Arbre mon ami... - mezenc-doc

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Arbre mon ami...
seconde partie : le sapin
J
Geai des chênes
Jean-Paul RIQUE
e passai une nuit agitée. Dans la
moiteur des draps ressurgissaient ces
images qui, se mêlant à d’autres,
venaient brouiller mes souvenirs. Je
n’avais osé parler à personne de ma
rencontre, partagé entre l’envie
de raconter cette extraordinaire
expérience et la peur de voir
mes amis ou mes proches pointer
leur index vers l’endroit marquant
ma fragilité.
Lorsque je revins pour la première
fois au Ravanel pour lui rendre visite,
j’étais persuadé que mon rêve allait
s’arrêter là, au bord de la clairière.
Tout en cheminant, me venaient à
l’esprit des réflexions à la Pagnol :
« Grand couillon, les arbres ne parlent
pas et tu as bien fait cette fois de coiffer
ton chapeau pour te protéger du soleil ! ».
Mais “Il” était là, fidèle au rendez-vous et
me salua chaleureusement comme on
accueille un vieil ami… Nous prîmes ainsi
l’habitude de bavarder quelques heures
chaque jour. Il avait une connaissance
étonnante de ses congénères si bien que
je le soupçonnais, dans le début de nos
rencontres, de pouvoir, tel le chêne
de la chanson, « … sortir ses grands
pieds de son trou… » et d’aller
tenir couvige avec ses confrères
du voisinage. Ce n’est que plus
tard que je compris tout.
Par une belle fin d’aprèsmidi, la conversation étant tombée,
j’observais le semis de louis d’or laissé
par le soleil couchant sur la mousse
du sous-bois. Un battement d’ailes vint
soudain ricocher sur le silence apaisant et
un superbe geai se posa juste au-dessus
de ma tête, sur l’une des basses branches
de mon ami. Indifférent à ma présence,
il se mit à chanter, rythmant son discours
de balancements du cou. Lorsqu’il s’interrompait, il me semblait entendre de sourds
LES CAHIERS DU MÉZENC - N° 19 - JUILLET 2007
grognements filtrant à travers les aiguilles
sombres de mon épicéa. L’oiseau hochait
alors la tête comme pour appuyer ses
propos. Quelques minutes plus tard, il prit
son envol et disparut sous les frondaisons.
- « Le Tonton est malade », soupira mon
ami. « Ses rhumatismes, toujours ses rhumatismes ! »
- « Mais qui est le Tonton ? » m’exclamai-je.
- « C’est mon cousin, le sapin dont je
t’ai parlé, le plus vieil arbre de la région.
C’est pour cela que les hommes du coin
l’appellent le Tonton. Il vit en Ardèche,
à un jet de pierre de la chartreuse de
Bonnefoy. Les nouvelles qu’on m’en
donne ne sont pas très bonnes et je me fais
du souci pour lui. »
Il s’abîma dans un long silence que venait
troubler parfois un bref tremblement de
ses branches et une larme de résine tomba
sur le chapeau posé à mes pieds.
Je fus soudain pris d’une folle envie de
connaître cet arbre singulier.
- « Veux-tu que je lui rende visite et que je
t’apporte de ses nouvelles ? »
- « Je n’osais pas te le demander » répliqua-t-il vivement d’une voix soulagée.
« Je vais le prévenir de ta venue » ajoutat-il. « Tu le trouveras facilement près du
ruisseau de la Veyradeyre, mais parle lui
fort, il est un peu sourd ! »
Ayant pris congé, je me hâtais vers le
village, impatient de rencontrer l’ancêtre.
Le lendemain, dès six heures trente, après
avoir rapidement avalé un café brûlant et
fourré un petit en-cas au fond de mon sac
à dos, je quittai le village d’un pas allègre
par le petit chemin qui longe les prés et
traverse le ruisseau. La météo avait promis
des orages sur l’Auvergne mais pourtant
la journée s’annonçait splendide. Face
à moi, le soleil levant laissait ruisseler
des coulées de lumière par la trouée
des Boutières et le fond de l’air était vif.
Rapidement, j’avalai la côte de la carrière,
24 Arbre mon ami...
béant témoin du temps où la région
ne connaissait pas encore les volcans. Je
dérangeai au passage un essaim de corbeaux qui décolla avec une rare élégance
pour aller se jucher sur le rocher de Blot et
après un dernier effort je me retrouvai sur
le petit promontoire surplombant le col.
Un peu essoufflé, je m’assis sur un rocher
planté sur la lande à myrtilles. La vallée de
la Veyradeyre sortait à peine des brumes
matinales et le regard embrassait un vaste
panorama couvrant le tiers des anciennes
métairies des chartreux(1). Sur ma droite,
la ferme de Bel Arbre était accrochée
au flanc de la croupe qui masquait Les
Ruches et Le Tombarel. De son bois de
hêtres séculaires, répertorié parmi les biens
des religieux, dégringolaient des nappes
de prés parsemés des tâches blanches des
vaches charolaises déjà à l’œuvre dans les
pâtures.
Face à moi, les pentes densément recouvertes de résineux du Taupernas venaient
mourir dans la rivière, soulignant le
contraste saisissant entre les adrets
herbeux et le sombre ubac dévoré d’arbres
ténébreux. De part et d’autre de son
sommet, la Lauzière et le Montfol tentaient
de passer la tête mais il semblait s’obstiner
à les cacher à ma vue.
Le ruisseau de la Jument Borgne, encadré
de genêts d’où émergeaient quelques
saules grisâtres, allait se jeter au fond du
vallon de la Veyradeyre, déchirait en deux
les vastes herbages et marquait la limite
entre l’Ardèche et la Haute-Loire. C’était
aussi la frontière entre le domaine de Bel
Arbre et celui de la Grande Borie, autre
métairie de la Chartreuse. La ferme,
détruite par le feu en 1977 ne laissait
apparaître que le sommet des érables qui
la couvraient jadis de leur ombre. Tout
au-dessus, tournoyait lentement une buse
dont les yeux perçants tentaient de repérer
quelque proie cachée dans les ruines.
Contrairement aux terres de Bel Arbre,
des murs de pierres sèches encadraient
une mosaïque de prés sur lesquels
s’égayaient les robes rousses de vaches
limousines et Salers dont les sonnailles
venaient troubler le silence matinal.
La route du Gerbier s’échappant sous
mes pieds allait serpenter sur le haut du
versant, puis venait se perdre à gauche
derrière la croupe du Grésier qui masquait
la Chartreuse.
Plutôt que de la suivre, je choisis de
reprendre mon chemin en contournant la
serre. Coupant par les pâtures, je dévalai
la pente en évitant soigneusement les joncs
qui signalaient ruisseaux et tourbières
de pente.
À cent mètres devant moi, un renard prit la
fuite. Contrairement à ce que je croyais, il
n’était pas roux mais revêtait une robe
d’un brun cendré. Je pus observer à loisir
sa foulée souple et les lents balancements
de sa queue tandis qu’il s’éloignait vers
la lisière de la maigre forêt d’épicéas qui
tente de survivre sur les flancs du Chaulet.
Après avoir marqué un bref temps d’arrêt
et s’être retourné pour m’observer, il
disparût nonchalamment sous les arbres.
Les monticules de terre soulevés par les
1. - Une grande partie des terres des
religieux de la Chartreuse étaient
louées à des paysans (les tenanciers)
qui les exploitaient. Les granges
cartusiennes étaient peu à peu
transformées en fermes habitées. On
compta ainsi jusqu’à 32 métairies dont
11 sur la seule commune des Estables,
le tout représentant plus de 1 600
hectares de prés, pâtures, terres de
labour, bois et landes soit le double de
la superficie du “désert” concédé en
1156 par Guillaume Jourdain lors de la
fondation de la Chartreuse.
La chartreuse de Bonnefoy dans
la jeunesse du « Tonton »
Dessin du comte Agrain (1818)
LES CAHIERS DU MÉZENC - N° 19 - JUILLET 2007
seconde partie : le sapin 25
mon estomac présentait des signes de faiblesse nécessitant des mesures d’urgence.
Un muret écroulé à l’ombre naissante d’un
vieil érable me servit de lieu d’accueil et
la demi-caillette froide de mon sac à dos
changea rapidement de contenant dans
une coulée de vin qui, s’il n’était pas du
pays, en méritait les louanges. Le soleil
commençait à chauffer et je me remis en
route sans tarder. Descendant par le
« chemin des moines » grossièrement
pavé qui conduisait à l’ancienne correrie(2)
des frères convers, je longeai pendant près
de deux cents mètres le vivier qui approvisionnait jadis les pères en truites et autres
poissons. Les ruines de l’ancienne « maison basse » égrainaient leurs rectangles
de pierres qui descendaient jusqu’à la
rivière et j’imaginais au passage, ici la
boulangerie, là la forge, la menuiserie et
tout près de l’eau, la buanderie.
Le Tonton
2. - Correrie : appelée aussi « Maison
basse ». C’est l’ensemble des bâtiments dans lesquels vivent les Frères
(convers et donnés) qui assurent par
leur travail, les divers services de la
communauté (cuisine, menuiserie,
buanderie, exploitation forestière...).
Comme la Maison haute des moines,
elle est dotée de cellules et d’une
église dédiées aux Frères.
rats-taupiers me renseignèrent sur ses
attentes.
Grimpant à nouveau par un ancien chemin
charretier bordé de myrtilliers, je parvins
bientôt sur la crête. Le dôme du Gerbierde-Jonc s’offrait à ma vue, encadré par
la pyramide rocailleuse du Sara à main
gauche, le Sépoux et la Lauzière sur
la droite. Après une brève mais rapide
descente, je dépassai la ferme de la Clède,
coupai par un petit bois de hêtres et
me retrouvai sur la route bordée d’une
sapinière qui menait à la chartreuse de
Bonnefoy. Bientôt, au détour d’une
épingle, dépassant le faîte des arbres,
j’aperçus la croix surplombant le clocher
de l’église et ses ruines vénérables.
Pressé par ma mission, je remis à plus tard
la visite détaillée des lieux, me bornant à
contourner l’ancien bâtiment du prieur et à
admirer les trachytes soigneusement
taillés du fronton encore debout de ce lieu
de prières. Il était huit heures à ma montre
et si mes jambes étaient encore alertes,
LES CAHIERS DU MÉZENC - N° 19 - JUILLET 2007
Les prairies bordaient la rive droite à
perte de vue. Je commençai donc ma
recherche en traversant la Veyradeyre au
niveau des restes du pont par où passait
l’unique chemin amenant autrefois les
rares visiteurs à la Chartreuse depuis le
Béage. Des bosquets de saules ainsi que
quelques cerisiers à grappes et trembles
isolés accompagnaient ma marche et ce
n’est qu’une centaine de mètres plus loin
que je commençai à m’enfoncer sous les
premiers sapins. Soudain, comme je levais
les yeux, il m’apparut, sur le talus qui
surplombait le lit des eaux. Il était planté
là, monstrueux au-dessus de moi.
Ses basses branches, énormes et écailleuses, se tordaient comme les tentacules
d’une énorme pieuvre. Son tronc immense
et moussu dépassait en dimensions tout
ce que j’avais pu voir jusqu’à présent. Je
restai un instant immobile, comme écrasé
par cette masse difforme, si peu semblable
à la forme régulière de ses congénères
qui m’avaient accompagné dans mon
cheminement le long du ruisseau.
Malgré l’évidence, mais pour engager la
conversation, je lançai d’une voix mal
assurée :
- « C’est vous le Tonton ? »
Ma question se perdit dans l’ombre du
sous-bois, ne renvoyant aucun écho. Me
souvenant du conseil de mon ami l’épicéa,
je repris, mais en haussant le ton cette fois :
- « Holà ! C’est bien vous le Tonton ? »
Après un instant de silence, une voix
26 Arbre mon ami...
- Le nom botanique des espèces -
Tricholome
de la Saint Georges
Dans toutes les civilisations humaines, les plantes connues, utilisées ou
redoutées ont été nommées. Ces noms n’avaient pas nécessairement de
liaison avec les espèces, au sens botanique du terme. D’autre part, la même
plante pouvait recevoir, selon les traditions, les langues, les cultures ou les
lieux, des noms différents. Même si beaucoup ont été abandonnés, ces
noms, dits vernaculaires, sont à l’origine de confusions, des plantes différentes pouvant porter des noms identiques. C’est le cas par exemple du
mousseron qui peut désigner le Trichomome de la Saint-Georges (Calocybe Gambosa) ou le Marasme des Oréades (Marasmius Oreades), tous
deux fort heureusement comestibles.
D’autre part, la même plante peut être nommée de diverses façons. Picea
abies, notre sapin commun, porte également les noms de Sapin pectiné (à
cause de la forme en peigne de ses aiguilles), Sapin blanc, Sapin argenté,
Sapin des Vosges, Sapin de Normandie, Sapine, Tannaie ou encore Sapinette…
Pour établir un langage universel et non ambigu, les botanistes ont tout
d’abord préconisé l’emploi d’une seule langue, le latin, mais les noms ont
été peu à peu modifiés, enrichis de descriptions.
Marasme
des Oréades
Le botaniste Linné, en 1753, a normalisé pour la première fois le nom des
espèces végétales en introduisant le binôme latin encore utilisé de nos jours.
Chaque espèce est désignée par deux noms latins :
- le premier désigne le genre, formé de l’ensemble des espèces les plus voisines ;
- le second spécifie l’espèce unique au sein de ce genre.
Ainsi, notre sapin fait partie du genre abies qui regroupe toutes les catégories de
sapins. Au sein du genre “sapin”, il représente l’espèce alba (blanc en latin). On
le désigne donc de façon unique et universelle :
Abies alba
Il existe une cinquantaine d’autres espèces de sapins de par le monde.
En France, on trouve, par exemple :
- Abies grandis, le sapin de Vancouver
- Abies concolor, le sapin blanc du Colorado
- Abies nordmanniana, le sapin de Nordmann, etc.
Seul, Abies alba est indigène, les autres espèces ont été introduites.
bourrue et chevrotante filtra des aiguilles
glauques et sombres de sa ramure :
- « Doucement, jeune homme, doucement.
Ne criez pas comme çà, je ne suis pas
sourd que diable ! Vous voilà enfin ! Vous
en avez mis du temps ! »
Il avait l’air agacé et j’étais confus de
l’avoir contrarié en soulignant, bien
malgré moi, son infirmité.
- « Excusez-moi, mais c’est loin Les
Estables ! », bredouillai-je pour me
justifier.
- « C’est bon, c’est bon ! » reprit-il pour
montrer que l’incident était clos.
- « C’est bien moi, Abies alba, le sapin
pectiné alias “Le Tonton”. »
Avec un brin de lassitude dans la voix,
il poursuivit :
- « Eh oui ! Plus de 200 ans déjà, 28
mètres de hauteur, cinq de tour de taille. Il
y a bien longtemps que je ne me suis pas
pesé mais, racines, branches et feuilles
comprises, je dois accuser près de 25
tonnes sur la bascule. »
Cette avalanche de chiffres m’impressionna et m’amena à toutes sortes de
réflexions.
« Mais alors, vous avez connu la
Chartreuse au moment de la Révolution
française ?
LES CAHIERS DU MÉZENC - N° 19 - JUILLET 2007
seconde partie : le sapin 27
3. - Chareyre : poutre maîtresse de
l’étable qui supporte le plancher de la
fenière où l’on engrange le foin.
Débit sur quartier
Débit sur dosse
- « Ah !… la Chartreuse ! Elle avait fière
allure avec ses pierres sombres, ses toits
de lauzes, ses vastes granges dont nous
avions fourni les poutres. Notre bois,
assez léger, a une résistance exceptionnelle
à la flexion, à la compression et aux chocs.
C’est la raison pour laquelle nos troncs,
droits comme des I, étaient utilisés pour
réaliser les chareyres(3) des étables de
toutes les fermes : 42 mètres de long pour
la Grande Borie, 70 pour le Tombarel,
plus de deux fois ma hauteur ! « Chêne
debout et sapin de travers porteraient
l’univers », selon le dicton. Aujourd’hui
encore, nous sommes utilisés plus modestement comme bois de charpente et aussi
pour la menuiserie. Encore faut-il que
nous ayions poussé lentement, en
altitude pour que notre bois soit régulier,
et nos cernes fines, sinon, c’est le pilon. »
- « Le pilon ? »
- « Eh oui, la déchéance ! Comme nos
fibres sont longues, notre bois blanc et
sans résine, quand on ne sait plus rien faire
de nous, on nous envoie dans les usines de
pâte à papier, tronc et branches comprises.
Broyés, lavés, pressés, séchés, enduits,
nous finissons nos jours comme livres,
journaux ou même, terrible humiliation,
comme papier essuie-tout, je dis bien tout !
Heureusement, nous autres dans la forêt
de Bonnefoy, nous sauvons l’honneur
depuis des siècles. Regardez donc autour
de vous la jeune garde ! »
Balayant les alentours d’un regard circulaire, je vis en effet une armée de sapins
dévalant le versant nord du Muzeran
qui nous surplombait. Ils n’avaient certes
pas la taille du Tonton mais leurs troncs
s’élançaient droit vers le ciel qu’ils
cachaient de leur ramure.
- « Ce sont les petits derniers, ajouta-t-il,
déjà de solides gaillards. Quatre-vingt-dix
ans seulement et déjà plus de soixante-dix
centimètres de diamètre. Ils se plaisent
bien ici, comme leurs parents et leurs
aïeux. Il faut dire que nous autres, sapins,
sommes assez délicats : si nous résistons
très bien aux grands froids, il nous faut un
air humide, un sol profond, de l’ombre
dans notre jeunesse, pas de gelées tardives
ni de sècheresse en été, moyennant quoi,
nous atteignons allègrement trois cents,
voire quatre cents ans avant de mourir de
mort naturelle. On nous trouve souvent
avec le hêtre qui a les mêmes besoins que
nous, depuis la plaine jusqu’à l’étage
LES CAHIERS DU MÉZENC - N° 19 - JUILLET 2007
montagnard, mais plus bas que nos
cousins les épicéas et les mélèzes ou encore le pin cembro et à crochets qui montent,
eux, jusqu’à la limite de l’étage subalpin,
à 2 000-2 300 mètres. »
- « Et depuis combien de temps êtes-vous
installés sur les flancs du Mézenc ? »
- « C’est une très longue histoire. Lors de
la dernière glaciation, voilà 18 000 ans, les
glaciers recouvraient la chaine des Puys,
ceux des Alpes descendaient jusqu’aux
portes de Lyon. Le reste du Massif central
était recouvert de steppes arides et froides.
Pas un arbre mais de l’herbe, de l’herbe
rase à perte de vue. Quand le climat s’est
réchauffé, il y a 13 000 ans, petit à petit,
les arbres se sont réinstallés, à partir des
refuges plus cléments qu’ils avaient trouvé dans le sud : les bouleaux d’abord, puis
les pins, les chênes. Nous autres, sapins,
tout comme les hêtres, n’avons réussi à
nous hisser en Auvergne puis dans le Nord
de la France qu’il y a seulement 5 000 ans.
Actuellement, nous représentons 8% de la
forêt française, à égalité avec l’épicéa qui
peu à peu nous grignote. On peut suivre
le chemin de notre reconquête dans les
Pyrénées, les Alpes, le Massif central,
le Jura mais surtout les Vosges où se
trouvent nos plus belles forêts. Mais
si toutes se situent entre 1 000 et 1 700
mètres d’altitude, il ne faut pas croire que
nous ne colonisons que la montagne. En
Normandie, dans les collines du Perche,
existent des peuplements spontanés, relicte
d’une ultime avancée de plantes montagnardes il y a 4 500 ans »
- « Mais pourquoi dites-vous que l’épicéa
vous grignote ? »
- « C’est à cause de vous, les hommes.
Jadis, nous nous reproduisions spontanément. Nos graines tombaient à terre,
certaines germaient, donnaient des fourrés
de petits sapins qui grandissaient à notre
ombre. Certains mouraient, les plus
solides prenaient le relais. Mais vous êtes
arrivés et vous avez voulu bousculer
l’ordre des choses à votre convenance. En
fonction de vos besoins, vous avez coupé,
semé, sélectionné, planté ce qui vous
arrangeait : pour votre chauffage, pour vos
charpentes, puis pour vos bateaux. Au
XIXe siècle, vous avez pratiqué des coupes
claires dans certaines de nos forêts et vous
nous avez remplacés par des plantations
d’épicéas. Oh, je n’ai rien contre mes cousins. Je reconnais qu’ils sont plus faciles à
28 Arbre mon ami...
planter et qu’ils souffrent moins de la dent du chevreuil. Je reconnais que la qualité de leur bois, si l’on
excepte leurs poches de résine vaut bien la nôtre.
Reconnaissez cependant que nous avons une toute
autre allure avec notre feuillage glauque, nos cônes
dressés, nos branches horizontales. Mais attention,
il est un point sur lequel vous allez trop loin, vous
piétinez la tradition et ça, ce n’est pas acceptable. »
Sa voix devenait dure. Visiblement il s’emportait
sans que je comprenne pourquoi. L’écorce de son
tronc rougissait d’indignation, le faisant ressembler
à celle des épicéas, cause de ses soucis. Brusquement je compris la raison de son ire :
- « Le Sapin de Noël ! »
- « Ah oui, parlons-en du Sapin de Noël ! Depuis 900
ans vos familles se rassemblaient autour de nous
pour célébrer cette belle fête. Décorés de boules,
de guirlandes, resplendissant de lumières, nous
présidions la cérémonie de remise de friandises et
de jouets. Et qu’est devenu le traditionnel sapin ?
Remplacé par des épicéas aux aiguilles piquantes qui
jonchent rapidement le sol ou pire, par des ersatz
de plastique hideux. Que reste-t-il de la magie des
fêtes de fin d’année ? »
Pour calmer son aigreur, je tentai de le flagorner
- « Vous avez raison, beau sapin, Roi des forêts, les
traditions se perdent et c’est bien dommage. »
Un long silence me montra qu’il n’était pas dupe.
Cependant, il reprit dans un soupir :
- « Roi, c’est seulement dans les chansons, mais en
d’autres cieux, j’aurais pu être Président ! »
Comme il devinait ma perplexité, il continua :
- « Président : une tradition franc-comtoise qui
remonte à la fin du XIXe siècle. Bien vivace cellelà ! Dans chaque commune, les forestiers sélectionnent le Sapin Président. Choisi pour ses dimensions
exceptionnelles, il atteint 45, voire 55 mètres.
Vénéré et admiré, il devient un lieu de pèlerinage et
n’a plus à craindre la tronçonneuse du bûcheron.
Seul l’âge, la foudre ou une tempête comme celle de
1999 mettront un terme à sa carrière et un autre
Président sera alors élu. »
Prudemment, j’avançai :
- « Mais… vous ne mesurez pas 45 mètres ! »
- « C’est vrai ! Je suis un sapin atypique. J’ai perdu
ma cime tout jeune et mes basses branches ont pris
le relais, ce qui me donne cette forme si étrange.
Mais, vous savez, à partir d’un certain âge les sapins,
tout comme les hommes, continuent à s’épaissir
mais cessent de grandir. Leur sommet s’aplatit et
leur silhouette s’éloigne de celle des sapins de Noël.
Cependant, je n’ai pas à rougir devant mes collègues
honorés : Le Président-Edgard-Faure de la forêt des
Fourgs a certes 400 ans et 42 mètres de haut mais j’ai
le même diamètre. Quant au Président de la forêt
de la Joux, il a mon âge mais je le dépasse de 50
centimètres en tour de taille. »
La tradition
du sapin de Noël
La tradition de l’arbre de Noël
est d’origine païenne. Dès que
l’homme a commencé à cultiver la terre, il a suivi attentivement la trajectoire du soleil
tout au long de l’année, car c’était de lui que dépendait la nourriture, la chaleur et le bien-être. Les
Celtes avaient adopté un calendrier basé sur les
cycles lunaires. À chaque mois lunaire était associé
un arbre : pour le 24 décembre, ce fut l’épicéa, arbre
de l’enfantement, qui fut choisi. Dans le rite païen
du solstice d’hiver, un arbre, symbole de vie, était
décoré avec des fruits, des fleurs et du blé.
Les romains, eux, invoquaient Saturne, dieu des
semailles et de l’agriculture, dont le nom vient du
verbe latin severe (semer). Sa fête, les saturnales,
donnait lieu à des réjouissances du 17 au 24
décembre.
Au IVe siècle, pour enrayer ce culte païen, l’Église
chrétienne prit une mesure très astucieuse. La fête
de la naissance du Christ fut avancée du 6 janvier au
25 décembre.
Au XIe siècle, l’arbre de Noël, garni de pommes
rouges, symbolisait l’arbre du paradis.
C’est au XIIe siècle que la tradition du sapin est
apparue en Europe, plus précisément en Alsace où
on le mentionne pour la première fois comme “arbre
de Noël”. Les décorations étaient composées de
pommes, de confiseries et de petits gâteaux. À cette
même époque, l’étoile au sommet de l’arbre, symbole de l’étoile de Bethléem, commença à se répandre.
Aux XVIIe et XVIIIe siècles apparaissent les
premiers sapins illuminés. On utilisait soit des
coquilles de noix remplies d’huile à la surface
desquelles des mèches flottaient, soit des chandelles
souples nouées autour des branches.
C’est en 1738 que Marie Leszczynska, épouse de
Louis XV, roi de France, aurait installé un sapin
de Noël dans le château de Versailles. On trouva
par la suite de plus en plus d’arbres de Noël
particulièrement en Alsace-Lorraine, où existait
déjà la tradition du sapin.
En 1837, la duchesse d’Orléans, Hélène de
Mecklembourg, d’origine allemande, fit décorer un
sapin aux Tuileries.
Cette tradition se généralisa après la guerre de 1870
dans tout le pays grâce aux immigrés d’AlsaceLorraine qui firent largement connaître la tradition
de l’arbre de Noël aux Français. C’est à cette
période que le pays entier adopta cette tradition.
Les sapins de Noël proviennent de la forêt (Sapins
blancs, épicéas), mais aussi de plantations particulières (par exemple, plantations sous les lignes à
haute tension où la hauteur est limitée) ou encore de
pépinières spécialisées (épicéas, sapins bleus, etc.).
Les arbres qui proviennent de la forêt sont coupés
dans les fourrés denses où le nombre d’arbres se
réduira de toute façon.
Il se vend actuellement en France 6 millions
de “sapins” de Noël par an...
... dont 1 million en plastique !
LES CAHIERS DU MÉZENC - N° 19 - JUILLET 2007
seconde partie : le sapin 29
Pic épeiche
4. - Voir première partie, Les Cahiers
du Mézenc, n°18.
5. - Oreste et Pylade : personnages de
la mythologie grecque, amis inséparables allant jusqu’à offrir leur vie l’un
pour l’autre.
La blessure du Tonton
Je compris que j’avais
affaire à un arbre exceptionnel et me dis que si les
forestiers du coin élisaient
aussi leurs présidents, il serait
sûrement le Tonton Président.
Mais je déchantai vite car avec des
regrets dans la voix il ajouta :
- « Hélas, en réalité avec mon infirmité, je n’aurais jamais pu être Président. »
- « Votre infirmité, quelle infirmité ? »
- « Grimpez donc sur la butte et jugez par
vous-même. »
Je m’exécutai et escaladai le talus pour
atteindre le pré dans lequel s’enfonçaient
ses puissantes racines. Passant derrière son
gigantesque tronc, je compris soudain les
inquiétudes de mon ami l’épicéa pour son
lointain cousin. Une énorme et profonde
blessure venait en entamer l’écorce, mettant le bois à nu. Large d’une soixantaine
de centimètres à la base, elle montait en
triangle pour s’achever à près de trois
mètres du sol. Ses entrailles mises à nu
apparaissaient, lacérées, percées de trous,
sillonnées de galeries. En son milieu
des cratères circulaires de quelques centimètres que j’identifiai immédiatement en
voyant s’échapper un pic que j’avais
dérangé dans son festin.
- « Mais, vous êtes mangé par les vers ! »
- « Dévoré, torturé, miné depuis des
décennies par la pissode du sapin qui
s’obstine à venir pondre ses œufs dans
mon écorce et me laisse en pâture à ses
larves qui me tourmentent jour et nuit. Je
n’en dors plus. Heureusement, mes amis
les pics viennent se repaître de ces fichus
parasites. Cela fait un peu mal sur le coup
mais ça calme mes démangeaisons. »
J’essayai d’en savoir plus par curiosité
et parce que j’avais promis à mon ami
l’épicéa de ramener des nouvelles.
- « Et c’est grave ? »
- « Pas pour l’instant dans mon cas, même
si je ne suis plus très vaillant. Comme tous
les arbres, je puise la nourriture du sol par
des canaux qui se trouvent dans mon bois
récent, encore vivant à l’extérieur de mon
tronc. Ensuite, mon feuillage la cuisine à
l’aide de sa chlorophylle chauffée au gaz
carbonique de l’air(4). Cette divine potion
redescend ensuite par des canaux situés
juste sous mon écorce. En somme, vous,
les hommes, avez des veines et des artères
réparties dans toute l’épaisseur de votre
corps alors que les nôtres sont à la surface
LES CAHIERS DU MÉZENC - N° 19 - JUILLET 2007
de notre tronc et de nos branches. C’est
pour cela que l’on voit parfois des arbres
creux au bois de cœur complètement
dévoré par des générations de larves mais
encore bien vivants. »
- « Alors, je peux rassurer votre ami
l’épicéa ? »
- « Je l’aime bien mais je l’enterrerai peutêtre. »
« Non, voyez-vous, ajouta-t-il. Il est des
maladies bien plus graves : celles qui bouchent nos vaisseaux et nous mènent à une
mort certaine. Toutes nous sont apportées
par des champignons qui nous parasitent
sans scrupules, s’attaquant de préférence
aux plus faibles d’entre nous, bouchant
nos canaux de leur mycélium et nous
privant ainsi d’eau et de nourriture. »
- « Vous semblez ne pas aimer les champignons ! »
- « Loin de moi cette pensée ! Pour vous,
les hommes, enfin pour ceux qui ne sont
pas savants, il y a les champignons qui se
mangent et les autres, les bons et les
mauvais. C’est un peu la même chose pour
nous. Certains veulent notre peau alors
que d’autres nous sont bien utiles. Avec
ceux-là, nous sommes comme Oreste et
Pylade(5). »
Je me souvins alors de ma conversation
avec mon ami l’épicéa et de ce mot
bizarre qu’il avait prononcé à propos de
ses relations avec les champignons. Pour
étaler ma science, je lançai :
- « Ah oui ! Les micories ! »
- « Mais non voyons, les my-co-rhi-zes,
mycorhizes ! Ce n’est pourtant pas difficile :
rhyzes, racines et myco, champignons, tous
ceux que vous ne trouverez jamais dans
les prairies mais toujours à nos pieds,
accrochés à nos racines. »
Il se lança alors dans de longues explications sur ces associations, aussi indispensables, disait-il, que jadis celles des
chartreux et de leurs métayers. Et moi,
pauvre ignare, j’avais l’impression de me
retrouver sur les bancs de l’amphithéâtre,
essayant de saisir tout le sens des paroles
du docteur ès-mycorhizes qui, du haut
de sa chaire, appuyait son discours en
gesticulant de ses longues branches. Peu à
peu je comprenais pourquoi mon tonton
Louis m’amenait chercher dans les bois du
Clausel, au-dessus de Lanas, ce qu’il
appelait les “champignons de chênes”
(Amanita strobiliformis) que l’on ne
ramassait nulle part ailleurs, pourquoi
30 Arbre mon ami...
- Quelques maladies du sapin Causées par des insectes
Pissode du sapin (Pissodes piceae). C’est un
coléoptère de 1 cm environ, de la famille des
curculionidés (Charençons) dont les femelles
déposent les œufs dans des trous qu’elles
creusent dans l’écorce de l’arbre affaibli. Les
larves se nourrissent du bois en perçant des
galeries sinueuses. La ponte a lieu en été et les
larves se développent lentement et terminent leur
Pissodes piceae
Hylobius abietis
croissance au printemps suivant. À l’extrémité
de leur galerie, elles creusent une chambre
nymphale tapissée de copeaux.
D’autres charençons créent les mêmes dégats comme le charençon du sapin (Hylobius abietis).
Adelges abietis
Puceron des conifères (Adelges abietis). C’est un homoptère suceur de sève qui se développe d’abord sur l’épicéa, en créant des
galles coniques ressemblant à de petits ananas. Quand elles s’ouvrent, en juin-juillet, les ailés migrants vont infecter mélèzes et sapins
en donnant des générations qui ne créent pas de galles.
Bien d’autres insectes s’attaquent au sapin créant des dégâts plus ou moins graves.
Causées par des champignons
Armillaire couleur de miel (Armillaria mellea). Ce redoutable parasite attaque également
l’épicéa et le mélèze. Il se développe sur les racines puis son mycélium encercle l’arbre
d’un anneau mortel en bouchant ses canaux et en le privant de vivres et d’eau. La maladie se
transmet de l’arbre initialement infecté à ses voisins d’où son nom de maladie du rond.
Melampsorella caryophyllacearum. Contrairement au précédent, ce n’est pas un champignon
“à chapeau” mais une “rouille”. Il est la cause du chaudron du sapin et des balais de sorcières
qui sont des malformations qui déprécient le bois.
- Le chaudron ou dorge est un renflement nécrosé du tronc dont l’écorce est
crevassée ou dont le bois est mis à nu. Lorsqu’un vent fort souffle, c’est à cet
endroit que l’arbre se casse.
- Plus spectaculaires, les balais de sorcières sont des concentrations de petits
rameaux dressés, serrés, à aiguilles petites, épaisses, souvent jaunes, en forme
de balai, qui se développent sur les branches du sapin. Lors du cycle de
reproduction, les spores passent du balai de sorcière sur une petite fleur des bois,
stellaire (Stellaria ssp.) ou céraiste (Cerastium ssp.) sur laquelle ils poursuivent
leur développement. Puis, les spores infectent d’autres sapins.
Causées par des plantes
Gui (Viscum album). Honorée par les Celtes, il attaque le sapin mais aussi une quarantaine
d’espèces d’arbres. C’est un hémiparasite dont les suçoirs pénètrent dans le bois des branches
et pompent sa sève brute. Par contre, il possède de la chlorophylle et fabrique lui-même
sa sève élaborée à partir de ses prélèvements sur l’arbre et du gaz carbonique de l’air.
Les oiseaux frugivores qui consomment ses baies le disséminent en souillant d’autres arbres
de leurs fientes qui en contiennent les graines collantes. S’il se trouve en trop grand nombre
sur un arbre, il peut le faire dépérir.
LES CAHIERS DU MÉZENC - N° 19 - JUILLET 2007
seconde partie : le sapin 31
6. - Voir DEFIVE (E.) et VIDAL (H.),
« Temps et climat du Mézenc », Les
Cahiers du Mézenc, n°9, 1997.
on ne trouvait jamais de cèpes dans
les prairies ou encore pourquoi le nom
vernaculaire de nombreux champignons
était associé à celui d’un arbre : Bolet des
pins (Boletus pinicola), Bolet des charmes
(Leccinum griseum), Pholiote du peuplier
(Agrocybe aegerita), Clitocybe de l’olivier
(Ompha-lotus olearius)…
Mais soudain, son discours fut troublé par
un lointain roulement qui se répercuta
en écho dans le fond de la vallée et un
souffle d’air froid vint balayer le pré qui
nous surplombait.
- « Je ne vous chasse pas, dit le Tonton,
mais si vous ne voulez pas vous mouiller,
je crois qu’il est grand temps de rentrer. »
Le ciel si bleu à mon départ avait pris en
peu de temps une sombre teinte plombée
chargée de toutes les menaces.
Je le remerciai en lui promettant de lui
rendre visite à nouveau et de lui apporter
des nouvelles de son cousin l’épicéa.
Avant de prendre congé, il me dit :
- « Si vous remontez par les prés, saluez de
ma part mon voisin Fayard… »
Il fut interrompu par le fracas assourdissant d’un coup de tonnerre qui suivait de
moins de trois secondes la lueur d’un
éclair sur les sommets du Taupernas.
Bigre, me dis-je en moi-même, l’orage est
à moins d’un kilomètre, le vent est au
Midi et tu es loin de tout abri sûr. Ce n’est
pas le moment de moisir ici.
Je mis mon chapeau, repris mon sac,
saisis mon bâton et saluant le Tonton de la
main, je sautai au bas du talus, franchis
rapidement la Veyradeyre. Remontant
dans les prés, je piquai à vive allure vers
la ferme du Pré des Bœufs, seul refuge
proche tout là haut, alors que les premières gouttes commençaient à tomber,
épaisses et glacées. Bientôt, sous l’éclat
des lumières du ciel déchaîné et dans les
fracas assourdissants du tonnerre elles
se changèrent en énormes grêlons qui
martelaient le sol et m’obligèrent à me
protéger la tête sous mon sac à dos tout en
courant au jugé en direction de la ferme
que je n’arrivais plus à distinguer. Tout
était devenu blanc et l’herbe disparaissait
sous une couche épaisse de billes de glace
qui roulaient en torrents dès que les rides du
sol leur en donnaient l’occasion. Transi,
trempé, épuisé par cent mètres d’ascension,
je réussis enfin à atteindre la route puis la
ferme. Elle n’était pas habitée mais la porte
d’une petite cave céda sous ma poussée et
je m’y réfugiai, attendant la fin du courroux
des cieux tout en méditant sur le climat
vraiment étrange de ce « pays d’en-haut »
que je commençai à découvrir(6).
Une demi-heure plus tard, la grêle se transformait en pluie, puis les courroux du ciel
s’apaisèrent et il vira au bleu sombre.
Un automobiliste complaisant s’arrêta et
accepta de me reconduire aux Estables.
Dans le vallon, la Veyradeyre était devenue un torrent boueux infranchissable,
charriant branches et troncs d’arbres.
J’appris plus tard qu’en une demi-heure,
la température était tombée de 27 à 13
degrés : nous étions le 3 août 1979.
Le Pré des Bœufs
LES CAHIERS DU MÉZENC - N° 19 - JUILLET 2007
32 Arbre mon ami...
- Des résineux aux feuillus Algues
bleues
Les différences entre feuillus et conifères tiennent au fait que ces deux
groupes sont d’origine distincte et ont évolué séparément.
La naissance de la vie
Les scientifiques s’accordent pour estimer la formation de la Terre à
4,6 milliards d’années. Il faut attendre plus d’un milliard d’années pour
qu’apparaissent les premiers êtres vivants : ce sont des bactéries et des
algues bleues vivant sous l’eau mais qui pratiquent la photosynthèse.
L’arrivée des plantes sur terre
L’augmentation de la teneur en oxygène de l’atmosphère, qui en résulte,
permet à la vie de s’implanter sur la terre ferme, et il y a 600 millions
d’années, au début de l’ère primaire, apparaissent les mousses que nous
retrouvons sur le sol de nos forêts et les sphaignes qui, dans la narce de
Chaudeyrolles, ont constitué la tourbe utilisée jadis comme combustible.
Contrairement aux arbres, elles ne contiennent ni vaisseaux, ni racines,
ni fleurs et dépendent totalement de l’eau pour leur reproduction.
Les fougères et les prêles
Mousses (croix de Peccata)
Sphaignes (narce de Chaudeyrolles)
Les premières plantes munies d’un appareil vasculaire (ensemble de
canaux dans lesquels circule la sève) et de vraies feuilles apparaissent il
y a 400 millions d’années, pendant l’ère primaire : ce sont les prêles et
les fougères.
Elles n’ont pas de fleurs et leur reproduction s’effectue à partir de spores
qui germent dans l’eau et non de graines. Cependant, bien avant que les
arbres n’apparaissent, les fougères développent ce que l’on peut appeler
les premiers troncs. Leur bois primitif leur permet de se dresser et
d’atteindre des tailles presque comparables à celles de nos arbres
actuels, soit de 20 à 30 mètres. Elles donneront naissance aux “forêts”
du Carbonifère qui disparurent voici 250 millions d’années et ont été
fossilisées en gisements de charbon, exploités notamment dans le bassin
houiller de Saint-Etienne. Ces forêts avaient les pieds dans l’eau et
ressemblaient aux mangroves et non à nos futaies actuelles. Il n’en reste
plus que quelques fougères arborescentes sous le climat chaud de la
Nouvelle-Zélande. On peut en admirer quelques spécimens à Vulcania.
Prêles (suc de Montfol)
Fougères
LES CAHIERS DU MÉZENC - N° 19 - JUILLET 2007
seconde partie : le sapin 33
Forêt du Carbonifère
Voilà les résineux…
Cependant, c’est au Carbonifère, il y a 300 millions d’années, que les premiers arbres
apparaissent. Il s’agit des ginkgos et des cycas qui ont formé de vastes forêts jusqu’au
Jurassique et dont il ne reste que quelques espèces rares et localisées en Asie. Ils se distinguent
des fougères par le fait que :
- leurs vaisseaux sont intégrés dans un tissu complexe appelé bois ;
- ils produisent des fleurs (les fleurs mâles et les fleurs femelles sont séparées) ;
- la graine qui protège leur embryon leur permet de se reproduire à l’écart des lieux
humides.
On les nomme Gymnospermes (gymno = nu et spermo = graine) car cette graine n’est pas
protégée par un fruit.
Cette classe s’enrichit, 100 millions d’années plus tard, des conifères dont les graines sont
posées sur l’écaille d’un cône.
On parle souvent de “résineux” car la plupart produit des résines. Ils colonisent la Terre à
la fin de l’ère primaire et atteignent leur apogée au milieu de l’ère secondaire. Il en existe
alors près de 20 000 espèces et tous sont des arbres.
Fleurs mâles d’épicéa
Fleur femelle d’épicéa
… puis les feuillus
Les Gymnospermes vont alors décliner. Beaucoup disparaissent et au début de l’ère
tertiaire, voilà 65 millions d’années, les Angiospermes apparues à la fin du Jurassique se
développent alors pour atteindre leur apogée. Ce sont des plantes à fleurs vraies, dont la
graine est protégée dans un fruit (angios = interne et spermo = graine). Elles regroupent les
arbres dits “feuillus” et l’ensemble des autres plantes à fleurs. Il en existe actuellement
quelque 235 000 espèces dont environ 30 000 espèces d’arbres, alors que les conifères,
descendants des premiers arbres, ne représentent plus que 600 à 650 espèces.
Épicéa
Mélèze
Pin sylvestre
Sapin
Pin à crochets
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Graines d’épicéa
34 Arbre mon ami... seconde partie : le sapin
- Les mycorhizes Les champignons sont des végétaux qui ne possèdent ni tiges, ni feuilles,
ni racines, ni vaisseaux conducteurs. Ils sont constitués d’un lacis plus
ou moins dense de filaments souterrains, le mycélium (le “blanc” du
champignon) qui, pour les espèces supérieures, donne naissance
périodiquement (à la période des champignons !) à une partie aérienne
fort prisée des ramasseurs et des mycologues en herbe. Comme les arbres,
ils puisent leur nourriture dans le sol mais, contrairement à ces derniers,
ils ne possèdent pas de chlorophylle et sont incapables de synthétiser
les sucres dont ils ont besoin. Pour cette raison, de très nombreux arbres
collaborent avec des champignons dans une association d’intérêt
réciproque appelée symbiose (qu’il ne faut pas confondre avec le
parasitisme dans lequel le champignon exploite l’arbre sans contrepartie).
Amanite et son mycélium
Dans la symbiose arbre-champignon, ce dernier tisse un manchon de
mycélium autour des plus fines radicelles des racines de l’arbre ou y fait pénétrer
ce mycélium. Ce système de pontage est appelé mycorhize (du grec mukês :
champignon et rhiza : racine)
Les filaments du champignon augmentent la surface d’absorption des racines de
l’arbre et lui offrent une surface de pompage beaucoup plus grande : il se nourrit
mieux et peut capter dans la terre des substances qu’il a du mal à extraire en temps
normal, telles l’azote et le phosphore. D’autre part, le champignon synthétise des
enzymes et des vitamines ainsi que des antibiotiques qui protègent l’arbre des
infections des champignons parasites. C’est ainsi que le lactaire délicieux (Lactarius deliciosus), le petit gris (Tricholoma portentosum) ou encore le bolet des pins
(Boletus pinicola) créent des mycorhizes avec les pins et augmentent leur rythme
de croissance de 20% environ.
Quant au champignon, il prélève sa part de sucre (hydrates de carbone) synthétisé par son associé ligneux.
C’est pourquoi, quand on transplante un jeune arbre, il ne faut jamais séparer le système racinaire de sa terre d’origine. Dans les
reboisements, il faut stimuler la mycorhisation en épandant des souches pourrissantes de vieux arbres de la même espèce ou des
terres et humus forestiers envahis par des champignons symbiotiques. Certaines pépinières créent des mycorhizes sur leurs jeunes plants.
L’ensemble des espèces de champignons, levures, moisissures, rouilles, etc. représente 120 à 150 000 espèces dont 5 000
champignons à chapeau. Parmi ces derniers, les deux tiers créent des mycorhizes qui vivent en symbiose avec les racines des arbres.
Les mycorhizes sont très abondantes sur les racines de résineux (pins, épicéas…) poussant en terrain pauvre.
Parmi les nombreuses mycorhizes, citons les associations :
Chêne vert, chêne pubescent, chêne Kermès : truffe du Périgord (Tuber melanosporus)
Châtaignier, chêne vert, chêne liège : amanite des césars (Amanita caesare)
Épicéa, hêtre : cèpe (Boletus edulis)
Épicéa, bouleau, hêtre : amanite tue-mouches (Amanita muscaria)
Lactarius deliciosus
Hêtre : russule charbonnière (Russula cyanoxantha)
Mélèze : bolet élégant (Suillus grevillei)
Tricholome portentosum
Boletus pinicola
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