L'Etat, l'armée et le citoyen en Russie post-soviétique Collection Logiques Politiques dirigée par Pierre Muller Dernières parutions BERTOSSI Christophe, Lesfrontières de la citoyenneté en Europe, 200l. BUI-XUAN Olivia, Lesfemmes au conseil d'État, 200l. RIHOUX Benoît, Les partis politiques: organisations en changement, 2001. Jacques GERSTLÉ (sous la direction de), Les effets d'iriformation en politique, 200 I. Jérôme LAFARGUE, Protestations paysannes dans les Landes, 2001. Serge TERRIBILINI, Fédéralisme, territoires et inégalités sociales, 200 l. Philippe ZITTOUN, La politique du logement, 1981-1995, 2001. Valérie AMIRAUX, Acteurs de l'Islam entre Allemagne et Turquie, 2001. Josepha LAROCHE, La loyauté dans les relations internationales, 2001. Mario PEDRETTI, La figure du désobéissant en politique, 2001. Michel-Alexis MONTANÉ, Leadership politique et territoire, 200l. Guillaume TUSSEAU, Jeremy Bentham et le droit constitutionnel, 2001. Sous la direction de Anne Muxel et Marlaine Cacouault, Les Jeunes d'Europe du Sud et la politique. Une enquête comparative France, Espagne, Italie, 2001. François BARAIZE, L'invention politique de l'agglomération, 2001. Pierre BOUTAN, Enseigner la Région, 2001. Lorena PARINI (dir.), Etats et mondialisation: stratégies et rôles, 200l. Claudie BAUDINO, Politique de la langue et différence sexuelle, 2001. Françoise Daucé L'Etat, l'armée et le citoyen en Russie post-soviétique L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris - FRANCE L'Harmattan Hongrie Hargita u. 3 J026 Budapest - HONGRIE L'Harmattan Italia Via Bava, 37 10214 Torino - ITALIE @ L'Harmattan, 2001 ISBN: 2-7475-1566-4 Sommaire Liste des sigles Translittération 9 11 Introduction ]3 Armée et pratiques politiques L'objectivation de nouvelles règles Innovations et traditions institutionnelles Usages intérieurs de l'armée 27 29 51 67 Traditions militaires et logiques collectives L'armée comme groupe social L'armée comme institution totale L'armée en politique 87 89 107 131 L'apparition du particulier, entre l'armée et l'Etat L'autonomie des individus dans l'armée La structuration de mouvements sociaux face à l'armée Les stratégies des régions face à l'armée La guerre en Tchétchénie 157 159 183 205 231 Conclusion 251 Bibliographie Principaux événements politico-militaires de la Russie postsoviétique Index des noms propres Table des matières 259 281 289 295 Liste des sigles ARA : Association antimilitariste radicale CEI (en russe: SNG, Soûz nezavisimyh gosudarstv) : Communauté des Etats Indépendants COCONA : Conseil de coopération nord-atlantique DPA: Mouvement de soutien à l'armée, l'industrie de défense et la recherche militaire, fondé par le général Rokhline FAPSI : Agence fédérale des communications et de l'information du gouvernement russe FCE : Traité sur les forces conventionnelles en Europe, signé le 19 novembre 1990 à Paris entre les 22 pays-membres de l'OTAN et du Pacte de Varsovie FNI: Traité sur les missiles nucléaires intermédiaires signé le 8 décembre 1987 FR : Fédération de Russie FSB (Federalnaâ sluzba bezopasnosti) : Service fédéral de sécurité GKTchP (Gosudartvennij komitet po crezvcajnomu polozeniû) : Comité d'Etat pour l'état d'urgence, constitué le 19 août 1991 par les opposants à M. Gorbatchev. Il est composé de O. Baklanov (premier vice-Président du Conseil de défense de l'URSS), V. Krioutchkov (président du KGB de l'URSS), V. Pavlov (Premier ministre de l'URSS), B. Pougo (ministre de l'Intérieur), V. Starodoubtsev (président de l'Union des Paysans), A. Tiziakov (président de l'Association des entreprises d'Etat) et G. Ianaev, qui se déclare Président par intérim. GOU: Direction opérationnelle principale de l'Etat-major général GPU (Gosudarstvenno-pravovoe upravlenie): Direction juridique d'Etat de l'Administration du Président de la Fédération de Russie GUVD : Direction principale des affaires intérieures KGB (Komitet gosudarsvennoj bezopasnosti): Comité pour la sécurité d'Etat de l'URSS Union des Komsomol (Kommunisticeskij soûz molodëZi) jeunesses communistes KRO : Congrès des communautés russes LDPR : Parti libéral-démocrate de Russie, dirigé par V. Jirinovsky MGIMO (Moskovskij gosudarstvennij institut meidunarodnyh otnoseniâh) : Institut moscovite d'Etat des relations internationales MID (Ministerstvo innostrannyh del): Ministère des Affaires étrangères MO (Ministerstvo oborony) : Ministère de la Défense MVD (Ministerstvo vnutrennyh dei) : Ministère de l'Intérieur ONU: Organisation des Nations-Unies OTAN: Organisation du Traité de l'Atlantique Nord peus : Parti communiste de l'Union soviétique PVO (Vojska protivo-vozdusnoj oborony): Défense anti-aérienne RKKA : Armée rouge ouvrière et paysanne RSFSR : République socialiste fédérative soviétique de Russie RVSN (Raketnye vojska strategiceskogo naznaceniâ) : Forces des missiles stratégiques SKVO : Région militaire du Caucase Nord START (Strategic Arms Reduction Treaty): Le traité START I a été signé par les Etats-Unis et la Russie le 31 juillet 1991. Le traité START II a été signé le 3 janvier 1993. Il prévoit qu'au 31 décembre 2007 les Etats-Unis réduisent leur arsenal nucléaire à 3500 têtes et la Russie à 3000 têtes. SV (Suhoputnye vojska) : Armée de terre URSS (SSSR) : Union des républiques socialistes soviétiques UVKR : Direction du contre-espionnage militaire du FSB VMF (Voenno-morskoj flot) : Marine VPK (Voenno-promyslennij kompleks): Complexe militaroindustriel VO (Voennij okrug) : Région militaire VTsIOM : Centre russe d'étude de l'opinion publique VVS (Voenno-vozdusnye sily) : Armée de l'air ZGV: Troupes du groupe occidental, stationnées en Allemagne de l'Est Translittération Afin de faciliter la lecture et de rendre lisibles les noms communs et les noms propres russes utilisés, nous avons adopté la transcription française la plus usitée dans le corps du texte. Pour les notes de bas de page et la bibliographie, nous avons utilisé le système de translittération international en vigueur. A titre d'exemple, voici les principes qui ont présidé à la translittération des noms russes en alphabet latin dans le texte et dans les notes de bas de page et la bibliographie: Alphabet cyrillique Transcription dans le texte Transcription dans les notes )!( i z v x q ou kh tch ts ~chtch ch iou ia u h C c S S Û â L( III 10 » Introduction Durant les périodes de forte tension politique, à l'heure où l'ordre ancien est ébranlé par les partisans de la réforme, voire de la révolution, le rôle de l'armée est déterminant pour savoir qui l'emportera. Cette centralité politique de la force armée a été clairement démontrée lors de la constitution puis du renversement des dictatures militaires en Grèce, en Espagne ou en Amérique Latine, au cours de la seconde moitié du XXème siècle. En URSS, l'Etat n'a jamais été aux mains d'une dictature militaire, mais dès la révolution, l'importance prise par l'armée dans l'organisation politique et sociale soviétique a conduit à poser la question de l'influence des militaires sur le régime. Certains auteurs, comme W. Odom ou C. Castoriadis, ont estimé qu'un appareil militaire de la taille de celui de l'Union soviétique pesait nécessairement sur la société et ont estimé que la révolution de 1917 avait donné naissance à une société radicalement nouvelle, caractérisée par un pouvoir centralisé, le despote étant l'armée et non plus le Parti1. Ces thèses ont été critiquées, notamment par J. Sapir, qui a montré que le pouvoir politique soviétique s'était donné d'amples moyens pour contrôler l'institution militaire. Il n'en reste pas moins que, jusqu'en 1985, l'armée était en affinité institutionnelle et idéologique maximale avec le régime politique. L'armée est, par définition, une organisation autoritaire, fondée sur le centralisme, la hiérarchie et l'uniformisation des pratiques collectives. Autant de caractéristiques qui peuvent s'appliquer au régime soviétique. La destruction des solidarités sociales (par la conscription), la bureaucratisation des relations humaines (par le poids de la hiérarchie) et l'organisation systématique des rapports sociaux (par des programmes de socialisation élaborés au sein de l'armée) sont autant de traits de l'armée soviétique, conformes à la définition du I W.E. Odom. The Militarization of Soviet Society. Problem.. of Communism, vol. 2S, n° S, sept-oct. 1975. pp. 34-SI. C. Castoriadis. Fayard, 1979. Devant la guerre, tome I : Les réalités. Paris: Introduction totalitarisme donnée par H. Arendt2. A la fin des années 1980, la libéralisation politique engagée par M. Gorbatchev rompt cette harmonie autoritaire et introduit des dissonances entre l'organisation de l'armée et les valeurs du nouveau régime. La suppression du rôle dirigeant du Parti communiste, la séparation des pouvoirs exécutif et législatif et la reconnaissance des libertés indi viduelles sont en contradiction avec l'organisation autoritaire miJitaire. Cette opposition nouvelle est-elle susceptible de déboucher sur une confrontation (coup d'Etat militaire) ? Quelles sont les réponses institutionnelles apportées par le nouveau pouvoir politique pour réduire ces tensions? Quels sont les processus d'adaptation et de résistance observables au sein de l'institution militaire? Quelles sont les stratégies des citoyens russes et des mouvements civils face à ces transformations? Construction de l'Etat et modèle militaire La question du lien entre l'armée et l'Etat doit être replacée daGs son contexte historique. Dans un article, publié en 1902 et intitulé « Etat et société en Russie », E. Durkheim écrivait déjà: « Chez les peuples occidentaux de l'Europe, l'Etat est plutôt résulté du développement spontané de la société (...). En Russie (...), l'Etat s'y est organisé avant la société et c'est lui qui a organisé la société ». Etudiant Ie rôle de l'armée dans le processus de la construction étatique, il affirme: «Pour lutter contre les Oulous Tartares, d'une part, contre les Lithuaniens, de l'autre, les princes moscovites «devinrent des organisateurs militaires dans le style des conquérants turcs ». Ce premier germe, une fois créé, grandit de luimême. Les conquêtes engendrèrent les conquêtes; pour cela, il fallut augmenter l'armée, en améliorant la technique, c'est à cela que s'employa presque uniquement l'activité gouvernementale »3. L'imbrication de l'organisation militaire et du gouvernement politique est ainsi clairement posée. La première constitution d'une armée régulière en Russie remonte à 1630. Deux régiments de mercenaires étrangers furent, à l'époque, formés par Mikhail 2 Hannah Arendt. Le système totalitaire. Paris: Le Seuil, 1972. 3 Emile Durkheim. Etat et société en Russie. Extrait de L'Année sociologique, n05, 1902. O(é par Dominique Colas dans les Cahiers Anatole Leroy-Beaulieu, n° l, 1998. p. 7. 14 L'Etat, l'armée et le citoyen en Russie post-soviétique Fedorovitch, engagé dans la guerre de Smolensk4. La création d'une administration militaire centrale, remonte, quant à elle, à 1717, année où Pierre le Grand créa des collèges pour gérer son Etat. Deux de ces collèges, comparables aux futurs ministères, étaient consacrés aux affaires militaires: l'un à la guerre, l'autre à 1a marine. Leur apparition coïncide avec la création d'une armée de conscription. Les collèges furent remplacés par des ministères un siècle plus tard, sous Alexandre 1er.La création d'une armée stable et permanente en Russie marque l'achèvement de la construction d'un Etat et d'un régime politique centralisé dans ce pays. La constitution d'armées permanentes, fondées ou non sur la conscription, suppose la captation par l'Etat de ressources financières destinées à assurer l'entretien et la protection des soldats. Depuis le Moyen Age européen, l'apparition des Etats est indissociable de leur appropriation de deux pouvoirs régaliens: le droit de battre monnaie et le droit de lever une armée. L'entretien d'une armée a un coût économique élevé et suppose l'organisation d'une administration centrale capable de lever l'impôt et d'organiser le pays. N. Elias souligne que le monopole militaire d'un Etat est réciproquement lié à l'exercice de son monopole fiscal. Le retrait des forces en armes au particulier et leur prise en charge par l'autorité publique s'accompagne nécessairement d'une augmentation de ses recettes. Pour T. Skocpol, la nécessité d'entretenir les militaires est au fondement de l'activité redistributrice de l'Etat et préfigure les pratiques de l'Etat providence5. La Russie n'échappe pas à cette règle. Evoquant le processus historique de construction de l'Etat en Russie, E. Durkheim estime que les besoins d'ordre extérieur et militaire 2e suscitèrent. «Seulement, pour donner satisfaction à ces besoins, il était indispensable de ne pas laisser la population russe dans l'état incohérent et anarchique où elle se trouvait; car une grande armée ne peut vivre si les ressources financières de l'Etat ne sont pas régulièrement assurées. C'est ainsi que les Tzars furent amenés à organiser le pays. Mais cette organisation ne prit naissance que 4 Pour plus de précisions sur ks débats qui opposent les historiens russes quant à l'apparition de la première armée régulière, voir Aleksandr Malov. Rozdenie regulâmoj russkoj armii. Nezavisimoe voennoe obozrenie, n026, 2001. p. 5. 5 Theda Skocpol. Protecting Soldiers and Mothers. The Political Origins of Social Policy in the United States. Cambridge, London: The Belknap Press of Harvard University Press, 1992.714 p. 15 Introduction pour répondre à des nécessités militaires et fiscales et, par suite, porte la marque des causes qui l'ont déterminée »6. A la suite de la révolution de 19 I7, l'armée reste une institution centrale du régime soviétique. Au carrefour de la construction idéologique et étatique de cet Etat, elle participe de ses fondements. Comme le note G. Peries, « le socialisme autoritaire se distingue des autres courants historiques du, socialisme, qu'ils soient démocratiques, libertaires ou conseillistes (...). Il est intéressant de constater que les principaux théoriciens et praticiens de cette forme spécifique de socialisme ont fréquemment recours à la militarisation, soit de leur discours, soit de leur pratique effective du pouvoir >/. Dans l'esprit de Lénine, la mission du Parti est assimilée à la lutte militaire: « Les membres du comité d'usine doi vent se considérer comme des représentants du comité, tenus à se soumettre à tous les ordres de celui-ci, tenus d'observer toutes les « lois et coutumes» de cette armée « en campagne» dans laquelle ils sont entrés et de laquelle ils n'ont pas ]e droit de sortir en temps de guerre sans l'autorisation du commandement »8. Comme le souligne D. Colas, le Parti, comme l'armée, fonctionne sur le principe de l'abandon de sa volonté par le militant. Les similitudes entre le Parti et l'armée sont nombreuses, mais l'Armée rouge reste un produit du Parti. Quand Lénine donne l'Armée rouge en modèle, il renvoie, en fait, au Parti9. La théorisation des liens entre le Parti et l'armée est aussi l' œuvre de L. Trotsky, chargé de la mise sur pied opérationnelle de l'Armée rouge. En 1918, L. Trotsky intègre, par nécessité, de nombreux officiers du Tsar dans l'armée bolchevique. Afin d'en assurer la soumission idéologique au nouveau régime, il crée une administration politique militaire. Un officier politique est placé à chaque échelon de commandement. Cette innovation facilite la transition idéologique du régime tsariste au régime soviétique dans l'armée. Une forte symbiose se développe entre l'organisation politique soviétique et l'institution militaire. En ]920, L. Trotsky explique: « La mème armée représentait de la sorte, par sa composition et sa structure, une masse paysanne rassemblée en organisation militaire sous ]a 6 Emile Durkheim. Etat et société en Russie... art.cité. p.7. 7 Gabriel Peries. Economie et discours militariste. Mots, n043, juin 1995. p. 64. , Lénine. Œuvres. Paris: Editions sociales, 1958-1976. Tome 6. p. 246. Cité par Dominique Colas. Le UnÙlÎsme. Paris: PUP, 1982. p. 99. 9 Dominique Colas. Le Léninisme... op. cit. p. 99. 16 L'Etat, l'armée et le citoyen en Russie post-soviétique direction des ouvriers d'avant-garde. (...) Si l'on considère la IIIème armée sous cet angle général, on voit qu'elle est le reflet de toute la Russie soviétique» 10. De l'arrivée au pouvoir des Bolcheviks jusqu'aux réformes gorbatchéviennes, l'histoire de l'armée soviétique témoigne des péripéties du régime. Ete contribue aussi directement à l'élaboration d'une configuration politique spécifique à l'URSS. Le socialisme autoritaire préconise un mode de gestion de la société à partir d'une organisation centralisée de la décision, proche du modèle militaire. Les pratiques politiques et militaires sont en concordance et sont fondées sur la domination d'un parti politique unique. A partir de la fin des années 1920, l'armée est directement touchée par le processus de construction du totalitarisme stalinien. Dans les années 1930, les principaux dirigeants du ministère de la Défense sont victimes des grandes purges. A l'aube de la seconde guerre mondiale, l'armée soviétique est dépourvue de son commandement qualifié. Cette faiblesse, dont la révélation au monde est repoussée en raison des accords signés entre Hitler et Staline, est évidente en 1941, lors de la défaite des troupes soviétiques face aux forces allemandes de l'opération Barbarossa. Leningrad est pratiquement investie tandis que Kiev tombe le 19 septembre 1941. Ce n'est qu'à la suite de lourdes pertes, et au prix d'une occupation de son territoire, que l'armée soviétique parvient à reprendre l'avantage. Avançant vers Berlin, elle occupe progressivement les territoires qui la séparent de la capitale allemande. A l'issue de la guerre, grâce à ses conquêtes militaires, le territoire de l'URSS s'étend vers l'ouest. Les Etats baltes sont intégrés dans l'Union des républiques socialistes soviétiques. L'URSS assure le contrôle indirect des démocraties populaires d'Europe centrale et orientale. Le développement de la confrontation avec les Etats-Unis et les pays d'Europe occidentale conduit l'URSS à accorder une place centrale à l'armée à l'intérieur du bloc soviétique. L'exercice du pouvoir par L. Brejnev conduit cette politique à son acmé. Les dépenses de défense augmentent régulièrement. Le modèle des relations entre l'armée et le pouvoir en URSS présente certaines analogies avec le type idéal établi par H. Spencer au début du siècle :« La structure du type social guerrier, comportant un fort pouvoir de contrainte, un despotisme 10 L. Trotsky. Terrorisme et communisme. et discours... art.cité. 1920. Cité et analysé par Gabriel Peries. Economie p. 65. 17 Introduction centralisateur et une réglementation étatique de la vie privée et économique, n'a pour seul but régulateur qu'un maximum de performances guerrières, derrière lesquelles la liberté et Je bien-être de l'individu doivent s'effacer »11. L'arrivée au pouvoir de M. Gorbatchev, en 1985, brise l'harmonie politique unissant l'armée et le Parti. Pour réfonn('r l'Etat soviétique, M. Gorbatchev entend diminuer les dépenses militaires et redonner sa place à l'initiative individuelle, deux évolutions qui vont à l'encontre des intérêts de l'arn1ée. Le renoncement à la militarisation est illustré par l'émancipation des démocraties populaires d'Europe centrale et orientale de la tutelle soviétique. L'armée se replie sur le territoire de l'Union. Le Pacte de Varsovie est dissous. En août 1991, la tentative de putsch de dirigeants conservateurs contre M. Gorbatchev échoue, en raison de la non-intervention de l'année. Le régime soviétique se décompose face aux revendications nationalistes des républiques fédérées et aux coups de boutoirs des mouvements politiques opposés au régime. Le pouvoir refuse de rétablir massivement l'ordre par la force. En décembre 1991, M. Gorbatchev annonce la disparition de l'Union soviétique. Les 15 Etats qui lui succèdent entreprennent alors de se réapproprier, ou de refuser, leur part de l'héritage militaire. La Russie, ancienne métropole de l'empire, nationalise à contrecœur les troupes stationnées sur son territoire et rapatrie celles présentes hors des frontières de l'Union et dans les pays Baltes. Elle crée son propre ministère de la Défense en mars 1992 et, acquérant ainsi le dernier pouvoir régalien lui échappant, se constitue en Etat à part entière. La dissociation des intérêts politiques et militaires marque une rupture fondamentale dans l'histoire de la Russie. Elle conduit à une remise en cause simultanée de tous les paramètres de cet Etat: transformation des frontières, libéralisation politique, développement du marché... La Russie n'a jamais vécu dans les frontières qu'elle connaît depuis 1992. L'Empire russe s'était construit progressivement et étendu au fil des conquêtes. L'Ukraine y était incorporée de longue date, ainsi que l'Asie centrale. Le Caucase avait été intégré à la Russie à la fin du XIXème siècle. II Cité par Otto Hintze. Féodalité. capitalisme et Etat moderne. Paris: Editions de la MSH. 1991. p. 56. Herbert Spencer oppose le type social guerrier au type industriel, qui promeut des objectifs de liberté et de bien.être individuels. 18 L'Etat, l'année et le citoyen en Russie post-soviétique Comme le note R. Garthoff : «La Russie n'est pas revenue à ses frontières de 1939 ou de 1917; plus encore, avec la perte de l'Ukraine, de la Biélorussie et du Kazakhstan en particulier, la Russie retourne à peu près à ses frontières du XVIIème siècle »12. La libéralisation politique et le changement de frontières conduisent à l'émergence de problèmes nationaux et à la réorganisation des relations entre les populations installées en Russie. Ce changement multidimensionnel est inédit. Dans les autres régions du monde, certains Etats connaissent une transformation politique sans modification de leurs frontières. C'est le cas des pays de l'Europe centrale et orientale (à l'exception de la Tchécoslovaquie et de la Yougoslavie). D'autres connaissent des modifications de frontières, sans changement fondamental de régime politique. Etudiant les évolutions de la fin de la période soviétique, A. J. Motyl note qu' «Une comparaison avec le Mozambique et l'Angola postcolonial est instructive. Là aussi, l'effondrement impérial a laissé les populations natives privées de ressources et face à des problèmes étourdissants. Mais à la différence des nations soviétiques, traumatisées par des décennies de pouvoir totalitaire, le Mozambique et l'Angola ne sont pas face à la nécessité de créer une économie de marché et une société civile à partir de rien» 13.Ce contexte historique a des répercussions importantes sur les relations entre l'armée et le pouvoir russe. A partir de 1992, leur vision du monde se différencie. Les militaires persistent à promouvoir la renaissance de la puissance à un coût que l'Etat ne peut supporter. L'entretien d'une armée conventionnelle nécessite des ressources économiques importantes (pour payer les soldes, entretenir :e matériel, organiser le territoire). Confronté à un fort déclin de la production nationale et à une désorganisation des services de perception des impôts, l'Etat russe ne manifeste plus la volonté d'entretenir une armée de plusieurs millions d'hommes. En raison de la forte imbrication historique de l'armée et du pouvoir dans la construction de l'Etat russe pré-révolutionnaire puis soviétique, la modification de l'un des partenaires de l'interaction Raymond L. Garthoff. Russian Military Doctrine and Deployments. In Bruce PalTOtt (ed.). " State Building and Military Power in Russia and the New States of Eurasia. Annonk, NewYork: M.E. Sharpe, 1995. p.48. 13 Aleksander J. Motyl. Totalitarian Collapse. Imperial Disintegmtion and the Rise of the Soviet Nations: Implications for thc West. In Mandelbaum, Michael. The Rise of Nation.f in the Soviet Union. New York: Council of Foreign Relations Press, 1991. p.51. 19 Introduction ne peut être sans effet sur l'autre. L'étude de la transformation des mécanismes de contrôle de l'armée par le pouvoir russe et l'étude du comportement de l'armée face au pouvoir politique postsoviétique permettent de déboucher sur une réflexion plus générale sur l'Etat en Russie. Transformation de l'Etat, transformation de l'armée? La transformation du régime politique en Russie suppose la transformation de ses relations avec l'armée. D'un point de vue théorique, l'étude des «transitions démocratiques », de leurs caractéristiques et de leurs chronologies a généralement été menée à partir de la transformation des régimes autoritaires ouesteuropéens (Espagne, Grèce, Portugal) puis latino-américains, au cours des années 1980. L'ouvrage de G.O'Donnell et P. Schmitter sur les transitions démocratiques, Transitions from Authoritarian Rulel4, est paru dès 1986. Quelques années plus tard, la disparition des régimes communistes d'Europe centrale et orientale relance les études en transitologie. La « troisième vague» de démocratisation donne lieu à de nombreuses recherches sur les transitions. Définies initialement comme «l'intervalle entre un régime politique et un autre »15, elles sont souvent comprises comme «l'intervalle entre un régime politique autoritaire et un régime démocratique »16. Les études sur les transitions démocratiques tendent parfois à se réduire à un ensemble de règles techniques à appliquer pour permettre la disparition de la dictature et la consolidation de la démocratie. Dès 1993, ces analyses ont été discutées puis critiquées pour leur caractère déterministe et téléologique. Les principaux auteurs spécialisés dans ces études reconnaissent aujourd'hui que «le processus par lequel un Etat bureaucratique-autoritaire s'achève ne conduit pas nécessairement à une démocratie politique stable (.. .). Au contraire, de tels processus peuvent connaître des relâchements qui peuvent intensifier les caractères du gouvernement autoritaire précédent »17. L'abandon de l'idéalisme démocratique au profit du 14Guillenno O'Donnell, Philippe Schmitter. Transitions from Authoritarian Rule. Tentati"e Conclusions about uncertain Democracies. Baltimote : The John Hopkins U. P., 1986. G. O'Donne!, P. Schmitter. Transitions from Authoritarian Rule. Tentative conclusions... " op. cit. p. 6. 16 Helga H. Welsh. Political Transition Processes in Central and Eastern Europe. Comparative Politics, vol. 26, n04, 1994. 17 Guillenno O'Donnell. Selected Essays on Authoritarianism and Democratization. NotreDame, Ind.: University of Notre-Dame Press, 1995. 20