Aux origines du christianisme, une remarquable diversité. Que s’est-il passé dans les jours qui ont suivi la mort violente de Jésus de Nazareth, le vendredi 4 avril de l’an 30 ? Historiquement, les faits sont difficiles à reconstituer. Les évangiles parlent d’une déroute des disciples, de leur fuite, de l’abandon du maître qui meurt seul. Ils disent aussi qu’un inattendu s’est produit peu après. Une série de témoins, à commencer par des femmes, puis Pierre, puis Jacques frère de Jésus, affirment qu’ils ont vu vivant le Seigneur mort et enterré. L’événement ne répondait ni au désir des femmes (elles allaient embaumer le corps du crucifié), ni au projet des disciples (ils retournaient dans leur Galilée natale). Sa signification ne laisse pas de doute à leurs yeux : Dieu s’est rangé du côté de la victime ; il valide la parole et l’œuvre du supplicié. Un idéal communautaire Très vite, autour des premiers compagnons de Jésus, une communauté se forme à Jérusalem. Elle comporte d’emblée des hommes et des femmes que Jésus avait associés à sa vie, à son enseignement, à ses repas. Les Actes des apôtres dressent le portrait un peu idéalisé de ce premier noyau (Ac 2–3) : les croyants participent aux trois prières quotidiennes du Temple et suivent les rites festifs de tout le peuple ; d’autre part, ils se réunissent en privé à la maison pour des prières communautaires et la cène. La solidarité qui les lie est telle qu’ils pratiquent une communauté de biens où les croyants aisés subviennent aux besoins des nécessiteux (Ac 4,32-37). Leur profil est celui d’une secte juive cultivant une croyance renouvelée, comme il en existait à profusion dans le judaïsme sectarisé du premier siècle: groupes esséniens, conventicules pharisiens, secte de Qumrân, cercles baptistes. Les premiers chrétiens furent des juifs messianiques. Une mission irrépressible Dans les années qui suivent, deux mouvements missionnaires rayonnent autour de Jérusalem et acquièrent une autonomie grandissante. L’un et l’autre demeurent strictement dans l’orbite du judaïsme, qui leur oppose toutefois une nette résistance. L’apôtre Pierre, qui voyage avec sa femme (1 Co 9,5), lance une mission dans la région côtière de la Méditerranée et remonte en Syrie jusqu’à Antioche. Ce premier disciple de Jésus est auréolé du prestige lié à son ancienneté ; son influence est attestée à Corinthe, où Paul cite un « parti de Céphas », qui est le nom araméen de Pierre (1 Co 1,12). La mission qu’il initie s’adresse aux juifs, et peut-être s’est-il risqué à convertir quelques païens, mais dans la perspective de les intégrer à un judaïsme renouvelé par la foi au Messie Jésus. Face à Paul, à Antioche, Céphas-Pierre maintiendra la nécessité pour les chrétiens d’observer la Torah avec ses observances rituelles (Ga 2,11-13). Il n’est pas certain qu’il ait évangélisé jusqu’à Rome, mais il y est en tout cas mort martyr. D’un autre côté, à la même période, une mission plus agressive est lancée en Syro-Palestine par de petits groupes d’évangélistes. Ceux-ci sillonnent la campagne, annonçant l’imminente proximité de la venue du Royaume de Dieu. Vivant dans le dénuement le plus complet, ces envoyés charismatiques prêchent et guérissent malades et possédés au nom de Jésus, dont ils proclament le retour proche (Lc 10,2-12). Il est urgent de se convertir pour échapper aux foudres du Jugement dernier. Prophètes sans domicile fixe, ils sont accueillis par des adeptes qui les logent et les font vivre de leurs dons. La base de leur prédication est conservée dans un recueil de paroles de Jésus, appelé « source Q », auquel les évangélistes Matthieu et Luc auront accès. A la différence du judéo-christianisme de Jérusalem et de la mouvance de Pierre, ce courant se muera rapidement en mouvement de rupture. Son éthique intransigeante, qui exige de rompre les liens sociaux pour suivre le Christ, conduira au conflit avec les populations juives qui rejetteront les propagandistes de cette secte jugée extrémiste. Hellénistes : le pas décisif Revenons à Jérusalem. Une aile de la communauté va se détacher pour mener son existence propre : on les appelle les juifs hellénistes. Ses membres, dont les plus connus sont Etienne et Philippe, se recrutent parmi les juifs aisés et cultivés, éduqués à la langue et à la culture grecque. Beaucoup se sont établis dans la ville sainte après avoir vécu dans la diaspora d’Egypte ou d’Asie mineure. Au ritualisme de l’église de Jérusalem, ils opposent une interprétation morale de la Loi, qui avait déjà été défendue dans le judaïsme de la diaspora. Ils s’autorisent ainsi de la liberté de Jésus pour juger secondaire la préservation de la pureté rituelle et les interdits alimentaires. Jugés indésirables, ces juifs hellénistes doivent émigrer. Leur pérégrination les conduit dans cette métropole du Proche-Orient qu’est Antioche-sur-l’Oronte. Et là, un pas décisif va être franchi. A la différence des croyants touchés par la mission de Pierre ou des prophètes charismatiques, les Hellénistes ne sont pas des ruraux, mais des citadins. Ouverts à la culture, à l’aise dans la société urbaine, ils vont répercuter l’annonce de l’Evangile auprès des nonjuifs. Pour la première fois, le christianisme sort de son 2 espace originaire, le judaïsme. C’est ici, à Antioche, que selon l’auteur du livre des Actesle nom de « chrétiens » est apparu (Ac 11,26). L’influence de la théologie helléniste fut immense ; elle imprègne la rédaction de l’évangile de Marc et la théologie de l’apôtre Paul, qui après sa conversion, a été catéchisé à Antioche avant d’être l’envoyé de cette communauté. Paul de Tarse L’agent missionnaire le plus célèbre de l’église d’Antioche est Paul de Tarse. Sa conversion soudaine, survenue quelques années après la mort de Jésus, fait de lui le zélateur du mouvement chrétien qu’il avait jusqu’ici pourchassé dans les synagogues. Ce jeune intellectuel pharisien met au service de sa conviction nouvelle sa double formation à l’exégèse rabbinique et à la rhétorique gréco-romaine. Tarse, où il a suivi sa scolarité, possédait une école stoïcienne de haut niveau. Sa conversion est un complet retournement de son regard sur Jésus : Dieu lui a révélé comme son fils un homme maudit par la Loi et condamné pour blasphème (Ga 1,16 ; 3,13). Si la Loi maudit le Messie, elle se trouve désormais disqualifiée. C’est pourquoi Paul va délivrer un message où l’humain, qu’il soit juif ou Grec, est accueilli par Dieu indépendamment de son statut social ou religieux. Ce n’est plus la Loi qui assure le salut, mais la confiance en un Dieu qui se révèle dans le corps d’un homme pendu au bois. Paul est conscient que ce message religieux est hautement déroutant. Il ne peut que choquer un imaginaire religieux forgé dans les catégories du pouvoir (la foi juive) ou du raisonnable (la sagesse grecque). Mieux que tout autre, Paul de Tarse a formulé le scandale de la croix. L’entreprise missionnaire de Paul s’est développée avec une rare efficacité. En moins de vingt ans (40 à 58), son évangélisation a couvert l’Asie mineure et la Grèce. La réussite de la mission paulinienne avait pourtant été compromise peu après son lancement. L’offre du salut aux non-juifs sans passer par l’obéissance à la Loi a déclenché la protestation de l’aile stricte de l’église de Jérusalem. Mis en cause, Paul monte à Jérusalem avec une délégation des chrétiens d’Antioche pour en débattre. Ce concile de Jérusalem a lieu en 48 ou 49 ; il est arbitré par Jacques, le frère de Jésus. Après débat, la vocation de Paul à évangéliser les nations est reconnue. Toutefois, l’apôtre ne cessera d’être considéré comme un apostat par ses anciens coreligionnaires pharisiens. C’est à la suite d’un séjour à Jérusalem qu’il est pris dans une émeute et arrêté par la police romaine. Pour échapper aux dénonciations juives contre lui, il fait appel au tribunal impérial à Rome. Sa mort par exécution a lieu entre 60 et 64. La séparation des chemins L’image qui ressort de ce passage en revue des courants du christianisme naissant est celle d’une étonnante diversité. Le christianisme fut divers dès l’origine. Mais entre 30 et 70, tous les courants chrétiens se comprennent à l’intérieur de l’identité juive. Même pour Paul, la chrétienté ne se substitue pas à Israël, mais partage avec lui les promesses faites aux fils d’Abraham. Entre judaïsme et christianisme, la séparation interviendra progressivement, inégalement selon les régions, entre 70 et le milieu du deuxième siècle. Le divorce sera douloureux pour les églises de Matthieu et de Jean; le portrait noirci que leurs évangiles présentent d’Israël porte la trace du traumatisme laissé par cette séparation. Il nous faut aujourd’hui, pour éviter de donner prise à l’antijudaïsme, les replacer dans la situation historique qui les a vus naître. Daniel Marguerat Conférence par Daniel Marguerat Mercredi 3 juin à 20.00h à Aarau Maison de paroisse, Bullingerhaus, Jurastr. 13 « Les origines du christianisme, de nouvelles perspectives ! » Qui étaient les premiers chrétiens ? Comment le christianisme s'est-il séparé du judaïsme ? Jésus a-t-il pensé et voulu l'Eglise ? Sur ces questions, la recherche historique apporte aujourd'hui des réponses nouvelles et surprenantes. Elles sont captivantes à entendre, car elles éclairent d'un jour nouveau cette période de naissance de la chrétienté. Le professeur Daniel Marguerat exposera ces recherches récentes, auxquelles il participe, et en évaluera la solidité. Daniel Marguerat, né en 1943, a été longtemps professeur de Nouveau Testament à la faculté de théologie de Lausanne. Sa formation en sciences bibliques a été acquise aux Universités de Lausanne et de Göttingen. Il a été aussi pasteur. Cette double formation fait de lui un exceptionnel vulgarisateur, dans le meilleur sens du terme. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont : Le Dieu des premiers chrétiens, Labor et fides, 1997 , L’Aube du christianisme, Bayard, Labor et Fides, 2008. Il a participé aussi aux émissions télévisées « Corpus Christi » de Mordillat et Prieur sur le Jésus historique et les débuts du christianisme diffusées sur Arte. 3