pls_388_p000000_idphy.xp_mm_0601 11/01/10 16:43 Page 96 REGARDS IDÉES DE PHYSIQUE Pierre qui tourne n’amasse que doute Au curling, sorte de pétanque sur glace, la pierre qui glisse sur le terrain dévie de sa trajectoire rectiligne. Pourquoi ? Jean-Michel COURTY et Édouard KIERLIK A ux prochains Jeux olympiques d’hiver, à Vancouver, la France alignera une équipe masculine de curling. Souhaitons bonne chance à ses joueurs, qui chercheront à déposer leurs « pierres » au plus près de la cible dessinée sur la glace. Pour cela, ils devront contourner les obstacles adverses en imprimant des trajectoires courbes à leurs pierres. Inutile de demander conseil aux physiciens : ils se disputent toujours pour comprendre pourquoi la pierre du curling dévie. Un jeu de boules sur glace Le curling, sport de glace peu connu en France, oppose deux équipes. Il s’agit de faire glisser vers une cible, nommée maison et qui joue le rôle d’un cochonnet immobile, de lourdes pierres de granite, de masse inférieure à 19,96 kilogrammes. Chaque équipe dispose de dix pierres par manche. Dans une partie de curling, le lanceur accompagne la pierre dans son mouvement, avant de la lâcher en lui imprimant une légère rotation. Sous les ordres du capitaine, deux patineurs précèdent la pierre tout au long de sa trajectoire (près de 18 mètres) et n’hésitent pas à balayer vigoureusement la glace devant le projectile (voir la figure 1). Le balayage de la glace influe manifestement sur la distance d’arrêt de la pierre. Par ailleurs, on constate que la trajectoire de la pierre n’est pas toujours rectiligne, mais dévie, parfois de près de un mètre. C’est curieux puisque, une fois lâchée, la pierre ne semble subir aucune force latérale. Mais n’oublions pas les frottements entre la glace et la pierre... 96] Idées de physique Ces forces de frottement sont d’intensité proportionnelle à la réaction verticale de la glace et ne dépendent de la vitesse de la pierre que par leur direction : elles s’exercent dans le sens opposé au mouvement. Examinons le cas simple d’un mobile qui glisse tout droit sur une surface lisse, et qui est freiné par les frottements. Tout comme un freinage trop brutal tend à faire basculer un vélo vers l’avant, le freinage tend à faire basculer le mobile vers l’avant (car les forces de frottement, qui agissent sur sa seule face inférieure, exercent un couple). La réaction verticale du sol est alors plus forte à l’avant du mobile qu’à l’arrière, de sorte que le mobile ne bascule pas. Ajoutons un mouvement de rotation du mobile autour de son axe vertical, dans le sens des aiguilles d’une montre pour fixer les idées. L’effet précédent est conservé, mais, cette fois, la vitesse du mobile par rapport au sol varie d’un point à l’autre (voir la figure 2). La vitesse à l’avant (respectivement à l’arrière) du mobile est orientée vers sa droite (respectivement sa gauche) et les frottements correspondants s’exercent en sens inverse. La réaction verticale étant supérieure à l’avant, le frottement à l’avant (orienté vers la gauche) est supérieur en amplitude au frottement à l’arrière (orienté vers la droite). Ainsi, la trajectoire du mobile en rotation dans le sens horaire dévie vers la gauche. On peut le constater chez soi en 1. AU CURLING, il s’agit de lancer des « pierres » sur la glace pour les faire glisser et arriver au plus près du centre de la cible. Des joueurs peuvent balayer la glace devant le mobile pour faciliter le glissement. Une rotation imprimée dans le sens horaire à la pierre la fait dévier vers sa droite, phénomène que les joueurs utilisent pour contourner une pierre adverse. © Pour la Science - n° 388 - Février 2010 pls_388_p000000_idphy.xp_mm_0601 11/01/10 16:43 Page 97 Regards Dessins de Bruno Vacaro a b Force de frottement Réaction du sol Vitesse de translation Vitesse de rotation faisant glisser des verres posés à l’envers sur une nappe bien lisse. L’expérimentation vient ainsi confirmer cette brillante explication... tant qu’on ne cherche pas à la réaliser sur glace. Car si la pierre du curling dévie bien, elle le fait du mauvais côté : une pierre qui tourne dans le sens des aiguilles d’une montre dévie... vers la droite ! Cette constatation suscite depuis plusieurs années une vive controverse entre deux physiciens: le Canadien Mark Shegelski, qui invoque la lubrification du contact par un film liquide, et l’Écossais Mark Denny, qui reste fidèle au frottement solide. Tous deux s’accordent néanmoins sur le rôle primordial de la glace. Car on ne joue pas au curling sur n’importe quelle glace : sa température idéale se situe vers –4 °C. Si la glace est trop chaude, le frottement pierreglace dégage assez de chaleur pour la faire fondre et la détériorer rapidement. Trop froide, la pierre glisse trop vite et va tout droit, comme d’ailleurs sur une surface de glace bien lisse. C’est pourquoi la glace du curling est « perlée » : on l’obtient en arrosant une surface lisse avec une pluie fine qui, en gelant, forme des bosses d’environ un millimètre. Cette rugosité est nécessaire pour que la glace accroche la pierre : concave, celle-ci n’est en contact avec la glace que sur un anneau de dix centimètres de diamètre et de cinq millimètres de largeur. Ainsi, une vingtaine de perles de glace soutiennent la pierre. La texture et la taille de cet anneau sont soigneusement travaillés par les artisans qui se gardent bien de révéler leurs © Pour la Science - n° 388 - Février 2010 secrets de fabrication, mais une chose est sûre : le granite n’est que grossièrement poli. On comprend à ce stade l’effet des balais : ils polissent la surface de glace et facilitent la glisse de la pierre. Si le balayage n’est pas symétrique, il doit même pouvoir provoquer une déviation de la pierre. Débris de glace ou film liquide ? Selon M. Denny, la double rugosité pierreglace explique la déviation de la pierre. Lors de son mouvement, la pierre arase les rugosités de la glace, créant des débris qui vont se loger dans les multiples anfractuosités du granite. Du coup, le contact granite-glace se transforme en un contact glace-glace, ce qui réduit le frottement. Si les débris se logent préférentiellement sur le bord d’attaque de la pierre, donc à l’avant, ils y réduisent la friction. Ainsi, à l’inverse de la situation modèle, le frottement est inférieur à l’avant de la pierre et non à l’arrière, ce qui entraîne une déviation latérale de l’autre côté. En outre, la rotation entraîne les débris sur le côté (voir la figure 3), jusqu’au moment 2. LA FACE INFÉRIEURE d’une pierre de curling, comme sa face supérieure, est concave. De ce fait, la surface de contact avec la glace se résume à un anneau large de cinq millimètres (a, en bleu foncé). Les vitesses et les forces de frottement sont représentées ici en quatre points de contact d’une pierre en translation et en rotation horaire autour de son axe vertical. Les forces de frottement (en vert), dirigées globalement vers l’arrière, tendent à faire basculer la pierre vers l’avant ; la réaction du sol (b) est donc plus forte à l’avant qu’à l’arrière, d’où une force de frottement supérieure à l’avant. La résultante de ces forces de frottement tendrait à dévier la pierre vers sa gauche ; or c’est une déviation vers la droite que l’on observe. 3. EN TOURNANT autour de son axe, la pierre de curling accumulerait, au niveau de sa surface de contact avec le sol, des débris de glace (en bleu) dans le sens de la rotation. Là où se logent les débris, plutôt à l’avant, le frottement de la pierre sur la glace serait réduit, ce qui ferait dévier la pierre vers sa droite. Telle est l’une des deux explications de la déviation. L’autre explication invoque une lubrification par un film d’eau liquide. Cette lubrification serait plus intense à l’avant (là où la pierre appuie le plus sur le sol de glace), qu’à l’arrière ; les forces de frottement seraient alors moins grandes en intensité à l’avant qu’à l’arrière, d’où une résultante dirigée vers la droite. LES AUTEURS Jean-Michel COURTY et Édouard KIERLIK sont professeurs de physique à l’Université Pierre et Marie Curie, à Paris. Leur blog: http://idphys.free.fr/ Idées de physique [97 pls_388_p000000_idphy.xp_mm_0601 11/01/10 16:43 Page 98 Regards BIBLIOGRAPHIE E. T. Jensen et M. R. A. Shegelski, The motion of curling rocks : Experimental investigation and semi-phenomenological description, Canadian Journal of Physics, vol. 82(10), pp. 1-19, 2004. M. Denny, Curling rock dynamics : Towards a realistic model, Canadian Journal of Physics, vol. 80(9), pp.1005-1014, 2002. A. R. Penner, The physics of sliding cylinders and curling rocks, American Journal of Physics, vol. 69(3), pp. 332-339, 2001. Retrouvez les articles de Courty et É. Kierlik sur fr J.-M. www.pourlascience.fr 98] Idées de physique où ils sont éjectés ou fondus par la chaleur dégagée par le frottement. Conclusion : le frottement sur le côté droit est inférieur à celui s’exerçant sur le côté gauche, ce qui induit un pivotement vers la droite. Pour M. Shegelski, en revanche, l’explication résiderait dans l’apparition d’un film liquide. Comme la pierre appuie plus sur la glace à l’avant qu’à l’arrière, la fusion superficielle de la glace est favorisée à l’avant: il ne s’agit donc plus d’un frottement solidesolide mais d’une lubrification, plus intense à l’avant, donc qui diminue davantage le frottement à l’avant qu’à l’arrière. Le frottement à l’arrière (orienté vers la droite) devient dominant et la pierre dévie à droite. En fait, M. Shegelski estime qu’un film liquide plus ou moins épais est présent sous toute la surface de contact de l’anneau. Puisque l’eau liquide mouille bien le granite, quand la pierre ralentit, elle entraîne par viscosité ce film vers l’avant, film qui s’épaissit et lubrifie encore mieux le contact pierre-glace. C’est donc quand la pierre est proche de l’arrêt que l’effet de déviation est plus manifeste, phénomène en effet constaté au curling. Cette interprétation nous laisse toutefois circonspects : la pierre, portée par les bosses, n’est que faiblement en contact avec la glace (50 millimètres carrés, alors que l’anneau a une surface de 1 500 millimètres carrés). Si film liquide il y a, ne devrait-il pas s’écouler dans les pores du granite au lieu de s’accumuler sous l’anneau ? Peutêtre M. Shegelsky et M. Denny ont-ils tous deux raison, comme le suggère une équipe écossaise : du Canada à l’Écosse, les conditions de température et d’humidité de l’air sont assez différentes pour que l’un ou l’autre des phénomènes mis en avant soit dominant. Le débat reste donc ouvert. I © Pour la Science - n° 388 - Février 2010