Pradon, si l’amateur des belles lettres jeûne, l’historien du théâtre trouve son pain. Notre
intention, dans le présent travail, n’est pas d’essayer une réhabilitation de Pradon, ce qui
serait improductif et injustifié, mais nous voudrions rappeler, avant d’entrer en matière,
que le public qui en 1688 remplit trois mois durant la salle de la Comédie française était
un public habitué à applaudir Molière, Corneille, Racine. Peut-être qu’au jugement de ce
public on pourrait faire plus de confiance, ne le traitant pas en mineur quand son goût ne
coïncide pas avec le nôtre : c’est au contraire une opportunité à saisir pour cerner et
comprendre cette distance.
Les principes que nous ont guidé dans l’établissement du texte sont exposés dans la
« Note sur la présente édition ». Dans notre analyse, nous avons essayé de rendre compte
de toutes les phases de l’existence du texte. Nous sommes donc remonté jusqu’à l’époque
des faits que Pradon mit en scène, pour présenter la figure historique de Régulus, le
protagoniste de la tragédie, et suivre la transfiguration de son histoire dans la tradition
littéraire. Le passage suivant a consisté dans l’observation du travail mené par Pradon sur
ses sources, qui a permis de mettre en évidence à la fois ce qui le texte doit à la tradition et
la structure et les principes derrière sa composition. Pour faire émerger ces derniers, nous
avons choisi de grouper nos observations autour de certains unités thématiques. Nous
espérons ainsi d’avoir évité le danger d’une présentation schématique, qui envisagerait
séparément la construction de chaque personnage ou épisode. En conclusion de cette
introduction, nous voudrions exhorter le lecteur à ne pas passer à côté de la biographie de
Pradon, pour pauvre et lacunaire qu’elle puisse être, car la vie du poète, les rythmes de sa
production artistique, les milieux qu’il fréquenta sont autant de repères qui permettent une
meilleure compréhension de sa poétique.
Quelques éléments biographiques
La période rouennaise
Pour un poète qui fut entre les plus prolifiques de la deuxième moitié du XVIIe siècle, on
possède étonnamment peu d’éléments biographiques. Comme le souligne Jal dans son
Dictionnaire critique de Biographie et d’Histoire, « nous n’avons pas une lettre, un billet, une
signature de lui. »3. Nous devons presque tout ce que nous savons de la vie de Pradon
avant son arrivée à Paris aux recherches de l’érudit rouennais Charles de Beaurepaire4.
Jacques Pradon fut baptisé dans la paroisse de Saint-Godard, à Rouen, le 21 janvier 1644.
Son père (1602-1676), dont il prit le prénom, exerçait comme avocat au Parlement de
Normandie, sa mère, Marguerite Delastre (1626?5-1709) était fille d’un avocat. Tous deux,
nous dit Beaurepaire, appartenaient à la bonne bourgeoisie de la ville. La naissance du
poète fut suivie par celles de son frère Joseph (mort en 1711) et de ses trois sœurs
Marguerite (1645-1714), Françoise (1645-1702) et Therèse (morte en 1729). Un autre fils,
Claude, était mort en 1639. Malgré la bonne position sociale de la famille, la séparation
des biens demandée par Marguerite Delastre en 1674, le fait qu’elle renonça à l’héritage de
3 Auguste Jal, Dictionnaire critique de biographie et d'histoire, Paris, Plon, 1872 (Genève, Slatkine
Reprints, 1970), v. 2, p. 998.
4 Charles de Beaurepaire, Notice sur le poète Pradon, Rouen, Imprimerie Cagniard, 1899.
5 Beaurepaire affirme (Notice, p. 21) que Marguerite Delastre mourut en 1709 à l'âge de 83 ans,
ce qui donne comme date de naissance 1626. Cela voudrait dire que la mère de Pradon était
âgée de 9 ans lors de son mariage avec Jacques Pradon le père, en 1635, et de 13 ans lors de la
mort du premier enfant du couple, Claude, en 1639. Il nous semble plus vraisemblable qu'il y
ait une erreur, soit dans le texte de Beaurepaire, soit dans les sources consultées par ce dernier,
et que la naissance de Marguerite Delastre soit à colloquer antérieurement à 1626.