
liberté de penser ? Ne voyons-nous pas renaître l'intolérance religieuse au mépris des lois, et une sorte d'hypocrisie
officielle se glisser peu à peu dans nos moeurs, comme pour rivaliser avec l'esprit réactionnaire de la restauration ?
La restauration était dans son droit en faisant la guerre à la liberté de penser. Elle avait rapporté de l'exil le droit divin et
la religion d'Etat, et il n'y a en effet que deux manières d'être roi : au nom de Dieu si les hommes sont des troupeaux
que Dieu distribue à des races privilégiées ; au nom de la raison et de la liberté, si ce sont les citoyens qui se donnent un
roi, pour assurer la liberté en la réglant.
La dernière révolution, encore si près de nous, au moins par les dates, a emporté ce qui restait de la la théorie du droit
divin et de la théorie des religions d'Etat. En revisant la Charte le lendemain de la révolution, le législateur abolit la
religion d'Etat, et du même coup promit la liberté d'enseignement. C'était affranchir les âmes et de la tyrannie qui
violente les consciences, et de la tyrannie qui les fausse.
Qu'auraient dit les législateurs de 1830, et le peuple armé et vainqueur sous les yeux duquel ils votaient, s'ils avaient pu
prévoir qu'avant quinze ans écoulés, on se servirait de la liberté d'enseignement, source et condition de la liberté de
penser, pour ramener sous une autre forme le régime des religions d'Etat ?
Pour nous, partisans sincères de la liberté d'enseignement parce que nous croyons la concurrence à la fois juste et utile,
nous demandons que l'Etat se souvienne qu'en donnant la liberté, en abdiquant son monopole, il augmente à la fois ses
droits et ses devoirs.
L'éducation et les croyances religieuses, qu'elle viennent d'une religion positive, ou de la religion naturelle, ou de la
philosophie, sont les souveraines des moeurs. Donner des institutions politiques à une société, et livrer au hasard
l'éducation et les croyances, c'est réglementer la chaos. Les esprits positifs, tout entiers à leur stratégie, combinent les
ressorts de la loi, produisent une unité factice, et croient que le monde va marcher. Erreur ! La discorde, qui n'est pas
dans les lois, est dans toutes les âmes.
L'Etat, dans l'éducation, a un double devoir. Il doit, par l'Université, donner un enseignement normal, affranchi de la
domination des familles, des caprices de l'opinion et des hasards de la concurrence. Il doit, dans les écoles libres,
réprimer le charlatanisme et l'avidité, et punir tout enseignement contraire à la morale et aux lois de l'Etat. Le droit de
punir implique le droit de surveiller. On invoque à grands cris le droit des pères de famille ; il est sacré ; celui de l'Etat ne
l'est pas moins. Il s'agit de faire à la fois des citoyens et des hommes.
Nous résumons en ces mots toute notre pensée sur les rapports de la religion et de l'Etat : la révolution de 1830 a
aboli, en droit et en fait, le principe des religions d'Etat ; nous ne serons pas des factieux pour demander que la charte
ne soit ni directement ni indirectement violée.
En même temps, comme nous voulons être bons logiciens, et aller au-devant de toute méprise réelle ou feinte,
ajoutons que nous ne demandons pas la liberté pour nous seuls, et qu'en tout, la liberté de ne pas croire, quand elle n'a
pas la liberté de croire pour corollaire, est à nos yeux la pire espèce d'intolérance.
Nous n'avons pas à faire profession de foi philosophique. Cette Revue n'est fondée ni par une école, ni dans l'intérêt
d'une école, mais pour défendre, faciliter et propager les études philosophiques. Maîtres ou disciples, chacun de nous
pourra défendre ici librement l'école à laquelle il appartient. Redouter une discussion loyale, c'est avouer qu'on
désespère de sa cause. Cette liberté, nécessaire surtout au moment où la philosophie a besoin de toutes ses forces,
n'ôtera rien à l'unité de ce recueil. Divisés peut-être sur des points de pure spéculation, nous sommes d'accord sur les
résultats qui intéressent l'humanité. Nous nous rencontrons tous dans les doctrines spiritualistes qui, grâce à Dieu, sont
aujourd'hui unanimement proclamées par toute la philosophie française : la souveraineté de la raison, la providence de
Dieu, la liberté, l'immortalité de l'âme, la morale du devoir ; et c'est en ce moment notre plus douce pensée, de sentir,
qu'attachés de conviction et de coeur à cette noble cause, comme nous ne pouvons vivre et prospérer que par elle, il
n'est pas non plus un de nos succès qui ne doive lui revenir.
L'histoire, les lettres et même la politique ne sont pour nous que des accessoires, mais des accessoires qui profitent
doublement à la philosophie par la force qu'ils lui donnent, et par la force qu'ils en reçoivent.
L'habitude de spéculer sur les principes et de vivre avec des abstractions donne aux esprits de la subtilité et de la
vigueur ; mais n'a-t-on pas à craindre, à force d'habiter ce monde invisible, de se trouver dépaysé et inutile quand on
retombe dans le monde réel ? Descartes, Leibniz, sont de grands géomètres ; Malebranche même, cet esprit rêveur
et charmant, qui fait adorer jusqu'à ses chimères, Malebranche a étudié la géométrie, comme pour avoir une
ressemblance de plus avec Platon. Si Bacon, si Descartes ont ouvert une ère nouvelle à la philosophie, pense-t-on qu'ils
auraient eu sur les esprits cette influence souveraine, s'ils n'avaient appliqué leurs principes aux sciences exactes, à
l'histoire naturelle, à la physique ? Aujourd'hui chacun suffit à peine à sa tâche, et nous n'avons plus nulle part le spectacle de
cette activité féconde qu'intéresse également toute application de la pensée. Si tel est le résultat des progrès continus
de chaque science, il faut au moins, puisqu'elles ne peuvent plus s'unir et se fondre, qu'elles s'accoutument à vivre
ensemble, à se prêter un mutuel concours. D'ailleurs la philosophie a son rôle marqué dans elle touche aux sciences, aux
lettres, aux affaires : c'est à elle qu'il appartient de mettre en lumière les principes, de donner aux sciences des
méthodes, de contrôler leurs axiomes, de féconder leurs résultats ; d'arracher les arts à l'empirisme, de leur rendre en
quelque sorte leur éternité, en les mettant au-dessus des aberrations du goût et des caprices de l'imagination ; de
s'élever plus haut que ces tristes intrigues où la politique se perd, et de porter, au milieu de cette bataille des intérêts
et des passions, l'image de la justice. Il ne suffit pas d'être la vérité pour mener les hommes, il faut que la vérité
descende jusqu'à eux. Nous nous plaignons que la philosophie n'ait plus d'influence ; la faute en est aux philosophes. Ils
n'ont pas été dépossédés ; ils ont abdiqué.
Nous ferons donc ici cette place à l'histoire, aux lettres, à la politique. On y discutera peu les questions du jour, mais de
temps en temps on en appellera avec fermeté aux principes.
Nous n'appartenons expressément à aucun parti politique ; nos sympathies sont pour l'opposition de gauche en général
; nous n'épousons aucune des fractions dans lesquelles elle se divise ; nous attendons tout du libre développement de
Textes rares
http://pages.textesrares.com Propulsé par Joomla! Généré: 25 May, 2017, 02:24