Une histoire de l`ulcère gastro

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Une histoire de l'ulcère gastro-duodénal
Acteurs de la Science
Collection dirigée par Richard Moreau, professeur honoraire
à l'Université de Paris XII
et Claude Brezinski, professeur émérite à l'Université de Lille
La collection Acteurs de la Science est consacrée à des études sur
les acteurs de l'épopée scientifique moderne; à des inédits et à des
réimpressions de mémoires scientifiques anciens; à des textes
consacrés en leur temps à de grands savants par leurs pairs; à des
évaluations sur les découvertes les plus marquantes et la pratique de la
Science.
Dernières parutions
Nausica Zaballos, Le système de santé navajo. Savoirs rituels et
scientifiques de 1950 à nos jours, 2009.
Jérôme Janicki, Le drame de la thalidomide. Un médicament sans
frontières, 1956-2009,2009.
Etienne Mollier, Mémoires d'un inventeur. De la photographie 35 mm
au rétroprojecteur 1876-1962, 2009.
Pierre de Félice, Histoire de l'optique, 2009.
Marie-Thérèse Pourprix, Des mathématiciens à la faculté des sciences
de Lille, 1854-1971,2009.
Roger Teyssou, Dictionnaire biographique des médecins, chirurgiens
et anatomistes de la Renaissance, 2009.
Alexis et Dominique Blanc, Les personnages célèbres des Côtesd'Armor, 2008.
Jean-Pierre Renau, Eugène Woillez, le véritable inventeur du
« poumon d'acier », 2008.
Pierre Bayart, La méridienne de France ou L'aventure de sa
prolongationjusqu'aux Baléares, 2007.
Claude Brezinski, Comment l'esprit vient aux savants, 2007.
Serge Boarini, Introduction à la casuistique, 2007.
Agnès Traverse, Le projet SOLEIL, 2007.
Shefqet Ndroqi, Une vie au service de la vie, mémoires d'un médecin
albanais (1914-1997), 2007.
Ludovic Bot, Philosophie des sciences de la matière, 2007.
Général d'armée Jean-Pierre Kelche, Grand Chancelier de la Légion
d'honneur (sous la présidence de), Les Maisons d'éducation de la
Légion d'honneur:
deux siècles d'apport à l'instruction et à
l'éducation des jeunes filles. Actes du Colloque organisé à l'occasion
Roger TEYSSOU
Une histoire de l'ulcère gastro-duodénal
Le pourquoi et le comment
L'Harmattan
@
L'Harmattan,
2009
5-7, rue de l'Ecole polytechnique,
75005
http://www.librairieharmattan.com
diffusion [email protected]
harmattan I @wanadoo.fr
ISBN: 978-2-296-09631-8
EAN : 97822960963] 8
Paris
Le propre de l'esprit scientifique est de se méfier
de tout concept abstrait détaché de ses signes.
Jean Hamburger
Préface
Ce livre décrit les étapes qui ont mené à la découverte
de la cause d'une affection digestive courante, l'ulcère gastroduodénal. Il comprend trois grandes parties. La première décrit mon parcours personnel de gastroentérologue et les progrès accomplis dans la connaissance et le traitement de cette
maladie tout au long de ma pratique quotidienne, tant privée
qu'hospitalière, de 1965 à 2008 ; la seconde expose les deux
grandes périodes historiques au cours desquelles différents
systèmes ont voulu élucider le mystère de sa genèse: la médecine humorale d'abord, jusqu'en 1850, puis les sciences
fondamentales (physiopathologie, histopathologie, bactériologie) et les disciplines plus spécifiquement psychologiques
(psychiatrie, psychanalyse et psychosomatique) ; la troisième
est une digression sur la pensée médicale et l'interprétation
qu'en fait chaque époque. Elle m'a été inspirée par l'histoire
exemplaire que fut la découverte finale de l' Helicobacter pylori. Nous la devons sans conteste aux travaux bactériologiques de J. Robin Warren et de Barry J. Marshall qui, dès 1982
isolent et cultivent cette bactérie à partir d'estomacs humains,
travaux récompensés par le prix Nobel de physiologie et de
médecine en 2005.
Je terminerai cette préface par cette remarque de F.J.V.
Broussais: Lorsqu'un fait important et fécond en conséquences est enfin connu, il est curieux de voir comment ceux
qui nous ont précédé pouvaient s'y prendre jadis pour ne pas
l'apercevoirl.
1 Broussais Fl.V.,
Paris, 1829,2,276.
Examen
des doctrines
médicales
7
et des systèmes
de nosologie,
1
Une expérience
Ma génération2 a eu la chance d'utiliser les premiers
endoscopes3 japonais à fibres de verre, encore à éclairage
distal et à vision latérale. En ce qui me concerne, ce fut à Lariboisière, dans le service du Professeur François Besançon, dès
1969. Auparavant, dans les années soixante, la radiographie
était pratiquement notre unique moyen de diagnostiquer
l'ulcère. Le malade ingérait une bouillie barytée, souvent avec
un haut-le-cœur. On variait les incidences en prenant des
clichés debout ou couché, en faisant pivoter le patient sur la
table radiologique: oblique antérieur ou postérieur droit ou
gauche, procubitus (à plat ventre), décubitus (à plat dos),
Trendelenburg (position couchée sur le ventre, la table inclinée, tête plus basse que les pieds), compression de la paroi
abdominale avec un ballonnet gonflable, etc... Nous suivions
le parcours de l'index opaque, le sulfate de baryum, depuis
l'œsophage jusqu'au duodénum, postés derrière nos écrans,
revêtus d'une pesante chasuble plombée. Plus tard, avec
l'apparition des amplificateurs de brillance4, nous suivîmes le
déroulement de l'examen sur un écran de télévision, à l'abri
des rayons X, derrière un paravent aux épaisses vitres
plombées. Les films étaient développés dans une chambre
noire. On les plongeait dans le révélateur, on les lavait dans un
2
Je suis né en 1936.
3 Appareil muni d'une source lumineuse et d'un système optique permettant d'éclairer et
d'explorer l'intérieur d'un organe, en l'occurrence l'œsophage, l'estomac et le duodénum.
4 Dispositif qui transforme l'image optique en image électronique, ce qui augmente sa
luminosité et sa précision, permettant son examen en temps réel.
9
bac rempli d'eau courante, puis on les fixait en les immergeant
dans un bain de sels d'argent avant de les laver à nouveau pour
les sécher ensuite. Parfois, on les examinait encore mouillés
pour améliorer une incidence et reprendre un cliché en cours
d'examen. Par la suite, les machines à développer évitèrent
toutes ces manipulations. Nous interprétions des ombres chinoises et une sémiologie complexe permettait de définir les
différents types de niches ulcéreuses5 et, surtout, quand elles
siégeaient dans l'estomac, de déterminer leur nature bénigne
ou cancéreuse sur des critères morphologiques qu'avait bien
définis René Charles Albert Gutmann (1885-1981) dès 1937 :
la niche ulcéreuse à plateau ou triangulaire ou encastrée, la
niche dans une lacune, la niche à ménisque, étaient toutes suspectes de malignitë. Les niches bénignes, traduction radiologique de la simple perte de substance au niveau de la paroi
gastrique, pouvaient être rondes, ovalaires, semi-lunaires,
triangulaires, en bouchon de champagne, plates, en cupules, en
queue d'aronde. Les ulcères du bulbe duodénal donnaient lieu
à des descriptions très métaphoriques, presque poétiques:
ulcères en trèfle, en papillon, en orchidée, en chapeau
mexicain. Et que dire de l'aspect en perle enfilée du rare
ulcère post-bulbaire ? Les éponymes parsemaient les comptes
rendus et faisaient feuilleter fébrilement leurs dictionnaires de
termes médicaux aux secrétaires: niche de Haudeck, récessus
de Cole7. Longtemps encore, la radiologie digestive cohabita
avec l'endoscopie. J'ai attendu 1980 pour me défaire de ma
table télécommandée Siemens Klinograph. Et, quand je m'y
suis résolu, l'endoscopie était autonome depuis au moins cinq
ans, l'endoscopie haute en première intention étant de rigueur
et ma table télécommandée de moins en moins utilisée. On
était loin des années 70 au cours desquelles le gastroentérologue, en quelque sorte auxiliaire du radiologue, vérifiait une
niche ulcéreuse radiologiquement douteuse, pratiquait une
fibroscopie gastrique seulement quand il y avait discordance
5
Image radiologique correspondant au moulage opaque de l'ulcère siégeant en un
point de la paroi gasro-duodénale.
6 Gutmann R.-A., Le cancer de l'estomac au début, étude clinique, radiologique et
anatomopathologique,
Paris, 1939, 153-168.
7 Brombart M., Atlas de radiologie clinique du tube digestif, Paris, 1964,2,353,363,
365.
10
entre une symptomatologie clinique évocatrice d'ulcère et un
transit gastro-duodénal apparemment normal ou même exigeait une radiographie de l'estomac avant de pratiquer une
gastroscopie.
L'endoscopie que j'ai connue à mes débuts, chez le
Professeur André Cornet (1911-2007), à Laënnec, en 1965-66,
se pratiquait encore avec des endoscopes semi-rigides de
conception ancienne. Ils étaient tous dérivés d'un modèle
conçu par Rudolph Schindler (1888-1968) en 1932. Voici la
description qu'en donnait Charles Debray (1907-1979) en
1937 : La caractéristique essentielle de ce gastroscope est la
flexibilité ou plutôt la demi-flexibilité de sa moitié inférieure
qui autorise une angulation de 34° d'angle avec l'axe primitif
sans que les images soient déformées et cessent d'être rondes.
Mais cette souplesse relative impose la multiplication des
lentilles et des prismes qui transmettent l'image ce qui rend
l'appareil coûteux et relativement jragilé. L'appareil encore
utilisé en France dans les années soixante était le gastroscope
standard OPL, dérivé du modèle de Wolf-Schindler et
perfectionné sur les indications de Charles Debray9. On ne
pouvait alors explorer ni la totalité de l'estomac ni passer dans
le duodénum pour y voir une éventuelle ulcération, encore
moins effectuer des biopsies. L'examen se déroulait selon un
protocole immuable et les médecins qui le pratiquaient étaient
peu nombreux. On commençait par une anesthésie locale du
fond de la gorge, de la luette, des amygdales et de I'hypopharynx avec un pulvérisateur à bec long contenant une
solution de la cocaine. Ensuite, avec un très long porte-coton
courbe imbibé de coca'ine et introduit dans le pharynx, on
anesthésiait la bouche oesophagiennelO. Puis le malade était
allongé sur le côté gauche, la tête soutenue en extension, dans
l'axe de la colonne vertébrale, par un aide. L'opérateur, debout
ou à genou sur un oreiller posé sur le sol, à la tête du malade,
8
Debray Ch., La pratique de la gastroscopie dans le diagnostic
ternent de l'ulcère de l'estomac, Paris, thèse, 1937,7.
9 Debray c., Housset P., Gastrocopie, EMC 9012 A 10,9-1967,
10
et la conduite du trai1-8.
Appelée aussi bouche de Killian, du nom du laryngologiste Gustav Killian (1860-
1921), elle correspond à l'extrémité supérieure de l'œsophage, zone fragile au niveau
de laquelle les appareils rigides ou semi-flexibles provoquaient parfois des perforations.
11
introduisait précautionneusement le gastroscope qui progressait à l'aveugle dans l'œsophage. Le franchissement de la
bouche oesophagienne et surtout du cardia était un moment
délicat, l'opérateur risquant de perforer la paroi s'il poussait
brutalement l'appareil. Quand il était parvenu dans l'estomac,
on le dilatait en y insufflant de l'air à l'aide d'une poire en
caoutchouc. Ensuite, l'œil rivé à l'oculaire, l'opérateur
inspectait à travers l'objectif latéral la paroi gastrique éclairée
par une lampe électrique de bas voltage, située à l'extrémité
distale de l'appareil. Un ballonnet gonflable fixé au bout de
l'endoscope permettait d'écarter la paroi gastrique de l'objectif
sur lequel elle avait tendance à se plaquerll. A l'exception du
gastroscope opérateur créé par E.B. Benedict (?-?)12en 1949,
peu répandu, mais qui permettait une biopsie orientée grâce à
une pince introduite par une tubulure latérale de l'appareil,
aucun endoscope semi-flexible n'était muni, à cette date, d'un
tel dispositif. Il n'y avait pas d'autre ressource, le plus
souvent, que d'effectuer des prélèvements par aspirationsection, d'un intérêt général indéniable mais d'une précision
aléatoire. Il s'agissait d'une sonde tubulaire de 100 mm de
long, de 4 mm de diamètre externe, munie à son extrémité
distale d'un cylindre percé d'un minuscule hublot de 2 mm de
diamètre derrière lequel coulissait un couteau manoeuvré de
l'extérieur par un fil. On la faisait avaler au malade sous
contrôle radiologique et on l'orientait à l'intérieur de
l'estomac. On aspirait ensuite la muqueuse à travers la
minuscule ouverture et on relevait la lame qui sectionnait la
muqueuse invaginée. On retirait la sonde et l'on récupérait le
fragment resté à l'intérieur de l'emboutI3. En 1959, Charles
Debray et Pierre Housset mirent au point un gastroscope semiflexible à biopsie par aspiration section dirigée. Cet appareil
comportait un canal dans lequel on glissait la sonde qui était
placée dans le champ de l'objectif grâce à une biellette qui se
relevait quand on la poussaie4. Les choses évoluèrent quand,
dès 1967, on commença à utiliser des endoscopes à fibres de
11
Oblonski, A. d', Manuel de gastroscopie pratique, Paris, 1959,26-35.
12Par convention, lorsque les dates d'état civil ne sont pas connues, elles sont indiquées
par un ou des points d'interrogation
entre parenthèses:
(date-?) ou (?- ?).
13Cheli R., La biopsie gastrique par sonde, Paris, 1966.
14
Debray C., Housset P., op. cit., 1-2.
12
verre conçus par Basil Hirschowitz en 1958 et ramenés du
Japon. Ce fut une révolution copernicienne pour la gastroentérologie et pour l'étude des ulcères, car on pouvait accéder
au duodénum: The principle of fiber optics has been applied
in the developpement and construction of a completly flexible
optical intrument which allows direct vizualization of the
cavity of the duodenum15. (le principe des fibres optiques a été
appliqué à l'élaboration puis à la construction d'un appareil
optique totalement flexible qui permet une visualisation directe de l'intérieur du duodénum). Les premiers gastroscopes
étaient à vision latérale et l'éclairage était assuré par une
lampe de bas voltage, tout au bout de l'appareil, comme dans
le vieux Wolff-Schindler. Le corps de l'appareil était constitué
de 200.000 fibres de verre de Il!! de diamètre, destinées à
transmettre l'image jusqu'à l'oculaire, pratiquement sans perte
de luminosité. Une manette, grosse roue dentée fixée au
manche de l'appareil, permettait un béquillage (manœuvre
pour faire varier l'angle de flexion de la portion distale de
l'endoscope) limité à deux positions (avant, arrière) par l'intermédiaire de câbles coulissant à l'intérieur d'une spire
métallique et d'une gaine externe, souple et imperméable. Il
mesurait 85 cm de long et Il mm de diamètre. Les appareils à
vision axiale, plus courts, étaient communs dès 1967 mais
destinés initialement à explorer l'œsophage. Plus tard, ils
furent allongés et l'angle de flexion antéro-postérieur de la tête
porté jusqu'à 1200, ce qui les rendit aptes à explorer la totalité
du tube digestif haue6. Outre le faisceau de fibres de verre
optiques transmettant l'image, un autre faisceau assurait
l'éclairage en propageant la lumière d'une puissante lampe
externe. Ces appareils comportaient déjà des conduits internes,
très fins, permettant d'insuffler de l'air, d'injecter de l'eau et
d'aspirer les liquides contenus dans l'estomac. Enfin, et c'était
indispensable pour pratiquer des prélèvements tissulaires, un
canal permettait le passage des longues pinces à biopsies à
IS Hirschowitz B., Demonstration
of a new gastroscope the « fiberscope », Gastroenterology, 1958,35,50-53.
16Terris G., Les progrès de la fibroscopie dans l'exploration gastroduodénale,
EMC,
9012 A 10, 1-1972.
13
mors, particulièrement utiles dans le dépistage histologique
des ulcères cancéreux.
Je ne sais plus au juste combien j'ai pratiqué de gastroscopies, probablement plusieurs milliers, comme la plupart de
mes collègues. Le paysage du tube digestif supérieur m'était
familier, tout comme, du reste, celui du côlon. Au début de ma
pratique, la fibrogastroscopie était effectuée avec une simple
anesthésie locale, rarement sous anesthésie générale. En 2008,
mes derniers examens se faisaient le plus souvent sous anesthésie générale, en guidant l'endoscope et en observant sa
progression, sur un écran à cristaux liquides17. On faisait
d'abord descendre le tube souple dans l'œsophage, aux parois
roses et lisses, animées de contractions espacées, puis on
franchissait le cardia, ce passage étroit entre œsophage et
estomac, que les Anciens appelaient le portier supérieur.
L'arrivée dans l'estomac élargissait l'horizon. Cette vaste
poche, tapissée d'une muqueuse plissée, rose foncé à rouge,
contenait un liquide opalescent ou bilieux, plus ou moins
abondant, appelé pittoresquement lac muqueux. Nous progressions dans le fundus, vaste puits vertical pour déboucher dans
la portion horizontale de la poche gastrique, l'antre, après être
passé sous l'arceau ou ogive ou fer à cheval, cet arc qui
marque la frontière entre l'estomac vertical ou fundus ou
fornix, et l'estomac horizontal, l'antrum pyloricum, appelé
autrefois vestibule pylorique ou petite tubérosité de l'estomac.
Contrairement à ce que laisserait présumer son nom, rien de
mystérieux dans cette antichambre de l'intestin grêle dont la
muqueuse a ceci de particulier qu' eHe ne fabrique pas d'acide
chlorhydrique. Cette spécificité, nous le verrons, est très importante pour expliquer les mécanismes qui précèdent la
formation de certains ulcères. L'antre communique avec le
début du duodénum par le pylore ou portier inférieur, selon
l'ancienne terminologie. Son étroit orifice était un peu plus
difficile à franchir car, solidaire des ondes péristaltiques, il se
déplaçait comme un bouchon sur une vague. Il fallait saisir
l'opportunité de son ouverture poUf le traverser en y glissant
17
Dans les endoscopes modernes, l'image n'est plus transmise par des fibres optiques
mais par une minucule caméra couleurs située à l'extrêmité distale de l'appareil.
14
l'extrémité de l'endoscope. Le pylore passé, on se retrouvait
dans la partie initiale et renflée du duodénum: le bulbe ou
ampoule duodénale. Sa muqueuse normale était lisse et d'une
couleur orangée. C'était l'endroit de tous les dangers, plus
précisément là où siégeaient le plus fréquemment les ulcères.
Allez savoir pourquoi, ils affectionnent sa face antérieure. La
paroi postérieure est plus rarement atteinte, mais cette
localisation est plus dangereuse car, à cet endroit, à quelques
millimètres de profondeur, passe une artère dont la perforation
par l'ulcère pouvait être responsable d'une hémorragie massive. Après le bulbe, le duodénum (rappelons que c'est le
début de l'intestin grêle), se coude fortement. Cette angulation, nommée le genu superius, pouvait être difficile à franchir
avec les vieux appareils. On pénétrait alors dans le deuxième
duodénum à la partie moyenne duquel, sur son versant gauche,
un relief ovalaire, percé d'un minuscule orifice, laisse sourdre
un peu de bile jaune clair. Cette excroissance, la papille ou
ampoule de Vater, fut décrite par Abraham Vater (1684-1751)
en 1720. A son niveau s'abouchent les canaux provenant du
foie et du pancréas. Ici arrivent les sucs permettant la digestion
du foie gras, de la dinde aux marrons et de la bûche de Noël
qui ont enchanté votre palais. Pour la suite, l' endoscopiste
poussait son appareil aussi loin qu'il le pouvait. Avec un
fibrogastroscope standard, long d'un mètre, atteindre le quatrième duodénum, ce n'était déjà pas mal! Au retrait, on
remontait l'appareil, jusqu'à l'estomac. On effectuait alors une
rétrovision, manoeuvre qui consiste à recourber la partie
distale du fibrogastroscope pour vérifier la voûte de l'estomac,
nommée grosse tubérosité ou calotte tubérositaire de l'estomac. C'était un peu comme lever la tête pour contempler le
plafond de la salle Garnier. Mais vous n'y auriez découvert ni
la mariée, ni l'ange, ni le violoneux de Chagall. En revanche,
vous auriez vu le corps noir, cylindrique et luisant du
fibroscope sortant du cardia pour passer dans l'estomac et une
muqueuse où les plis sont plus rares. Bien entendu, tout au
long de l'examen, on avait loisir de photographier, et même de
filmer, les éventuelles lésions de la muqueuse. Il restait à
effectuer un geste important, la biopsie: on introduisait par un
fin canal une longue pince munie à son extrémité de deux
15
mors articulés pour effectuer des prélèvements. Nous en avons
déjà parlé. C'était indolore mais indispensable pour la chasse à
l'He/icobacter pylori notamment. N'oubliez pas que c'est lui
notre tête d'affiche. Les fragments étaient recueillis dans un
flacon contenant du Bouini8 ou du formol et expédiés au
laboratoire pour un examen microscopique. Le médecin qui en
est chargé, l'anatomopathologiste, est la clef de voûte du
diagnostic. Ici comme chaque fois qu'il y a un examen tissulaire à effectuer, son verdict détermine l'attitude thérapeutique
adoptée. Sa responsabilité est importante. Elle repose sur une
technologie qui fait appel à l 'histologie, à l'immunologie et à
la génétique.
L'ulcère gastro-duodénal était alors d'une grande fréquence, particulièrement l'ulcère siégeant au début du duodénum, dans le bulbe et dont nous avons parlé. La fréquence
relative était de 4 ulcères duodénaux contre 1 gastriquei9. On
peut comparer ces chiffres avec ceux donnés par Seligman M.
Trier (1800-1863), en 1864: 10% d'ulcères duodénaux seulement sur l'ensemble des lésions ulcéreuses diagnostiquées, par
autopsie, il est vrai.
Jusqu'en 1977, notre arsenal thérapeutique se limitait
essentiellement aux injections intraveineuses ou intramusculaires d'Oxyferriscorbone*20, de vitamine C, de Laristine*21ou
de Lactoclase*22, aux pansements gastriques et aux dérivés
atropiniques.
Les pansements gastriques se partageaient entre les sels
d'aluminium et le sous-nitrate de bismuth, le plus efficace. On
lui attribuait une action protectrice de la muqueuse. On sait
aujourd'hui qu'il détruit l'Helicobacter et que son efficacité
18
Liquide fixateur constitué d'un mélange d'acide picrique, d'acide acétique, de formaldéhyde et d'eau.
19Cornet A., Terris G., Ulcère du duodénum, EMC, 9021 CIO, 3-1965,1.
20
Ce complexe médicamenteux
à base de fer, de vitamine C et d'acide alloxanique
était proposé comme anti-inflammatoire
dans les ulcères gastro-duodénaux.
21 A base d'histidine, acide aminé non essentiel, sa prescription reposait sur sa supposée action sédative neuro-végétative.
22 A base de protéines du lait, on pensait qu'elle augmentait le pouvoir antipepsique
du sang, stimulait localement la sécrétion de mucus et sensibilisait le pneumogastrique à l'action des médicaments. Il y avait également le Staprolysat*, autolysat
microbien.
16
est due à son action antiseptique. Il était employé en cures discontinues en raison des risques d'accidents d'intolérance. Il fut
interdit en France en 1974 car jugé responsable d'effets secondaires neurologiques graves. Dans ma pratique personnelle, je
n'ai pas eu un seul cas de symptôme neurologique prémonitoire, a fortiori d'encéphalopathie. A titre anecdotique, et
bien que je me sois élevé contre cette pratique, j'ai souvenir
d'un mess, en Algérie, à Mers el-Kebir, en 1963, où les
officiers disposaient d'un énorme pot de ce médicament dans
lequel ils puisaient sans discernement pour le moindre trouble
digestif. Comme Médecin Aspirant, je n'ai eu à déplorer aucun
cas d'intoxication.
Les atropiniques, le sulfate d'atropine, la Génatropine
ou la Bellafoline*23 notamment, devaient être administrés plusieurs années consécutives et leurs effets secondaires étaient
parfois handicapants : sécheresse de la bouche, gêne visuelle,
difficultés pour uriner, accélération des battements cardiaques.
Les anticholinergiques de synthèse (ils diminuaient la sécrétion gastrique, caImaient les spasmes et provoquaient moins
d'effets secondaires) étaient également utilisés, comme le
Prantal*, le Piptal*, l'Antrenyl* et bien d'autres auxquels nous
préférions souvent l'atropine.
Le sulpiride, neuroleptique mineur, fut également utilisé, dans le cadre des manifestations psychosomatiques. Comme il avait une activité prokinétique, il entraînait souvent une
amélioration en luttant contre la stase gastrique. Son frère aîné
pharmacologique, le métoclopramide, le remplaçait parfois.
Bien entendu, la chirurgie occupait une place prépondérante. De 1920 à 1950, on pratiquait des gastrectomies partielles, avec gastro-entérostomie (opération qui consiste à établir
une communication entre l'estomac et 1'intestin grêle), caractérisées par différents montages auxquels leurs inventeurs
avaient laissé leur nom (Péan, Billroth, Polya, Finsterer).
Vinrent ensuite, de 1950 à 1960, les sections du pneumogastrique (vagotomies tronculaires de Dragstedt) avec un élargissement indispensable de l'orifice du pylore (pyloroplastie).
Enfin, dans les années 1970-80, les vagotomies sélectives, puis
23 Préparation
contenant
les alcaloïdes
totaux de la Belladone.
17
hypersélectives (section des nerfs pneumogastriques24), moins
mutilantes et grevées de moins de complications post-opératoires, devinrent la règle. Néanmoins, durant cette période,
combien de mes malades devenaient, après cette amputation
viscérale, de véritables handicapés se plaignant de malaises
vagaux, de bouffées de chaleur, de palpitations, d'hypoglycémies et de diarrhées post-prandiales, qui les contraignaient à
fractionner leurs repas et à réduire la consommation de sucre.
Les choses n'allaient pas tarder à changer.
La première grande innovation thérapeutique fut l'apparition des anti-H225, ces molécules qui se fixaient sur les
récepteurs de I'histamine, sortes de niches à la surface de la
cellule où elles venaient s'encastrer à sa place, un peu comme
une fausse clef occuperait le trou d'une serrure, empêchant
celle-ci de fonctionner. En l'occurrence elle empêchait l'histamine de stimuler la fabrication d'acide par l'estomac. La première molécule de ce type vendue sur le marché, en 1977, fut
la Cimétidine. Le soulagement des douleurs était rapide et correspondait à la cicatrisation de la lésion en quelques semaines.
Et nous n'étions pas au bout de nos émerveillements.
Il y eut d'abord les prostaglandines apparues en 1974.
Elles devinrent d'usage courant avec l'Enprostil dès 1986.
Leur activité antisecrétoire et cytoprotectrice suscita d'immenses espoirs: enfin, on avait trouvé le bouclier protecteur de la
muqueuse. Le succès fut modéré, tempéré par des effets secondaires génants: diarrhées, ballonnements, douleurs épigastriques et abdominales26. Beaucoup de malades se plaignaient
d'avoir une brique dans l'estomac!
Vint ensuite l'oméprazole27. Apparu en 1984, chef de
file d'une famille pharmacologique aujourd'hui pléthorique,
cet inhibiteur de la pompe à protons (IPP), se révéla six fois
plus actif que les antagonistes des récepteurs H2. Il bloquait la
sécrétion d'acide chlorhydrique de certaines cellules spécialisées des glandes de l'estomac dites cellules pariétales en
24
Appelé également nerf vague ou x'm' paire crânienne, le pneumogastrique
innerve
notamment l'estomac dont il stimule la sécrétion acide.
25Antagonistes des récepteurs histaminiques H2.
26 Lartigue & al., Effet de l'enprostil sur la cicatrisation et la récidive des ulcères duodénaux, Gastroenterol. Clin. BioI., 1994, 18, 617-622.
27 Isal J.P., L'oméprazole, Gastroenterol. Clin. BioI., 1987,11,768-780.
18
agissant sur une enzyme, appelée pompe à protons, qui échange un proton d'hydrogène contre un ion de potassium. En
bloquant cet échange, l'IPP prive l'ion chlore de l'hydrogène
nécessaire à la fabrication d'acide chlorhydrique (HCI).
Dès lors, nos traitements étaient d'une remarquable
efficacité. En revanche, l'effet des substances que nous prescrivions était suspensif. Sitôt interrompues, nos thérapeutiques
n'empêchaient pas la récidive. Rien n'est plus décourageant
pour le malade que de rester dépendant d'une drogue, si efficace soit-elle. Il va s'y accrocher sachant qu'elle seule fait
disparaître ses douleurs. On assista ainsi, au début de la mise
sur le marché des IPP, à une apparente addiction à cette
substance. Et certains ne manquèrent pas de le suggérer. Or,
dès l'instant où nous pûmes désigner à nos malades le véritable responsable de leur maladie, dès l'instant où ils furent
traités et guéris de leur infection, la ruée vers I'oméprazole
s'atténua. Aujourd'hui, sa prescription en traitement d'entretien ne concerne plus guère, en pathologie courante, que les
symptômes du reflux gastro-oesophagien. Mes anciens ulcéreux s'en étaient aisément détachés.
Donc, une fois l'ulcère diagnostiqué, on proposait des
thérapeutiques qui, après avoir stagné de 1950 à 1977, devinrent
de plus en plus efficaces au fil des années. Le malade acceptait
facilement le traitement et l'observance était d'autant plus
rigoureuse que l'efficacité sur la douleur était plus importante.
Lorsqu'il était en cure de psychothérapie pour son ulcère, il
fallait le convaincre de son absence de responsabilité ou de celle
son entourage dans la survenue de sa maladie. En somme, il
fallait le libérer du filet dans lequel il était entortillé et qui ne le
soulageait pas, mais ajoutait un tourment moral à ses douleurs
post-prandiales. Maria Pierrakos explique ainsi ce phénomène à
propos d'autres psychothérapies similaires: ... le résultat de
certaines analyses n'est-il pas, au bout de bien des années, de
voir ces liens remplacés par une toile d'araignée de mots qui,
peu à peu, perdent leur sens premier pour en avoir un double,
un triple, une multitude. En somme la psychanalyse, à sa façon,
rouvrait l'ulcère28.
28 Pierrakos
M., La tapeuse de Lacan...,
Paris, 2003.
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La psychosomatique permettait, et je précise qu'elle me
permit, d'apporter une réponse aux questions angoissées du
malade. Elle répondait à côté, mais eUe répondait. Le docteur
avait fait son travail. Il avait interrogé, examiné, prescrit tous
les examens, enfin agi en se conformant à la bonne pratique et
aux dernières acquisitions de la science. Et il n'avait rien expliqué, rien justifié. Alors, il fallait bien trouver quelque chose à
dire. C'est un déséquilibre du système neuro-végétatif, affirmait-on. Pendant des années, j'ai fourni cette explication,
généralement bien acceptée, à tous mes u1céreux. En mon for
intérieur, je n'étais guère satisfait. La physiopathologie me consolait un peu. Je me répétais que la gastrine, I'histamine et le
nerf pneumogastrique s'entremettaient dans cette étiologie dite
nerveuse. Certes, j'étais convaincu de la pertinence de mes
explications scientifiques, mais je restais mécontent de mes
réponses. Il n'y avait pas de traitement curatif de l'ulcère, un
point c'est tout. Le malade quittait ma consultation avec la
confirmation de son état de maladie, qui le mettait en danger, et
la conviction de bénéficier de mon aide, ce qui lui apportait un
espoir. Il manifestait la ferme résolution d'être moins angoissé
à l'avenir, de prendre sur lui, d'être positif. Il avalait ses médicaments et il cessait de souffrir. Bien entendu, n'ayant plus mal,
il arrêtait le traitement. Il rechutait donc et revenait me voir,
mais pas toujours. 11pouvait consulter un confrère, ce qui était
légitime. 11pouvait s'orienter vers les médecines parallèles, ce
qui l'était moins. La psychothérapie était d'une désespérante et
inéluctable inefficacité. Ne parlons pas des autres médecines
douces. Quant aux tranquillisants, ils étaient totalement inopérants.
Pour illustrer mon propos, voici quelques anciennes
observations personnelles. Elles datent des années 90, quand, à
la suite du congrès mondial de Sydney, on commença à
prescrire systématiquement des antibiotiques pour éliminer
l' Helicobacter29 et à mesurer les avantages de l'éradication du
germe dans la prévention des récidives30. Déjà tout donnait à
29 Lamouliatte
H., Traitement de l'infection à Helicobacter pylori et conséquences
économiques, Gastroenterol. Clin. BioI., ] 994, 18, 246.
30 Forbes M.G. et al., Duodenal ulcertreated with Helicobacter pylori eradication
seven-yearsfollow-up,
The Lancet, vol. 343,january 29, ]994,258.
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