seconde partie : le sapin
LES CAHIERS DU MÉZENC - N° 19 - JUILLET 2007
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- « Ah !… la Chartreuse ! Elle avait fière
allure avec ses pierres sombres, ses toits
de lauzes, ses vastes granges dont nous
avions fourni les poutres. Notre bois,
assez léger, a une résistance exceptionnelle
à la flexion, à la compression et aux chocs.
C’est la raison pour laquelle nos troncs,
droits comme des I, étaient utilisés pour
réaliser les chareyres(3) des étables de
toutes les fermes : 42 mètres de long pour
la Grande Borie, 70 pour le Tombarel,
plus de deux fois ma hauteur ! « Chêne
debout et sapin de travers porteraient
l’univers », selon le dicton. Aujourd’hui
encore, nous sommes utilisés plus modes-
tement comme bois de charpente et aussi
pour la menuiserie. Encore faut-il que
nous ayions poussé lentement, en
altitude pour que notre bois soit régulier,
et nos cernes fines, sinon, c’est le pilon. »
- « Le pilon ? »
- « Eh oui, la déchéance ! Comme nos
fibres sont longues, notre bois blanc et
sans résine, quand on ne sait plus rien faire
de nous, on nous envoie dans les usines de
pâte à papier, tronc et branches comprises.
Broyés, lavés, pressés, séchés, enduits,
nous finissons nos jours comme livres,
journaux ou même, terrible humiliation,
comme papier essuie-tout, je dis bien tout !
Heureusement, nous autres dans la forêt
de Bonnefoy, nous sauvons l’honneur
depuis des siècles. Regardez donc autour
de vous la jeune garde ! »
Balayant les alentours d’un regard circu-
laire, je vis en effet une armée de sapins
dévalant le versant nord du Muzeran
qui nous surplombait. Ils n’avaient certes
pas la taille du Tonton mais leurs troncs
s’élançaient droit vers le ciel qu’ils
cachaient de leur ramure.
- « Ce sont les petits derniers, ajouta-t-il,
déjà de solides gaillards. Quatre-vingt-dix
ans seulement et déjà plus de soixante-dix
centimètres de diamètre. Ils se plaisent
bien ici, comme leurs parents et leurs
aïeux. Il faut dire que nous autres, sapins,
sommes assez délicats : si nous résistons
très bien aux grands froids, il nous faut un
air humide, un sol profond, de l’ombre
dans notre jeunesse, pas de gelées tardives
ni de sècheresse en été, moyennant quoi,
nous atteignons allègrement trois cents,
voire quatre cents ans avant de mourir de
mort naturelle. On nous trouve souvent
avec le hêtre qui a les mêmes besoins que
nous, depuis la plaine jusqu’à l’étage
montagnard, mais plus bas que nos
cousins les épicéas et les mélèzes ou enco-
re le pin cembro et à crochets qui montent,
eux, jusqu’à la limite de l’étage subalpin,
à 2 000-2 300 mètres. »
- « Et depuis combien de temps êtes-vous
installés sur les flancs du Mézenc ? »
- « C’est une très longue histoire. Lors de
la dernière glaciation, voilà 18 000 ans, les
glaciers recouvraient la chaine des Puys,
ceux des Alpes descendaient jusqu’aux
portes de Lyon. Le reste du Massif central
était recouvert de steppes arides et froides.
Pas un arbre mais de l’herbe, de l’herbe
rase à perte de vue. Quand le climat s’est
réchauffé, il y a 13 000 ans, petit à petit,
les arbres se sont réinstallés, à partir des
refuges plus cléments qu’ils avaient trou-
vé dans le sud : les bouleaux d’abord, puis
les pins, les chênes. Nous autres, sapins,
tout comme les hêtres, n’avons réussi à
nous hisser en Auvergne puis dans le Nord
de la France qu’il y a seulement 5 000 ans.
Actuellement, nous représentons 8% de la
forêt française, à égalité avec l’épicéa qui
peu à peu nous grignote. On peut suivre
le chemin de notre reconquête dans les
Pyrénées, les Alpes, le Massif central,
le Jura mais surtout les Vosges où se
trouvent nos plus belles forêts. Mais
si toutes se situent entre 1 000 et 1 700
mètres d’altitude, il ne faut pas croire que
nous ne colonisons que la montagne. En
Normandie, dans les collines du Perche,
existent des peuplements spontanés, relicte
d’une ultime avancée de plantes monta-
gnardes il y a 4 500 ans »
- « Mais pourquoi dites-vous que l’épicéa
vous grignote ? »
- « C’est à cause de vous, les hommes.
Jadis, nous nous reproduisions spontané-
ment. Nos graines tombaient à terre,
certaines germaient, donnaient des fourrés
de petits sapins qui grandissaient à notre
ombre. Certains mouraient, les plus
solides prenaient le relais. Mais vous êtes
arrivés et vous avez voulu bousculer
l’ordre des choses à votre convenance. En
fonction de vos besoins, vous avez coupé,
semé, sélectionné, planté ce qui vous
arrangeait : pour votre chauffage, pour vos
charpentes, puis pour vos bateaux. Au
XIXesiècle, vous avez pratiqué des coupes
claires dans certaines de nos forêts et vous
nous avez remplacés par des plantations
d’épicéas. Oh, je n’ai rien contre mes cou-
sins. Je reconnais qu’ils sont plus faciles à
3. - Chareyre : poutre maîtresse de
l’étable qui supporte le plancher de la
fenière où l’on engrange le foin.
Débit sur quartier
Débit sur dosse