de Descartes. Il a joint la fantaisie de l'expédition céleste vers d'autres
mondes (ses inspirateurs avoués sont Lucien — Histoire véritable —
et Cyrano de Bergerac) à celle, cartésienne, du monde feint, pour
transposer la fiction philosophique dans un récit romanesque.
Le contexte dans lequel est situé le récit, ou, si l'on veut, le genre
auquel on le rattache, est celui des grands voyages d'exploration.
Le narrateur, anonyme, n ' « i n v e n t e » pas, mais entend parler du
Monde de M. Descartes; qu'une foule de gens ont pris la résolution
d'explorer . P o u r camper le décor et indiquer les enjeux, Daniel
dispose habilement les appréciations opposées sur la philosophie
cartésienne, par le biais de la diversité des rapports sur ce m o n d e ,
car il en va du monde cartésien « comme de ces pays nouvellement
découverts, dont on fait des relations si différentes, et qui se
contredisent souvent les unes les autres» (p. 1).
19
La première relation est celle des adversaires du cartésianisme
et résume bien leurs objections : la suppression des qualités secondes,
des âmes végétatives et locomotrices formes des corps, la réduction
du corps à un mécanisme, le seul indice extérieur de la raison
devenant la faculté de parler, ou plus exactement de converser
raisonnablement, c'est-à-dire de former des phrases ayant du sens :
«Si on en croit les uns, ce n'est pas un Monde, mais un chaos (...)
On ne peut même pas s'y remuer. Il n'y a ni lumière, ni couleurs,
ni chaud, ni froid, ni sécheresse, ni humidité. Les plantes, les
animaux n'y vivent point. On y a non seulement droit, mais même
on y a ordre de douter de tout. On vous y disputera hardiment la
qualité d ' h o m m e . Et quoique vous ayez un visage comme les autres
hommes, que vous soyez composé de chair et d'os comme eux, que
vous marchiez, que vous mangiez, que vous dormiez, et qu'en un
19 Au passage, une petite pointe anti-hispanique — mais aussi le cartésianisme n'a pas « pris »
en Espagne : « Les Espagnols, quelque part qu'ils prennent aux nouvelles découvertes,
voyant qu'il ne s'agissait là ni de mine d'or, ni de mine d'argent, ni d'indigo, ni de
gingembre, parurent ne s'en pas mettre en peine. De quoi ceux qui avaient le plus contribué
à celle-ci ne furent pas trop fâchés, croyant avoir sujet d'appréhender que l'Inquisition
ne les y vînt inquiéter. Car entr'autres choses dans ce monde la Terre tourne autour du
soleil, aussi bien que dans celui de Copernic. Et l'on sait que M. Descartes a fait à cette
occasion plus d'une fois réflexion sur l'accident du pauvre Galilée. Je ne sais même,
si ce n'est point pour cela qu'il s'est si fort appliqué à prouver de paradoxe, que la Terre
est en repos, toute emportée qu'elle est par la matière du tourbillon du Soleil, autour
de cet astre [Principes, III, 26]» (p. 1-2).
mot vous fassiez toutes les fonctions naturelles d'un h o m m e ; on
est, dis-je, en pouvoir de vous y disputer cette qualité, j u s q u ' à ce
que vous ayant entretenu et entendu parler conséquemment, on y
soit convaincu que vous avez de la r a i s o n » (p. 2). Suit le reproche
de rompre avec la tradition : « Les gens y paraissent fiers, méprisants,
n'ayant nul respect pour l'Antiquité. Maltraitant surtout en toutes
occasions Aristote, qu'il regarde comme un vain parleur, et un
comme un grand diseur de riens » (p. 2). Enfin viennent les craintes
à l'égard de la religion, le mécanisme cartésien paraissant devoir
conduire à l'athéisme: « O n n'y est même pas, disent-ils, trop bon
chrétien, ni trop bon catholique. On y débite des principes très
délicats et très dangereux dans les matières qui ont du rapport à
nos plus saints mystères. On ne voit pas trop clair dans ce qu'ils
[les cartésiens] croient de la création de notre Monde, de la
production de la matière, de la providence de Dieu, qui n ' a point
dû avoir d'autres soins, que de faire pirouetter les petits cubes de
la matière autour de leur centre. Après quoi il n ' a eu q u ' à se tenir
en repos. Tout le reste s'étant pu faire sans lui» (p. 3). C'est en
effet l'intention mécaniste, ce projet d'explication intégrale du monde
par l'interaction aveugle des parties de la matière, qui a le plus
frappé, et effrayé, les contemporains. Il faut se remémorer la violence
de cette déclaration : « Je ne reconnais aucune différence entre les
machines que font les artisans, et les divers corps que la nature seule
compose, sinon que (...) les tuyaux et ressorts qui causent les effets
des corps naturels sont ordinairement trop petits pour être aperçus
de nos sens . Ainsi s'explique que le récit de Daniel ait pour thème
principal le mécanisme, tant du corps humain que de la cosmogonie.
20
21
20 La perte de l'intersubjectivité immédiate est une conséquence du doute et du mécanisme :
« et cependant que vois-je de cette fenêtre, sinon des chapeaux et des manteaux, qui
peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts ? »
(Méditations, II, AT IX, 25). La réalité pourrait être cette fiction que dépeint VHomme :
« Je désire (...) que vous considériez que ces fonctions suivent toutes naturellement, en
cette machine, de la seule disposition de ses organes ni plus ni moins que font les
mouvements d'une horloge, ou autre automate, de celle de ses contrepoids et de ses roues
(...) ». L'intersubjectivité n'est retrouvée que dans l'échange de paroles, puisque, selon
Descartes, ni les automates ni les animaux ne peuvent combiner des sons pour entendre
et produire un sens qui soit nouveau, non programmé (Discours, V, A T VI, 56-58).
21 Principes, IV, 203, A T IX, 2e partie, 321.
D'autres au contraire assurent « qu'il n'y a rien de mieux ordonné
que ce monde (...) Qu'il se trouve à la vérité délivré d'une infinité
d'accidents, de qualités, d'espèces intentionnelles, comme d'un
meuble inutile dont les philosophes ont embarrassé et embrouillé
le n ô t r e » (p. 3). Sur le chapitre de la religion, l'idée que Descartes
se fait de Dieu est la plus noble, « Idée qu'il ne tirait pas des créatures
visibles, qui ne sont q u ' u n léger crayon de cet Etre infiniment
parfait», mais qu'il tirait de sa nature spirituelle, du seul fonds de
son âme en laquelle elle est comme la marque de l'ouvrier sur son
œuvre. Et peut-on accorder à Dieu plus de puissance de Dieu qu'il
l'a fait? «Dieu, selon lui, peut faire que deux et trois ne fassent
pas cinq ; q u ' u n carré n'ait pas quatre côtés ; que le tout ne soit pas
plus grand q u ' u n e de ses parties, choses que tous les autres
philosophes mettent sans scrupule au-dessus du pouvoir de D i e u »
(P. 4).
Devant une si grande diversité d'avis, explique le narrateur, il
ne lui restait plus q u ' u n parti à prendre: celui d'aller lui-même se
rendre compte sur place. La difficulté étant d'arriver dans ce «pays
où l'on ne va ni à pied, ni à cheval, ni en bateau, ni en carrosse,
ni par mer, ni par terre» (p. 5).
C'est alors qu'il fait « dans une ville de Province » la connaissance
d ' « u n vieillard de près de quatre-vingts ans, homme d'esprit, et qui
avait eu autrefois beaucoup de commerce avec M. Descartes». Il
a pesté tellement contre les opinions de l'Ecole et les préjugés de
l'enfance, qu'il est lui-même imbu et entêté du cartésianisme. Il a
d'ailleurs rompu, depuis la mort de Clerselier, avec tous les nouveaux
«cartésiens», car «chacun se fait des systèmes à sa fantaisie» et
« se donne la liberté d'ajouter et de retrancher ce qui lui plaît dans
la doctrine du maître» (p. 5-6). Le narrateur lui objecte que si ces
«Cartésiens un peu mitigés» s'éloignent de Descartes pour suivre
le chemin que leur propre raison leur indique, Descartes même ne
pourrait le leur en faire reproche. C'est là, semble-t-il, la position
propre de Daniel, qui juge que, dans le conflit entre aristotéliciens
22
22 C'est la fameuse thèse dite de la « création des vérités éternelles », qui singularise en effet
Descartes dans l'histoire de la philosophie. Cf. Lettre à Mersenne du 15 avril 1630, A T
I, 140, 144 et 145-147.
et cartésiens, chaque camp fait preuve d'obstination dans ses
préjugés; lui-même se tient en terrain neutre, se contentant de
recenser les forces et les faiblesses de chaque doctrine.
Le narrateur fait part néanmoins de son désir de s'instruire en
philosophie cartésienne. Sur quoi le vieillard lui répond qu'il doit
justement recevoir bientôt «des nouvelles de M. Descartes». «Des
nouvelles de M. Descartes, lui dis-je? hé ! il y a tantôt quarante ans
qu'il est m o r t » . Que non point, rétorque le vieillard, qui, pris
d'amitié pour le narrateur, entreprend de lui révéler un grand secret.
Descartes n ' a en effet pas divulgué, à l'instar des «anciens
Philosophes chefs de secte», tous les mystères de sa philosophie.
Il n ' a livré au public que les lumières « qu'il a cru pouvoir être utiles,
soit pour la morale, soit pour faire quelque progrès dans la
connaissance des choses naturelles » (p. 8), mais non celles dont on
aurait pu faire un mauvais usage. Or, les rapports de l'âme et du
corps est un des points que Descartes a le plus approfondi. Il a rendu
publique la démonstration a priori (par les seules idées claires et
distinctes) de leur distinction , démonstration qui conclut à la
nature incorporelle de l'âme, donc à son immortalité. Mais Descartes
avait coutume « de tâcher de confirmer par l'expérience les vérités
qu'il avait découvertes par les seules lumières de son esprit» (p. 9).
Il s'agissait de pénétrer le secret de leur union j u s q u ' à pouvoir
expérimentalement les séparer puis les réunir. « quand bon lui
semblerait». «Les questions que lui fit sur ce chapitre son illustre
écolière la Princesse Palatine Elizabeth, et la difficulté qu'il trouva
à lui en donner des solutions qui se pussent aisément comprendre,
le déterminèrent enfin à cette entreprise » (p. 9). Le raisonnement
et l'anatomie l'avaient conduit j u s q u ' à la découverte de la glande
pinéale, siège de l'âme, origine des mouvements corporels . Puis
le hasard, ou la providence, disposée à exécuter les désirs d'une âme
philosophe, ont pris le relais.
23
24
25
23 Par exemple Méditations,
II, A T IX, 22-26.
24 Poussé dans ses retranchements par la princesse Elizabeth, Descartes en vint à dire que
l'union de l'âme et du corps, substances distinctes, s'éprouve plus qu'elle ne se comprend
(Lettre du 28 juin 1643).
25 Cf. Les Passions de l'âme, I, 31-32, AT XI, 351-353, Le Monde, A T XI, 129.
« E n effet, un jour que nous étions à Egmond, petite ville de
Hollande, où il se plaisait fort, il entra d'assez grand matin dans
un hypocauste, qu'il s'y était fait construire semblable à celui où
il avait commencé à philosopher en A l l e m a g n e : et là il se mit à
rêver à son ordinaire. J'y entrai deux heures après: je l'y trouvai
accoudé sur sa table, la tête penchée en devant, et soutenue sur sa
main gauche, où il avait un petite tabatière, ayant la droite proche
du nez en posture d'un homme qui prend du tabac. Au reste il était
immobile et avait les yeux ouverts. Le bruit que je fis en entrant
ne l'ayant pas fait branler le moins du monde, j ' e u s la patience de
le considérer dans cet état près d'une demi-heure, sans qu'il
m'aperçût. Cependant il arriva une chose qui me surprit. Il y avait
sur la corniche de la boiserie de l'hypocauste une bouteille d'eau
de la Reine de H o n g r i e . Je fus fort étonné de l'en voir descendre
sans que personne y touchât, et venir en l'air vers M. Descartes.
Le liège dont elle était bouchée s'ôta de lui-même, et la bouteille
s'arrêtant à son nez y demeura quelque temps suspendue (...) Il se
réveilla peu de temps après, comme en sursaut, et frappant de la
main sur sa table. Enfin à cette fois là, dit-il, je le tiens. Il parut
ensuite un moment rêveur. Et puis se levant incontinent tout joyeux
de dessus sa chaise sans m'apercevoir, il fit deux cabrioles au milieu
de la chambre, répétant toujours : Je le tiens, je le tiens», (p. 14-15).
26
27
Peu de temps après, Descartes consentit à livrer au seul vieillard
le secret de son « a b s e n c e » . Elle avait commencé par une intense
réflexion sur le problème de l'union de l'âme et du corps, une
concentration telle qu'elle aboutit à un « r a p t » de type mystique,
une extase de la raison, où celle-ci est privée de l'usage des sens,
mais, à la différence de ce qui se passe durant un évanouissement,
a conscience d'elle-même et de sa privation des sens, et peut alors
librement contempler et découvrir davantage de vérités en un
moment qu'en dix ans de recherches ordinaires, parce que son
attention n'est plus troublée par les phantasmes de l'imagination.
L'âme de Descartes s'aperçut soudain qu'elle était libre de s'éloigner
26 C'est le fameux « p o ê l e » du Discours de la Méthode, II, AT VI, 11.
27 Distillation au bain-marie de fleurs de romarin arrosées d'« esprit de vin bien rectifié »,
d'après le Dictionnaire de Trévoux.
du corps, d'aller et venir comme elle le voulait. En cet état, elle eut
tout loisir de faire réflexion sur elle-même et d'examiner de près
le cerveau et sa constitution. Elle se rendit compte que si les nerfs
qui servent aux fonctions naturelles et involontaires, comme la
respiration ou la circulation du sang étaient tendus (de sorte que
son corps continuait de fonctionner comme une parfaite machine,
chassant mécaniquement une mouche qui s'était posée sur son visage
— p . 18 ), en revanche les nerfs qui servent à la sensation étaient
totalement détendus. Il comprit que c'était là la cause de
l'indépendance acquise par son âme (l'union cesse dès lors qu'il n'y
a plus communication d'information par la glande pinéale). Mais
il lui restait à découvrir comment ce relâchement lui-même avait
pu se produire, et comment on pouvait le reproduire. Regardant
la tabatière que le corps avait en main, Descartes (ou plutôt son
âme) se rappela que le tabac qu'il avait prisé était d'une nouvelle
espèce : un marchand d'Amsterdam le lui avait apporté « d ' u n e Isle
proche de la Chine». Comme il était extrêmement fort, Descartes
l'avait adouci en y mêlant « u n e certaine herbe desséchée, dont il
n ' a jamais voulu me dire le nom ni le lieu ou elle croissait» (p.
2 1 ) . Pendant que les corpuscules du tabac chassaient les vapeurs
du cerveau, ceux de cette herbe relâchaient les nerfs sensitifs et
entraînaient la libération de l'âme. P o u r revenir dans son corps,
l'âme comprend alors qu'il suffit de retendre ces nerfs, et de faire
ingurgiter au corps une potion telle que «l'eau de la Reine de
Hongrie», dont on se sert dans les évanouissements.
28
29
Depuis cette découverte, le phénomène a pu être répété à volonté,
prouvant expérimentalement la véracité de la thèse cartésienne sur
28 C'est le modèle de l'automate hydraulique : « Les objets extérieurs qui, par leur seule
présence, agissent contre les organes des sens (...) sont comme des étrangers qui, entrant
dans quelques unes des grottes de ces fontaines [celles « qui sont aux jardins de nos roisj,
causent eux-mêmes sans y penser les mouvements qui s'y font en leur présence : car Us
n'y peuvent entrer qu'en marchant sur certains carreaux tellement disposés que, par
exemple, s'ils approchent d'une Diane qui se baigne, ils la feront cacher dans des roseaux ;
et s'ils passent plus outre pour la poursuivre, ils feront venir un Neptune qui les menacera
de son trident ; ou s'ils vont de quelque autre côté, ils en feront sortir un monstre marin
qui leur vomira de l'eau contre la face» (Monde, A T XI, 131). De même, tous les
mouvements du corps peuvent se faire en l'absence de toute pensée ou conscience.
29 A la fin du Tiers Livre, Rabelais rêve d'une herbe merveilleuse qui permettrait au fils
de Pantagruel « d'envahir les régions de la Lune » et « d'entrer dans le territoire des signes
célestes ».
les rapports de l'âme et du corps. Descartes et son compagnon ont
pu faire ensemble «cent voyages, pour s'instruire de tout ce qu'il
y a de plus curieux dans la n a t u r e » . Ainsi s'explique, selon le
vieillard, la perspicacité des explications de Descartes sur le
phénomènes physiques, et sa propre longévité: car il rajuste dans
son corps-machine «les ressorts qui s'usent, et se démontent
insensiblement », « en usant de la connaissance exacte que [son] âme
a de [son] corps, dont elle s'est parfaitement instruite, et dont elle
s'instruit encore quand il lui plaît, en se mettant dans cet état dont
je viens de vous parler» (p. 2 3 ) .
30
Mais, rétorque le narrateur, « c o m m e n t M. Descartes, ayant
toutes ces belles connaissances, est-il mort à l'âge de 54 ans? Haïssaitil si fort la vie, qu'il eût négligé de raccommoder les ressorts de sa
machine ( . . . ) ? » C'est que, répond le vieillard, Descartes n'est point
mort, au sens habituel de ce q u ' o n appelle mort, c'est-à-dire la
séparation de l'âme et du corps du fait de l'usure ou de
l'endommagement des organes vitaux. Il eut certes une fièvre au
milieu de l'hiver en Suède. S'en guérir ne lui était pas difficile: il
avait acquis en anatomie des connaissances qui lui garantissaient
cent ans de v i e . Mais comme il n'avait pas encore retrouvé la nuit
tout son sommeil, «il prit envie à son âme d'aller faire un petit
voyage, pour se désennuyer» (p. 25). Usant de la méthode ordinaire,
elle laissa donc son corps là. Cependant, « p a r malheur le médecin
contre sa coutume vint lui rendre visite à minuit» (p. 25). Le bruit
qu'il fit en entrant dans la chambre n'ayant pas réveillé « Descartes»,
il lui fit respirer « une petite fiole pleine d'une liqueur extrêmement
spiritueuse pour lui fortifier le cerveau». Cette liqueur, bien plus
puissante que l'eau de la Reine de Hongrie, secoua la machine avant
que l'âme de Descartes n'ait eu le temps d'y rentrer: «Elle lui fit
ouvrir les yeux et jeter quelques soupirs. Le médecin lui demande
comment il se trouve: la machine qui était accoutumée depuis
quelques jours à répondre à cette question, Qu'il se trouvait bien
mal, fit encore la même réponse. Mais à d'autres questions, que
31
30 Cela a toujours été une des ambitions de Descartes de faire servir sa science à la
prolongation de la vie humaine. Cf. Discours, VI, A T VI, 62.
31 Cf. A T I, 507.
le médecin lui fit, comme l'âme n'y était pas pour parler
conséquemment, et répondre à propos, toutes ses réponses ne furent
que des extravagances, et des délires, selon que la machine était
déterminée par la voix du médecin. Elle parlait surtout éternellement
de la séparation de son âme d'avec son corps : parce que les dernières
pensées que son âme avait eues en se séparant, étaient des pensées
de cette séparation, qui avaient laissé son cerveau empreint des
images, ou des traces, qui répondent à ces pensées, et qui
déterminaient sa langue au mouvement requis pour prononcer ces
sortes de paroles» (p. 25-26). Bref, le médecin crut Descartes au
plus mal, le saigna, lui administra plusieurs remèdes violents, et,
tout comme un des ses confrères chez Molière, réduisit le corps à
l'état de cadavre, incapable de se servir de ses fonctions vitales, de
sorte que l'âme de Descartes ne put plus y retourner loger.
Descartes n'est donc point mort, en tout cas pas « d a n s les
formes» comme le dit le narrateur (p. 26): on le croit mort, mais
simplement, son âme, à son retour, a trouvé un corps rendu
inutilisable par la médecine. La mort n'étant pas « naturelle », Dieu
ne l'a pas appelé au jugement tout de suite : son esprit continue de
mener une sorte de vie intermédiaire, en attendant l'éternité.
Descartes s'en est allé trouver ensuite le vieillard à Paris pour
narrer son aventure («je vais vous apprendre une étrange nouvelle :
je n'ai plus de corps, on doit enterrer aujourd'hui le mien à
Stockholm» — p. 2 9 ) , et lui annoncer qu'il résiderait désormais
dans le «troisième ciel».
Le monde selon Descartes est en effet constitué de trois d e u x .
Le premier est le tourbillon où notre Terre se trouve placée, dont
le centre est le Soleil. Le deuxième est l'espace des étoiles fixes, «qui
sont autant de Soleils, et qui ont chacune leur tourbillon dont elles
32
33
32 Pour une variation contemporaine sur le thème de l'esprit privé de son corps, je ne saurais
trop conseiller la lecture de Echange standard de Robert Sheckley (in La Dimension des
Miracles, éd. Robert Laffont, coll. «Ailleurs et demain», Paris, 1973) : à la suite d'un
« troc psychique » (échange standard de corps pour les vacances) avec un aigrefin, un
quidam se retrouve sans son corps sur une autre planète.
33 Descartes définit pourtant dans Le Monde un ciel comme la matière du « second élément »
qui tourne autour d'une étoile, et conclut qu'il y a autant de cieux que d'étoiles, c'est-àdire un nombre indéfini (AT XI, 53). Il faut donc prendre ici « ciel » au sens plus vague
de région de l'univers, délimitée en fonction de la distance depuis la Terre (cf. Principes,
III, 5-7, 20).
sont le centre» (p. 29). Le troisième est « t o u t e cette matière, ou
toute cette étendue indéfinie, que nous concevons au-delà de celui
des fixes» (p. 29-30): en effet, puisqu'il est nécessaire d'admettre
au-delà de notre Monde une étendue indéfinie, et puisque l'étendue,
espace et matière sont la même chose signifiée par divers n o m s .
Descartes entend donc se fixer dans ce troisième ciel. La première
raison est d'«éviter la compagnie d'une infinité d'âmes de
Philosophes qu'on voit voltiger de tous côtés dans notre tourbillon »
(p. 30). En effet, et cela a son importance pour la suite du Voyage,
« M. Descartes fut bien surpris, quand il vit que le secret qu'il croyait
avoir trouvé le premier, avait été connu de tous temps, même par
des gens d'un caractère assez médiocres,.qui s'en sont prévalus pour
ne point mourir, ou dont les âmes ont perdu leur corps par quelque
accident pareil à celui de M. Descartes» (p. 30). Mais ce qui fait
fuir leur compagnie à Descartes, c'est que «ces âmes, toutes dégagées
qu'elles sont de la matière, demeurent imbues des préjugés dont elles
ont été prévenues, lorsqu'elles étaient unies avec leur corps (...) Et
à la réserve de quelques âmes du premier ordre, qu'il a converties,
et qu'il a faites cartésiennes, toutes se sont déchaînées et liguées
contre lui avec autant de fureur, que les philosophes de ce monde,
lorsqu'il commença à y publier sa doctrine» (p. 30).
34
Mais outre cette importunité des âmes philosophes, la vraie raison
est que cette région infinie de matière informe donnera à Descartes
l'occasion d'expérimenter ses propres théories, c'est-à-dire de
prouver la véracité des principes de sa physique en les mettant en
œuvre et construisant « u n monde tout semblable à celui-ci, excepté
qu'il ne pourrait pas y avoir de véritables hommes, mais seulement
des machines automates semblables à des hommes » (Descartes ne
peut créer d'âmes, opération réservée à D i e u ) . « J e prétends, dit35
34
Le contexte épistémologique est celui d'un univers infini, thèse qui rend possible, depuis
Giordano Bruno, l'hypothèse (exploitée littérairement ici, comme dans beaucoup d'autres
œuvres dès le XVIIe s. — Cyrano) d'une pluralité des mondes. Gassendi, dans son
Syntagma philosophicum (Op., t.I, p. 525-529) se prononce en faveur de l'existence d'êtres
vivants dans la Lune et les autres astres. Les ouvrages des Anglais John Wilkins, Discovery
of a New World (1638) et F. Godwin, traduit en français en 1648 sous le titre Un Homme
dans la Lune, vont dans le même sens.
35 Le récit rejoint donc ici la proposition de Descartes dans le ch.VI du Monde.
il au vieillard, exécuter ici le système de mon Monde, dont vous avez
vu le plan: voilà de la matière, autant et plus qu'il n'en faut; je
n'ai plus besoin que de mouvement». Ce mouvement, Descartes
compte sur Dieu pour le lui fournir (p. 32).
Descartes a donc annoncé au vieillard qu'il se retirerait là une
cinquantaine d'années, le temps qu'il lui faudrait sans doute pour
mettre son projet à exécution. Il l'a prié de ne pas révéler le secret
de sa nouvelle vie afin de ne pas être dérangé par les importuns
(comme en Hollande), puis l'a renvoyé sur Terre non sans lui
demander : « Cherchez-moi en vous en retournant l'esprit du Père
Mersenne , et me l'envoyez. Je le prendrai avec moi pour m'aider,
et pour me tenir compagnie» (p. 34). Ce qui fut fait.
Depuis lors, le vieillard a rendu sept ou huit visites à Descartes
en son ciel, et au moment où il parle au narrateur, il y deux mois
que Descartes lui a annoncé «qu'il avait fait presque toutes ses
combinaisons» et qu'il le rappellerait bientôt pour lui donner «le
plus beau divertissement dont l'esprit de l'homme soit capable»
(p. 35). Il n'attend q u ' u n message de Descartes pour partir, et
propose au narrateur de l'accompagner pour ce nouveau voyage.
Quelques temps après, le vieillard et le P . Mersenne, du moins
leurs âmes, pénètrent avec fracas, au beau milieu de la nuit, dans
la chambre du narrateur, et lui annoncent le grand départ, dont il
sera. Pour veiller à l'entretien du corps du narrateur pendant ce long
voyage (il s'agit que l'âme le retrouve en bon état à son retour),
ils ont amené avec eux « l ' â m e d'un petit Nègre, qui est au service
de M. Descartes (p. 44). La seule condition que lui impose le
P . Mersenne, c'est qu'il dégage son esprit des préjugés de l'enfance
et de la philosophie ordinaire. Le narrateur lui répond que « de tout
temps [il a été] un peu sceptique en matière de philosophie de
l'Ecole». Mais, poursuit-il, «je ne lui ajoutai pas une autre résolution
que j'avais faite en même temps, qui était de me précautionner pour
le moins autant contre les préjugés des cartésiens que contre ceux
36
36
1588-1648. Minime à Paris, il fut appelé « le secrétaire de l'Europe » pour avoir beaucoup
correspondu avec les savants et souvent joué les intermédiaires. Il fut particulièrement
ami de Descartes, dont il partageait, sinon toutes les idées, du moins les vues scientifiques.
des philosophes ordinaires, les connaissant aussi entêtés à peu près
que les autres» (p. 49).
Voilà donc les âmes parties vers « le globe de la Lune » (deuxième
partie du récit). « M o n âme ressentit un plaisir inconcevable, à
s'élever ainsi dans les airs, et à errer dans ces vastes espaces, qu'elle
ne pouvait parcourir que des yeux lorsqu'elle était unie à son corps »
(P. 66).
La Lune a comme la Terre une atmosphère. Sur le point d'y
entrer, les trois voyageurs aperçoivent « t r o i s â m e s , qui
s'entretenaient fort sérieusement. Nous jugeâmes que c'était des âmes
de conséquence, par les respect que plusieurs autres qui les
accompagnaient, faisaient paraître pour elles» (p. 67). Et en effet,
il s'agit de rien moins que Socrate, Platon et Aristote, qui viennent
d'apprendre la conquête d'Athènes par les Vénitiens sur les Turcs
et confèrent de la restauration de leurs écoles. S'ils se trouvent en
cette région, c'est que, connaissant le secret de la séparation, ils s'en
sont servis pour ne pas mourir. De fait, raconte Socrate,
« connaissant la fureur et le crédit de mes ennemis, je ne me vis pas
plutôt arrêté, que je quittai mon corps, ordonnant à mon esprit
familier d'y entrer en ma place, et de faire bonne contenance
jusqu'à la fin ; étant encore plus sûr de lui que de moi-même, quelque
constance que je me sentisse. Il s'acquitta fort bien de sa commission,
et je crois q u ' o n n ' a pas encore oublié dans le monde la fermeté
qu'il fit paraître sur mon visage et dans mes paroles» (p. 70-71) .
Platon, pour sa part, a conduit ici un colonie d'âmes séparées afin
d'y établir sa République. Quant à Aristote, si son corps a bien été
noyé dans l'Euripe, c'est simplement qu'il l'avait laissé en un endroit
où le flux de la mer l'a atteint . Apprenant que les trois voyageurs
sont en route pour visiter Descartes, Aristote se lance dans une
diatribe violente contre celui-ci (« Quoi ! cet extravagant, qui est venu
de l'autre monde il y a plus de trente ans ! (...) Vraiment c'est un
37
38
39
37 Son fameux « d é m o n » .
38 Cette interprétation de la mort de Socrate se comprend dans la perspective de la réaction
anti-stoïcienne de la deuxième moitié du XVIIe siècle : l'impassibilité du sage païen n'est
qu'apparente (cf. La Rochefoucauld : « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder en
face »).
39 Une légende veut qu'Aristote se soit jeté dans l'Euripe par désespoir de ne pas avoir
compris le phénomène du flux de la mer.
joli homme de m'avoir traité aussi cavalièrement (...) Je voudrais
bien voir cet aventurier sur les bans. J'ai vu ses livres, il font pitié
(...) — p . 74-75) et une longue critique de sa philosophie. Après
cette tirade, il s'en va brusquement. « Socrate et Platon le suivirent,
en prenant congé de nous un peu plus civilement que lui ; et Platon
nous ajouta qu'il était ravi q u ' o n décriât Aristote dans le m o n d e
(...) » (p. 84). Le narrateur de commenter : « cette rencontre et cette
conversation me réjouit fort. J'eus le plaisir de voir, que les esprits
philosophes ne pouvaient s'empêcher de disputer, non plus que les
philosophes corporels : et qu'ils n'étaient pas moins jaloux de leurs
sentiments et de leur réputation» (p. 85).
40
Après une assez longue discussion entre les voyageurs , au sujet
d'Aristote et de quelques difficultés du cartésianisme, ils arrivent
sur la Lune. Cet astre « est une masse d'une matière assez semblable
à celle dont la Terre est composée. On y voit des campagnes, des
forêts, des mers et des rivières».
Daniel en profite pour glisser une savoureuse allusion
intertextuelle, une sorte de réponse d'un roman à un autre : « Il est
faux qu'il y ait des hommes, quoi qu'en dise C y r a n o : mais c'est
de bonne foi, qu'il nous a trompés, après avoir été trompé lui-même.
Une de ces âmes séparées, q u ' o n y trouve en assez grand nombre,
et qui y était, lorsqu'il arriva, m'apprit la cause de cette erreur.
Plusieurs de ces âmes surprises de voir un homme avec son corps,
dans un pays où l'on n'en avait jamais vu, voulurent savoir ce que
c'était. Elles convinrent ensemble de lui apparaître en forme
humaine (...) L'esprit familier de Socrate, qui se trouva alors dans
cette compagnie, prit la parole ; et lui ayant déclaré qui il était comme
cet historien l'a raconté lui-même, il lui fit sur le champ un système
grotesque de république et de société : qui est celui qu'il nous expose
dans sa relation (...) Mais il est bon de savoir que quelques sottises
40 A laquelle le P. Mersenne met fin en disant : « Je vois même que cela fatigue Monsieur,
ajouta-t-il en montrant notre vieillard, il ne lui manque qu'une bouche pour bailler»
(p. 91). Et comme on lui demande à quoi il pense, sous son air triste: « J e ne pense
à rien, répondit le vieillard. Ah ! Monsieur, repris-je, que venez-vous de dire là? C'est
un blasphème contre la doctrine de notre maître. Si Aristote vous avez entendu, que
dirait-il ? Vous ne pensez à rien ? Hé, l'essence de l'âme, selon M. Descartes, c'est de
penser. J'aimerais donc autant que vous me disiez que vous n'êtes pas, que de me dire
que vous ne pensez p a s » (p. 91).
qu'il y a mêlées, ne lui ont jamais été dites dans ce pays-là, ainsi
que l'âme m'en assura; et que quelques allusions peu honnêtes, et
plusieurs réflexions fort libertines, qu'il y fait, ne sont que les fruits
d'une imagination corrompue, et d'un esprit gâté, tel qu'était celui
de cet écrivain, ou de l'imitation d'un auteur encore plus impie que
lui, je veux dire, de Lucien (...)» (p. 96-97).
La pointe est instructive. Chez Cyrano, monté physiquement au
ciel, le démon de Socrate, natif du Soleil, est un esprit au sens de
corps subtil (il n'y a rien en la nature qui ne soit matériel ), que
nos sens n'aperçoivent point, et pour se rendre visible, il s'insuffle
dans des cadavres qu'il réanime . Quant aux habitants de la Lune,
ils ont un corps comme le nôtre (mais il sont beaucoup plus grands
et se tiennent à quatre pattes). Chez Daniel, les voyageurs, comme
les esprits qu'ils rencontrent, sont des âmes au sens cartésien, de
pures substances pensantes inétendues. Et pour se rendre visibles,
elles ne se glissent pas dans des corps : elles agissent directement sur
les nerfs sensitifs et la glande pinéale de leur interlocuteur, pour
donner à celui-ci l'illusion qu'il voit et entend un h o m m e (car,
comme le prouve Descartes par l'illusion des amputés, la perception
n'est pas perception directe de l'objet extérieur, mais des
modifications dans le corps du sujet percevant). Le récit se déroule
donc dans un contexte strictement cartésien ; la thèse de l'incorporéité
de l'âme est une de celles qui ont été les plus appréciées chez Descartes
par Daniel comme par d'autres auteurs au XVIIe siècle (Arnauld
par exemple), dans la perspective de la lutte contre l'incroyance.
On peut donc penser que les «rêveries» du présent voyage sont
sciemment opposées à celles du matérialisme, de l'empirisme
sensualiste de Cyrano.
41
42
43
La surface de la Lune ressemble donc à celle de la Terre. On y
trouve des îles, des montagnes, des vallées: «Elles appartiennent
à divers fameux astronomes ou philosophes, dont elles portent les
41
Les Etats et Empires de la Lune, in L'A utre Monde, éd. H. Weber, Paris, Editions sociales,
p. 78.
42 Id., pp. 77-78 et 83.
43 C'est ainsi que les âmes du P. Mersenne et du vieillard sont apparues dans la chambre
du narrateur, alors que celui-ci était encore dans son corps et ne pouvait les voir
directement (pp. 39-41).
44
noms, et qui en sont les seigneurs » (p. 97).
Le premier domaine sur lequel les trois compagnons « alunissent »
est celui de Gassendi, ce qui permet à Daniel de prononcer un éloge
appuyé du chanoine de Digne. « Nous descendîmes dans le Gassendi :
ce lieu nous parut fort joli, et fort propre. Et tel, en un mot, que
l'a pu rendre un abbé, comme Monsieur Gassendi, qui a de l'esprit,
de l'art, de la science, et qui n ' a que faire de ses revenus pour jouer
et se bien traiter. Nous n'y trouvâmes point le seigneur du lieu, que
nous aurions salué volontiers : car on dit, qu'il conserve toujours
l'honnêteté, et la modération, qui lui étaient naturelles ; et quoi qu'il
ait eu autrefois des démêlés avec M. Descartes, il reçoit toujours
fort civilement, et distingue même les cartésiens, qui vont lui rendre
visite, et surtout le P . Mersenne, qui était son ami intime. C'était
un homme, qui avait autant d'esprit, que M. Descartes, une bien
plus grande étendue de science, et beaucoup moins d'entêtement »
(P. 98).
45
Au bord de la Mer des Pluies, entre la Terre des Brouillards et
la Terre des Grêles, ils découvrent une grande ville de forme ovale,
sévèrement gardée, et dont on leur refuse l'entrée. C'est la
République de Platon. Nul n'y est admis qu'après que Platon l'a
examiné lui-même, et surtout après avoir passé une quarantaine dans
un proche lazaret : non pas une quarantaine de jours, mais une
quarantaine d'années, «parce que les maux contagieux, dont un
esprit pouvait être atteint, se dissipaient beaucoup plus difficilement,
que le mauvais air des corps, qui venaient des lieux infectés» (p.
100). Les voyageurs préfèrent passer leur chemin, « assez mécontents
de la République de Platon, où nous n'eussions pas cru, qu'on traitât
ainsi les étrangers à la j a p o n a i s e » .
46
44 Cette géographie de la Lune dérive directement de la Sélénographie de Francesco-Maria
Grimaldi (jésuite italien (1613-1663), astronome, il baptisa avec Riccioli le relief lunaire
de noms de philosophes et de savants, de phénomènes météorologiques et de régions
terrestres, encore en usage).
45 Que signifie l'absence de Gassendi, au regard de tels éloges ? Le faire parler eût été facile.
Daniel désirait-il ne pas prendre position quant au contenu de sa doctrine ? Autre allusion
sans doute: Mersenne les emmène ensuite sur sa propre terre, mais « l e Mersenne n'a
rien d'agréable, que sa situation et sa vue. C'est un lieu fort sec et fort stérile, à cause
de la chaleur ( . . . ) » (p. 98).
46 Le Japon fut fermé aux étrangers en 1639. Seuls les Hollandais et les Chinois avaient
le droit d'aborder pour commercer sur quelques îlots en face de Nagasaki.
Plus loin, au milieu de la Mer du Froid, se trouve une île,
l'Aristote. En s'en approchant, les voyageurs s'étonnent de voir
qu'elle est encore mieux gardée que la République de Platon. «Il
y avait des corps de garde avancés fort loin dans la campagne, des
vedettes sur toutes les eminences d'alentour, et de tous côtés dans
les airs. Quand nous fûmes à environ trois cents pas de la place,
nous vîmes une escouade de douze âmes, se détacher d'un corps
de garde, et venir à nous. Celui qui les commandait, nous demanda,
qui vive, et de quelle secte nous étions. Notre vieillard répondit
hardiment, Vive Descartes et les Cartésiens. Il nous parut surpris,
nous ordonna de ne pas avancer, et envoya aussitôt avertir l'officier
de garde. L'avis ne fut pas plutôt venu à l'officier, que toutes ses
troupes, à un signal qu'il leur donna, se mirent sous les armes (...)
c'est-à-dire que nous les vîmes incontinent armées de syllogismes,
en toutes sortes de figures et de formes, dont les unes concluaient
pour l'âme des bêtes, les autres pour la nécessité des formes
substantielles dans les mixtes, les autres pour les accidents
absolus (...)» (p. 102). Par chance, le narrateur et l'officier se
reconnaissent : le second, ancien professeur de l'université de Paris,
fut le régent de philosophie du premier. Malgré les reproches du
maître ( « H é quoi, j ' a i donc la douleur de vous voir dans le parti
de nos ennemis, jusqu'à leur servir d'espion? Est-ce là la récompense
des peines, que j ' a i prises pour vous? p. 102), l'élève le persuade
que lui et ses compagnons ne sont pas venus en ennemis. C'est
pourtant parce que les péripatéticiens savent que Descartes est depuis
plus de trente ans dans les régions célestes, et croient qu'il se dispose
à les attaquer, qu'ils sont ainsi sur le pied de guerre. Néanmoins
on les conduit auprès du commandant de la place.
Cette place forte n'est en fait q u ' u n grand jardin, quadrillé par
quantité d'allées (péripatétisme oblige). Au centre se dresse un
monument à la gloire d'Alexandre le Grand. C'est l'occasion pour
Daniel de rappeler avec humour un des faits marquants de l'histoire
récente des sciences qui a le plus contribué à abattre l'aristotélisme.
Des angles du piédestal, jaillissent quatre jets d'eau, « les plus hauts
et les plus gros q u ' o n vit j a m a i s » . L'eau vient d'une montagne
voisine, «plus haute encore que le Puits de Domme [sic] en
Auvergne, sur laquelle on avait fait monter l'eau par le secret
admirable de l'ancienne philosophie, qui, en supposant l'horreur
du vide dans la nature, apprenait à élever l'eau à l'infini, avec des
pompes aspirantes, secret qui s'est malheureusement perdu dans
notre monde : car depuis le temps de Galilée, on ne peut plus élever
l'eau, par le moyen de pompes aspirantes, q u ' à la hauteur de trentedeux ou trente-trois pieds» (p. 105-106) .
On conduit les voyageurs dans un salon, où sont représentés
symétriquement les victoires d'Alexandre et les triomphes d'Aristote
sur ses prédécesseurs et sur « tous les chefs de nouvelles sectes de
philosophie, parmi lesquels nous reconnûmes aisément M. Descartes,
M. Gassendi, le P . Maignan, et plusieurs» (p. 107). Entre alors le
commandant de la place : le vieillard a la surprise de reconnaître
Voetius, le pire ennemi de Descartes en H o l l a n d e . Ayant su que
Descartes parcourt désormais les espaces célestes, son zèle pour
l'ancienne philosophie l'a déterminé à quitter son corps (Regius lui
en avait livré le secret) pour reprendre du service.
Néanmoins, devenu pur esprit, il s'est quelque peu adouci et,
apprenant que Descartes n ' a « n u l mauvais dessein sur le Lycée de
la L u n e » , il manifeste quelque désir de traiter avec lui. Aristote en
personne lui a d'ailleurs confié qu'il souhaite un rapprochement avec
Descartes, car, s'il a laissé jusqu'à présent sa pensée être confondue
avec celles des aristotéliciens, il désire maintenant marquer que « dans
les questions de l'Ecole, il se dit beaucoup de choses sous son nom,
qui ne sont pas de lui» (p. 119) . Le Stagirite a même rédigé un
projet de traité de paix. Voetius propose aux voyageurs de le porter
à Descartes, en compagnie de deux âmes péripatéticiennes, qui
rapporteront la réponse.
47
48
49
47
A partir des observations de Galilée en 1638 sur l'impossibilité d'élever l'eau à plus de
10,33 m par une pompe aspirante, son disciple Toricelli a mis en évidence l'existence
du vide, exclue par Aristote. Pascal a corroboré cette découverte, ainsi que celle de la
pesanteur de l'air, par la fameuse expérience du Puy de Dôme de 1648 qu'il a programmée :
le niveau du tube de mercure retourné diminue à mesure que l'on s'élève.
48 Professeur de théologie, ministre protestant, recteur de l'université d'Utrecht. Il combattit
d'abord Regius, disciple de Descartes, l'amena à résipiscence, puis faillit obtenir la
condamnation de Descartes lui-même pour athéisme.
49 Le récit se fait l'écho de la tendance, née à la Renaissance, à retrouver l'Aristote
authentique sous les « déformations » de ses commentaires médiévaux, arabes puis latins.
Daniel remarque ironiquement que, comme les jansénistes, les aristotéliciens ne voient
plus dans leurs textes de référence des idées qu'ils y découvraient il y a vingt ans.
Ainsi fait-on. Les trois compagnons poursuivent leur route, en
visitant encore quelques régions de la Lune. Au bord du Lac des
Songes, ils rencontrent « dans une grotte affreuse », le « fameux Jean
Duns Ecossais, appelé communément Scot, ou le Docteur Subtil»
(p. 123) . «Il était entouré de certains petits je ne sais quoi, qui
ne sont point des êtres: mais q u ' o n appelle des formalités (...) Il
n'y a rien de plus joli, de plus délié et de plus mince : ce n'est presque
rien. Nous ayant connus pour philosophes, il nous parut vouloir
s'humaniser un peu, et débuta par nous demander ce que nous
pensions de l'universel a parte rei, et si nous ne tenions pas pour
les précisions objectives. Comme le vieillard lui répond que ce ne
sont là que «gibier d'Hybernois» dont il ne se met pas en peine,
Scot reconnaît en lui un disciple de ce «Cavalier b r e t o n » fauteur
d'hérésie, et s'en va fort en colère.
50
Dans la Péninsule des Rêveries, se trouvent les « petites maisons »
de la Lune, «peuplées, pour la plupart, de chymistes, qui y cherchent
la pierre philosophale, n'ayant pu la trouver sur la Terre, et de
quantité d'astrologues judiciaires, qui y sont encore aussi fous qu'ils
étaient autrefois dans notre monde, et qui passent tout leur temps
à faire des almanachs, et à corriger par des supputations exactes,
les fausses horoscopes, qu'ils ont faites pendant leur vie»
(p. 130-131). C'est le cas de Jérôme Cardan : ayant prédit le moment
de sa propre mort, et le jour venu, ne sentant aucun symptôme,
il s'enferma dans son cabinet, ne pouvant se résoudre à reparaître
aux yeux des hommes. Il prit la résolution de quitter son corps.
Revenus au Mersenne, d'où ils ont commencé leur tour de la
Lune, les trois voyageurs lisent le projet de traité de paix. La première
partie stipule que du moins les deux camps ne se diront plus d'injures,
et tâcheront d'examiner sérieusement leurs arguments : « Les dames,
et les femmes savantes ne traiteront plus dans les ruelles Aristote
de fat et de pédant : elles sauront qu'il a été soldat, homme de cour
et d'intrigue, qui avant que de philosopher s'était fort diverti (...)
50 Théologien franciscain (1266 7-1308). Pour les hommes du XVIIe s., il est le symbole
même de ce que la scolastique avait de plus confus et bavard, notamment à cause des
« f o r m a l i t é s » , qui vont être brocardées. Par ce terme Duns Scot entendait une
détermination ontologique (quiddité) que l'on isole dans une chose par une distinction
qui n'est ni réelle, ni de simple raison, et qui n'est donc ni un être, ni un non-être.
et que peut-être il n'y a jamais eu de philosophe plus courtisan, et
plus galant homme que lui » (p. 133). Aristote, de son côté, promet
« d e ne donner à personne le nom de cartésien, qu'avec beaucoup
de discernement, surtout quand il s'agit de certains jeunes abbés,
cavaliers, avocats, médecins, qui se disent cartésiens dans les
compagnies, pour avoir un titre de bel esprit, qu'il obtiennent
quelquefois par la seule hardiesse de parler à tort et à travers de
matière subtile, de globules du second élément, de tourbillons,
d'automates, de phénomènes, sans savoir autre chose que ces
termes» (135) .
51
La seconde partie du projet aborde plusieurs points litigieux,
notamment les formes substantielles, l'âme des bêtes, l'essence de
l'âme humaine et celle du corps, leur u n i o n , la toute-puissance
de Dieu et la création des vérités de raison. Mais, comme le remarque
le narrateur, il s'agit plutôt là d'une réfutation des thèses les plus
importantes du cartésianisme, que d'un traité d'accommodement.
Dès lors, il est facile de conjecturer que ce projet n'aurait pas l'effet
q u ' o n en attend.
Sur ces entrefaites survient « u n homme porté sur une nuée
extrêmement noire et épaisse». Il s'agit d'un « m a n d a r i n chinois,
chef des magiciens de son pays », que le P. Mersenne a déjà rencontré
il y a un an, et auquel il s'est efforcé de prouver l'existence de Dieu.
De nouveau interrogé, le mandarin se déclare après cette année de
réflexion entièrement convaincu. «Dieu soit loué, s'écrie le P .
Mersenne. Quelle joie pour M. Descartes, quand nous lui
apprendrons que sa philosophie a porté la connaissance de Dieu
jusqu'aux extrémités de la Terre» (p. 154). Cruel malentendu, que
le Chinois dissipe immédiatement : « un certain Docteur européen
nommé Thomas d'Aquin, dont les Jésuites ont tourné la Somme
52
51
Daniel insiste à plusieurs reprises sur l'aspect mondain du cartésianisme. P. 152 : Aristote
offre à Descartes de l'associer à l'empire de la philosophie, et lui représente « q u e la
mode d'être philosophe ne serait pas plus durable parmi les dames françaises, que les
autres modes (...) et qu'on disait même que depuis la comédie d'un certain Molière le
nom de femme savante était devenue une espèce d'injure».
52 Aristote semble un moment se faire le porte-parole du scepticisme de Daniel : « De tout
cela, Aristote concluait que M. Descartes devait avouer avec les plus sages, les moins
entêtés des philosophes, que le rapport, que l'âme a avec le corps, pour la perception
des objets, est un mystère incompréhensible à l'esprit humain (p. 149).
en chinois, que j ' a i consulté en cette occasion, et l'explication que
m'en a faite le mandarin Verbiest qui est aussi venu de l'Europe
à la Chine depuis plusieurs années, ont fait cent fois plus
d'impression sur mon esprit, que toutes les visions cartésiennes qui
m ' o n t paru extrêmement creuses» (155) .
Après cette désillusion, les voyageurs quittent la Lune et
s'avancent rapidement (à la vitesse de plusieurs milliers de lieues
par minute) vers le troisième ciel. Commence la troisième partie de
l'histoire.
53
L'endroit où s'est installé Descartes se trouve donc dans ces
espaces au-delà des étoiles, que l'on nommait auparavant espaces
imaginaires, mais qu'il a préféré appelé espaces indéfinis. Il consiste
effectivement en une étendue sans limite, ce qui, en philosophie
cartésienne, signifie aussi bien, une matière sans limite, puisque
l'étendue est l'essence de la m a t i è r e . Mais pour un esprit non
cartésien, il n'y a apparemment rien: « D ' a b o r d que j'entrai dans
ces vastes pays, j ' y trouvai en effet la plus belle place la plus
commode, q u ' o n puisse se figurer pour bâtir un monde, et même
pour bâtir des millions, et des infinités de monde : mais je n'y voyais
nuls matériaux pour commencer (...)» (p. 171-172). C'est ce
qu'avoue franchement le narrateur, à la première question que lui
fait Descartes, après les civilités d'usage. Le vieillard fait alors un
signe discret (qu'on ne comprendra que plus tard), et Descartes
change de sujet.
54
Il demande des nouvelles de la situation du cartésianisme sur Terre
au narrateur, qui trace donc obligeamment un panorama de
l'actualité philosophique récente. Après une âpre l u t t e , le
55
53 On sait l'importance du Chinois (rêvé, non pas réel) comme interlocuteur-type dans la
seconde moitié du XVIIe s. (cf. Malebranche et Leibniz). Il sert de banc d'essai pour
la valeur apologétique d'une philosophie chrétienne. Dans la pratique, les Jésuites s'étaient
introduits en Chine, auprès de l'Empereur, en adoptant les usages locaux et s'efforçant
d'y adapter le christianisme. Cette tactique donna lieu à une longue polémique (cf. La
Morale pratique des Jésuites, d'Arnauld), à laquelle Daniel prit part en écrivant une
Histoire apologétique
de la conduite des jésuites en Chine (1700).
54 Cf. Principes, I, 53, 63 ; II, 11, A T IX, 48, 53-54, 68-69.
55 Dont l'explication dénote encore le scepticisme de Daniel : « Les uns embrassaient votre
parti, parce qu'ils y trouvaient de quoi se faire distinguer : les autres le condamnaient,
parce qu'ils en appréhendaient la diminution de leur crédit» (p. 175).
cartésianisme a triomphé sur deux points. Il a d'abord éliminé
nombre de questions désuètes et imposé de nouveaux objets à la
philosophie, déterminés par l'ambition scientifique moderne qu'il
amplifie : « presque tous les ouvrages de cette espèce qui paraissent
maintenant en France, sont des traités de Physique, qui supposent
les principes de la nouvelle philosophie. Les livres qui traitent de
l'universel, des degrés métaphysiques, de l'être de raison, font
aujourd'hui peur aux libraires, ils ne veulent plus s'en charger, et
tâchent de se défaire de ce qu'ils ont de reste, à quelque prix que
ce soit» (p. 175). Ensuite, c'est, sinon le contenu, du moins la
méthode de sa pensée qui triomphe : partout, même dans les collèges,
on s'applique à douter, à penser par idées claires et distinctes, et
par analyse au lieu de disputer. Bref, l'esprit cartésien s'impose.
En revanche, quant au contenu, Descartes a la tristesse d'apprendre
que sa philosophie a été interdite par plusieurs universités,
condamnations confirmées par une ordonnance royale en 1675. Pis,
il n ' a pas véritablement réussi à fonder une école, ses disciples se
sont éloignés de lui, il n ' a guère été suivi que des gens du m o n d e ,
par un effet de mode, et des jansénistes, sectaires par nature. On
ne lui trouve que deux grands défenseurs : Malebranche et Arnauld.
Malheureusement ces deux cartésiens s'affrontent dans une lutte
fratricide.
Alors que le narrateur rapportait toutes ces nouvelles à Descartes,
je sentis tout d'un coup, raconte-t-il, je ne sais quel changement
qui se faisait en moi, qui avait quelque chose d'approchant de ce
qu'on expérimente dans certains éblouissements subits, où tout paraît
tourner, et changer de couleur (p. 199). Il n'apprendra q u ' a u retour
la cause de cette pâmoison. Que l'on soit aristotélicien ou cartésien,
on admet que les idées et jugements de l'âme dépendent de la
disposition du cerveau, plus précisément des traces laissées par le
flux des esprits animaux selon la théorie de Descartes, « d e sorte
que si l'on faisait la dissection d'une cerveau péripatéticien, et celle
d'un cerveau cartésien, et q u ' o n eût d'assez bons microscopes pour
pouvoir découvrir ces vestiges qui sont infiniment délicats, on verrait
une prodigieuse différence entre ces deux cerveaux» (p. 200). A son
retour donc, le narrateur apprendra du vieillard et du P . Mersenne
ce qu'ils avaient manigancé: «Ils avaient donné ordre avant que
de partir au petit nègre qui demeura à la garde de m o n corps, q u ' à
une telle heure à laquelle ils prévoyaient bien que nous serions arrivés
au monde de Descartes, il eût soin de déterminer le cours des esprits
animaux dans mon cerveau, de telle sorte qu'ils ne passassent plus
par les traces où ils avaient coutume d'exciter dans mon esprit des
idées péripatéticiennes, mais qu'il les fît couler de la manière qu'il
était nécessaire, et q u ' o n lui avait apprise, pour y faire naître des
idées cartésiennes» (p. 201). Voilà donc comment on peut devenir
cartésien convaincu.
Après ce réajustement, cette « m a n i p u l a t i o n » de son esprit, le
narrateur voit de la matière là où un moment auparavant il
n'apercevait que de l'étendue, et tous les tourbillons et éléments que
Descartes lui désigne. Il est dès lors en état de suivre la démonstration
du maître, c'est-à-dire la création, conformément aux principes de
sa physique, d'un monde entièrement semblable au nôtre. « E n moins
de deux heures, annonce Descartes, je vous fais un monde, où il
y aura un Soleil, une Terre, des planètes, des comètes, et tout ce
que vous voyez dans le vôtre de plus admirable» (p. 203): mais il
s'agit d'un monde en réduction, essai d'un plus vaste, dans lequel
Descartes pourra modifier les mouvements de manière à montrer
en peu de temps ce qui se fait en plusieurs années dans le grand
monde.
Descartes ne prend le temps que de rappeler les fondements de
sa physique : le principe d'inertie et le caractère rectiligne de tout
mouvement non contrarié, puis d'adresser une prière à Dieu, unique
créateur, auteur du mouvement, que les causes secondes ne font que
déterminer . Tout est en place pour l'apothéose du mécanisme. Il
suffit que soient donnés de la matière et du mouvement local. Tout
le reste suit inéluctablement, sans aucune autre cause que les
interaction des parties de la matière selon les lois du mouvement :
56
5 7
57
«Car Dieu a si merveilleusement établi ces lois, qu'encore que nous supposions qu'il
ne crée rien de plus que ce que j'ai dit, et même qu'il ne mette en ceci aucun ordre ni
proportion, mais qu'il en compose un chaos, le plus confus et le plus embrouillé que
les poètes puissent décrire, elles sont suffisantes pour faire que les parties de ce chaos
se démêlent d'elles-mêmes, et se disposent en si bon ordre, qu'elles auront la forme d'un
monde très parfait ( . . . ) » (Monde, A T XI, 34-35).
processus entièrement géométrique, mathématisable, clairement
lisible dans l'espace, sans aucun recours aux dynamismes obscurs
des puissances latentes, vertus occultes. Descartes délimite donc un
cercle de cinq cents lieues de diamètre, divise la matière en très petites
parties, auxquelles il communique une forte impulsion. Les
entrechoquements façonnent chaque partie en l'un des trois éléments
ou corpuscules fondamentaux, lesquels s'organisent en tourbillons.
De là naissent les astres, les planètes, les comètes. La Terre même
se constitue, avec ses montagnes et vallées, en sous-sol et en surface
exactement conforme à celle que nous habitons. La pesanteur, le
flux des marées suivent comme des conséquences nécessaires. De
eette grandiose cosmogonie (qui suit très exactement les indications
du Monde et des Principes, 1. III et IV), Descartes, nouveau
démiurge, est le maître d'œuvre infaillible.
Est-ce à dire que, derrière le narrateur, Gabriel Daniel lui-même
s'est converti au mécanisme cartésien? Non point. Par une habile
pirouette, il rompt la magie de l'illusion, l'impeccable enchaînement
des effets. Peut-être tout cela n'est-il que vacuité, comme le laisse
entendre cette scène de comédie: « P e n d a n t que M. Descartes me
révélait ainsi tous ses mystères, le P . Mersenne et mon vieillard se
divertissaient à courir de tourbillon en tourbillon, et ne faisaient
pas fort bonne compagnie aux députés de l'Aristote, qui étaient fort
embarrassés de leur contenance, et qui tantôt se joignaient à eux,
tantôt revenaient vers nous, ne comprenant rien dans tout ce
galimatias (...) car n'ayant que des idées péripatéticiennes, ils ne
voyaient rien du tout de ce que nous voyions dans ce grand espace,
et ils étaient fort surpris de nous entendre entretenir sérieusement
de toutes ces fadaises, et de toute ces chimères : car c'est ainsi qu'ils
concevaient tout ce que nous disions, jusqu'à croire qu'on se moquait
d'eux; et ils se seraient sans doute fâchés, si M. Descartes ne leur
eût fait entendre que les esprits séparés ne conçoivent les choses que
par rapport à certaines idées principales, dont ils avaient d ' a b o r d
été imbus; et que comme ils ne voyaient point de matière dans
l'espace, où nous en voyions très distinctement, aussi lui-même
n'avait jamais pu voir de formes substantielles dans les corps,
d'accidents absolus, ni d'espèces intentionnelles, dont cependant les
péripatéticiens parlaient c o m m e de choses qu'ils voyaient
intuitivement» (p. 217-218). On ne voit donc que ce que l'on veut
bien voir, ou ce que l'on est disposé à v o i r . Alors que cet essai
de cosmologie appliquée aurait pu être une expérience cruciale,
prouvant la vérité ou la fausseté des théories de Descartes (retrouvet-on l'état réel de l'univers à partir de ses «suppositions»?), les
adversaires sont renvoyés dos à dos : chacun ne voit le monde q u ' à
travers ses a priori.
Quelque enchantée que soit l'âme du narrateur de tous ces
prodiges, il lui faut se résoudre à s'en retourner : son corps fonctionne
sans elle depuis près de vingt quatre heures, et elle s'inquiète de ce
qu'il en advient. On se sépare des ambassadeurs de l'Aristote,
médiocrement satisfaits de leur voyage, car Descartes leur a signifié
une fin de non-recevoir quant au projet d'accommodement, se
bornant à promettre qu'il n'aurait aucune menée hostile contre leur
territoire. Au terme d'un retour sans escale, « m o n âme, dit le
narrateur, entra dans son corps, et ne manqua pas en qualité d'âme
cartésienne de prendre sa place dans la glande pinéale de mon
cerveau» (p. 235). Ainsi se termine le voyage proprement dit.
Toutefois Descartes et le narrateur se sont promis de rester en
correspondance, par l'intermédiaire du P . Mersenne. Rentré chez
lui, le second se fait l'intransigeant propagandiste du cartésianisme :
« Je me sentis incontinent disposé à prendre tous les airs et toutes
les manières des philosophes de cette secte. Je ne parlais plus qu'avec
mépris de la philosophie des collèges, qui ne sert, disais-je, q u ' à gâter
l'esprit, et à le remplir d'idées creuses et confuses, propres seulement
à entretenir une vanité pédantesque. Descartes était le premier, et
même le seul philosophe qui eût jamais été au monde, tous les autres
n'étaient que des enfants auprès de lui, des chicaneurs et des diseurs
de sornettes. Etant invité quelques jours après à une thèse de
58
58
Littéralement, les adversaires de Galilée ne croyaient pas ce qu'il leur montrait à travers
sa lunette astronomique et qui pouvait remettre en cause la conception aristotélicienne
du ciel : les phases de Vénus, les taches du soleil, etc. Ils admettaient l'objectivité de
l'observation télescopique d'un objet terrestre, mais en fonction de leurs présupposés
(le ciel est d'une nature différente, la vision directe de la lumière, action instantanée,
est seule fiable), ils estimaient que ce que donnait à voir la lunette était une déformation.
Galilée a donc dû proposer une autre théorie de la lumière, afin de faire admettre des
faits d'observation. Cf. P. Redondi, « Galilée aux prises avec les théories aristotéliciennes
de la lumière (1610-1640)», in XVIIe siècle, n° 136, juillet-sept. 1982, pp. 267-283.
philosophie, il fallut me faire une violence extrême pour me résoudre
à y aller. Je n'y assistai qu'en baillant, et en regardant avec pitie
du haut de mon esprit tout ce qui s'y disait. Une des premières choses
que je fis, fut de dégrader dans ma bibliothèque les Suarez, 1e
Fonseca, les Smigletius, les Gondins etc. (...) Avant que d'être
cartésien, j'étais si tendre, que je ne pouvais seulement voir tuer
un poulet : mais depuis que je fus une fois persuadé que les bête
n'avaient ni connaissance, ni sentiment, je pensai dépeupler de chien
la ville où j'étais pour faire des dissections a n a t o m i q u e s (...) (p.
237-238). Cependant, dans les conférences qu'il tient chez lui pour
répandre la doctrine, quelques habiles savants lui proposent de
objections qui font naître des doutes et des scrupule/, de sorte qu'
craint « que les traces de [son] cerveau ne changent, que les esprit
animaux ne reprennent l'ancien cours qu'ils y avaient» (p. 239).
Il se résout donc à envoyer à Descartes un mémoire qui regroup
toutes ces difficultés sur sa cosmogonie , en le priant d'y répondre
lui-même.
59
60
Malheureusement, Descartes a un caractère chatouilleux et
soupçonneux (cela est souligné à plusieurs reprises dans le récit).
Il s'est imaginé, devant cette avalanche d'objections un peu dures
que le narrateur en était l'auteur, et le considérant comme un traître
il a rompu tous les ponts avec lui. A un péripatéticien qui lui écrit
une longue lettre sur l'âme des b ê t e s , en le priant de faire suivre
il explique qu'il n ' a plus aucune nouvelle de Descartes, qu'il n'
revu ni le P . Mersenne ni le petit nègre, que le vieillard ne répond
plus à ses courriers. Il n ' a même plus le précieux tabac qui lui
permettrait de faire un nouveau voyage pour raccommoder se
affaires. Au sortir d'une nuit d'insomnie où « t o u t ce [qu'il avait
de philosophie dans la tête semblait être en mouvement, et se
présentait à [son] esprit dans un embarras effroyable» (p. 360),
s'aperçoit que sa provision, enfermée sous clef dans une armoire
a disparu. Il comprend qu'en punition, il a été déchu de ses privilèges
61
59 Une des occupations favorites de Descartes, notamment lorsqu'il résidait à Amsterdan
dans le quartier des bouchers.
60 II forme la quatrième partie de l'ouvrage.
61 C'est la cinquième partie.
et que quelque esprit cartésien a été envoyé lui reprendre le
merveilleux tabac et changer les traces de son cerveau pour le remettre
dans son ancienne disposition (ce qui explique l'insomnie et son
effroyable mal de tête — p . 361).
Telle est la chute du récit. Le voyageur est revenu à son point
de départ. C o m m e au sortir d'un rêve, où l'on croit avoir touché
le réel et reconnu des vérités profondes, tout s'estompe et s'éloigne
au réveil, il ne reste rien des évidences oniriques, aucune preuve ne
subsiste (plus de tabac, et même les lentilles optiques dont Descartes
lui avait fait présent pour des observations, ont été brisées quand,
oubliant qu'elles ne pouvaient comme lui traverser les murs, il a
regagné sa chambre — p . 234-235). Le voyage, si merveilleux soitil, serait-il décevant en son essence? Quelque chose pourtant en
demeure : « Cette vicissitude de mouvements des esprits animaux par
les traces péripatéticiennes, et par les traces cartésiennes, me semble
avoir mis mon esprit dans un certain équilibre, et dans une espèce
de détachement des deux sectes opposées, qui le rendent capable
de juger assez équitablement de l'une et de l'autre» (p. 361). C'est
la vertu du voyage apodémique, disaient les humanistes, que de briser
la force des préjugés. C'est aussi le sens de la fantaisie du P . Daniel :
limiter les prétentions dogmatiques, récuser le sectarisme
philosophique, conserver son jugement et son indépendance d'esprit,
au prix, il est vrai, de quelque éclectisme ou scepticisme . Quant
à la forme, il est frappant de voir comme l'auteur parvient à mettre
en scène les thèses des uns et des autres dans son roman : il a l'habileté
de détourner toutes les théories à ses fins de philosophie-fiction.
La cosmogonie que Descartes raconte comme une fable, mais une
fable abstraite, si l'on peut dire, Daniel lui donne consistance et
agrément en campant un décor, en la faisant histoire, aventure, récit
des paroles et des actions de personnages. On ne peut que regretter
que le genre se soit, semble-t-il, perdu.
62
62
Cf. la conclusion de la lettre du péripatéticien sur l'âme des bêtes, qui parle
incontestablement au nom de Daniel : « En un mot, tous tant que vous êtes de cartésiens,
vous n'en savez pas plus que nos péripatéticiens ; et à la place de notre idée prétendue
confuse de l'âme des bêtes, vous ne présentez au monde qu'une idée très certainement
confuse d'une machine, que vous ne connaissez point du tout (...) (p. 357).
Téléchargement