empereur occidentale effet

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Créé le 18/11/2015
© Ariel Schalit/AP/SIPA
Dans sa revendication des attentats du 13 novembre, l’État islamique convoque le
passé et proclame sa victoire sur les « croisés ». Jean-Claude Guillebaud,
journaliste et écrivain, auteur d’un feuilleton sur la première croisade paru en
30 articles pour Le Monde, en 1993, puis devenu un livre et un film pour Arte, pointe
les blessures anciennes qui, en Orient comme en Occident, ne se sont pas
refermées. (Article extrait du hors-série La Vie Histoire : "Jihad et croisades", en
kiosque le 21 novembre.)
Les tueries du 13 novembre 2015 à Paris, commanditées par les jihadistes de Syrie et
d’Irak, ont remis en service – si besoin en était – un vocabulaire spécifique qui peut a priori
surprendre. Pensons à la façon dont les Occidentaux sont systématiquement baptisés
« croisés » par les porteurs de kalachnikovs et leurs lointains commanditaires. Dans la
propagande quasi « professionnelle » de Daech (le prétendu État islamique) en Syrie et en
Irak, la référence aux croisades est omniprésente. Mais elle l’est depuis longtemps dans
l’ensemble du Proche-Orient. Vu de Paris ou de Berlin, le choix de ces substantifs –
croisés, croisade – semble d’autant plus énigmatique que la plupart des jeunes
Occidentaux seraient bien en peine de définir ce qu’ils signifient exactement. Ils sont usités
en Orient, mais à peu près oubliés en Occident. Il faut savoir que les « traces » laissées
par les deux siècles de croisades dans les domaines de la culture, de la science ou de la
politique sont innombrables et bien vivantes : qu’il s’agisse de la gastronomie, des
mathématiques, de l’architecture, de la littérature, etc.
L’actualité tragique du moment justifie cependant qu’on s’intéresse principalement à
la politique et à la « géopolitique ». Or en ce début de XXIe siècle, des événements
surgissent, des incendies se rallument en Europe et ailleurs, des crimes sont perpétrés en
Orient que seul le passé des croisades – même lointain – rend pleinement
compréhensibles. Dans ces colères et ces rancunes qui traversent l’actualité comme des
frissons de fièvre, d’étranges réminiscences sont perceptibles. Un peu partout entre
l’Europe et Jérusalem. Dissimulées derrière les fumées de l’événement cheminent mille
allusions auxquelles on ne prend point garde et qui renvoient explicitement à ce temps
long des croisades.
Avant de tirer ses coups de revolver sur le pape Jean Paul II, le 13 mai 1981, sur la
place Saint-Pierre de Rome, le Turc Ali Agça s’était expliqué dans une lettre sur ses
mobiles : « J’ai décidé de tuer Jean Paul II, commandant suprême des croisés. » Ce n’était
point-là paroles de fou. Le brasier du Proche-Orient, sans cesse rallumé, brûle encore – et
principalement – au feu de ce souvenir-là.
Israël visé aussi
Il est vrai que pour l’imaginaire musulman les croisades demeurent la déchirure initiale, la
blessure jamais tout à fait cicatrisée et qui légitime encore aux yeux des plus radicaux
toutes les formes de jihad. « Les croisades sont notre dernier souvenir de victoire »,
confessent parfois avec un brin d’ironie certains intellectuels arabes. Avant-hier, les
anciens dirigeants du Proche-Orient, de Gamal Abdel Nasser à Hafez el-Assad, en
passant par Muammar al-Kadhafi ou Saddam Hussein, ont été nourris de l’épopée des
croisades, dont le premier épisode s’acheva après la bataille de Hattin (en 1187) par
l’expulsion des Francs de Jérusalem. C’est-à-dire en effet une victoire des musulmans. Ils
ne sont pas près de l’oublier. Leurs fils et leurs héritiers ont repris à leur compte cette
invocation consolatrice.
L’État d’Israël est visé lui aussi. La rhétorique des musulmans – et plus encore celle des
islamistes – compare volontiers ce pays « juif » aux anciens royaumes chrétiens issus des
croisades, royaumes « greffés » qui furent détruits en moins d’un siècle. Israël, répète-t-on
aujourd’hui, connaîtra fatalement un sort identique, et le monde arabe trouvera tôt ou tard
son nouveau Saladin, le Salah al-Din des chroniques, qui sut unifier l’Islam et vaincre
militairement les croisés. Nasser, « socialiste arabe », se compara à Saladin, Hafez elAssad (père de Bachar) également. Au début des années 1990, Hafez avait fait ériger au
centre de Damas un mausolée de bronze représentant Saladin recevant la reddition de
plusieurs barons francs. Ce qui rend aujourd’hui compliquée cette référence à Saladin,
c’est qu’il n’était pas arabe, mais kurde. Or face aux islamistes d’Irak ou de Syrie, les
Kurdes sont aujourd’hui les alliés « objectifs » de l’Occident. Qu’importe ! La ville natale de
Saladin, Tikrit, en Irak actuel, est aussi celle de Saddam Hussein. Ce dernier ne manquait
jamais une occasion de le rappeler.
Dans l’évocation politique des croisades, les Palestiniens n’ont pas été en reste.
Deux des trois premières divisions combattantes de l’Organisation de libération de la
Palestine (OLP) portaient des noms se rapportant aux croisades. L’une portait s’appelait
Hattin et l’autre Ain Jalout, deux patronymes qui renvoient à la déroute du royaume franc.
Quant aux chrétiens d’Orient, aujourd’hui éliminés, voire exterminés, leur statut déjà
précaire à l’issue des croisades fut au centre de l’interminable guerre du Liban de 1975 à
1992. Dans la mémoire libanaise, cette précarité remonte aux croisades. C’est l’alliance
originelle et « pro-occidentale » d’une partie des chrétiens maronites avec les États francs
voici neuf siècles qui scella leur isolement. Dans la presse de Beyrouth comme dans celle
de Damas ou de Jérusalem, les références aux croisades sont un quasi-réflexe,
notamment dans le camp chiite, qui en fait un argument contre les maronites.
Durant la première guerre du Golfe de 1991, Saddam Hussein se posa en nouveau
Saladin soudain dressé face à un Occident qui l’avait tant soutenu contre l’Iran dans les
années 1980. Dans le petit peuple arabe, dans les médinas de Jordanie ou du Mahgreb, la
symbolique est d’autant mieux comprise que George Bush (le père), de son côté, invoquait
Dieu, la prière et la « guerre juste » pour justifier l’opération Tempête du désert et l’envoi
d’une armada occidentale pour libérer le Koweït. Ironie de l’Histoire : même le ralliement
inattendu en 1991 de la Syrie à la coalition occidentale reproduisait un cas de figure qui fut
celui des XIe et XIIe siècles. Les premiers rois francs de Jérusalem, dont Baudouin Ier et
Baudouin II, firent alliance pendant une soixantaine d’années avec Damas.
L’axe du mal
George W. Bush (le fils) récidiva en janvier 2002, dans son discours sur l’état de l’Union,
en évoquant l’axe du mal et la nécessité de faire une croisade pour l’éliminer. Cette
volonté de « croisade » explicitement proclamée permit de déclencher – pour des motifs
inventés de toutes pièces – la deuxième guerre du Golfe de 2003. En dix années, elle mit
le feu à la région, et les populations en font encore les frais. Parlant ainsi en janvier 2002,
George W. Bush répétait sans le savoir, presque mot pour mot cette fois, les paroles
fameuses du pape Urbain II appelant aux croisades au concile de Clermont en novembre
1095. « Engagez-vous sans tarder ; que les guerriers arrangent leurs affaires et réunissent
ce qui pourvoira à leur dépense… Dieu le veut ! » Les premiers croisés, comme les
Américains, sollicitaient Dieu et entendaient fonder un « nouvel ordre international »...
Mais si les rapports entre l’Islam et l’Occident sont encore hantés par le souvenir des
royaumes francs de Jérusalem, d’Édesse, d’Antioche ou de Tripoli, il en va de même des
antagonismes, ravivés aujourd’hui, entre les chrétientés latine et orthodoxe. Lorsqu’
éclatèrent au printemps 1991 les premiers combats dans la fédération yougoslave
déliquescente, on prêta peu d’attention à un « détail » : la ligne de front entre les deux
républiques sécessionnistes (Slovénie, Croatie) et le reste de la Yougoslavie coïncidait
exactement avec la ligne de partage de l’an 395, celle que traça l’empereur latin
Théodose, entre les deux Empires romains, chacun étant attribué à l’un de ses fils. Cette
ligne devint pendant des siècles la frontière entre le monde orthodoxe (Byzance) et
l’univers latin (Rome). C’est vers elle que les armées franques s’étaient justement
avancées durant l’été 1096, à la rencontre des émissaires envoyés par l’empereur
byzantin. Cette même frontière sépara, par la suite, l’Empire ottoman de celui des
Habsbourg.
« Les Serbes, écrivait le grand historien hongrois francophone que fut François
Fejtö (mort en 2008), ne négligent pas de mettre dans leur jeu l’orthodoxie chrétienne en
se présentant comme les successeurs des croisés contre l’islamisme, qu’ils accusent de
viser à travers les Balkans ni plus ni moins que la conquête de toute l’Europe. » Pourtant
s’ils se posaient volontiers en « rempart de la chrétienté » face à l’Islam, les mêmes
soldats serbes du président Miloševic convoquaient paradoxalement d’autres sortes de
souvenirs pour mobiliser la vieille solidarité du monde orthodoxe face aux « papistes »
latins, alliés des Croates catholiques.
Début 1993, alors qu’une intervention occidentale en Bosnie était à l’ordre du jour,
les artilleurs serbes postés sur les hauteurs de Sarajevo menaçaient volontiers de
représailles (par missiles)... le Vatican, parce qu’il soutenait les Croates ! On retrouvait
curieusement dans leur bouche, exprimé de façon élémentaire et violente, l’antique
rancune orthodoxe à l’endroit des Latins. Rancune ? Oui, et tenace. Si le schisme entre
Rome et Constantinople (1054) précède d’une quarantaine d’années la première croisade,
c’est bien la prise – et le pillage – de Constantinople par les armées franques en 1204, au
retour de la quatrième croisade, qui consomma l’irréparable.
Le vieux discours antilatin
L’orthodoxie, débouchant plus tard sur le messianisme russe de la « troisième Rome », se
confondit dès lors avec un nationalisme exacerbé qui s’affirma contre le monde latin. Or il
se trouve que depuis quelques années c’est Vladimir Poutine qui reprend cette rhétorique
et se voit déjà, face à une Europe latine déclinante et immorale, comme le refondateur de
cette « troisième Rome chrétienne ». Depuis 2014, il ne dissimule plus le projet qui, sur le
très long terme, l’habite : réhabiliter la « voie russe », c’est-à-dire renouer avec le courant
slavophile qui, dès le milieu du XIXe siècle, voulut réagir contre l’occidentalisation brutale
du pays sous l’influence de Pierre le Grand et de Catherine II. La pensée slavophile –
Nicolas Gogol, Fiodor Dostoïevski et plus tard Alexandre Soljenitsyne – s’opposera ainsi à
la sensibilité « occidentaliste » animée par des auteurs moins connus comme Tchaadaïev
ou Alexandre Herzen. Or l’irréductible hostilité panslave et orthodoxe s’appuie volontiers
sur le souvenir des « horreurs perpétrées par les Latins à Constantinople ». En rameutant
la spécificité de la « sainte Russie », c’est aussi le vieux discours antilatin que l’on
réactive, et anti croisés. Quiconque voyage un peu en Russie, en 2015, ne s’étonne plus
de réentendre ces sortes de fulminations dans la bouche d’un pope de base, sa paroisse
fût-elle aux confins de la Sibérie.
Mieux encore, un pays comme la Grèce, membre à part entière de l’Europe et en quasirupture avec cette dernière, se trouve insensiblement ramenée vers l’Est et les Balkans
par les vieilles solidarités orthodoxes, réveillées après la chute de l’empire soviétique et
l’éclatement de l’ex-Yougoslavie. Mais qu’est-ce donc que cette sympathie ancienne que
Vladimir Poutine louangea à dessein en avril 2005, sinon l’appartenance commune à un
univers orthodoxe demeuré rétif à la suprématie catholique et protestante ?
Ainsi dans l’Europe de cette fin de siècle, des failles s’ouvrent à nouveau, des
discordances réapparaissent, que l’on croyait « définitivement enfouies dans les placards
de l’Histoire » pour reprendre l’expression incrédule du grand quotidien allemand de
Munich, la Süddeutsche Zeitung. C’est bien au grand schisme du XIe siècle et au divorce
– définitif –qui suivit le sac de Constantinople que renvoient explicitement ces archaïsmes
« structurants ». Il est vrai que le monde orthodoxe n’a guère apprécié le triomphalisme
évangélisateur qui fut celui du Vatican après la chute du communisme. Face à une
formidable « demande » spirituelle s’exprimant de Moscou à Vladivostok et de SaintPétersbourg à Kiev, devant ces foules innombrables envahissant à nouveau les églises en
quête de certitudes et de repères, le clergé orthodoxe, usé par soixante-quinze ans de
persécutions – ou parfois de compromissions – se trouve en position de faiblesse. Le zèle
catholique, notamment celui des évêques polonais, la maladresse avec laquelle fut
réveillée la délicate question des uniates d’Ukraine, au moment de la guerre du Donbass,
tout cela contribue aux mêmes crispations. Elles renvoient aux ambiguïtés qui, voici près
de mille ans, présidaient déjà aux rapports entre Grégoire VII ou Urbain II et les empereurs
de Constantinople.
Un souvenir falsifié
On pourrait dire en somme que les croisades n’ont jamais été autant d’actualité ? À un
détail près : leur souvenir est non seulement revisité sans relâche, mais il est également
falsifié, sélectionné, instrumentalisé. Dans un camp comme dans l’autre ; chez nous
comme ailleurs. Les leaders arabes d’aujourd’hui, dressés contre Israël, oublient volontiers
que les juifs furent pendant deux siècles leurs alliés contre les Francs et que le philosophe
juif Moïse Maimonide, pour ne citer que lui, fut médecin à la cour de… Saladin. Les
orthodoxes négligent la responsabilité particulière d’Alexis Ier Comnène, empereur de
Byzance, dans l’inspiration et le ravitaillement des Francs.
Les chrétiens croisadistes, rêvant d’une nouvelle Europe catholique et perpétuant
une vision sulpicienne des croisades, passent volontiers sous silence les massacres et les
pogroms dont elles furent jalonnées. Quant aux historiens laïcs et hypercritiques, héritiers
des sarcasmes des encyclopédistes – Diderot en tête –, ils demeurent fâcheusement
imperméables à la sincérité messianique des tout premiers croisés.
Cette mémoire qui revient hanter et parfois orienter notre présent n’est donc pas une
donnée inerte. Neuf siècles après, c’est encore un enjeu. Et il est à vif ! C’est aussi un
immense territoire du savoir historique que nous devons, comme l’écrit Pierre VidalNaquet dans Les Assassins de la mémoire, réexaminer sans relâche afin de « séparer le
faux du vrai ». Il s’agit bien de lutter contre les perfidies souvent menteuses du souvenir.
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