Durant la première guerre du Golfe de 1991, Saddam Hussein se posa en nouveau
Saladin soudain dressé face à un Occident qui l’avait tant soutenu contre l’Iran dans les
années 1980. Dans le petit peuple arabe, dans les médinas de Jordanie ou du Mahgreb, la
symbolique est d’autant mieux comprise que George Bush (le père), de son côté, invoquait
Dieu, la prière et la « guerre juste » pour justifier l’opération Tempête du désert et l’envoi
d’une armada occidentale pour libérer le Koweït. Ironie de l’Histoire : même le ralliement
inattendu en 1991 de la Syrie à la coalition occidentale reproduisait un cas de figure qui fut
celui des XIe et XIIe siècles. Les premiers rois francs de Jérusalem, dont Baudouin Ier et
Baudouin II, firent alliance pendant une soixantaine d’années avec Damas.
L’axe du mal
George W. Bush (le fils) récidiva en janvier 2002, dans son discours sur l’état de l’Union,
en évoquant l’axe du mal et la nécessité de faire une croisade pour l’éliminer. Cette
volonté de « croisade » explicitement proclamée permit de déclencher – pour des motifs
inventés de toutes pièces – la deuxième guerre du Golfe de 2003. En dix années, elle mit
le feu à la région, et les populations en font encore les frais. Parlant ainsi en janvier 2002,
George W. Bush répétait sans le savoir, presque mot pour mot cette fois, les paroles
fameuses du pape Urbain II appelant aux croisades au concile de Clermont en novembre
1095. « Engagez-vous sans tarder ; que les guerriers arrangent leurs affaires et réunissent
ce qui pourvoira à leur dépense… Dieu le veut ! » Les premiers croisés, comme les
Américains, sollicitaient Dieu et entendaient fonder un « nouvel ordre international »...
Mais si les rapports entre l’Islam et l’Occident sont encore hantés par le souvenir des
royaumes francs de Jérusalem, d’Édesse, d’Antioche ou de Tripoli, il en va de même des
antagonismes, ravivés aujourd’hui, entre les chrétientés latine et orthodoxe. Lorsqu’
éclatèrent au printemps 1991 les premiers combats dans la fédération yougoslave
déliquescente, on prêta peu d’attention à un « détail » : la ligne de front entre les deux
républiques sécessionnistes (Slovénie, Croatie) et le reste de la Yougoslavie coïncidait
exactement avec la ligne de partage de l’an 395, celle que traça l’empereur latin
Théodose, entre les deux Empires romains, chacun étant attribué à l’un de ses fils. Cette
ligne devint pendant des siècles la frontière entre le monde orthodoxe (Byzance) et
l’univers latin (Rome). C’est vers elle que les armées franques s’étaient justement
avancées durant l’été 1096, à la rencontre des émissaires envoyés par l’empereur
byzantin. Cette même frontière sépara, par la suite, l’Empire ottoman de celui des
Habsbourg.
« Les Serbes, écrivait le grand historien hongrois francophone que fut François
Fejtö (mort en 2008), ne négligent pas de mettre dans leur jeu l’orthodoxie chrétienne en
se présentant comme les successeurs des croisés contre l’islamisme, qu’ils accusent de
viser à travers les Balkans ni plus ni moins que la conquête de toute l’Europe. » Pourtant
s’ils se posaient volontiers en « rempart de la chrétienté » face à l’Islam, les mêmes
soldats serbes du président Miloševic convoquaient paradoxalement d’autres sortes de
souvenirs pour mobiliser la vieille solidarité du monde orthodoxe face aux « papistes »
latins, alliés des Croates catholiques.
Début 1993, alors qu’une intervention occidentale en Bosnie était à l’ordre du jour,
les artilleurs serbes postés sur les hauteurs de Sarajevo menaçaient volontiers de
représailles (par missiles)... le Vatican, parce qu’il soutenait les Croates ! On retrouvait
curieusement dans leur bouche, exprimé de façon élémentaire et violente, l’antique
rancune orthodoxe à l’endroit des Latins. Rancune ? Oui, et tenace. Si le schisme entre