La Vie de Platon selon les sources arabes : un Platon orientalisé Résumé du discours prononcé par Daniel De Smet lors des rencontres Platon et l’ Orient, le 8 septembre 2012 à la Villa Empain Shihâb al-Dîn al-Suhrawardî, le célèbre initiateur du courant ishrâqî (« illuministe ») qui fut exécuté pour cause d’hérésie à Alep en 1191, fait dans son Kitâb Hikmat al-Ishrâq (le « Livre de la Sagesse de l’Illumination ») l’observation suivante au sujet de Platon : « La science des lumières [...] résulte de l’intuition de l’imam et maître de la philosophie : Platon, lui qui possédait l’inspiration et la lumière. Il en fut de même des philosophes les plus illustres, les piliers de la philosophie, qui l’ont précédé dans le temps, à partir du père de la philosophie, Hermès, jusqu’à son époque [i.e. l’époque de Platon], comme Empédocle, Pythagore et bien d’autres. Les paroles de ces Anciens sont symboliques et elles ne sont pas sujettes à réfutation. En effet, si on formule des objections contre le sens apparent de leurs propos, on n’en détruit pas pour autant les intentions, car il n’y a pas de réfutation d’un symbole ». Ce passage résume en quelques mots la conception que les auteurs arabes, persans et turcs du Moyen-Âge se faisaient de celui qu’ils nommaient volontiers Aflâtûn al-ilâhî : le « divin Platon ». a. Platon n’était pas un « philosophe » comme les autres, car il possédait une sagesse ancestrale qu’il avait héritée de ses prédécesseurs (Empédocle, Pythagore, des penseurs que nous classons aujourd’hui parmi les « Présocratiques »). Il se situe ainsi dans une chaîne initiatique — celle des « piliers de la sagesse » — qui remonte finalement à un « prophète » ayant révélé un savoir d’origine divine (« Hermès » dans la version d’alSuhrawardî) b. Platon a enseigné ce savoir à l’aide d’un discours symbolique. Ses propos ont un caractère ésotérique, car la sagesse y est voilée par un langage allégorique dont seul les initiés possèdent la clé. Dès lors, Platon était considéré comme un auteur « obscur ». Voyons cela de plus près. 1 1. Platon, le dernier des « Piliers de la Sagesse » Les auteurs musulmans — du moins ceux qui ne considéraient pas la philosophie comme un poison inoculé par Satan pour détourner les hommes de la religion — nous ont laissé une présentation toute particulière de l’histoire de la philosophie grecque dont il existe plusieurs variantes mais qui laisse néanmoins transparaître une doctrine assez homogène. Celle-ci accorde à la philosophie une origine à la fois orientale et prophétique. La philosophie est apparue en Orient (soit en Égypte, soit en Mésopotamie ou en Syrie) où elle fut révélée par un « sage » qui puisa son savoir à la « niche de la prophétie ». Ce sage est tantôt identifié à Hermès Trismégiste, tantôt à Luqmân, un sage arabe mentionné dans le Coran et dont on dit qu’il vécut dans l’entourage de Salomon et de David. Une fois révélée, la philosophie fut transmise par les « piliers de la Sagesse » (référence possible aux piliers du Temple de Salomon) qui constituent une véritable chaîne initiatique. Leurs noms varient d’un auteur à l’autre, mais généralement il s’agit de philosophes présocratiques comme Empédocle, Pythagore, Héraclite ou Xénophane. Selon un texte arabe remontant au 10e siècle (le « Livre des opinions des philosophes » attribué à un certain Ammonius), ces « Anciens » vivaient en un siècle d’or. Ils professaient une doctrine purement spirituelle, étant capables de saisir directement « les Formes, la Beauté, les éclats et les lumières du monde intelligible ». Dès lors, ils avaient une conception précise et correcte de la transcendance et de l’unicité absolue de Dieu : tous étaient des « monothéistes purs » dans le sens islamique de tawhîd. Platon se situe à l’apogée de cet âge d’or, mais son apparition marque à la fois un tournant décisif. En tant que septième et dernier des « Piliers de la Sagesse », Platon est l’héritier de cette vénérable tradition. Grâce à la pureté et à l’élévation de son intellect, il a développé une « philosophie sublime ». De surcroît, son maître Socrate lui a enseigné la vertu. En effet, dans l’optique des philosophes arabes, Socrate est le représentant par excellence de la philosophie pratique : loin d’avoir développé des théories abstraites, Socrate enseigna les principes de la vie morale. Les Arabes le confondent d’ailleurs souvent avec Diogène : vêtu de haillons et ayant pour seule demeure un tonneau, Socrate défie les puissants de ce monde et leur donne des leçons d’humilité et d’abstinence (on reconnaît ici l’idéal du zuhd, très prisé par les soufis, les mystiques musulmans). 2 Héritier donc de la sagesse de ses prédécesseurs et nourri par les préceptes moraux de Socrate, Platon est l’exemple type du philosophe accompli qui correspond pleinement à l’idéal antique et islamique de la philosophie : une science théorétique liée à un mode de vie marqué par la vertu. En d’autres termes : la science et la morale étant indissociables, la figure de Platon incarne la philosophie en sa forme la plus parfaite. 2. Platon, un philosophe « obscur » Platon se situe certes à l’apogée de la philosophie, mais l’époque à laquelle il vécut n’était plus l’âge d’or d’antan. L’humanité étant entrée dans une phase de décadence, la plupart de ses contemporains n’étaient plus en mesure de comprendre directement la sagesse. L’enseigner publiquement devenait non seulement un acte inutile, mais dangereux, car des ignorants étaient susceptibles de l’interpréter de façon erronée, risquant à la fois de profaner la pureté de la doctrine et de s’en prendre à la vie du philosophe, considéré comme une menace pour la société (ce qui arriva d’ailleurs à Socrate, plus imprudent que Platon). Ainsi, avec Platon, apparut pour la première fois la nécessité de l’ésotérisme : dans son enseignement, il voila la sagesse en faisant appel à des symboles, des mythes et des allégories. Son disciple, Aristote — souvent désigné par les Arabes comme le « maître de la logique » — eut recours à une autre stratégie : il formula la sagesse en la moulant dans un système rigide dominé par les règles de la logique, tout en détournant son attention du monde intelligible vers le monde sensible de la nature. Platon était ainsi considéré comme un philosophe « obscur » et difficile. Pour certains penseurs musulmans (comme al-Suhrawardî) qui s’exprimaient eux-mêmes en un langage imagé, « ésotérique », il s’agissait là d’une grande qualité, preuve incontestable de la profondeur de la philosophie de Platon. Pour eux, Platon était de loin supérieur à Aristote. Toutefois, ce jugement ne faisait pas l’unanimité. La plupart des falâsifa, les philosophes arabes de tradition aristotélicienne, et parmi eux des figures aussi célèbres qu’Avicenne et Averroès, y voyaient plutôt un défaut. Tout en reconnaissant que Platon possédait une sagesse profonde, ils lui reprochaient son manque de rigueur démonstrative : esprit confus incapable d’exprimer ses idées de façon claire et synthétique, Platon avait besoin de l’aide d’Aristote qui, maîtrisant parfaitement la logique, tira de l’enseignement platonicien un 3 système clair et cohérent. Car, selon une thèse remontant à l’Antiquité tardive et partagée par presque tous les philosophes arabes, la philosophie de Platon et celle d’Aristote étaient foncièrement identiques : entre les deux sages règne une harmonie parfaite. Selon nos philosophes musulmans, Aristote avait formulé de façon claire et méthodique ce qui demeurait confus et obscur dans l’esprit de Platon. Une telle approche de la pensée de Platon paraît certes surprenante à première vue, mais elle s’explique en grande partie par la manière dont les ouvrages philosophiques grecs ont été transmis aux Arabes. En effet, la quasi totalité de l’œuvre abondante d’Aristote (mis-àpart la Politique) avait été traduite en arabe, principalement à Bagdad sous le patronage des califes abbassides. Convaincus que le pouvoir ne s’acquiert pas uniquement par les armes, mais également par la possession de la science, les Abbassides avaient lancé au cours des 9e et 10e siècles un programme ambitieux visant à traduire en arabe les principaux textes scientifiques et philosophiques grecs. Faisant appel à des chrétiens maîtrisant à la fois le grec et le syriaque, une langue sémitique proche de l’arabe, des ateliers de traduction furent mis en place qui produisirent, avec une perfection croissante, des versions arabes des ouvrages médicaux, astronomiques, mathématiques, alchimiques, botaniques ou zoologiques les plus marquants légués par les Grecs. L’œuvre d’Aristote s’insérait parfaitement dans ce dispositif. On la compléta en traduisant ses principaux commentateurs (Alexandre d’Aphrodise, Thémistius, Simplicius, Jean Philopon), tout en élaborant des paraphrases de certaines parties des Ennéades de Plotin et des Éléments de Théologie de Proclus, ouvrages fondateurs du néoplatonisme dans lesquels on voyait le couronnement de la Métaphysique d’Aristote. Mais, dans cette effervescente activité de traduction, les écrits de Platon furent boudés ! En effet, aucun indice permet d’affirmer de façon probante qu’un seul dialogue de Platon ait été traduit intégralement en arabe à l’époque médiévale. Certes, des fragments nous sont parvenus dans des traductions parfois assez littérales, mais ils sont tous tirés d’ouvrages d’autres auteurs, en premier lieu Galien, médecin et philosophe platonicien du 3e siècle de notre ère, dont les innombrables écrits, traduits pour la plupart, sont à la base de la médecine arabe. Ce même Galien avait fait des résumés des dialogues de Platon, pour un usage purement scolaire, qui eux aussi ont été traduits en arabe. Un autre type de source semble avoir été des florilèges, des anthologies composées dans l’Antiquité tardive, qui regroupent autour d’un thème précis des passages tirés d’auteurs les plus divers. Faute 4 d’avoir accès aux textes mêmes de Platon, les auteurs musulmans n’avaient qu’une connaissance indirecte et diffuse de sa pensée. Diverses hypothèses ont été émises pour expliquer ce phénomène. Outre le fait que Platon n’était sans doute plus lu par les chrétiens orientaux porteurs du mouvement de traduction gréco-arabe, l’absence de versions arabes des dialogues est sans doute due à leur « obscurité », c’est-à-dire aux nombreuses allégories, mythes et images profondément enracinés dans la mythologie grecque, qui demeuraient incompréhensibles à un public musulman. En un mot : de par leur nature, les écrits de Platon résistaient à toute tentative d’acculturation dans un univers musulman, au même plan qu’Homère, Euripide ou Sophocle. Mais, contrairement à ces derniers, qui restèrent quasiment ignorés des Arabes, Platon gardait sa réputation de sage et de philosophe. Faute d’avoir accès au Platon « historique », on fit de lui un personage « mythique » dont l’image, nourrie par des bribes d’information glanés dans différentes sources antiques, fut considérablement amplifiée par l’imaginaire. Le Platon arabe devint ainsi un « Platon orientalisé et islamisé ». 3. La Vie de Platon selon al-Mubashshir ibn al-Fâtik Les sources arabes nous ont conservé plusieurs « Vies » de Platon. Une des plus intéressantes, recopiée par de nombreux auteurs postérieurs, se trouve dans le Mukhtâr alhikam (« Le choix des maximes ») d’al-Mubashshir ibn al-Fâtik. Cet ouvrage, rédigé en 1048 au Caire à la cour des Fatimides, contient les biographies de 22 sages antiques, suivies à chaque fois par un choix de maximes qui leur sont attribuées. Voici la traduction de la notice consacrée à Platon. Elle reprend des éléments contenus dans la « Vie des philosophes illustres » de Diogène Laërce (3e siècle), tout en les situant dans un cadre différent. « “Platon” signifie en grec “large et long”1. Le père de Platon s’appelait Ariston. Ses parents descendaient d’Asclépios et appartenaient à la noblesse grecque [origine divine de Platon]. Sa mère avait pour ancêtre Solon, le législateur2. 1 Selon la tradition antique, « Platon » dériverait de platus : « large et plat ; de large dimension ». Selon Diogène Laërce, le philosophe aurait reçu le surnom de Platon à cause de sa taille, ou « à cause de la large abondance de son débit oratoire, ou encore parce qu’il avait le front large ». 2 D.L. : Platon était le fils d’Ariston ; la famille de sa mère descendait de Solon. 5 Platon avait commencé sa carrière par l’étude de la poésie et de la grammaire, et il excellait très vite en ces disciplines. Mais, un jour, il se trouva en compagnie de Socrate lorsque celuici fit part de son mépris pour la poésie. Les critiques de Socrate l’illuminèrent et il abandonna aussitôt la pratique de la poésie3. Il s’allia à Socrate et étudia auprès de lui pendant cinq ans. Après la mort de Socrate, Platon apprit que des disciples de Pythagore vivaient en Égypte. Il se rendit auprès d’eux, afin de recueillir leur enseignement4. Avant d’avoir rencontré Socrate, il penchait en faveur des opinions philosophiques d’Héraclite. Puis, il se dissocia de l’école d’Héraclite, tout en continuant à admettre ses thèses concernant les problèmes liées à la perception sensible. Mais pour tout ce qui concerne le monde intelligible, il adopta l’enseignement de Pythagore, alors que pour des questions morales, il suivit Socrate5. Après son séjour en Égypte, Platon retourna à Athènes pour y fonder deux écoles philosophiques. Puis, il se rendit en Sicile où le tyran Denys lui causa de graves ennuis. Enfin, Platon réussit à lui échapper6 et il retourna à Athènes afin d’y mener une vie vouée à la pratique de la vertu. Il fit beaucoup de bien et aida les faibles et les démunis. Les Athéniens voulurent lui confier leurs affaires politiques, mais il refusa, estimant que leurs opinions à ce sujet n’étaient pas conformes aux siennes7. Leurs mœurs dépravés étant profondément enracinés, il savait d’avance qu’il serait incapable de les en détourner. Il savait parfaitement que s’il acceptait leur offre, il courait à la perdition, tout comme son maître Socrate, qui pourtant n’avait pas réussi à leur imposer un mode de vie parfait. Platon a atteint un âge de 81 ans8. Il possédait un caractère éminent et une conduite noble ; il fit beaucoup de bien, aussi bien envers ses proches qu’envers des étrangers. Il était doux, raisonné et patient. 3 D.L. : Platon écrivit des poèmes et une tragédie, qu’il brûla sous l’influence de Socrate dont il devint le disciple. 4 D.L. : voyage de Platon en Egypte « chez les prophètes ». 5 D.L. : « il fit une synthèse des théories de Pythagore, d’Héraclite et de Socrate, prenant à Héraclite sa théorie de la sensation, à Pythagore sa théorie de l’intelligence et à Socrate sa politique ». 6 D.L. : Platon fit trois voyages en Sicile ; il suscita l’ire du tyran de l’île, Denys, qui voulut le faire périr, mais il réussit à lui échapper. 7 D.L. : « il ne voulait point se mêler de gouvernement [...] ; la raison de sa décision fut que le peuple était trop accoutumé à d’autres modes de gouvernement que le sien ». 8 Idem dans D.L. 6 Platon avait beaucoup d’étudiants. Après sa mort, deux d’entre eux continuèrent son enseignement : Xénocrate à Athènes, en un lieu connu sous le nom “Académie”, et Aristote en un endroit appelé “Lykeion”, également à l’intérieur d’Athènes9. Platon a formulé sa philosophie à l’aide de symboles ; il l’a cachée et en a parlé de façon énigmatique, de sorte que son intention n’est claire que pour ceux qui maîtrisent la philosophie. Il était un élève de Timée et de Socrate, auxquels il emprunta la plupart de ses doctrines. Il a écrit de nombreux livres. On connaît 56 titres de sa main10. Beaucoup de ses ouvrages sont très vastes et se composent de plusieurs livres. Ses écrits sont classés en groupes de quatre, appelés « tétrades »11, qui tous poursuivent un objet commun, c’est-à-dire que chaque écrit au sein d’une tétrade expose un sujet spécifique qui s’inscrit à l’intérieur de l’objet plus général de la tétrade. Chaque tétrade se rattache à celle qui la précède. Platon avait un teint basané et il était de taille moyenne. Il avait une composition physique harmonieuse, portait une belle barbe et n’avait que peu de cheveux sur ses joues. Il avait des pupilles bleu-foncés qui scintillaient dans le blanc des yeux. Dans la partie inférieure du menton, il avait une tache noire. Il était extrêmement vertueux et s’exprimait gentilement. Il aimait s’isoler en des endroits solitaires. Mais on pouvait savoir où il se cachait en l’entendant pleurer. Quand il pleurait, on pouvait l’entendre en des endroits solitaires à une distance de deux lieues. Il pleurait incessamment ». Il est manifeste que cette biographie de Platon rapportée par al-Mubashshir suit de près un modèle antique, qui dépend sans doute de Diogène Laërce, auteur qui pourtant ne semble pas avoir été connu des Arabes. Toutefois, il y introduit des éléments qui caractérisent Platon comme un ascète, voire comme un mystique, ce qui lui confère une dimension qui semble absente des sources grecques. L’ouvrage d’al-Mubashshir fut traduit en espagnol au cours de la première moitié du 13e siècle sous le titre de Bocados de oro ; la version espagnole fut à son tour traduite en latin, en français, en provençal et en anglais. Le livre connut ainsi une large diffusion en Occident jusqu’à l’aube de la Renaissance. La redécouverte de la littérature grecque allait alors 9 D.L. : Xénocrate et Arisote figurent parmi les nombreux disciples de Platon. D.L. : même nombre. 11 D.L. : selon Thrasylle, les dialogues de Platon sont groupés en neuf tétralogies. 10 7 révéler une image plus fournie de la personnalité de Platon, plus proche peut-être de la réalité historique, car nourrie par la lecture des dialogues mêmes. Mais dans le monde musulman, al-Mubashshir et autres sources similaires continuaient pendant des siècles à conditioner la conception qu’on se faisait du philosophe athénien qui, progressivement, prit les traits d’un sage ou d’un mystique musulman. 4. Platon et la sapience Le succès de l’ouvrage d’al-Mubashshir, tant en Orient qu’en Occident, s’explique en partie par le fait que l’auteur fait suivre ses notices biographiques des philosophes par un choix de maximes qui leur sont attribuées. Platon n’échappe pas à cette règle. Dans la vaste littérature sapientiale qui nous est parvenue en arabe, Platon occupe en effet une place de choix. On lui met dans la bouche un grand nombre de sentences qui, pour la plupart, contiennent des conseils et des préceptes moraux censés régir la vie philosophique et qui constituent ainsi l’éthique du vrai philosophe. En voici quelques exemples : « La nature spécifique de la philosophie consiste à saisir les choses qui peuvent être connues. S’y ajoute que la philosophie est également un moyen pour purifier l’âme. S’y ajoute encore le fait que la philosophie rend celui qui la possède semblable à la Cause éternelle, puisque le but de la philosophie est d’embellir les âmes humaines et de détourner d’elles les vices ». « Platon dit : Nous devons fuir les choses corrompues ; or, les choses corrompues sont ce bas monde ; par conséquent, il nous incombe de fuir ce bas monde. La fuite hors de ce monde est l’imitation de Dieu Très-Haut ». « Il dit : Celui qui s’abstient de toute ambition vile, ses bonnes qualités se répandent très loin; celui dont les bonnes qualités se répandent très loin, est loué ; celui qui est loué est aimé. Or, les serviteurs [de Dieu] ne peuvent aimer un autre de ses serviteurs qu’après que Dieu l’ait aimé ». 8 « Il dit à ses disciples : Si vous atteignez la vérité, cela vous bénit ; si vous vous en écartez, cela me maudit. Poursuivez la vérité, agissez en conformité avec elle et gardez-vous de l’errance, car en cela réside la satisfaction de Dieu à votre égard et mon amour pour vous ». « On demanda à Platon : Pourquoi, parmi toutes les villes de la Grèce, avez-vous choisi la ville d’“Académie”, un endroit infesté par toutes sortes de maladies ? Il répondit : Afin que, au cas où je ne m’abstiendrais pas des désirs par peur des nuissances qu’ils apportent à l’âme, je serais obligé de m’en abstenir pour empêcher les maladies d’entrer dans mon corps ». « Par soif d’étudier des livres, Platon habitait un bâtiment dans le souk des orphèvres, afin que le bruit des marteaux l’ empêche de dormir ». 5. Platon : le prototype du soufi De telles citations, que l’on peut multiplier à l’infini, présentent Platon comme un ascète musulman. Partant de l’idéal antique qui définit la philosophie comme une quête à la fois intellectuelle et spirituelle dont le but est de devenir semblable à Dieu dans la mesure des capacités humaines, les maximes arabes attribuées à Platon dépeignent le philosophe sous les traits d’un mystique musulman. Par l’abstinence et l’ascèse, il se détourne des plaisirs et des tentations de ce monde. L’étude et la méditation continue ont pour but de purifier l’âme et de s’élever vers le monde intelligible, afin de s’unir à Dieu. L’amour pour Dieu (hubb, un terme qui revient souvent dans ces sentences) est le moteur qui meut cette quête spirituelle. Platon aime Dieu, mais il aime également les hommes dont les actions basses et mauvaises l’affligent. « Il pleurait continuellement », nous dit al-Mubashshir. Dès lors, il n’est guère étonnant qu’à la suite d’al-Suhrawardî, des confréries mystiques, tant dans le monde arabe qu’en Iran et en Turquie, ont inclus Platon comme un maillon important dans la chaîne de transmission de la sagesse ancestrale dont elles se réclament. D’une façon analogue, des mouvements chiites comme celui des Druzes, reconnaissent en Platon un Imam, porteur du sens ésotérique de la révélation. Enfin, ce n’est certes pas un hasard si une tradition populaire situe la tombe de Platon à Konya en Turquie, la ville du poète mystique Jalâl al-Dîn Rûmî et le berceau de la confrérie des Deviches tourneurs. 9 6. Conclusion À défaut d’avoir eu un accès direct aux dialogues platoniciens, la philosophie de Platon a été oblitérée par celle d’Aristote dans le monde arabo-musulman. Certes, la pensée de Platon a profondément marqué la réflexion philosophique en islam et elle a même déterminé pour une large part la vision du monde prônée par les différents courants chiites, duodécimains et ismaéliens. Mais cette influence s’exerça par une voie indirecte, en passant par le néoplatonisme, en particulier Plotin et Proclus dont les ouvrages accessibles en arabe furent attribués non à Platon, mais à Aristote. Platon et les philosophes antiques qui se réclament de son héritage ont ainsi survécu en islam sous les traits d’Aristote. Reste la réputation que Platon avait d’être un philosophe obscur qui exprimait sa sagesse profonde dans une langue imagée et à l’aide de symboles dont seul quelques initiés détiennent les clés. En tant qu’un des « Piliers de la Sagesse », Platon incarnait l’idéal antique de la philosophie (« devenir semblable à Dieu », omoiôsis theou) en alliant la quête de la science à une vie vertueuse. Les maximes qui lui sont atribuées traduisent cet idéal en des termes islamiques, faisant de Platon un mystique, un soufi. D’autres traditions attribuent à Platon des pouvoirs thaumaturgiques. Il aurait excellé dans l’art de l’alchimie et de la magie, fabriquant de l’or et de puissants talismans capables de foudroyer n’importe quel ennemi. Dès lors, de nombreux traités d’alchimie et de magie ont circulé sous le nom de Platon, dont le fameux « Livre de la Vache » (Liber vacuae) qui, traduit en latin et en diverses langues européennes, contribua lui aussi à diffuser en Occident l’image d’un Platon orientalisé. 10