Le P. Louis Leahy, philosophe et enseignant

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DOSSIER
LE PÈRE LOUIS LEAHY
PHILOSOPHE ET ENSEIGNANT
Le témoignage du P. Setyo Wiboyo, S.J.
l’envoya préparer un doctorat en philosophie à l’Université Grégorienne de Rome,
puis à Munich. Il reviendra au Québec en
1962 pour être professeur de philosophie
durant quelques années au scolasticat
des jésuites de Montréal, puis, comme
plusieurs de ses confrères au moment de
l’ouverture de l’Université du Québec à
Trois-Rivières, au département de philosophie de l’UQTR. Peu après, pourtant, il
sent un appel missionnaire et fait profiter
de sa science les séminaristes du grand
séminaire de Dalat, au Vietnam.
Rappelons d’abord quelques jalons
de la vie du jésuite Louis Leahy. Nous
laisserons ensuite parler ceux qui l’ont
connu dans son pays d’adoption, l’Indonésie. Confrères jésuites, collègues de
travail, étudiants : tous expriment qu’ils
ont eu la chance de connaître un homme
remarquable à bien des points de vue.
R
Né le 19 août 1927, à Québec, dans la
paroisse Notre-Dame-du-Chemin. Il a fait
son cours classique au Collège des
jésuites de Québec, le Collège SaintCharles Garnier. Il est entré dans la
Compagnie de Jésus le 7 septembre 1947.
Après deux ans d’études de la philosophie au scolasticat de l’ImmaculéeConception, à Montréal, il a enseigné un
an le latin à Québec, puis a continué sa
régence en enseignant la philosophie –
pour la première fois et non la dernière ! –
au Collège du Sacré-Cœur de Sudbury.
Il a fait ses études de théologie à
Montréal et fut ordonné prêtre en 1958. On
Ayant dû quitter le Vietnam au
moment de la chute de Saigon, il offrira
ses services à la Compagnie de Jésus universelle, au Sénégal et en Côte d’Ivoire
(1975-1978). À partir de 1978, ce sera en
Indonésie que se développera sa carrière
de professeur de philosophie, un pays dont
il est devenu citoyen en 1992. Il est décédé à Semarang, Indonésie, le 1er mars 2012.
LOUIS LEAHY : L’HOMME, LE JÉSUITE
En guise d’introduction à cette rencontre posthume avec le père Leahy, le
témoignage d’un de ses confrères de
la communauté où il vivait à Jakarta, le
P. Setyo Wiboyo, S.J.
J’ai connu le père Leahy au temps de
ma formation dans les années 90. Nous le
voyions comme un professeur très
sérieux : il avait de bonnes méthodes d’enseignement, une connaissance étendue
de sa matière et il mettait beaucoup de
soin à la correction de nos travaux et de
nos examens. À la différence d’autres
enseignants, le professeur Leahy avait
une vie totalement consacrée et concentrée sur la réflexion philosophique. Il
n’intervenait pas publiquement ; il ne participait pas à la réflexion socio-politique
qui avait cours. Sans doute son statut
« d’étranger » lui imposait-il une telle
distance.
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Quand je suis revenu vivre dans cette
communauté, en 2007, Louis Leahy avait
déjà pris sa retraite et la maladie l’avait
affaibli. Il était demeuré le même, un
homme humble et discret, un bon jésuite
jusqu’à la fin de sa vie. Il vivait dans une
grande simplicité, n’ayant besoin que de
bien peu de choses autour de lui, si ce
n’est des livres qui nourrissaient sa
réflexion. Et jusqu’à la fin de sa vie il a
mené des projets de publication de ses
ouvrages. Comme c’est le cas pour
l’ensemble de ses étudiants et pour ses
compagnons jésuites, j’ai beaucoup
d’estime pour lui, aussi bien pour
l’ampleur de sa pensée intellectuelle que
pour la qualité de sa vie jésuite.
LA FACULTÉ DE PHILOSOPHIE
DRIYARKARA
Le centre d’études philosophiques où
Louis Leahy a enseigné durant la dernière
partie de sa vie a été fondé en 1969. Il
avait comme but de promouvoir les études
philosophiques en Indonésie. Au départ,
le centre était prévu pour la formation des
futurs prêtres, il se voulait aussi ouvert à
tous les Indonésiens qui s’intéressaient à
la philosophie. Concrètement, la majorité
des étudiants sont des séminaristes et
des religieux en formation, jésuites, franciscains, salésiens, séminaristes du
diocèse de Jakarta. Mais nous avons
aussi des religieuses et environ 10 % de
laïques, certains sont catholiques, d’autres musulmans. Les laïques qui s’intéressent à la philosophie, bien que peu
nombreux, sont attirés par leur soif de connaissance. Bien différents de la plupart de
leurs concitoyens, ils aiment la philosophie en elle-même parce qu’elle les aide à
approfondir et à enrichir leur vie.
Nous offrons un large éventail de cours
aux 1er et 2e cycles des études philosophiques. La philosophie occidentale a une
bonne place : philosophie grecque, médié-
beaucoup de place à la réflexion, nous
offrons un milieu « d’approfondissement
de la pensée » par nos cours, nos publications et par les nombreuses conférences
publiques que nous proposons. Nous
gardons de bonnes relations avec les
musulmans. Par exemple, le professeur
jésuite Franz von Magnis-Suseno est
considéré comme un « leader pluraliste » ;
il est respecté par les musulmans.
Bien sûr, nous constatons, comme
bien d’autres, qu’il y a dans notre société
un problème avec des groupes fanatiques
et fondamentalistes. Mais nous ne sommes jamais entrés en conflit direct avec
eux. Nous choisissons de nous lier avec
des musulmans tolérants, ceux qui sont
ouverts intellectuellement et qui aiment
apprendre. En somme, notre centre universitaire, Driyarkara, a une bonne réputation
pour la qualité de la réflexion qu’il propose.
LA PLACE DE LOUIS LEAHY
Le P. Setyo conseille un étudiant.
En même temps, nous devons répondre par notre programme aux exigences
gouvernementales, en particulier pour
des cours d’introduction à la psychologie,
à l’anthropologie, à la sociologie, à l’éducation civique. Et il y a bien sûr l’introduction à l’Islam ou « l’islamologie ».
Durant de longues années, le professeur Leahy a été l’expert en anthropologie
philosophique et en théodicée. Il a enseigné ces matières à des centaines d’étudiants et a publié de nombreux ouvrages
sur ces matières fondamentales. Il a ensuite élargi son champ à d’autres matières.
Le directeur du département, l’abbé Simon
Lili, pourra vous en parler.
UNE INSTITUTION UNIVERSITAIRE
CATHOLIQUE EN MILIEU MUSULMAN
Jusqu’à maintenant, nous n’avons
pas de difficulté à trouver notre place dans
la société indonésienne. Les opinions sur
notre centre, celles des musulmans y
compris, sont favorables. Dans un
contexte social qui ne laisse pas
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vale, moderne et contemporaine. Il y a des
cours de philosophie systématique : logique, métaphysique, anthropologie philosophique, épistémologie, éthique, philosophie politique et théodicée (philosophie
de Dieu). Puis nous offrons des matières
plus « locales », par exemple sur les
courants philosophiques d’Orient (Inde et
Chine), sur la « pensée indonésienne ». Il y
a aussi des cours sur certains grands
philosophes de différentes époques :
Platon, Heidegger, Levinas, Marx.
Pour le professeur Leahy, l’enseignement et la publication étaient au centre de
sa vie. Il s’y consacrait entièrement, jour
après jour. Étant arrivé en Indonésie relativement tard, il n’avait pas une maîtrise
totale de la langue du pays. Alors, il travaillait très fort pour améliorer son indonésien et je dirais qu’il a réussi. Il est clair
que son style d’écriture était influencé par
la grammaire française, mais il n’avait aucune difficulté à bien se faire comprendre.
Personnellement, j’ai été impressionné par le sérieux de son enseignement de la « philosophie de l’homme »,
aussi par son cours sur la mort, que j’ai
suivi il y a plusieurs années. J’aimais la
manière dont il vivait sa mission de
professeur jésuite, invitant à la réflexion
sur les questions essentielles, ce que sont
la vie, l’être humain, la mort et l’immortalité qu’il abordait avec un sens critique.
J’ai beaucoup aimé ce qu’il nous a
présenté de la philosophie grecque. Je
n’étais pas toujours d’accord avec ses
idées sur Platon, par exemple, mais
comme professeur, il m’inspirait et me
présentait l’exemple à suivre d’un jésuite
totalement dédié à sa mission.
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La bibliothèque de Driyarkara, réputée,
construite avec des dons de l’Allemagne.
UNE ANECDOTE
Quand je pense au zèle du professeur
Leahy, je me rappelle cette anecdote
arrivée durant l’un de ses cours. C’est
bien courant que les musulmans utilisent
de puissants systèmes de son pour
diffuser la prière du haut des minarets. Un
jour – c’était probablement un vendredi –
Louis Leahy était en train d’enseigner
quand les haut-parleurs se sont mis à
l’œuvre au maximum de leur force ; la
mosquée était toute proche de l’école. Le
professeur est sorti, s’est rendu à la
mosquée et leur a demandé de baisser le
son car il ne pouvait enseigner avec un tel
niveau de bruit. Et, ô surprise, les musulmans ont immédiatement baissé le son !
En tant qu’Indonésien, je n’aurais
jamais eu le courage d’aller faire cette
demande et, si je l’avais faite, je ne pense
pas que j’aurais eu beaucoup de succès.
Dans les journaux, certains politiciens –
des musulmans – osent dire que les hautparleurs des mosquées ennuient bien des
gens. Mais ils n’ont pas d’impact : les
prières et les sermons résonnent toujours
aussi fort ! ■
Le P. Leahy, au cours d’une
réunion communautaire.
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