Un récit de philosophie-fiction: Le Voyage du monde de M. Descartes, du Père Gabriel Daniel Author: J.-L. Solère Persistent link: http://hdl.handle.net/2345/4002 This work is posted on eScholarship@BC, Boston College University Libraries. Published in Uranie, vol. 4, pp. 153-184, 1994 UN RÉCIT DE PHILOSOPHIE-FICTION : LE VOYAGE DU MONDE DE DESCARTES DU PÈRE GABRIEL DANIEL Jean-Luc SOLÈRE C.N.R.S. L a philosophie est-elle liée à une forme d'expression définie? Poser cette question revient à se demander ce qu'est la philosophie: cela est bien trop ambitieux ici. Notons simplement que, si le dialogue a ses lettres de noblesse, plus on s'éloigne du simple échange d'arguments en progressant le long de l'axe de la description, de la mise en scène, du concret, plus un texte est censé perdre, sans doute à tort davantage qu'à raison, de sa tenue philosophique. Il est vrai qu'il ne s'agit pas là simplement d'une affaire de dosage du pittoresque dans le sérieux: le narratif tend à remplacer l'argument par le fait. Peut-on prouver avec des faits inventés ? Il faudrait se demander si un mythe, une pièce de théâtre, une fable de La Fontaine, un film ne prouvent pas aussi bien, sinon mieux, qu'un traité. Toujours est-il qu'à la frontière de la philosophie et de la littérature, on reconnaît ordinairement que certaines œuvres démontrent un équilibre heureux entre réflexion et fiction. P o u r en rester à l'âge classique, on pensera naturellement à Fontenelle et Voltaire. Mais par ailleurs, certaines philosophies offrent mieux que d'autres prise au travail de l'imagination narrative, à l'élaboration romanesque, à la disposition de leur contenu en une histoire suivie. Paradoxalement (du moins en apparence), le cartésianisme, pourtant synonyme de rationalisme, et même de mécanisme, est de celles-là. Il a certes pour conséquence de désenchanter le m o n d e : celui-ci n'est plus que rouages, cordes et poulies . L ' a n t i naturalisme de Descartes remplit le dessein de détruire l'admiration vulgaire qui porte à s'étonner plus devant le spectacle du m o n d e que devant le Créateur. D'où la négation de toute force intérieure à la Nature, au profit, du jeu purement spatial de forces étalées, du mouvement communiqué de proche en proche, dans le plein, comme pour un automate hydraulique. On ne saurait non plus occulter dans les théories de Descartes la dimension de recherche pragmatique de l'utilité et de l'efficacité, répondant à l'idéal techniciste qui est le sien, de maîtrise et possession de la nature. Mais c'est là que se produit un renversement du pour au c o n t r e : l'imagination reprend ses droits, tout de même qu'elle a su s'entendre avec la science de nos jours pour produire de la fiction. 1 Dans la physique cartésienne, en effet, on ne perdra plus son temps à rechercher le principe qui agit dans les choses, on s'enquerra des principes qui nous permettent d'agir sur les choses. Ou plutôt, la science « ne se préoccupe pas de savoir ce que sont intrinsèquement les choses telles que Dieu les a créées, mais de déterminer ce qu'il suffirait de faire pour en produire de semblables» . Le mécanisme, artifice institué pour comprendre la nature et agir sur elle, « s e contente d'imiter ses effets par d'autres voies» . D ' o ù une 2 3 1 2 3 Fontenelle exprime à merveille cette nouvelle vision du monde : « Car représentez-vous tous les sages à l'opéra, ces Pythagore, ces Platon, ces Aristote, et tous ces gens dont le nom fait aujourd'hui tant de bruit à nos oreilles ; supposons qu'ils voyaient le vol de Phaéton que les vents enlèvent, qu'ils ne pouvaient découvrir les cordes, et qu'ils ne savaient point comment le derrière du théâtre était disposé. L'un d'eux disait : c'est une certaine vertu secrète qui enlève Phaéton. L'autre : Phaéton est composé de certains nombres gui le font monter. L'autre : Phaéton a une certaine amitié pour le haut du théâtre; il n'est point à son aise quand il n'y est pas. L'autre : Phaéton n'est pas fait pour voler, mais il aime mieux voler que de laisser le haut du théâtre vide (...) A la fin, Descartes et quelques autres modernes sont venus, et ils ont dit : Phaéton monte, parce qu'il est tiré par des cordes, et qu'un poids plus pesant que lui descend». (Entretiens sur la pluralité des mondes habités, 1ère soirée). N . Grimaldi, L'Expérience de la Pensée dans la Philosophie de Descartes, Vrin, 1978, p. 180. F. Alquié, La Découverte métaphysique de l'Homme chez Descartes, P U F , 2e éd., 1966, p. 115. disjonction entre l'ontologique et l'objectif, renforcée par la thèse de la création des vérités éternelles : ce que nous connaissons comme objet n'est pas l'être même, qui est radicalement transcendant. De là une déréalisation certaine du monde, collaborant à son explication . Le mécanisme intégral est ce que nous appellerions aujourd'hui un modèle : une structure d'intelligibilisation, non pas une photographie, du réel. Il est fictif, non pas faux. Mais du fictif à la fiction, il n'y a q u ' u n pas. Dans son portrait peint par Weenix, Descartes choisit comme devise, qui figure sur le livre qu'il tient ouvert, Mundus est fabula, « le monde est une fable ». Il faut prendre au sérieux cet avertissement des Principes : «je désire que ce que j'écrirai soit seulement pris pour une hypothèse, laquelle est peut-être fort éloignée de la vérité ; mais encore que cela fût, je croirai avoir beaucoup fait, si toutes les choses qui en seront déduites, sont entièrement conformes aux expériences : car si cela se trouve, elle ne sera pas moins utile à la vie que si elle était vraie, pource q u ' o n s'en pourra servir en même façon pour disposer les causes naturelles à produire les effets q u ' o n désirera ». Descartes va même j u s q u ' à annoncer : « T a n t s'en faut que je croie toutes les choses que j'écrirai que même je prétends en proposer ici quelques unes que je crois absolument être fausses ». Il croit vraie, en tant que chrétien, la description biblique d'un univers créé dès son premier instant en un état de perfection, d'achèvement. Il sait donc fausses ses «suppositions» d'une matière créée d'abord uniforme, divisée seulement en parties égales, mues par Dieu d'un mouvement constant, et d'un engendrement mécanique de la configuration de l'univers . Mais «leur fausseté n'empêche point que ce qui en sera déduit ne soit vrai», c'est-à-dire q u ' à partir de l'irréel «chaos des poètes» («une entière confusion de toutes les parties de l'univers»), « o n pourrait toujours démontrer que, par leur moyen, cette confusion doit peu à peu revenir à l'ordre qui est à présent dans le m o n d e » . De même le Traité du Monde se 4 5 6 7 8 4 5 6 7 8 Cf. F. Alquié, op. cit., tout le ch. VI. III, 44, A T IX, 123. Nous citons Descartes d'après l'édition Ch. Adam-P. Tannery (notée AT, suivi du tome et de la page) des Œuvres de Descartes, Vrin-CNRS, 1964-1974. III, 45, AT IX, 123. III, 46, A T IX, 124-125. III, 47, AT IX, 125-126. présente délibérément à partir du chapitre VI comme une fiction, où Descartes nous invite à le suivre dans une expérience imaginaire : « Permettez donc pour un peu de temps à votre pensée de sortir hors de ce monde, pour en venir voir un autre tout nouveau, que je ferai naître en sa présence dans les espaces imaginaires ». La science cartésienne, parce qu'elle est de l'ordre du vrai-semblable, ne vise q u ' à être un discours clair, simple, cohérent, vérifié par ses effets : elle est «fictive», donc «fictionnelle», narrative, se développe en « un récit aboutissant à une situation où tout se passe comme dans ce que nous observons du m o n d e » . 9 1 0 C'est là une perche tendue à qui voudrait faire de la philosophiefiction. Or il s'est trouvé quelqu'un pour prendre au mot Descartes, et le suivre dans son invitation à la rêverie déductive . Il s'agit du jésuite Gabriel Daniel (1649-1728). Ce ne serait pas lui faire injure de dire qu'il fut un polygraphe. Théologien, il prit part aux controverses sur la grâce et sur S. Augustin; il vengea sa société par une réfutation des Provinciales qui fit quelque b r u i t . Mais, nommé par Louis XIV historiographe, on lui doit aussi une vaste Histoire de France, et même une Histoire des Milices. Cependant sa première publication fut le Voyage du Monde de Descartes . 11 12 13 9 10 11 12 13 A T XI, 31-32. Descartes réitère à plusieurs reprises l'indication rhétorique. Par exemple : « E t mon dessein n'est pas d'expliquer, comme eux [les philosophes, c'est-à-dire les aristotéliciens], les choses qui sont en effet dans le vrai m o n d e ; mais seulement d'en feindre un à plaisir, dans lequel il n'y ait rien que les plus grossiers esprits ne soient pas capables de concevoir, et qui puisse toutefois être créé tout de même que je l'aurai feint » (36) ; « (...) je me contenterai de poursuivre la description que j'ai commencée, comme n'ayant autre dessein que de vous raconter une fable » (48). Et de même, au début de la seconde partie, L'Homme : « Ces hommes seront composés, comme nous, d'une âme et d'un corps (...) Je suppose que le corps n'est autre chose qu'une statue ou machine de terre, que Dieu forme tout exprès, pour la rendre la plus semblable à nous qu'il est possible (...) » (119-120) ; puis à la fin : « j e n'ai supposé en elle [cette machine] aucuns organes, ni aucuns ressorts, qui ne soient tels qu'on se peut très aisément persuader qu'il y en a de tout semblables, tant en nous, que même aussi en plusieurs animaux sans raison » (200). Le Discours de la Méthode lui-même est présenté comme « une fable, en laquelle, parmi quelques exemples qu'on peut imiter, on en trouvera peut-être aussi plusieurs autres qu'on aura raison de ne pas suivre» (I, AT VI, 4). N. Grimaldi, op. cit., p. 181. « J e vous attends avec un petit recueil de rêveries» (Lettre à Balzac du 5 mai 1631). Entretiens de Cléandre et d'Eudoxe sur les Lettres provinciales, 1694. Première édition : Paris, 1690, in-12°, 437 p. Deuxième édition (augmentée, 5 parties) : Paris, 1701, in-12°, 536 p. Nous citerons (numéro de page directement dans le texte) d'après l'édition posthume parue à La Haye, chez Pierre Gosse, en 1739. Cet ouvrage fut attaqué par Quesnel dans Le Roman séditieux du nestorianisme renaissant, convaincu de calomnie et d'extravagance, s. 1., 1693. Daniel lui répondit. En cette fin du XVIIe siècle, le cartésianisme de Descartes n'était déjà plus vraiment d'actualité: sur de nombreux points il était dépassé, débordé ; il en restait plus un état d'esprit qu'une doctrine. Grande était dans certains milieux l'influence de Gassendi , en qui Saint-Evremond voyait « le plus éclairé des philosophes et le moins présomptueux». On rattacherait volontiers Daniel à ce courant éclectique, non point pour quelque atomisme professé ou quelque irréligion, mais à cause de la défiance certaine qu'il affichait à l'égard des grandes constructions métaphysiques . Il participait de ce scepticisme léger, aimablement désabusé, qui s'exerce à l'endroit de l'esprit de système, et cherche à se faire une opinion moyenne, préférant l'honnêteté à l'exhaustivité. En un sens, le gigantisme cartésien le fascinait p o u r t a n t : « C a r ce qui distingue cet homme fameux d'avec tous les autres philosophes, ce n'est pas d'avoir heureusement expliqué quelques phénomènes particuliers de la nature (cela lui est commun avec quantité d'autres tant anciens que modernes) mais d'avoir eu une assez grande étendue de génie, pour faire le système entier d'un monde si bien imaginé, qu'en supposant des principes très simples et très faciles à entendre, il pût rendre raison de tout ce qui se passe dans la nature ». Cependant il ajoutait aussitôt que «ce système est plein de contradictions». Non point qu'il rejetât Descartes tout en bloc : quelques analyses ont trouvé grâce à ses yeux, comme la réfutation des qualités sensibles . Mais il a entrepris de critiquer le système de Descartes sur la disposition générale de son monde, qui est la partie de sa philosophie que l'on a le moins a t t a q u é : « O n lui a fait quantité d'objections sur sa métaphysique (...) Mais peu de gens l'ont inquiété sur l'hypothèse de ses tourbillons, qui est cependant le fondement de tout ce qu'il enseigne touchant 14 15 16 14 1592-1655. Prêtre, docteur en théologie, chanoine de Digne. Il se fit d'abord connaître par son activité scientifique (astronomie d'observation), et prit la défense de Galilée. Sur le plan philosophique, il critiqua l'aristotélisme, réhabilita Epicure et s'opposa vivement à Descartes vers 1641-1642 (de lui sont les Cinquièmes Objections aux Méditations métaphysiques et les Instances). Il fut au centre de ce qu'on appelle depuis R. Pintard le « libertinage érudit », sans que ses sentiments chrétiens puissent être suspectés. 15 Voir infra l'éloge qu'il fait de Gassendi. 16 P. 366 du Voyage, il précise que les ouvrages de Descartes qu'il estime le plus sont le Traité des Passions et les Météores, avec quelques passages des Principes et du Monde. le mouvement des planètes, le flux et le reflux de la mer, la légèreté, la pesanteur des corps ; et de tout son système de la lumière, pour lequel il a eu tant de complaisance. Bel esprit toutefois, et non philosophe de profession, Daniel a eu dessein d'écrire de la philosophie qui ne fût pas ennuyeuse : « J'ai tâché de varier, et d'égayer un sujet aussi mélancolique, et aussi sec, que peuvent être des matières de Philosophie». Aussi adopta-t-il la forme de la fiction narrative pour affronter Descartes. Il eut l'habileté de le suivre jusque dans ses présupposés, pour le ruiner de l'intérieur, et prit à la lettre le début du chapitre VI du Monde: sortir de ce monde, pour en venir voir un autre tout nouveau, que Descartes fera naître en notre présence dans ces espaces imaginaires. Le seul problème qui demeurait, pour quelqu'un entendant faire de la philosophie plaisante, était d'amener à cette situation par une intrigue plausible. Or, d'une manière générale, parmi les procédés que la fiction peut employer pour déployer la philosophie en un récit, le voyage est incontestablement un des meilleurs (Swift, Voltaire) ; car qui dit voyage dit décentrement, mise en perspective, relativisation, étrangeté, questionnement : tous états éminemment favorables à la réflexion. Le thème du voyage philosophique est à la croisée de diverses traditions : l'itinéraire spirituel d'une âme dans l'au-delà, dialogue avec les morts accompagné d'une topographie infernale ou paradisiaque, ou la quête initiatique (Lucien, Dante, Rabelais); le récit d'exploration, qui instruit de la diversité des hommes et des choses (Montaigne), le voyage à l'étranger, l'apodémique , comme moyen d'éducation (Juste-Lipse) . Le parcours géographique peut être un parcours mental, le déplacement physique un déplacement conceptuel. L'imagination aménage, dans un ailleurs utopique, un espace vierge pour de libres et nouvelles spéculations de la raison (More, Campanella). Aussi Gabriel Daniel a-t-il usé de cette commodité du voyage afin d'entrer dans la fable 17 17 18 Cf. la Methodus apodemika de T. Zwinger (1577). Cité par F . - D . Liechtenhan : « Autobiographie et voyage entre la Renaissance et le Baroque : l'exemple de la famille Platter », in Revue de Synthèse, 3-4, juil.-déc. 1993. 18 Le voyage permet de vaincre les préjugés. En réaction contre le déplacement intéressé (y compris le pèlerinage), ou le vagabondage, il est conçu comme un moyen d'apprendre à lire dans le « grand livre du monde ». Cf. Montaigne, Essais, III, 9. De Descartes luimême, grand voyageur, cf. Discours, A T VI, 6, 9, 16, 28-29. de Descartes. Il a joint la fantaisie de l'expédition céleste vers d'autres mondes (ses inspirateurs avoués sont Lucien — Histoire véritable — et Cyrano de Bergerac) à celle, cartésienne, du monde feint, pour transposer la fiction philosophique dans un récit romanesque. Le contexte dans lequel est situé le récit, ou, si l'on veut, le genre auquel on le rattache, est celui des grands voyages d'exploration. Le narrateur, anonyme, n ' « i n v e n t e » pas, mais entend parler du Monde de M. Descartes; qu'une foule de gens ont pris la résolution d'explorer . P o u r camper le décor et indiquer les enjeux, Daniel dispose habilement les appréciations opposées sur la philosophie cartésienne, par le biais de la diversité des rapports sur ce m o n d e , car il en va du monde cartésien « comme de ces pays nouvellement découverts, dont on fait des relations si différentes, et qui se contredisent souvent les unes les autres» (p. 1). 19 La première relation est celle des adversaires du cartésianisme et résume bien leurs objections : la suppression des qualités secondes, des âmes végétatives et locomotrices formes des corps, la réduction du corps à un mécanisme, le seul indice extérieur de la raison devenant la faculté de parler, ou plus exactement de converser raisonnablement, c'est-à-dire de former des phrases ayant du sens : «Si on en croit les uns, ce n'est pas un Monde, mais un chaos (...) On ne peut même pas s'y remuer. Il n'y a ni lumière, ni couleurs, ni chaud, ni froid, ni sécheresse, ni humidité. Les plantes, les animaux n'y vivent point. On y a non seulement droit, mais même on y a ordre de douter de tout. On vous y disputera hardiment la qualité d ' h o m m e . Et quoique vous ayez un visage comme les autres hommes, que vous soyez composé de chair et d'os comme eux, que vous marchiez, que vous mangiez, que vous dormiez, et qu'en un 19 Au passage, une petite pointe anti-hispanique — mais aussi le cartésianisme n'a pas « pris » en Espagne : « Les Espagnols, quelque part qu'ils prennent aux nouvelles découvertes, voyant qu'il ne s'agissait là ni de mine d'or, ni de mine d'argent, ni d'indigo, ni de gingembre, parurent ne s'en pas mettre en peine. De quoi ceux qui avaient le plus contribué à celle-ci ne furent pas trop fâchés, croyant avoir sujet d'appréhender que l'Inquisition ne les y vînt inquiéter. Car entr'autres choses dans ce monde la Terre tourne autour du soleil, aussi bien que dans celui de Copernic. Et l'on sait que M. Descartes a fait à cette occasion plus d'une fois réflexion sur l'accident du pauvre Galilée. Je ne sais même, si ce n'est point pour cela qu'il s'est si fort appliqué à prouver de paradoxe, que la Terre est en repos, toute emportée qu'elle est par la matière du tourbillon du Soleil, autour de cet astre [Principes, III, 26]» (p. 1-2). mot vous fassiez toutes les fonctions naturelles d'un h o m m e ; on est, dis-je, en pouvoir de vous y disputer cette qualité, j u s q u ' à ce que vous ayant entretenu et entendu parler conséquemment, on y soit convaincu que vous avez de la r a i s o n » (p. 2). Suit le reproche de rompre avec la tradition : « Les gens y paraissent fiers, méprisants, n'ayant nul respect pour l'Antiquité. Maltraitant surtout en toutes occasions Aristote, qu'il regarde comme un vain parleur, et un comme un grand diseur de riens » (p. 2). Enfin viennent les craintes à l'égard de la religion, le mécanisme cartésien paraissant devoir conduire à l'athéisme: « O n n'y est même pas, disent-ils, trop bon chrétien, ni trop bon catholique. On y débite des principes très délicats et très dangereux dans les matières qui ont du rapport à nos plus saints mystères. On ne voit pas trop clair dans ce qu'ils [les cartésiens] croient de la création de notre Monde, de la production de la matière, de la providence de Dieu, qui n ' a point dû avoir d'autres soins, que de faire pirouetter les petits cubes de la matière autour de leur centre. Après quoi il n ' a eu q u ' à se tenir en repos. Tout le reste s'étant pu faire sans lui» (p. 3). C'est en effet l'intention mécaniste, ce projet d'explication intégrale du monde par l'interaction aveugle des parties de la matière, qui a le plus frappé, et effrayé, les contemporains. Il faut se remémorer la violence de cette déclaration : « Je ne reconnais aucune différence entre les machines que font les artisans, et les divers corps que la nature seule compose, sinon que (...) les tuyaux et ressorts qui causent les effets des corps naturels sont ordinairement trop petits pour être aperçus de nos sens . Ainsi s'explique que le récit de Daniel ait pour thème principal le mécanisme, tant du corps humain que de la cosmogonie. 20 21 20 La perte de l'intersubjectivité immédiate est une conséquence du doute et du mécanisme : « et cependant que vois-je de cette fenêtre, sinon des chapeaux et des manteaux, qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts ? » (Méditations, II, AT IX, 25). La réalité pourrait être cette fiction que dépeint VHomme : « Je désire (...) que vous considériez que ces fonctions suivent toutes naturellement, en cette machine, de la seule disposition de ses organes ni plus ni moins que font les mouvements d'une horloge, ou autre automate, de celle de ses contrepoids et de ses roues (...) ». L'intersubjectivité n'est retrouvée que dans l'échange de paroles, puisque, selon Descartes, ni les automates ni les animaux ne peuvent combiner des sons pour entendre et produire un sens qui soit nouveau, non programmé (Discours, V, A T VI, 56-58). 21 Principes, IV, 203, A T IX, 2e partie, 321. D'autres au contraire assurent « qu'il n'y a rien de mieux ordonné que ce monde (...) Qu'il se trouve à la vérité délivré d'une infinité d'accidents, de qualités, d'espèces intentionnelles, comme d'un meuble inutile dont les philosophes ont embarrassé et embrouillé le n ô t r e » (p. 3). Sur le chapitre de la religion, l'idée que Descartes se fait de Dieu est la plus noble, « Idée qu'il ne tirait pas des créatures visibles, qui ne sont q u ' u n léger crayon de cet Etre infiniment parfait», mais qu'il tirait de sa nature spirituelle, du seul fonds de son âme en laquelle elle est comme la marque de l'ouvrier sur son œuvre. Et peut-on accorder à Dieu plus de puissance de Dieu qu'il l'a fait? «Dieu, selon lui, peut faire que deux et trois ne fassent pas cinq ; q u ' u n carré n'ait pas quatre côtés ; que le tout ne soit pas plus grand q u ' u n e de ses parties, choses que tous les autres philosophes mettent sans scrupule au-dessus du pouvoir de D i e u » (P. 4). Devant une si grande diversité d'avis, explique le narrateur, il ne lui restait plus q u ' u n parti à prendre: celui d'aller lui-même se rendre compte sur place. La difficulté étant d'arriver dans ce «pays où l'on ne va ni à pied, ni à cheval, ni en bateau, ni en carrosse, ni par mer, ni par terre» (p. 5). C'est alors qu'il fait « dans une ville de Province » la connaissance d ' « u n vieillard de près de quatre-vingts ans, homme d'esprit, et qui avait eu autrefois beaucoup de commerce avec M. Descartes». Il a pesté tellement contre les opinions de l'Ecole et les préjugés de l'enfance, qu'il est lui-même imbu et entêté du cartésianisme. Il a d'ailleurs rompu, depuis la mort de Clerselier, avec tous les nouveaux «cartésiens», car «chacun se fait des systèmes à sa fantaisie» et « se donne la liberté d'ajouter et de retrancher ce qui lui plaît dans la doctrine du maître» (p. 5-6). Le narrateur lui objecte que si ces «Cartésiens un peu mitigés» s'éloignent de Descartes pour suivre le chemin que leur propre raison leur indique, Descartes même ne pourrait le leur en faire reproche. C'est là, semble-t-il, la position propre de Daniel, qui juge que, dans le conflit entre aristotéliciens 22 22 C'est la fameuse thèse dite de la « création des vérités éternelles », qui singularise en effet Descartes dans l'histoire de la philosophie. Cf. Lettre à Mersenne du 15 avril 1630, A T I, 140, 144 et 145-147. et cartésiens, chaque camp fait preuve d'obstination dans ses préjugés; lui-même se tient en terrain neutre, se contentant de recenser les forces et les faiblesses de chaque doctrine. Le narrateur fait part néanmoins de son désir de s'instruire en philosophie cartésienne. Sur quoi le vieillard lui répond qu'il doit justement recevoir bientôt «des nouvelles de M. Descartes». «Des nouvelles de M. Descartes, lui dis-je? hé ! il y a tantôt quarante ans qu'il est m o r t » . Que non point, rétorque le vieillard, qui, pris d'amitié pour le narrateur, entreprend de lui révéler un grand secret. Descartes n ' a en effet pas divulgué, à l'instar des «anciens Philosophes chefs de secte», tous les mystères de sa philosophie. Il n ' a livré au public que les lumières « qu'il a cru pouvoir être utiles, soit pour la morale, soit pour faire quelque progrès dans la connaissance des choses naturelles » (p. 8), mais non celles dont on aurait pu faire un mauvais usage. Or, les rapports de l'âme et du corps est un des points que Descartes a le plus approfondi. Il a rendu publique la démonstration a priori (par les seules idées claires et distinctes) de leur distinction , démonstration qui conclut à la nature incorporelle de l'âme, donc à son immortalité. Mais Descartes avait coutume « de tâcher de confirmer par l'expérience les vérités qu'il avait découvertes par les seules lumières de son esprit» (p. 9). Il s'agissait de pénétrer le secret de leur union j u s q u ' à pouvoir expérimentalement les séparer puis les réunir. « quand bon lui semblerait». «Les questions que lui fit sur ce chapitre son illustre écolière la Princesse Palatine Elizabeth, et la difficulté qu'il trouva à lui en donner des solutions qui se pussent aisément comprendre, le déterminèrent enfin à cette entreprise » (p. 9). Le raisonnement et l'anatomie l'avaient conduit j u s q u ' à la découverte de la glande pinéale, siège de l'âme, origine des mouvements corporels . Puis le hasard, ou la providence, disposée à exécuter les désirs d'une âme philosophe, ont pris le relais. 23 24 25 23 Par exemple Méditations, II, A T IX, 22-26. 24 Poussé dans ses retranchements par la princesse Elizabeth, Descartes en vint à dire que l'union de l'âme et du corps, substances distinctes, s'éprouve plus qu'elle ne se comprend (Lettre du 28 juin 1643). 25 Cf. Les Passions de l'âme, I, 31-32, AT XI, 351-353, Le Monde, A T XI, 129. « E n effet, un jour que nous étions à Egmond, petite ville de Hollande, où il se plaisait fort, il entra d'assez grand matin dans un hypocauste, qu'il s'y était fait construire semblable à celui où il avait commencé à philosopher en A l l e m a g n e : et là il se mit à rêver à son ordinaire. J'y entrai deux heures après: je l'y trouvai accoudé sur sa table, la tête penchée en devant, et soutenue sur sa main gauche, où il avait un petite tabatière, ayant la droite proche du nez en posture d'un homme qui prend du tabac. Au reste il était immobile et avait les yeux ouverts. Le bruit que je fis en entrant ne l'ayant pas fait branler le moins du monde, j ' e u s la patience de le considérer dans cet état près d'une demi-heure, sans qu'il m'aperçût. Cependant il arriva une chose qui me surprit. Il y avait sur la corniche de la boiserie de l'hypocauste une bouteille d'eau de la Reine de H o n g r i e . Je fus fort étonné de l'en voir descendre sans que personne y touchât, et venir en l'air vers M. Descartes. Le liège dont elle était bouchée s'ôta de lui-même, et la bouteille s'arrêtant à son nez y demeura quelque temps suspendue (...) Il se réveilla peu de temps après, comme en sursaut, et frappant de la main sur sa table. Enfin à cette fois là, dit-il, je le tiens. Il parut ensuite un moment rêveur. Et puis se levant incontinent tout joyeux de dessus sa chaise sans m'apercevoir, il fit deux cabrioles au milieu de la chambre, répétant toujours : Je le tiens, je le tiens», (p. 14-15). 26 27 Peu de temps après, Descartes consentit à livrer au seul vieillard le secret de son « a b s e n c e » . Elle avait commencé par une intense réflexion sur le problème de l'union de l'âme et du corps, une concentration telle qu'elle aboutit à un « r a p t » de type mystique, une extase de la raison, où celle-ci est privée de l'usage des sens, mais, à la différence de ce qui se passe durant un évanouissement, a conscience d'elle-même et de sa privation des sens, et peut alors librement contempler et découvrir davantage de vérités en un moment qu'en dix ans de recherches ordinaires, parce que son attention n'est plus troublée par les phantasmes de l'imagination. L'âme de Descartes s'aperçut soudain qu'elle était libre de s'éloigner 26 C'est le fameux « p o ê l e » du Discours de la Méthode, II, AT VI, 11. 27 Distillation au bain-marie de fleurs de romarin arrosées d'« esprit de vin bien rectifié », d'après le Dictionnaire de Trévoux. du corps, d'aller et venir comme elle le voulait. En cet état, elle eut tout loisir de faire réflexion sur elle-même et d'examiner de près le cerveau et sa constitution. Elle se rendit compte que si les nerfs qui servent aux fonctions naturelles et involontaires, comme la respiration ou la circulation du sang étaient tendus (de sorte que son corps continuait de fonctionner comme une parfaite machine, chassant mécaniquement une mouche qui s'était posée sur son visage — p . 18 ), en revanche les nerfs qui servent à la sensation étaient totalement détendus. Il comprit que c'était là la cause de l'indépendance acquise par son âme (l'union cesse dès lors qu'il n'y a plus communication d'information par la glande pinéale). Mais il lui restait à découvrir comment ce relâchement lui-même avait pu se produire, et comment on pouvait le reproduire. Regardant la tabatière que le corps avait en main, Descartes (ou plutôt son âme) se rappela que le tabac qu'il avait prisé était d'une nouvelle espèce : un marchand d'Amsterdam le lui avait apporté « d ' u n e Isle proche de la Chine». Comme il était extrêmement fort, Descartes l'avait adouci en y mêlant « u n e certaine herbe desséchée, dont il n ' a jamais voulu me dire le nom ni le lieu ou elle croissait» (p. 2 1 ) . Pendant que les corpuscules du tabac chassaient les vapeurs du cerveau, ceux de cette herbe relâchaient les nerfs sensitifs et entraînaient la libération de l'âme. P o u r revenir dans son corps, l'âme comprend alors qu'il suffit de retendre ces nerfs, et de faire ingurgiter au corps une potion telle que «l'eau de la Reine de Hongrie», dont on se sert dans les évanouissements. 28 29 Depuis cette découverte, le phénomène a pu être répété à volonté, prouvant expérimentalement la véracité de la thèse cartésienne sur 28 C'est le modèle de l'automate hydraulique : « Les objets extérieurs qui, par leur seule présence, agissent contre les organes des sens (...) sont comme des étrangers qui, entrant dans quelques unes des grottes de ces fontaines [celles « qui sont aux jardins de nos roisj, causent eux-mêmes sans y penser les mouvements qui s'y font en leur présence : car Us n'y peuvent entrer qu'en marchant sur certains carreaux tellement disposés que, par exemple, s'ils approchent d'une Diane qui se baigne, ils la feront cacher dans des roseaux ; et s'ils passent plus outre pour la poursuivre, ils feront venir un Neptune qui les menacera de son trident ; ou s'ils vont de quelque autre côté, ils en feront sortir un monstre marin qui leur vomira de l'eau contre la face» (Monde, A T XI, 131). De même, tous les mouvements du corps peuvent se faire en l'absence de toute pensée ou conscience. 29 A la fin du Tiers Livre, Rabelais rêve d'une herbe merveilleuse qui permettrait au fils de Pantagruel « d'envahir les régions de la Lune » et « d'entrer dans le territoire des signes célestes ». les rapports de l'âme et du corps. Descartes et son compagnon ont pu faire ensemble «cent voyages, pour s'instruire de tout ce qu'il y a de plus curieux dans la n a t u r e » . Ainsi s'explique, selon le vieillard, la perspicacité des explications de Descartes sur le phénomènes physiques, et sa propre longévité: car il rajuste dans son corps-machine «les ressorts qui s'usent, et se démontent insensiblement », « en usant de la connaissance exacte que [son] âme a de [son] corps, dont elle s'est parfaitement instruite, et dont elle s'instruit encore quand il lui plaît, en se mettant dans cet état dont je viens de vous parler» (p. 2 3 ) . 30 Mais, rétorque le narrateur, « c o m m e n t M. Descartes, ayant toutes ces belles connaissances, est-il mort à l'âge de 54 ans? Haïssaitil si fort la vie, qu'il eût négligé de raccommoder les ressorts de sa machine ( . . . ) ? » C'est que, répond le vieillard, Descartes n'est point mort, au sens habituel de ce q u ' o n appelle mort, c'est-à-dire la séparation de l'âme et du corps du fait de l'usure ou de l'endommagement des organes vitaux. Il eut certes une fièvre au milieu de l'hiver en Suède. S'en guérir ne lui était pas difficile: il avait acquis en anatomie des connaissances qui lui garantissaient cent ans de v i e . Mais comme il n'avait pas encore retrouvé la nuit tout son sommeil, «il prit envie à son âme d'aller faire un petit voyage, pour se désennuyer» (p. 25). Usant de la méthode ordinaire, elle laissa donc son corps là. Cependant, « p a r malheur le médecin contre sa coutume vint lui rendre visite à minuit» (p. 25). Le bruit qu'il fit en entrant dans la chambre n'ayant pas réveillé « Descartes», il lui fit respirer « une petite fiole pleine d'une liqueur extrêmement spiritueuse pour lui fortifier le cerveau». Cette liqueur, bien plus puissante que l'eau de la Reine de Hongrie, secoua la machine avant que l'âme de Descartes n'ait eu le temps d'y rentrer: «Elle lui fit ouvrir les yeux et jeter quelques soupirs. Le médecin lui demande comment il se trouve: la machine qui était accoutumée depuis quelques jours à répondre à cette question, Qu'il se trouvait bien mal, fit encore la même réponse. Mais à d'autres questions, que 31 30 Cela a toujours été une des ambitions de Descartes de faire servir sa science à la prolongation de la vie humaine. Cf. Discours, VI, A T VI, 62. 31 Cf. A T I, 507. le médecin lui fit, comme l'âme n'y était pas pour parler conséquemment, et répondre à propos, toutes ses réponses ne furent que des extravagances, et des délires, selon que la machine était déterminée par la voix du médecin. Elle parlait surtout éternellement de la séparation de son âme d'avec son corps : parce que les dernières pensées que son âme avait eues en se séparant, étaient des pensées de cette séparation, qui avaient laissé son cerveau empreint des images, ou des traces, qui répondent à ces pensées, et qui déterminaient sa langue au mouvement requis pour prononcer ces sortes de paroles» (p. 25-26). Bref, le médecin crut Descartes au plus mal, le saigna, lui administra plusieurs remèdes violents, et, tout comme un des ses confrères chez Molière, réduisit le corps à l'état de cadavre, incapable de se servir de ses fonctions vitales, de sorte que l'âme de Descartes ne put plus y retourner loger. Descartes n'est donc point mort, en tout cas pas « d a n s les formes» comme le dit le narrateur (p. 26): on le croit mort, mais simplement, son âme, à son retour, a trouvé un corps rendu inutilisable par la médecine. La mort n'étant pas « naturelle », Dieu ne l'a pas appelé au jugement tout de suite : son esprit continue de mener une sorte de vie intermédiaire, en attendant l'éternité. Descartes s'en est allé trouver ensuite le vieillard à Paris pour narrer son aventure («je vais vous apprendre une étrange nouvelle : je n'ai plus de corps, on doit enterrer aujourd'hui le mien à Stockholm» — p. 2 9 ) , et lui annoncer qu'il résiderait désormais dans le «troisième ciel». Le monde selon Descartes est en effet constitué de trois d e u x . Le premier est le tourbillon où notre Terre se trouve placée, dont le centre est le Soleil. Le deuxième est l'espace des étoiles fixes, «qui sont autant de Soleils, et qui ont chacune leur tourbillon dont elles 32 33 32 Pour une variation contemporaine sur le thème de l'esprit privé de son corps, je ne saurais trop conseiller la lecture de Echange standard de Robert Sheckley (in La Dimension des Miracles, éd. Robert Laffont, coll. «Ailleurs et demain», Paris, 1973) : à la suite d'un « troc psychique » (échange standard de corps pour les vacances) avec un aigrefin, un quidam se retrouve sans son corps sur une autre planète. 33 Descartes définit pourtant dans Le Monde un ciel comme la matière du « second élément » qui tourne autour d'une étoile, et conclut qu'il y a autant de cieux que d'étoiles, c'est-àdire un nombre indéfini (AT XI, 53). Il faut donc prendre ici « ciel » au sens plus vague de région de l'univers, délimitée en fonction de la distance depuis la Terre (cf. Principes, III, 5-7, 20). sont le centre» (p. 29). Le troisième est « t o u t e cette matière, ou toute cette étendue indéfinie, que nous concevons au-delà de celui des fixes» (p. 29-30): en effet, puisqu'il est nécessaire d'admettre au-delà de notre Monde une étendue indéfinie, et puisque l'étendue, espace et matière sont la même chose signifiée par divers n o m s . Descartes entend donc se fixer dans ce troisième ciel. La première raison est d'«éviter la compagnie d'une infinité d'âmes de Philosophes qu'on voit voltiger de tous côtés dans notre tourbillon » (p. 30). En effet, et cela a son importance pour la suite du Voyage, « M. Descartes fut bien surpris, quand il vit que le secret qu'il croyait avoir trouvé le premier, avait été connu de tous temps, même par des gens d'un caractère assez médiocres,.qui s'en sont prévalus pour ne point mourir, ou dont les âmes ont perdu leur corps par quelque accident pareil à celui de M. Descartes» (p. 30). Mais ce qui fait fuir leur compagnie à Descartes, c'est que «ces âmes, toutes dégagées qu'elles sont de la matière, demeurent imbues des préjugés dont elles ont été prévenues, lorsqu'elles étaient unies avec leur corps (...) Et à la réserve de quelques âmes du premier ordre, qu'il a converties, et qu'il a faites cartésiennes, toutes se sont déchaînées et liguées contre lui avec autant de fureur, que les philosophes de ce monde, lorsqu'il commença à y publier sa doctrine» (p. 30). 34 Mais outre cette importunité des âmes philosophes, la vraie raison est que cette région infinie de matière informe donnera à Descartes l'occasion d'expérimenter ses propres théories, c'est-à-dire de prouver la véracité des principes de sa physique en les mettant en œuvre et construisant « u n monde tout semblable à celui-ci, excepté qu'il ne pourrait pas y avoir de véritables hommes, mais seulement des machines automates semblables à des hommes » (Descartes ne peut créer d'âmes, opération réservée à D i e u ) . « J e prétends, dit35 34 Le contexte épistémologique est celui d'un univers infini, thèse qui rend possible, depuis Giordano Bruno, l'hypothèse (exploitée littérairement ici, comme dans beaucoup d'autres œuvres dès le XVIIe s. — Cyrano) d'une pluralité des mondes. Gassendi, dans son Syntagma philosophicum (Op., t.I, p. 525-529) se prononce en faveur de l'existence d'êtres vivants dans la Lune et les autres astres. Les ouvrages des Anglais John Wilkins, Discovery of a New World (1638) et F. Godwin, traduit en français en 1648 sous le titre Un Homme dans la Lune, vont dans le même sens. 35 Le récit rejoint donc ici la proposition de Descartes dans le ch.VI du Monde. il au vieillard, exécuter ici le système de mon Monde, dont vous avez vu le plan: voilà de la matière, autant et plus qu'il n'en faut; je n'ai plus besoin que de mouvement». Ce mouvement, Descartes compte sur Dieu pour le lui fournir (p. 32). Descartes a donc annoncé au vieillard qu'il se retirerait là une cinquantaine d'années, le temps qu'il lui faudrait sans doute pour mettre son projet à exécution. Il l'a prié de ne pas révéler le secret de sa nouvelle vie afin de ne pas être dérangé par les importuns (comme en Hollande), puis l'a renvoyé sur Terre non sans lui demander : « Cherchez-moi en vous en retournant l'esprit du Père Mersenne , et me l'envoyez. Je le prendrai avec moi pour m'aider, et pour me tenir compagnie» (p. 34). Ce qui fut fait. Depuis lors, le vieillard a rendu sept ou huit visites à Descartes en son ciel, et au moment où il parle au narrateur, il y deux mois que Descartes lui a annoncé «qu'il avait fait presque toutes ses combinaisons» et qu'il le rappellerait bientôt pour lui donner «le plus beau divertissement dont l'esprit de l'homme soit capable» (p. 35). Il n'attend q u ' u n message de Descartes pour partir, et propose au narrateur de l'accompagner pour ce nouveau voyage. Quelques temps après, le vieillard et le P . Mersenne, du moins leurs âmes, pénètrent avec fracas, au beau milieu de la nuit, dans la chambre du narrateur, et lui annoncent le grand départ, dont il sera. Pour veiller à l'entretien du corps du narrateur pendant ce long voyage (il s'agit que l'âme le retrouve en bon état à son retour), ils ont amené avec eux « l ' â m e d'un petit Nègre, qui est au service de M. Descartes (p. 44). La seule condition que lui impose le P . Mersenne, c'est qu'il dégage son esprit des préjugés de l'enfance et de la philosophie ordinaire. Le narrateur lui répond que « de tout temps [il a été] un peu sceptique en matière de philosophie de l'Ecole». Mais, poursuit-il, «je ne lui ajoutai pas une autre résolution que j'avais faite en même temps, qui était de me précautionner pour le moins autant contre les préjugés des cartésiens que contre ceux 36 36 1588-1648. Minime à Paris, il fut appelé « le secrétaire de l'Europe » pour avoir beaucoup correspondu avec les savants et souvent joué les intermédiaires. Il fut particulièrement ami de Descartes, dont il partageait, sinon toutes les idées, du moins les vues scientifiques. des philosophes ordinaires, les connaissant aussi entêtés à peu près que les autres» (p. 49). Voilà donc les âmes parties vers « le globe de la Lune » (deuxième partie du récit). « M o n âme ressentit un plaisir inconcevable, à s'élever ainsi dans les airs, et à errer dans ces vastes espaces, qu'elle ne pouvait parcourir que des yeux lorsqu'elle était unie à son corps » (P. 66). La Lune a comme la Terre une atmosphère. Sur le point d'y entrer, les trois voyageurs aperçoivent « t r o i s â m e s , qui s'entretenaient fort sérieusement. Nous jugeâmes que c'était des âmes de conséquence, par les respect que plusieurs autres qui les accompagnaient, faisaient paraître pour elles» (p. 67). Et en effet, il s'agit de rien moins que Socrate, Platon et Aristote, qui viennent d'apprendre la conquête d'Athènes par les Vénitiens sur les Turcs et confèrent de la restauration de leurs écoles. S'ils se trouvent en cette région, c'est que, connaissant le secret de la séparation, ils s'en sont servis pour ne pas mourir. De fait, raconte Socrate, « connaissant la fureur et le crédit de mes ennemis, je ne me vis pas plutôt arrêté, que je quittai mon corps, ordonnant à mon esprit familier d'y entrer en ma place, et de faire bonne contenance jusqu'à la fin ; étant encore plus sûr de lui que de moi-même, quelque constance que je me sentisse. Il s'acquitta fort bien de sa commission, et je crois q u ' o n n ' a pas encore oublié dans le monde la fermeté qu'il fit paraître sur mon visage et dans mes paroles» (p. 70-71) . Platon, pour sa part, a conduit ici un colonie d'âmes séparées afin d'y établir sa République. Quant à Aristote, si son corps a bien été noyé dans l'Euripe, c'est simplement qu'il l'avait laissé en un endroit où le flux de la mer l'a atteint . Apprenant que les trois voyageurs sont en route pour visiter Descartes, Aristote se lance dans une diatribe violente contre celui-ci (« Quoi ! cet extravagant, qui est venu de l'autre monde il y a plus de trente ans ! (...) Vraiment c'est un 37 38 39 37 Son fameux « d é m o n » . 38 Cette interprétation de la mort de Socrate se comprend dans la perspective de la réaction anti-stoïcienne de la deuxième moitié du XVIIe siècle : l'impassibilité du sage païen n'est qu'apparente (cf. La Rochefoucauld : « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face »). 39 Une légende veut qu'Aristote se soit jeté dans l'Euripe par désespoir de ne pas avoir compris le phénomène du flux de la mer. joli homme de m'avoir traité aussi cavalièrement (...) Je voudrais bien voir cet aventurier sur les bans. J'ai vu ses livres, il font pitié (...) — p . 74-75) et une longue critique de sa philosophie. Après cette tirade, il s'en va brusquement. « Socrate et Platon le suivirent, en prenant congé de nous un peu plus civilement que lui ; et Platon nous ajouta qu'il était ravi q u ' o n décriât Aristote dans le m o n d e (...) » (p. 84). Le narrateur de commenter : « cette rencontre et cette conversation me réjouit fort. J'eus le plaisir de voir, que les esprits philosophes ne pouvaient s'empêcher de disputer, non plus que les philosophes corporels : et qu'ils n'étaient pas moins jaloux de leurs sentiments et de leur réputation» (p. 85). 40 Après une assez longue discussion entre les voyageurs , au sujet d'Aristote et de quelques difficultés du cartésianisme, ils arrivent sur la Lune. Cet astre « est une masse d'une matière assez semblable à celle dont la Terre est composée. On y voit des campagnes, des forêts, des mers et des rivières». Daniel en profite pour glisser une savoureuse allusion intertextuelle, une sorte de réponse d'un roman à un autre : « Il est faux qu'il y ait des hommes, quoi qu'en dise C y r a n o : mais c'est de bonne foi, qu'il nous a trompés, après avoir été trompé lui-même. Une de ces âmes séparées, q u ' o n y trouve en assez grand nombre, et qui y était, lorsqu'il arriva, m'apprit la cause de cette erreur. Plusieurs de ces âmes surprises de voir un homme avec son corps, dans un pays où l'on n'en avait jamais vu, voulurent savoir ce que c'était. Elles convinrent ensemble de lui apparaître en forme humaine (...) L'esprit familier de Socrate, qui se trouva alors dans cette compagnie, prit la parole ; et lui ayant déclaré qui il était comme cet historien l'a raconté lui-même, il lui fit sur le champ un système grotesque de république et de société : qui est celui qu'il nous expose dans sa relation (...) Mais il est bon de savoir que quelques sottises 40 A laquelle le P. Mersenne met fin en disant : « Je vois même que cela fatigue Monsieur, ajouta-t-il en montrant notre vieillard, il ne lui manque qu'une bouche pour bailler» (p. 91). Et comme on lui demande à quoi il pense, sous son air triste: « J e ne pense à rien, répondit le vieillard. Ah ! Monsieur, repris-je, que venez-vous de dire là? C'est un blasphème contre la doctrine de notre maître. Si Aristote vous avez entendu, que dirait-il ? Vous ne pensez à rien ? Hé, l'essence de l'âme, selon M. Descartes, c'est de penser. J'aimerais donc autant que vous me disiez que vous n'êtes pas, que de me dire que vous ne pensez p a s » (p. 91). qu'il y a mêlées, ne lui ont jamais été dites dans ce pays-là, ainsi que l'âme m'en assura; et que quelques allusions peu honnêtes, et plusieurs réflexions fort libertines, qu'il y fait, ne sont que les fruits d'une imagination corrompue, et d'un esprit gâté, tel qu'était celui de cet écrivain, ou de l'imitation d'un auteur encore plus impie que lui, je veux dire, de Lucien (...)» (p. 96-97). La pointe est instructive. Chez Cyrano, monté physiquement au ciel, le démon de Socrate, natif du Soleil, est un esprit au sens de corps subtil (il n'y a rien en la nature qui ne soit matériel ), que nos sens n'aperçoivent point, et pour se rendre visible, il s'insuffle dans des cadavres qu'il réanime . Quant aux habitants de la Lune, ils ont un corps comme le nôtre (mais il sont beaucoup plus grands et se tiennent à quatre pattes). Chez Daniel, les voyageurs, comme les esprits qu'ils rencontrent, sont des âmes au sens cartésien, de pures substances pensantes inétendues. Et pour se rendre visibles, elles ne se glissent pas dans des corps : elles agissent directement sur les nerfs sensitifs et la glande pinéale de leur interlocuteur, pour donner à celui-ci l'illusion qu'il voit et entend un h o m m e (car, comme le prouve Descartes par l'illusion des amputés, la perception n'est pas perception directe de l'objet extérieur, mais des modifications dans le corps du sujet percevant). Le récit se déroule donc dans un contexte strictement cartésien ; la thèse de l'incorporéité de l'âme est une de celles qui ont été les plus appréciées chez Descartes par Daniel comme par d'autres auteurs au XVIIe siècle (Arnauld par exemple), dans la perspective de la lutte contre l'incroyance. On peut donc penser que les «rêveries» du présent voyage sont sciemment opposées à celles du matérialisme, de l'empirisme sensualiste de Cyrano. 41 42 43 La surface de la Lune ressemble donc à celle de la Terre. On y trouve des îles, des montagnes, des vallées: «Elles appartiennent à divers fameux astronomes ou philosophes, dont elles portent les 41 Les Etats et Empires de la Lune, in L'A utre Monde, éd. H. Weber, Paris, Editions sociales, p. 78. 42 Id., pp. 77-78 et 83. 43 C'est ainsi que les âmes du P. Mersenne et du vieillard sont apparues dans la chambre du narrateur, alors que celui-ci était encore dans son corps et ne pouvait les voir directement (pp. 39-41). 44 noms, et qui en sont les seigneurs » (p. 97). Le premier domaine sur lequel les trois compagnons « alunissent » est celui de Gassendi, ce qui permet à Daniel de prononcer un éloge appuyé du chanoine de Digne. « Nous descendîmes dans le Gassendi : ce lieu nous parut fort joli, et fort propre. Et tel, en un mot, que l'a pu rendre un abbé, comme Monsieur Gassendi, qui a de l'esprit, de l'art, de la science, et qui n ' a que faire de ses revenus pour jouer et se bien traiter. Nous n'y trouvâmes point le seigneur du lieu, que nous aurions salué volontiers : car on dit, qu'il conserve toujours l'honnêteté, et la modération, qui lui étaient naturelles ; et quoi qu'il ait eu autrefois des démêlés avec M. Descartes, il reçoit toujours fort civilement, et distingue même les cartésiens, qui vont lui rendre visite, et surtout le P . Mersenne, qui était son ami intime. C'était un homme, qui avait autant d'esprit, que M. Descartes, une bien plus grande étendue de science, et beaucoup moins d'entêtement » (P. 98). 45 Au bord de la Mer des Pluies, entre la Terre des Brouillards et la Terre des Grêles, ils découvrent une grande ville de forme ovale, sévèrement gardée, et dont on leur refuse l'entrée. C'est la République de Platon. Nul n'y est admis qu'après que Platon l'a examiné lui-même, et surtout après avoir passé une quarantaine dans un proche lazaret : non pas une quarantaine de jours, mais une quarantaine d'années, «parce que les maux contagieux, dont un esprit pouvait être atteint, se dissipaient beaucoup plus difficilement, que le mauvais air des corps, qui venaient des lieux infectés» (p. 100). Les voyageurs préfèrent passer leur chemin, « assez mécontents de la République de Platon, où nous n'eussions pas cru, qu'on traitât ainsi les étrangers à la j a p o n a i s e » . 46 44 Cette géographie de la Lune dérive directement de la Sélénographie de Francesco-Maria Grimaldi (jésuite italien (1613-1663), astronome, il baptisa avec Riccioli le relief lunaire de noms de philosophes et de savants, de phénomènes météorologiques et de régions terrestres, encore en usage). 45 Que signifie l'absence de Gassendi, au regard de tels éloges ? Le faire parler eût été facile. Daniel désirait-il ne pas prendre position quant au contenu de sa doctrine ? Autre allusion sans doute: Mersenne les emmène ensuite sur sa propre terre, mais « l e Mersenne n'a rien d'agréable, que sa situation et sa vue. C'est un lieu fort sec et fort stérile, à cause de la chaleur ( . . . ) » (p. 98). 46 Le Japon fut fermé aux étrangers en 1639. Seuls les Hollandais et les Chinois avaient le droit d'aborder pour commercer sur quelques îlots en face de Nagasaki. Plus loin, au milieu de la Mer du Froid, se trouve une île, l'Aristote. En s'en approchant, les voyageurs s'étonnent de voir qu'elle est encore mieux gardée que la République de Platon. «Il y avait des corps de garde avancés fort loin dans la campagne, des vedettes sur toutes les eminences d'alentour, et de tous côtés dans les airs. Quand nous fûmes à environ trois cents pas de la place, nous vîmes une escouade de douze âmes, se détacher d'un corps de garde, et venir à nous. Celui qui les commandait, nous demanda, qui vive, et de quelle secte nous étions. Notre vieillard répondit hardiment, Vive Descartes et les Cartésiens. Il nous parut surpris, nous ordonna de ne pas avancer, et envoya aussitôt avertir l'officier de garde. L'avis ne fut pas plutôt venu à l'officier, que toutes ses troupes, à un signal qu'il leur donna, se mirent sous les armes (...) c'est-à-dire que nous les vîmes incontinent armées de syllogismes, en toutes sortes de figures et de formes, dont les unes concluaient pour l'âme des bêtes, les autres pour la nécessité des formes substantielles dans les mixtes, les autres pour les accidents absolus (...)» (p. 102). Par chance, le narrateur et l'officier se reconnaissent : le second, ancien professeur de l'université de Paris, fut le régent de philosophie du premier. Malgré les reproches du maître ( « H é quoi, j ' a i donc la douleur de vous voir dans le parti de nos ennemis, jusqu'à leur servir d'espion? Est-ce là la récompense des peines, que j ' a i prises pour vous? p. 102), l'élève le persuade que lui et ses compagnons ne sont pas venus en ennemis. C'est pourtant parce que les péripatéticiens savent que Descartes est depuis plus de trente ans dans les régions célestes, et croient qu'il se dispose à les attaquer, qu'ils sont ainsi sur le pied de guerre. Néanmoins on les conduit auprès du commandant de la place. Cette place forte n'est en fait q u ' u n grand jardin, quadrillé par quantité d'allées (péripatétisme oblige). Au centre se dresse un monument à la gloire d'Alexandre le Grand. C'est l'occasion pour Daniel de rappeler avec humour un des faits marquants de l'histoire récente des sciences qui a le plus contribué à abattre l'aristotélisme. Des angles du piédestal, jaillissent quatre jets d'eau, « les plus hauts et les plus gros q u ' o n vit j a m a i s » . L'eau vient d'une montagne voisine, «plus haute encore que le Puits de Domme [sic] en Auvergne, sur laquelle on avait fait monter l'eau par le secret admirable de l'ancienne philosophie, qui, en supposant l'horreur du vide dans la nature, apprenait à élever l'eau à l'infini, avec des pompes aspirantes, secret qui s'est malheureusement perdu dans notre monde : car depuis le temps de Galilée, on ne peut plus élever l'eau, par le moyen de pompes aspirantes, q u ' à la hauteur de trentedeux ou trente-trois pieds» (p. 105-106) . On conduit les voyageurs dans un salon, où sont représentés symétriquement les victoires d'Alexandre et les triomphes d'Aristote sur ses prédécesseurs et sur « tous les chefs de nouvelles sectes de philosophie, parmi lesquels nous reconnûmes aisément M. Descartes, M. Gassendi, le P . Maignan, et plusieurs» (p. 107). Entre alors le commandant de la place : le vieillard a la surprise de reconnaître Voetius, le pire ennemi de Descartes en H o l l a n d e . Ayant su que Descartes parcourt désormais les espaces célestes, son zèle pour l'ancienne philosophie l'a déterminé à quitter son corps (Regius lui en avait livré le secret) pour reprendre du service. Néanmoins, devenu pur esprit, il s'est quelque peu adouci et, apprenant que Descartes n ' a « n u l mauvais dessein sur le Lycée de la L u n e » , il manifeste quelque désir de traiter avec lui. Aristote en personne lui a d'ailleurs confié qu'il souhaite un rapprochement avec Descartes, car, s'il a laissé jusqu'à présent sa pensée être confondue avec celles des aristotéliciens, il désire maintenant marquer que « dans les questions de l'Ecole, il se dit beaucoup de choses sous son nom, qui ne sont pas de lui» (p. 119) . Le Stagirite a même rédigé un projet de traité de paix. Voetius propose aux voyageurs de le porter à Descartes, en compagnie de deux âmes péripatéticiennes, qui rapporteront la réponse. 47 48 49 47 A partir des observations de Galilée en 1638 sur l'impossibilité d'élever l'eau à plus de 10,33 m par une pompe aspirante, son disciple Toricelli a mis en évidence l'existence du vide, exclue par Aristote. Pascal a corroboré cette découverte, ainsi que celle de la pesanteur de l'air, par la fameuse expérience du Puy de Dôme de 1648 qu'il a programmée : le niveau du tube de mercure retourné diminue à mesure que l'on s'élève. 48 Professeur de théologie, ministre protestant, recteur de l'université d'Utrecht. Il combattit d'abord Regius, disciple de Descartes, l'amena à résipiscence, puis faillit obtenir la condamnation de Descartes lui-même pour athéisme. 49 Le récit se fait l'écho de la tendance, née à la Renaissance, à retrouver l'Aristote authentique sous les « déformations » de ses commentaires médiévaux, arabes puis latins. Daniel remarque ironiquement que, comme les jansénistes, les aristotéliciens ne voient plus dans leurs textes de référence des idées qu'ils y découvraient il y a vingt ans. Ainsi fait-on. Les trois compagnons poursuivent leur route, en visitant encore quelques régions de la Lune. Au bord du Lac des Songes, ils rencontrent « dans une grotte affreuse », le « fameux Jean Duns Ecossais, appelé communément Scot, ou le Docteur Subtil» (p. 123) . «Il était entouré de certains petits je ne sais quoi, qui ne sont point des êtres: mais q u ' o n appelle des formalités (...) Il n'y a rien de plus joli, de plus délié et de plus mince : ce n'est presque rien. Nous ayant connus pour philosophes, il nous parut vouloir s'humaniser un peu, et débuta par nous demander ce que nous pensions de l'universel a parte rei, et si nous ne tenions pas pour les précisions objectives. Comme le vieillard lui répond que ce ne sont là que «gibier d'Hybernois» dont il ne se met pas en peine, Scot reconnaît en lui un disciple de ce «Cavalier b r e t o n » fauteur d'hérésie, et s'en va fort en colère. 50 Dans la Péninsule des Rêveries, se trouvent les « petites maisons » de la Lune, «peuplées, pour la plupart, de chymistes, qui y cherchent la pierre philosophale, n'ayant pu la trouver sur la Terre, et de quantité d'astrologues judiciaires, qui y sont encore aussi fous qu'ils étaient autrefois dans notre monde, et qui passent tout leur temps à faire des almanachs, et à corriger par des supputations exactes, les fausses horoscopes, qu'ils ont faites pendant leur vie» (p. 130-131). C'est le cas de Jérôme Cardan : ayant prédit le moment de sa propre mort, et le jour venu, ne sentant aucun symptôme, il s'enferma dans son cabinet, ne pouvant se résoudre à reparaître aux yeux des hommes. Il prit la résolution de quitter son corps. Revenus au Mersenne, d'où ils ont commencé leur tour de la Lune, les trois voyageurs lisent le projet de traité de paix. La première partie stipule que du moins les deux camps ne se diront plus d'injures, et tâcheront d'examiner sérieusement leurs arguments : « Les dames, et les femmes savantes ne traiteront plus dans les ruelles Aristote de fat et de pédant : elles sauront qu'il a été soldat, homme de cour et d'intrigue, qui avant que de philosopher s'était fort diverti (...) 50 Théologien franciscain (1266 7-1308). Pour les hommes du XVIIe s., il est le symbole même de ce que la scolastique avait de plus confus et bavard, notamment à cause des « f o r m a l i t é s » , qui vont être brocardées. Par ce terme Duns Scot entendait une détermination ontologique (quiddité) que l'on isole dans une chose par une distinction qui n'est ni réelle, ni de simple raison, et qui n'est donc ni un être, ni un non-être. et que peut-être il n'y a jamais eu de philosophe plus courtisan, et plus galant homme que lui » (p. 133). Aristote, de son côté, promet « d e ne donner à personne le nom de cartésien, qu'avec beaucoup de discernement, surtout quand il s'agit de certains jeunes abbés, cavaliers, avocats, médecins, qui se disent cartésiens dans les compagnies, pour avoir un titre de bel esprit, qu'il obtiennent quelquefois par la seule hardiesse de parler à tort et à travers de matière subtile, de globules du second élément, de tourbillons, d'automates, de phénomènes, sans savoir autre chose que ces termes» (135) . 51 La seconde partie du projet aborde plusieurs points litigieux, notamment les formes substantielles, l'âme des bêtes, l'essence de l'âme humaine et celle du corps, leur u n i o n , la toute-puissance de Dieu et la création des vérités de raison. Mais, comme le remarque le narrateur, il s'agit plutôt là d'une réfutation des thèses les plus importantes du cartésianisme, que d'un traité d'accommodement. Dès lors, il est facile de conjecturer que ce projet n'aurait pas l'effet q u ' o n en attend. Sur ces entrefaites survient « u n homme porté sur une nuée extrêmement noire et épaisse». Il s'agit d'un « m a n d a r i n chinois, chef des magiciens de son pays », que le P. Mersenne a déjà rencontré il y a un an, et auquel il s'est efforcé de prouver l'existence de Dieu. De nouveau interrogé, le mandarin se déclare après cette année de réflexion entièrement convaincu. «Dieu soit loué, s'écrie le P . Mersenne. Quelle joie pour M. Descartes, quand nous lui apprendrons que sa philosophie a porté la connaissance de Dieu jusqu'aux extrémités de la Terre» (p. 154). Cruel malentendu, que le Chinois dissipe immédiatement : « un certain Docteur européen nommé Thomas d'Aquin, dont les Jésuites ont tourné la Somme 52 51 Daniel insiste à plusieurs reprises sur l'aspect mondain du cartésianisme. P. 152 : Aristote offre à Descartes de l'associer à l'empire de la philosophie, et lui représente « q u e la mode d'être philosophe ne serait pas plus durable parmi les dames françaises, que les autres modes (...) et qu'on disait même que depuis la comédie d'un certain Molière le nom de femme savante était devenue une espèce d'injure». 52 Aristote semble un moment se faire le porte-parole du scepticisme de Daniel : « De tout cela, Aristote concluait que M. Descartes devait avouer avec les plus sages, les moins entêtés des philosophes, que le rapport, que l'âme a avec le corps, pour la perception des objets, est un mystère incompréhensible à l'esprit humain (p. 149). en chinois, que j ' a i consulté en cette occasion, et l'explication que m'en a faite le mandarin Verbiest qui est aussi venu de l'Europe à la Chine depuis plusieurs années, ont fait cent fois plus d'impression sur mon esprit, que toutes les visions cartésiennes qui m ' o n t paru extrêmement creuses» (155) . Après cette désillusion, les voyageurs quittent la Lune et s'avancent rapidement (à la vitesse de plusieurs milliers de lieues par minute) vers le troisième ciel. Commence la troisième partie de l'histoire. 53 L'endroit où s'est installé Descartes se trouve donc dans ces espaces au-delà des étoiles, que l'on nommait auparavant espaces imaginaires, mais qu'il a préféré appelé espaces indéfinis. Il consiste effectivement en une étendue sans limite, ce qui, en philosophie cartésienne, signifie aussi bien, une matière sans limite, puisque l'étendue est l'essence de la m a t i è r e . Mais pour un esprit non cartésien, il n'y a apparemment rien: « D ' a b o r d que j'entrai dans ces vastes pays, j ' y trouvai en effet la plus belle place la plus commode, q u ' o n puisse se figurer pour bâtir un monde, et même pour bâtir des millions, et des infinités de monde : mais je n'y voyais nuls matériaux pour commencer (...)» (p. 171-172). C'est ce qu'avoue franchement le narrateur, à la première question que lui fait Descartes, après les civilités d'usage. Le vieillard fait alors un signe discret (qu'on ne comprendra que plus tard), et Descartes change de sujet. 54 Il demande des nouvelles de la situation du cartésianisme sur Terre au narrateur, qui trace donc obligeamment un panorama de l'actualité philosophique récente. Après une âpre l u t t e , le 55 53 On sait l'importance du Chinois (rêvé, non pas réel) comme interlocuteur-type dans la seconde moitié du XVIIe s. (cf. Malebranche et Leibniz). Il sert de banc d'essai pour la valeur apologétique d'une philosophie chrétienne. Dans la pratique, les Jésuites s'étaient introduits en Chine, auprès de l'Empereur, en adoptant les usages locaux et s'efforçant d'y adapter le christianisme. Cette tactique donna lieu à une longue polémique (cf. La Morale pratique des Jésuites, d'Arnauld), à laquelle Daniel prit part en écrivant une Histoire apologétique de la conduite des jésuites en Chine (1700). 54 Cf. Principes, I, 53, 63 ; II, 11, A T IX, 48, 53-54, 68-69. 55 Dont l'explication dénote encore le scepticisme de Daniel : « Les uns embrassaient votre parti, parce qu'ils y trouvaient de quoi se faire distinguer : les autres le condamnaient, parce qu'ils en appréhendaient la diminution de leur crédit» (p. 175). cartésianisme a triomphé sur deux points. Il a d'abord éliminé nombre de questions désuètes et imposé de nouveaux objets à la philosophie, déterminés par l'ambition scientifique moderne qu'il amplifie : « presque tous les ouvrages de cette espèce qui paraissent maintenant en France, sont des traités de Physique, qui supposent les principes de la nouvelle philosophie. Les livres qui traitent de l'universel, des degrés métaphysiques, de l'être de raison, font aujourd'hui peur aux libraires, ils ne veulent plus s'en charger, et tâchent de se défaire de ce qu'ils ont de reste, à quelque prix que ce soit» (p. 175). Ensuite, c'est, sinon le contenu, du moins la méthode de sa pensée qui triomphe : partout, même dans les collèges, on s'applique à douter, à penser par idées claires et distinctes, et par analyse au lieu de disputer. Bref, l'esprit cartésien s'impose. En revanche, quant au contenu, Descartes a la tristesse d'apprendre que sa philosophie a été interdite par plusieurs universités, condamnations confirmées par une ordonnance royale en 1675. Pis, il n ' a pas véritablement réussi à fonder une école, ses disciples se sont éloignés de lui, il n ' a guère été suivi que des gens du m o n d e , par un effet de mode, et des jansénistes, sectaires par nature. On ne lui trouve que deux grands défenseurs : Malebranche et Arnauld. Malheureusement ces deux cartésiens s'affrontent dans une lutte fratricide. Alors que le narrateur rapportait toutes ces nouvelles à Descartes, je sentis tout d'un coup, raconte-t-il, je ne sais quel changement qui se faisait en moi, qui avait quelque chose d'approchant de ce qu'on expérimente dans certains éblouissements subits, où tout paraît tourner, et changer de couleur (p. 199). Il n'apprendra q u ' a u retour la cause de cette pâmoison. Que l'on soit aristotélicien ou cartésien, on admet que les idées et jugements de l'âme dépendent de la disposition du cerveau, plus précisément des traces laissées par le flux des esprits animaux selon la théorie de Descartes, « d e sorte que si l'on faisait la dissection d'une cerveau péripatéticien, et celle d'un cerveau cartésien, et q u ' o n eût d'assez bons microscopes pour pouvoir découvrir ces vestiges qui sont infiniment délicats, on verrait une prodigieuse différence entre ces deux cerveaux» (p. 200). A son retour donc, le narrateur apprendra du vieillard et du P . Mersenne ce qu'ils avaient manigancé: «Ils avaient donné ordre avant que de partir au petit nègre qui demeura à la garde de m o n corps, q u ' à une telle heure à laquelle ils prévoyaient bien que nous serions arrivés au monde de Descartes, il eût soin de déterminer le cours des esprits animaux dans mon cerveau, de telle sorte qu'ils ne passassent plus par les traces où ils avaient coutume d'exciter dans mon esprit des idées péripatéticiennes, mais qu'il les fît couler de la manière qu'il était nécessaire, et q u ' o n lui avait apprise, pour y faire naître des idées cartésiennes» (p. 201). Voilà donc comment on peut devenir cartésien convaincu. Après ce réajustement, cette « m a n i p u l a t i o n » de son esprit, le narrateur voit de la matière là où un moment auparavant il n'apercevait que de l'étendue, et tous les tourbillons et éléments que Descartes lui désigne. Il est dès lors en état de suivre la démonstration du maître, c'est-à-dire la création, conformément aux principes de sa physique, d'un monde entièrement semblable au nôtre. « E n moins de deux heures, annonce Descartes, je vous fais un monde, où il y aura un Soleil, une Terre, des planètes, des comètes, et tout ce que vous voyez dans le vôtre de plus admirable» (p. 203): mais il s'agit d'un monde en réduction, essai d'un plus vaste, dans lequel Descartes pourra modifier les mouvements de manière à montrer en peu de temps ce qui se fait en plusieurs années dans le grand monde. Descartes ne prend le temps que de rappeler les fondements de sa physique : le principe d'inertie et le caractère rectiligne de tout mouvement non contrarié, puis d'adresser une prière à Dieu, unique créateur, auteur du mouvement, que les causes secondes ne font que déterminer . Tout est en place pour l'apothéose du mécanisme. Il suffit que soient donnés de la matière et du mouvement local. Tout le reste suit inéluctablement, sans aucune autre cause que les interaction des parties de la matière selon les lois du mouvement : 56 5 7 57 «Car Dieu a si merveilleusement établi ces lois, qu'encore que nous supposions qu'il ne crée rien de plus que ce que j'ai dit, et même qu'il ne mette en ceci aucun ordre ni proportion, mais qu'il en compose un chaos, le plus confus et le plus embrouillé que les poètes puissent décrire, elles sont suffisantes pour faire que les parties de ce chaos se démêlent d'elles-mêmes, et se disposent en si bon ordre, qu'elles auront la forme d'un monde très parfait ( . . . ) » (Monde, A T XI, 34-35). processus entièrement géométrique, mathématisable, clairement lisible dans l'espace, sans aucun recours aux dynamismes obscurs des puissances latentes, vertus occultes. Descartes délimite donc un cercle de cinq cents lieues de diamètre, divise la matière en très petites parties, auxquelles il communique une forte impulsion. Les entrechoquements façonnent chaque partie en l'un des trois éléments ou corpuscules fondamentaux, lesquels s'organisent en tourbillons. De là naissent les astres, les planètes, les comètes. La Terre même se constitue, avec ses montagnes et vallées, en sous-sol et en surface exactement conforme à celle que nous habitons. La pesanteur, le flux des marées suivent comme des conséquences nécessaires. De eette grandiose cosmogonie (qui suit très exactement les indications du Monde et des Principes, 1. III et IV), Descartes, nouveau démiurge, est le maître d'œuvre infaillible. Est-ce à dire que, derrière le narrateur, Gabriel Daniel lui-même s'est converti au mécanisme cartésien? Non point. Par une habile pirouette, il rompt la magie de l'illusion, l'impeccable enchaînement des effets. Peut-être tout cela n'est-il que vacuité, comme le laisse entendre cette scène de comédie: « P e n d a n t que M. Descartes me révélait ainsi tous ses mystères, le P . Mersenne et mon vieillard se divertissaient à courir de tourbillon en tourbillon, et ne faisaient pas fort bonne compagnie aux députés de l'Aristote, qui étaient fort embarrassés de leur contenance, et qui tantôt se joignaient à eux, tantôt revenaient vers nous, ne comprenant rien dans tout ce galimatias (...) car n'ayant que des idées péripatéticiennes, ils ne voyaient rien du tout de ce que nous voyions dans ce grand espace, et ils étaient fort surpris de nous entendre entretenir sérieusement de toutes ces fadaises, et de toute ces chimères : car c'est ainsi qu'ils concevaient tout ce que nous disions, jusqu'à croire qu'on se moquait d'eux; et ils se seraient sans doute fâchés, si M. Descartes ne leur eût fait entendre que les esprits séparés ne conçoivent les choses que par rapport à certaines idées principales, dont ils avaient d ' a b o r d été imbus; et que comme ils ne voyaient point de matière dans l'espace, où nous en voyions très distinctement, aussi lui-même n'avait jamais pu voir de formes substantielles dans les corps, d'accidents absolus, ni d'espèces intentionnelles, dont cependant les péripatéticiens parlaient c o m m e de choses qu'ils voyaient intuitivement» (p. 217-218). On ne voit donc que ce que l'on veut bien voir, ou ce que l'on est disposé à v o i r . Alors que cet essai de cosmologie appliquée aurait pu être une expérience cruciale, prouvant la vérité ou la fausseté des théories de Descartes (retrouvet-on l'état réel de l'univers à partir de ses «suppositions»?), les adversaires sont renvoyés dos à dos : chacun ne voit le monde q u ' à travers ses a priori. Quelque enchantée que soit l'âme du narrateur de tous ces prodiges, il lui faut se résoudre à s'en retourner : son corps fonctionne sans elle depuis près de vingt quatre heures, et elle s'inquiète de ce qu'il en advient. On se sépare des ambassadeurs de l'Aristote, médiocrement satisfaits de leur voyage, car Descartes leur a signifié une fin de non-recevoir quant au projet d'accommodement, se bornant à promettre qu'il n'aurait aucune menée hostile contre leur territoire. Au terme d'un retour sans escale, « m o n âme, dit le narrateur, entra dans son corps, et ne manqua pas en qualité d'âme cartésienne de prendre sa place dans la glande pinéale de mon cerveau» (p. 235). Ainsi se termine le voyage proprement dit. Toutefois Descartes et le narrateur se sont promis de rester en correspondance, par l'intermédiaire du P . Mersenne. Rentré chez lui, le second se fait l'intransigeant propagandiste du cartésianisme : « Je me sentis incontinent disposé à prendre tous les airs et toutes les manières des philosophes de cette secte. Je ne parlais plus qu'avec mépris de la philosophie des collèges, qui ne sert, disais-je, q u ' à gâter l'esprit, et à le remplir d'idées creuses et confuses, propres seulement à entretenir une vanité pédantesque. Descartes était le premier, et même le seul philosophe qui eût jamais été au monde, tous les autres n'étaient que des enfants auprès de lui, des chicaneurs et des diseurs de sornettes. Etant invité quelques jours après à une thèse de 58 58 Littéralement, les adversaires de Galilée ne croyaient pas ce qu'il leur montrait à travers sa lunette astronomique et qui pouvait remettre en cause la conception aristotélicienne du ciel : les phases de Vénus, les taches du soleil, etc. Ils admettaient l'objectivité de l'observation télescopique d'un objet terrestre, mais en fonction de leurs présupposés (le ciel est d'une nature différente, la vision directe de la lumière, action instantanée, est seule fiable), ils estimaient que ce que donnait à voir la lunette était une déformation. Galilée a donc dû proposer une autre théorie de la lumière, afin de faire admettre des faits d'observation. Cf. P. Redondi, « Galilée aux prises avec les théories aristotéliciennes de la lumière (1610-1640)», in XVIIe siècle, n° 136, juillet-sept. 1982, pp. 267-283. philosophie, il fallut me faire une violence extrême pour me résoudre à y aller. Je n'y assistai qu'en baillant, et en regardant avec pitie du haut de mon esprit tout ce qui s'y disait. Une des premières choses que je fis, fut de dégrader dans ma bibliothèque les Suarez, 1e Fonseca, les Smigletius, les Gondins etc. (...) Avant que d'être cartésien, j'étais si tendre, que je ne pouvais seulement voir tuer un poulet : mais depuis que je fus une fois persuadé que les bête n'avaient ni connaissance, ni sentiment, je pensai dépeupler de chien la ville où j'étais pour faire des dissections a n a t o m i q u e s (...) (p. 237-238). Cependant, dans les conférences qu'il tient chez lui pour répandre la doctrine, quelques habiles savants lui proposent de objections qui font naître des doutes et des scrupule/, de sorte qu' craint « que les traces de [son] cerveau ne changent, que les esprit animaux ne reprennent l'ancien cours qu'ils y avaient» (p. 239). Il se résout donc à envoyer à Descartes un mémoire qui regroup toutes ces difficultés sur sa cosmogonie , en le priant d'y répondre lui-même. 59 60 Malheureusement, Descartes a un caractère chatouilleux et soupçonneux (cela est souligné à plusieurs reprises dans le récit). Il s'est imaginé, devant cette avalanche d'objections un peu dures que le narrateur en était l'auteur, et le considérant comme un traître il a rompu tous les ponts avec lui. A un péripatéticien qui lui écrit une longue lettre sur l'âme des b ê t e s , en le priant de faire suivre il explique qu'il n ' a plus aucune nouvelle de Descartes, qu'il n' revu ni le P . Mersenne ni le petit nègre, que le vieillard ne répond plus à ses courriers. Il n ' a même plus le précieux tabac qui lui permettrait de faire un nouveau voyage pour raccommoder se affaires. Au sortir d'une nuit d'insomnie où « t o u t ce [qu'il avait de philosophie dans la tête semblait être en mouvement, et se présentait à [son] esprit dans un embarras effroyable» (p. 360), s'aperçoit que sa provision, enfermée sous clef dans une armoire a disparu. Il comprend qu'en punition, il a été déchu de ses privilèges 61 59 Une des occupations favorites de Descartes, notamment lorsqu'il résidait à Amsterdan dans le quartier des bouchers. 60 II forme la quatrième partie de l'ouvrage. 61 C'est la cinquième partie. et que quelque esprit cartésien a été envoyé lui reprendre le merveilleux tabac et changer les traces de son cerveau pour le remettre dans son ancienne disposition (ce qui explique l'insomnie et son effroyable mal de tête — p . 361). Telle est la chute du récit. Le voyageur est revenu à son point de départ. C o m m e au sortir d'un rêve, où l'on croit avoir touché le réel et reconnu des vérités profondes, tout s'estompe et s'éloigne au réveil, il ne reste rien des évidences oniriques, aucune preuve ne subsiste (plus de tabac, et même les lentilles optiques dont Descartes lui avait fait présent pour des observations, ont été brisées quand, oubliant qu'elles ne pouvaient comme lui traverser les murs, il a regagné sa chambre — p . 234-235). Le voyage, si merveilleux soitil, serait-il décevant en son essence? Quelque chose pourtant en demeure : « Cette vicissitude de mouvements des esprits animaux par les traces péripatéticiennes, et par les traces cartésiennes, me semble avoir mis mon esprit dans un certain équilibre, et dans une espèce de détachement des deux sectes opposées, qui le rendent capable de juger assez équitablement de l'une et de l'autre» (p. 361). C'est la vertu du voyage apodémique, disaient les humanistes, que de briser la force des préjugés. C'est aussi le sens de la fantaisie du P . Daniel : limiter les prétentions dogmatiques, récuser le sectarisme philosophique, conserver son jugement et son indépendance d'esprit, au prix, il est vrai, de quelque éclectisme ou scepticisme . Quant à la forme, il est frappant de voir comme l'auteur parvient à mettre en scène les thèses des uns et des autres dans son roman : il a l'habileté de détourner toutes les théories à ses fins de philosophie-fiction. La cosmogonie que Descartes raconte comme une fable, mais une fable abstraite, si l'on peut dire, Daniel lui donne consistance et agrément en campant un décor, en la faisant histoire, aventure, récit des paroles et des actions de personnages. On ne peut que regretter que le genre se soit, semble-t-il, perdu. 62 62 Cf. la conclusion de la lettre du péripatéticien sur l'âme des bêtes, qui parle incontestablement au nom de Daniel : « En un mot, tous tant que vous êtes de cartésiens, vous n'en savez pas plus que nos péripatéticiens ; et à la place de notre idée prétendue confuse de l'âme des bêtes, vous ne présentez au monde qu'une idée très certainement confuse d'une machine, que vous ne connaissez point du tout (...) (p. 357).