Une histoire de l'ulcère gastro-duodénal Acteurs de la Science Collection dirigée par Richard Moreau, professeur honoraire à l'Université de Paris XII et Claude Brezinski, professeur émérite à l'Université de Lille La collection Acteurs de la Science est consacrée à des études sur les acteurs de l'épopée scientifique moderne; à des inédits et à des réimpressions de mémoires scientifiques anciens; à des textes consacrés en leur temps à de grands savants par leurs pairs; à des évaluations sur les découvertes les plus marquantes et la pratique de la Science. Dernières parutions Nausica Zaballos, Le système de santé navajo. Savoirs rituels et scientifiques de 1950 à nos jours, 2009. Jérôme Janicki, Le drame de la thalidomide. Un médicament sans frontières, 1956-2009,2009. Etienne Mollier, Mémoires d'un inventeur. De la photographie 35 mm au rétroprojecteur 1876-1962, 2009. Pierre de Félice, Histoire de l'optique, 2009. Marie-Thérèse Pourprix, Des mathématiciens à la faculté des sciences de Lille, 1854-1971,2009. Roger Teyssou, Dictionnaire biographique des médecins, chirurgiens et anatomistes de la Renaissance, 2009. Alexis et Dominique Blanc, Les personnages célèbres des Côtesd'Armor, 2008. Jean-Pierre Renau, Eugène Woillez, le véritable inventeur du « poumon d'acier », 2008. Pierre Bayart, La méridienne de France ou L'aventure de sa prolongationjusqu'aux Baléares, 2007. Claude Brezinski, Comment l'esprit vient aux savants, 2007. Serge Boarini, Introduction à la casuistique, 2007. Agnès Traverse, Le projet SOLEIL, 2007. Shefqet Ndroqi, Une vie au service de la vie, mémoires d'un médecin albanais (1914-1997), 2007. Ludovic Bot, Philosophie des sciences de la matière, 2007. Général d'armée Jean-Pierre Kelche, Grand Chancelier de la Légion d'honneur (sous la présidence de), Les Maisons d'éducation de la Légion d'honneur: deux siècles d'apport à l'instruction et à l'éducation des jeunes filles. Actes du Colloque organisé à l'occasion Roger TEYSSOU Une histoire de l'ulcère gastro-duodénal Le pourquoi et le comment L'Harmattan @ L'Harmattan, 2009 5-7, rue de l'Ecole polytechnique, 75005 http://www.librairieharmattan.com diffusion [email protected] harmattan I @wanadoo.fr ISBN: 978-2-296-09631-8 EAN : 97822960963] 8 Paris Le propre de l'esprit scientifique est de se méfier de tout concept abstrait détaché de ses signes. Jean Hamburger Préface Ce livre décrit les étapes qui ont mené à la découverte de la cause d'une affection digestive courante, l'ulcère gastroduodénal. Il comprend trois grandes parties. La première décrit mon parcours personnel de gastroentérologue et les progrès accomplis dans la connaissance et le traitement de cette maladie tout au long de ma pratique quotidienne, tant privée qu'hospitalière, de 1965 à 2008 ; la seconde expose les deux grandes périodes historiques au cours desquelles différents systèmes ont voulu élucider le mystère de sa genèse: la médecine humorale d'abord, jusqu'en 1850, puis les sciences fondamentales (physiopathologie, histopathologie, bactériologie) et les disciplines plus spécifiquement psychologiques (psychiatrie, psychanalyse et psychosomatique) ; la troisième est une digression sur la pensée médicale et l'interprétation qu'en fait chaque époque. Elle m'a été inspirée par l'histoire exemplaire que fut la découverte finale de l' Helicobacter pylori. Nous la devons sans conteste aux travaux bactériologiques de J. Robin Warren et de Barry J. Marshall qui, dès 1982 isolent et cultivent cette bactérie à partir d'estomacs humains, travaux récompensés par le prix Nobel de physiologie et de médecine en 2005. Je terminerai cette préface par cette remarque de F.J.V. Broussais: Lorsqu'un fait important et fécond en conséquences est enfin connu, il est curieux de voir comment ceux qui nous ont précédé pouvaient s'y prendre jadis pour ne pas l'apercevoirl. 1 Broussais Fl.V., Paris, 1829,2,276. Examen des doctrines médicales 7 et des systèmes de nosologie, 1 Une expérience Ma génération2 a eu la chance d'utiliser les premiers endoscopes3 japonais à fibres de verre, encore à éclairage distal et à vision latérale. En ce qui me concerne, ce fut à Lariboisière, dans le service du Professeur François Besançon, dès 1969. Auparavant, dans les années soixante, la radiographie était pratiquement notre unique moyen de diagnostiquer l'ulcère. Le malade ingérait une bouillie barytée, souvent avec un haut-le-cœur. On variait les incidences en prenant des clichés debout ou couché, en faisant pivoter le patient sur la table radiologique: oblique antérieur ou postérieur droit ou gauche, procubitus (à plat ventre), décubitus (à plat dos), Trendelenburg (position couchée sur le ventre, la table inclinée, tête plus basse que les pieds), compression de la paroi abdominale avec un ballonnet gonflable, etc... Nous suivions le parcours de l'index opaque, le sulfate de baryum, depuis l'œsophage jusqu'au duodénum, postés derrière nos écrans, revêtus d'une pesante chasuble plombée. Plus tard, avec l'apparition des amplificateurs de brillance4, nous suivîmes le déroulement de l'examen sur un écran de télévision, à l'abri des rayons X, derrière un paravent aux épaisses vitres plombées. Les films étaient développés dans une chambre noire. On les plongeait dans le révélateur, on les lavait dans un 2 Je suis né en 1936. 3 Appareil muni d'une source lumineuse et d'un système optique permettant d'éclairer et d'explorer l'intérieur d'un organe, en l'occurrence l'œsophage, l'estomac et le duodénum. 4 Dispositif qui transforme l'image optique en image électronique, ce qui augmente sa luminosité et sa précision, permettant son examen en temps réel. 9 bac rempli d'eau courante, puis on les fixait en les immergeant dans un bain de sels d'argent avant de les laver à nouveau pour les sécher ensuite. Parfois, on les examinait encore mouillés pour améliorer une incidence et reprendre un cliché en cours d'examen. Par la suite, les machines à développer évitèrent toutes ces manipulations. Nous interprétions des ombres chinoises et une sémiologie complexe permettait de définir les différents types de niches ulcéreuses5 et, surtout, quand elles siégeaient dans l'estomac, de déterminer leur nature bénigne ou cancéreuse sur des critères morphologiques qu'avait bien définis René Charles Albert Gutmann (1885-1981) dès 1937 : la niche ulcéreuse à plateau ou triangulaire ou encastrée, la niche dans une lacune, la niche à ménisque, étaient toutes suspectes de malignitë. Les niches bénignes, traduction radiologique de la simple perte de substance au niveau de la paroi gastrique, pouvaient être rondes, ovalaires, semi-lunaires, triangulaires, en bouchon de champagne, plates, en cupules, en queue d'aronde. Les ulcères du bulbe duodénal donnaient lieu à des descriptions très métaphoriques, presque poétiques: ulcères en trèfle, en papillon, en orchidée, en chapeau mexicain. Et que dire de l'aspect en perle enfilée du rare ulcère post-bulbaire ? Les éponymes parsemaient les comptes rendus et faisaient feuilleter fébrilement leurs dictionnaires de termes médicaux aux secrétaires: niche de Haudeck, récessus de Cole7. Longtemps encore, la radiologie digestive cohabita avec l'endoscopie. J'ai attendu 1980 pour me défaire de ma table télécommandée Siemens Klinograph. Et, quand je m'y suis résolu, l'endoscopie était autonome depuis au moins cinq ans, l'endoscopie haute en première intention étant de rigueur et ma table télécommandée de moins en moins utilisée. On était loin des années 70 au cours desquelles le gastroentérologue, en quelque sorte auxiliaire du radiologue, vérifiait une niche ulcéreuse radiologiquement douteuse, pratiquait une fibroscopie gastrique seulement quand il y avait discordance 5 Image radiologique correspondant au moulage opaque de l'ulcère siégeant en un point de la paroi gasro-duodénale. 6 Gutmann R.-A., Le cancer de l'estomac au début, étude clinique, radiologique et anatomopathologique, Paris, 1939, 153-168. 7 Brombart M., Atlas de radiologie clinique du tube digestif, Paris, 1964,2,353,363, 365. 10 entre une symptomatologie clinique évocatrice d'ulcère et un transit gastro-duodénal apparemment normal ou même exigeait une radiographie de l'estomac avant de pratiquer une gastroscopie. L'endoscopie que j'ai connue à mes débuts, chez le Professeur André Cornet (1911-2007), à Laënnec, en 1965-66, se pratiquait encore avec des endoscopes semi-rigides de conception ancienne. Ils étaient tous dérivés d'un modèle conçu par Rudolph Schindler (1888-1968) en 1932. Voici la description qu'en donnait Charles Debray (1907-1979) en 1937 : La caractéristique essentielle de ce gastroscope est la flexibilité ou plutôt la demi-flexibilité de sa moitié inférieure qui autorise une angulation de 34° d'angle avec l'axe primitif sans que les images soient déformées et cessent d'être rondes. Mais cette souplesse relative impose la multiplication des lentilles et des prismes qui transmettent l'image ce qui rend l'appareil coûteux et relativement jragilé. L'appareil encore utilisé en France dans les années soixante était le gastroscope standard OPL, dérivé du modèle de Wolf-Schindler et perfectionné sur les indications de Charles Debray9. On ne pouvait alors explorer ni la totalité de l'estomac ni passer dans le duodénum pour y voir une éventuelle ulcération, encore moins effectuer des biopsies. L'examen se déroulait selon un protocole immuable et les médecins qui le pratiquaient étaient peu nombreux. On commençait par une anesthésie locale du fond de la gorge, de la luette, des amygdales et de I'hypopharynx avec un pulvérisateur à bec long contenant une solution de la cocaine. Ensuite, avec un très long porte-coton courbe imbibé de coca'ine et introduit dans le pharynx, on anesthésiait la bouche oesophagiennelO. Puis le malade était allongé sur le côté gauche, la tête soutenue en extension, dans l'axe de la colonne vertébrale, par un aide. L'opérateur, debout ou à genou sur un oreiller posé sur le sol, à la tête du malade, 8 Debray Ch., La pratique de la gastroscopie dans le diagnostic ternent de l'ulcère de l'estomac, Paris, thèse, 1937,7. 9 Debray c., Housset P., Gastrocopie, EMC 9012 A 10,9-1967, 10 et la conduite du trai1-8. Appelée aussi bouche de Killian, du nom du laryngologiste Gustav Killian (1860- 1921), elle correspond à l'extrémité supérieure de l'œsophage, zone fragile au niveau de laquelle les appareils rigides ou semi-flexibles provoquaient parfois des perforations. 11 introduisait précautionneusement le gastroscope qui progressait à l'aveugle dans l'œsophage. Le franchissement de la bouche oesophagienne et surtout du cardia était un moment délicat, l'opérateur risquant de perforer la paroi s'il poussait brutalement l'appareil. Quand il était parvenu dans l'estomac, on le dilatait en y insufflant de l'air à l'aide d'une poire en caoutchouc. Ensuite, l'œil rivé à l'oculaire, l'opérateur inspectait à travers l'objectif latéral la paroi gastrique éclairée par une lampe électrique de bas voltage, située à l'extrémité distale de l'appareil. Un ballonnet gonflable fixé au bout de l'endoscope permettait d'écarter la paroi gastrique de l'objectif sur lequel elle avait tendance à se plaquerll. A l'exception du gastroscope opérateur créé par E.B. Benedict (?-?)12en 1949, peu répandu, mais qui permettait une biopsie orientée grâce à une pince introduite par une tubulure latérale de l'appareil, aucun endoscope semi-flexible n'était muni, à cette date, d'un tel dispositif. Il n'y avait pas d'autre ressource, le plus souvent, que d'effectuer des prélèvements par aspirationsection, d'un intérêt général indéniable mais d'une précision aléatoire. Il s'agissait d'une sonde tubulaire de 100 mm de long, de 4 mm de diamètre externe, munie à son extrémité distale d'un cylindre percé d'un minuscule hublot de 2 mm de diamètre derrière lequel coulissait un couteau manoeuvré de l'extérieur par un fil. On la faisait avaler au malade sous contrôle radiologique et on l'orientait à l'intérieur de l'estomac. On aspirait ensuite la muqueuse à travers la minuscule ouverture et on relevait la lame qui sectionnait la muqueuse invaginée. On retirait la sonde et l'on récupérait le fragment resté à l'intérieur de l'emboutI3. En 1959, Charles Debray et Pierre Housset mirent au point un gastroscope semiflexible à biopsie par aspiration section dirigée. Cet appareil comportait un canal dans lequel on glissait la sonde qui était placée dans le champ de l'objectif grâce à une biellette qui se relevait quand on la poussaie4. Les choses évoluèrent quand, dès 1967, on commença à utiliser des endoscopes à fibres de 11 Oblonski, A. d', Manuel de gastroscopie pratique, Paris, 1959,26-35. 12Par convention, lorsque les dates d'état civil ne sont pas connues, elles sont indiquées par un ou des points d'interrogation entre parenthèses: (date-?) ou (?- ?). 13Cheli R., La biopsie gastrique par sonde, Paris, 1966. 14 Debray C., Housset P., op. cit., 1-2. 12 verre conçus par Basil Hirschowitz en 1958 et ramenés du Japon. Ce fut une révolution copernicienne pour la gastroentérologie et pour l'étude des ulcères, car on pouvait accéder au duodénum: The principle of fiber optics has been applied in the developpement and construction of a completly flexible optical intrument which allows direct vizualization of the cavity of the duodenum15. (le principe des fibres optiques a été appliqué à l'élaboration puis à la construction d'un appareil optique totalement flexible qui permet une visualisation directe de l'intérieur du duodénum). Les premiers gastroscopes étaient à vision latérale et l'éclairage était assuré par une lampe de bas voltage, tout au bout de l'appareil, comme dans le vieux Wolff-Schindler. Le corps de l'appareil était constitué de 200.000 fibres de verre de Il!! de diamètre, destinées à transmettre l'image jusqu'à l'oculaire, pratiquement sans perte de luminosité. Une manette, grosse roue dentée fixée au manche de l'appareil, permettait un béquillage (manœuvre pour faire varier l'angle de flexion de la portion distale de l'endoscope) limité à deux positions (avant, arrière) par l'intermédiaire de câbles coulissant à l'intérieur d'une spire métallique et d'une gaine externe, souple et imperméable. Il mesurait 85 cm de long et Il mm de diamètre. Les appareils à vision axiale, plus courts, étaient communs dès 1967 mais destinés initialement à explorer l'œsophage. Plus tard, ils furent allongés et l'angle de flexion antéro-postérieur de la tête porté jusqu'à 1200, ce qui les rendit aptes à explorer la totalité du tube digestif haue6. Outre le faisceau de fibres de verre optiques transmettant l'image, un autre faisceau assurait l'éclairage en propageant la lumière d'une puissante lampe externe. Ces appareils comportaient déjà des conduits internes, très fins, permettant d'insuffler de l'air, d'injecter de l'eau et d'aspirer les liquides contenus dans l'estomac. Enfin, et c'était indispensable pour pratiquer des prélèvements tissulaires, un canal permettait le passage des longues pinces à biopsies à IS Hirschowitz B., Demonstration of a new gastroscope the « fiberscope », Gastroenterology, 1958,35,50-53. 16Terris G., Les progrès de la fibroscopie dans l'exploration gastroduodénale, EMC, 9012 A 10, 1-1972. 13 mors, particulièrement utiles dans le dépistage histologique des ulcères cancéreux. Je ne sais plus au juste combien j'ai pratiqué de gastroscopies, probablement plusieurs milliers, comme la plupart de mes collègues. Le paysage du tube digestif supérieur m'était familier, tout comme, du reste, celui du côlon. Au début de ma pratique, la fibrogastroscopie était effectuée avec une simple anesthésie locale, rarement sous anesthésie générale. En 2008, mes derniers examens se faisaient le plus souvent sous anesthésie générale, en guidant l'endoscope et en observant sa progression, sur un écran à cristaux liquides17. On faisait d'abord descendre le tube souple dans l'œsophage, aux parois roses et lisses, animées de contractions espacées, puis on franchissait le cardia, ce passage étroit entre œsophage et estomac, que les Anciens appelaient le portier supérieur. L'arrivée dans l'estomac élargissait l'horizon. Cette vaste poche, tapissée d'une muqueuse plissée, rose foncé à rouge, contenait un liquide opalescent ou bilieux, plus ou moins abondant, appelé pittoresquement lac muqueux. Nous progressions dans le fundus, vaste puits vertical pour déboucher dans la portion horizontale de la poche gastrique, l'antre, après être passé sous l'arceau ou ogive ou fer à cheval, cet arc qui marque la frontière entre l'estomac vertical ou fundus ou fornix, et l'estomac horizontal, l'antrum pyloricum, appelé autrefois vestibule pylorique ou petite tubérosité de l'estomac. Contrairement à ce que laisserait présumer son nom, rien de mystérieux dans cette antichambre de l'intestin grêle dont la muqueuse a ceci de particulier qu' eHe ne fabrique pas d'acide chlorhydrique. Cette spécificité, nous le verrons, est très importante pour expliquer les mécanismes qui précèdent la formation de certains ulcères. L'antre communique avec le début du duodénum par le pylore ou portier inférieur, selon l'ancienne terminologie. Son étroit orifice était un peu plus difficile à franchir car, solidaire des ondes péristaltiques, il se déplaçait comme un bouchon sur une vague. Il fallait saisir l'opportunité de son ouverture poUf le traverser en y glissant 17 Dans les endoscopes modernes, l'image n'est plus transmise par des fibres optiques mais par une minucule caméra couleurs située à l'extrêmité distale de l'appareil. 14 l'extrémité de l'endoscope. Le pylore passé, on se retrouvait dans la partie initiale et renflée du duodénum: le bulbe ou ampoule duodénale. Sa muqueuse normale était lisse et d'une couleur orangée. C'était l'endroit de tous les dangers, plus précisément là où siégeaient le plus fréquemment les ulcères. Allez savoir pourquoi, ils affectionnent sa face antérieure. La paroi postérieure est plus rarement atteinte, mais cette localisation est plus dangereuse car, à cet endroit, à quelques millimètres de profondeur, passe une artère dont la perforation par l'ulcère pouvait être responsable d'une hémorragie massive. Après le bulbe, le duodénum (rappelons que c'est le début de l'intestin grêle), se coude fortement. Cette angulation, nommée le genu superius, pouvait être difficile à franchir avec les vieux appareils. On pénétrait alors dans le deuxième duodénum à la partie moyenne duquel, sur son versant gauche, un relief ovalaire, percé d'un minuscule orifice, laisse sourdre un peu de bile jaune clair. Cette excroissance, la papille ou ampoule de Vater, fut décrite par Abraham Vater (1684-1751) en 1720. A son niveau s'abouchent les canaux provenant du foie et du pancréas. Ici arrivent les sucs permettant la digestion du foie gras, de la dinde aux marrons et de la bûche de Noël qui ont enchanté votre palais. Pour la suite, l' endoscopiste poussait son appareil aussi loin qu'il le pouvait. Avec un fibrogastroscope standard, long d'un mètre, atteindre le quatrième duodénum, ce n'était déjà pas mal! Au retrait, on remontait l'appareil, jusqu'à l'estomac. On effectuait alors une rétrovision, manoeuvre qui consiste à recourber la partie distale du fibrogastroscope pour vérifier la voûte de l'estomac, nommée grosse tubérosité ou calotte tubérositaire de l'estomac. C'était un peu comme lever la tête pour contempler le plafond de la salle Garnier. Mais vous n'y auriez découvert ni la mariée, ni l'ange, ni le violoneux de Chagall. En revanche, vous auriez vu le corps noir, cylindrique et luisant du fibroscope sortant du cardia pour passer dans l'estomac et une muqueuse où les plis sont plus rares. Bien entendu, tout au long de l'examen, on avait loisir de photographier, et même de filmer, les éventuelles lésions de la muqueuse. Il restait à effectuer un geste important, la biopsie: on introduisait par un fin canal une longue pince munie à son extrémité de deux 15 mors articulés pour effectuer des prélèvements. Nous en avons déjà parlé. C'était indolore mais indispensable pour la chasse à l'He/icobacter pylori notamment. N'oubliez pas que c'est lui notre tête d'affiche. Les fragments étaient recueillis dans un flacon contenant du Bouini8 ou du formol et expédiés au laboratoire pour un examen microscopique. Le médecin qui en est chargé, l'anatomopathologiste, est la clef de voûte du diagnostic. Ici comme chaque fois qu'il y a un examen tissulaire à effectuer, son verdict détermine l'attitude thérapeutique adoptée. Sa responsabilité est importante. Elle repose sur une technologie qui fait appel à l 'histologie, à l'immunologie et à la génétique. L'ulcère gastro-duodénal était alors d'une grande fréquence, particulièrement l'ulcère siégeant au début du duodénum, dans le bulbe et dont nous avons parlé. La fréquence relative était de 4 ulcères duodénaux contre 1 gastriquei9. On peut comparer ces chiffres avec ceux donnés par Seligman M. Trier (1800-1863), en 1864: 10% d'ulcères duodénaux seulement sur l'ensemble des lésions ulcéreuses diagnostiquées, par autopsie, il est vrai. Jusqu'en 1977, notre arsenal thérapeutique se limitait essentiellement aux injections intraveineuses ou intramusculaires d'Oxyferriscorbone*20, de vitamine C, de Laristine*21ou de Lactoclase*22, aux pansements gastriques et aux dérivés atropiniques. Les pansements gastriques se partageaient entre les sels d'aluminium et le sous-nitrate de bismuth, le plus efficace. On lui attribuait une action protectrice de la muqueuse. On sait aujourd'hui qu'il détruit l'Helicobacter et que son efficacité 18 Liquide fixateur constitué d'un mélange d'acide picrique, d'acide acétique, de formaldéhyde et d'eau. 19Cornet A., Terris G., Ulcère du duodénum, EMC, 9021 CIO, 3-1965,1. 20 Ce complexe médicamenteux à base de fer, de vitamine C et d'acide alloxanique était proposé comme anti-inflammatoire dans les ulcères gastro-duodénaux. 21 A base d'histidine, acide aminé non essentiel, sa prescription reposait sur sa supposée action sédative neuro-végétative. 22 A base de protéines du lait, on pensait qu'elle augmentait le pouvoir antipepsique du sang, stimulait localement la sécrétion de mucus et sensibilisait le pneumogastrique à l'action des médicaments. Il y avait également le Staprolysat*, autolysat microbien. 16 est due à son action antiseptique. Il était employé en cures discontinues en raison des risques d'accidents d'intolérance. Il fut interdit en France en 1974 car jugé responsable d'effets secondaires neurologiques graves. Dans ma pratique personnelle, je n'ai pas eu un seul cas de symptôme neurologique prémonitoire, a fortiori d'encéphalopathie. A titre anecdotique, et bien que je me sois élevé contre cette pratique, j'ai souvenir d'un mess, en Algérie, à Mers el-Kebir, en 1963, où les officiers disposaient d'un énorme pot de ce médicament dans lequel ils puisaient sans discernement pour le moindre trouble digestif. Comme Médecin Aspirant, je n'ai eu à déplorer aucun cas d'intoxication. Les atropiniques, le sulfate d'atropine, la Génatropine ou la Bellafoline*23 notamment, devaient être administrés plusieurs années consécutives et leurs effets secondaires étaient parfois handicapants : sécheresse de la bouche, gêne visuelle, difficultés pour uriner, accélération des battements cardiaques. Les anticholinergiques de synthèse (ils diminuaient la sécrétion gastrique, caImaient les spasmes et provoquaient moins d'effets secondaires) étaient également utilisés, comme le Prantal*, le Piptal*, l'Antrenyl* et bien d'autres auxquels nous préférions souvent l'atropine. Le sulpiride, neuroleptique mineur, fut également utilisé, dans le cadre des manifestations psychosomatiques. Comme il avait une activité prokinétique, il entraînait souvent une amélioration en luttant contre la stase gastrique. Son frère aîné pharmacologique, le métoclopramide, le remplaçait parfois. Bien entendu, la chirurgie occupait une place prépondérante. De 1920 à 1950, on pratiquait des gastrectomies partielles, avec gastro-entérostomie (opération qui consiste à établir une communication entre l'estomac et 1'intestin grêle), caractérisées par différents montages auxquels leurs inventeurs avaient laissé leur nom (Péan, Billroth, Polya, Finsterer). Vinrent ensuite, de 1950 à 1960, les sections du pneumogastrique (vagotomies tronculaires de Dragstedt) avec un élargissement indispensable de l'orifice du pylore (pyloroplastie). Enfin, dans les années 1970-80, les vagotomies sélectives, puis 23 Préparation contenant les alcaloïdes totaux de la Belladone. 17 hypersélectives (section des nerfs pneumogastriques24), moins mutilantes et grevées de moins de complications post-opératoires, devinrent la règle. Néanmoins, durant cette période, combien de mes malades devenaient, après cette amputation viscérale, de véritables handicapés se plaignant de malaises vagaux, de bouffées de chaleur, de palpitations, d'hypoglycémies et de diarrhées post-prandiales, qui les contraignaient à fractionner leurs repas et à réduire la consommation de sucre. Les choses n'allaient pas tarder à changer. La première grande innovation thérapeutique fut l'apparition des anti-H225, ces molécules qui se fixaient sur les récepteurs de I'histamine, sortes de niches à la surface de la cellule où elles venaient s'encastrer à sa place, un peu comme une fausse clef occuperait le trou d'une serrure, empêchant celle-ci de fonctionner. En l'occurrence elle empêchait l'histamine de stimuler la fabrication d'acide par l'estomac. La première molécule de ce type vendue sur le marché, en 1977, fut la Cimétidine. Le soulagement des douleurs était rapide et correspondait à la cicatrisation de la lésion en quelques semaines. Et nous n'étions pas au bout de nos émerveillements. Il y eut d'abord les prostaglandines apparues en 1974. Elles devinrent d'usage courant avec l'Enprostil dès 1986. Leur activité antisecrétoire et cytoprotectrice suscita d'immenses espoirs: enfin, on avait trouvé le bouclier protecteur de la muqueuse. Le succès fut modéré, tempéré par des effets secondaires génants: diarrhées, ballonnements, douleurs épigastriques et abdominales26. Beaucoup de malades se plaignaient d'avoir une brique dans l'estomac! Vint ensuite l'oméprazole27. Apparu en 1984, chef de file d'une famille pharmacologique aujourd'hui pléthorique, cet inhibiteur de la pompe à protons (IPP), se révéla six fois plus actif que les antagonistes des récepteurs H2. Il bloquait la sécrétion d'acide chlorhydrique de certaines cellules spécialisées des glandes de l'estomac dites cellules pariétales en 24 Appelé également nerf vague ou x'm' paire crânienne, le pneumogastrique innerve notamment l'estomac dont il stimule la sécrétion acide. 25Antagonistes des récepteurs histaminiques H2. 26 Lartigue & al., Effet de l'enprostil sur la cicatrisation et la récidive des ulcères duodénaux, Gastroenterol. Clin. BioI., 1994, 18, 617-622. 27 Isal J.P., L'oméprazole, Gastroenterol. Clin. BioI., 1987,11,768-780. 18 agissant sur une enzyme, appelée pompe à protons, qui échange un proton d'hydrogène contre un ion de potassium. En bloquant cet échange, l'IPP prive l'ion chlore de l'hydrogène nécessaire à la fabrication d'acide chlorhydrique (HCI). Dès lors, nos traitements étaient d'une remarquable efficacité. En revanche, l'effet des substances que nous prescrivions était suspensif. Sitôt interrompues, nos thérapeutiques n'empêchaient pas la récidive. Rien n'est plus décourageant pour le malade que de rester dépendant d'une drogue, si efficace soit-elle. Il va s'y accrocher sachant qu'elle seule fait disparaître ses douleurs. On assista ainsi, au début de la mise sur le marché des IPP, à une apparente addiction à cette substance. Et certains ne manquèrent pas de le suggérer. Or, dès l'instant où nous pûmes désigner à nos malades le véritable responsable de leur maladie, dès l'instant où ils furent traités et guéris de leur infection, la ruée vers I'oméprazole s'atténua. Aujourd'hui, sa prescription en traitement d'entretien ne concerne plus guère, en pathologie courante, que les symptômes du reflux gastro-oesophagien. Mes anciens ulcéreux s'en étaient aisément détachés. Donc, une fois l'ulcère diagnostiqué, on proposait des thérapeutiques qui, après avoir stagné de 1950 à 1977, devinrent de plus en plus efficaces au fil des années. Le malade acceptait facilement le traitement et l'observance était d'autant plus rigoureuse que l'efficacité sur la douleur était plus importante. Lorsqu'il était en cure de psychothérapie pour son ulcère, il fallait le convaincre de son absence de responsabilité ou de celle son entourage dans la survenue de sa maladie. En somme, il fallait le libérer du filet dans lequel il était entortillé et qui ne le soulageait pas, mais ajoutait un tourment moral à ses douleurs post-prandiales. Maria Pierrakos explique ainsi ce phénomène à propos d'autres psychothérapies similaires: ... le résultat de certaines analyses n'est-il pas, au bout de bien des années, de voir ces liens remplacés par une toile d'araignée de mots qui, peu à peu, perdent leur sens premier pour en avoir un double, un triple, une multitude. En somme la psychanalyse, à sa façon, rouvrait l'ulcère28. 28 Pierrakos M., La tapeuse de Lacan..., Paris, 2003. 19 La psychosomatique permettait, et je précise qu'elle me permit, d'apporter une réponse aux questions angoissées du malade. Elle répondait à côté, mais eUe répondait. Le docteur avait fait son travail. Il avait interrogé, examiné, prescrit tous les examens, enfin agi en se conformant à la bonne pratique et aux dernières acquisitions de la science. Et il n'avait rien expliqué, rien justifié. Alors, il fallait bien trouver quelque chose à dire. C'est un déséquilibre du système neuro-végétatif, affirmait-on. Pendant des années, j'ai fourni cette explication, généralement bien acceptée, à tous mes u1céreux. En mon for intérieur, je n'étais guère satisfait. La physiopathologie me consolait un peu. Je me répétais que la gastrine, I'histamine et le nerf pneumogastrique s'entremettaient dans cette étiologie dite nerveuse. Certes, j'étais convaincu de la pertinence de mes explications scientifiques, mais je restais mécontent de mes réponses. Il n'y avait pas de traitement curatif de l'ulcère, un point c'est tout. Le malade quittait ma consultation avec la confirmation de son état de maladie, qui le mettait en danger, et la conviction de bénéficier de mon aide, ce qui lui apportait un espoir. Il manifestait la ferme résolution d'être moins angoissé à l'avenir, de prendre sur lui, d'être positif. Il avalait ses médicaments et il cessait de souffrir. Bien entendu, n'ayant plus mal, il arrêtait le traitement. Il rechutait donc et revenait me voir, mais pas toujours. 11pouvait consulter un confrère, ce qui était légitime. 11pouvait s'orienter vers les médecines parallèles, ce qui l'était moins. La psychothérapie était d'une désespérante et inéluctable inefficacité. Ne parlons pas des autres médecines douces. Quant aux tranquillisants, ils étaient totalement inopérants. Pour illustrer mon propos, voici quelques anciennes observations personnelles. Elles datent des années 90, quand, à la suite du congrès mondial de Sydney, on commença à prescrire systématiquement des antibiotiques pour éliminer l' Helicobacter29 et à mesurer les avantages de l'éradication du germe dans la prévention des récidives30. Déjà tout donnait à 29 Lamouliatte H., Traitement de l'infection à Helicobacter pylori et conséquences économiques, Gastroenterol. Clin. BioI., ] 994, 18, 246. 30 Forbes M.G. et al., Duodenal ulcertreated with Helicobacter pylori eradication seven-yearsfollow-up, The Lancet, vol. 343,january 29, ]994,258. 20 .-