etsondestin.indd 7 Préface Le destin du moi et la philosophie du xxe siècle Pour commencer son très beau texte sur « La découverte du moi » (conférence prononcée en 1938 à l’École des hautes études de Gand, et recueillie en 1955 dans De l’intimité spirituelle1), Lavelle écrit : « Il n’y a pas de mot qui produise dans la conscience plus d’émotion que le mot “moi” : le moi, c’est même la source de toutes les émotions que je puis ressentir .» C’est le siège de tout le vécu, de tout le ressenti. En même temps il n’est pas passif : le moi fait face au monde, fait face au Tout. Il n’est pas posé comme sujet, ni opposé à un objet. Il est « héroïsé ». Le moi, la conscience, le sujet ne sont pas identiques. Le sujet est l’instance qui pose une objectivité du savoir ou de l’action ; il est appelé aussi « subjectivité », non pour indiquer un quelconque arbitraire, mais pour généraliser l’œuvre du sujet humain. La conscience est un terme employé par Locke et par Malebranche pour désigner 1. Paris, Aubier, 1955, p. 65. 19/11/2014 14:58:47 etsondestin.indd 8 8 LE MOI ET SON DESTIN l’ouverture du moi au monde ; Lavelle dit qu’elle est « une petite flamme invisible et qui tremble1 » . C’est Calvin, grand écrivain français en même temps que grand réformateur, qui introduit ce terme dans la langue française, mais au sens strictement moral, comme discernement spontané du bien et du mal. Différent de la conscience en cela, seul le moi peut avoir un destin, autrement dit une histoire. Par son approche du moi, et par le privilège accordé au moi, Lavelle se présente comme un philosophe de l’existence. Il est en même temps un disciple lointain de saint Augustin. Il ne s’agit pas de s’enfermer dans une « philosophie du sujet », mais de prendre l’Ego pour point de départ de la réflexion : en ce sens nous sommes tous tributaires de Descartes, comme Hegel l’avait bien vu, et comme Lavelle l’a souligné dans son ouvrage sur La Philosophie française entre les deux guerres2 . Toute la première partie du livre est consacrée aux « études cartésiennes », qui sont une thématique récurrente dans la pensée française. Sur ce point, des interprètes plus récents se rallient au point de vue de Lavelle. Le destin héroïque du moi est celui que lui avait prêté Maurice Barrès dans Le Culte du Moi : c’est de se hisser au-dessus de toute subjectivité individuelle, au-dessus du moi haïssable avec son misérable petit tas de secrets ; c’est d’accéder à l’Ego universel, au grand Moi de Fichte. 1. La Conscience de soi, I, 1 ; réédition, Bartillat, 1993, p. 1. 2. Réédition, Paris, L’Harmattan, 2008. 19/11/2014 14:58:47 etsondestin.indd 9 PRÉFACE 9 Et ce Moi héroïque n’est pas l’âme : les grandes âmes sont, comme les grands génies, des singularités exceptionnelles. Bergson a accordé une importance magistrale aux héros qui insufflent l’élan moral à l’humanité et changent ainsi la face du monde. Mais Lavelle suit une direction plus intérieure : le moi, étant d’abord l’intériorité spirituelle, nous introduit au principe universel par voie d’abnégation et de dépersonnalisation. Quel est donc le destin du moi selon Louis Lavelle ? Ce destin est historique ; ce n’est pas une destinée individuelle. Lavelle l’a distribué en quatre parties qui rassemblent des chroniques philosophiques parues dans le journal Le Temps. Le carré magique du moi est le suivant : 1 – intimité 2 – anxiété 3 – liberté 4 – éternité Intimité et anxiété désignent le rapport du moi à luimême ; la liberté est le rapport à l’action ; l’éternité est le rapport au temps et à Dieu. Premier moment : l’intimité du moi C’est l’augustinisme de Lavelle vu à travers quatre miroirs : Biran, Bergson, Scheler, Gabriel Marcel. Lavelle défend un Ego qui ne se constitue pas comme un sujet s’opposant à un objet. 19/11/2014 14:58:47 etsondestin.indd 10 10 LE MOI ET SON DESTIN L’originalité de Biran est dans sa pensée du corps, et dans le refus d’une vie spirituelle séparée (à la manière néoplatonicienne). La valorisation de l’effort comme fait primitif vient de là : ce n’est pas dans la passivité, mais dans l’action que la conscience s’éprouve elle-même en éprouvant la résistance du monde à travers la résistance des muscles. Ici Biran annonce Merleau-Ponty, mais Lavelle écrit avant la publication des œuvres de ce dernier. Le chapitre consacré à Bergson est particulièrement brillant, car Lavelle a médité La Pensée et le Mouvant, paru en 1934. Le chapitre est intitulé « L’expérience métaphysique », notion récente qui sera l’objet du dernier grand livre de Jean Wahl. Les trois textes du recueil qui défendent la métaphysique fondée sur l’expérience sont l’ « Introduction », en deux parties, datée de 1922, « L’intuition philosophique » de 1911, et la célèbre « Introduction à la métaphysique » de 1903. Pour Lavelle, c’est le bilan d’une carrière philosophique. Mais il a tendance à substituer sa propre pensée à celle de Bergson quand il écrit que « La conscience de soi est une première expérience métaphysique qui, en nous faisant pénétrer dans le dedans de nous-même, nous fait pénétrer dans le dedans de l’univers » (p. 26). Bergson dit seulement que le Moi est de même nature que le Tout. Lavelle synthétise d’une façon admirable les thèses de Bergson, sans en avoir l’air, avec une suprême élégance. Il a compris la cohérence de la pensée bergsonienne dans le renversement de la métaphysique qui 19/11/2014 14:58:47 etsondestin.indd 11 PRÉFACE 11 privilégie la stabilité sur le mouvement, la permanence sur la transformation. Bergson pense en durée, la priorité du mouvement, la réalité ontologique de l’évolution. De « L’intuition philosophique », Lavelle retient l’unicité de l’intuition philosophique à travers les siècles. En d’autres temps, l’intuition du philosophe se serait exprimée en d’autres termes, mais serait restée la même1. Lavelle en conclut que la philosophie de la durée « n’est donc point une philosophie de l’histoire » (p. 27). Ce qui veut dire que le progrès historique n’est pas un dogme bergsonien. On peut parler de l’unité originaire de la philosophie. Des conférences d’Oxford sur « La perception du changement », Lavelle retient la substantialité du changement ; c’est une « instabilité sans cesse offerte » (p. 28) et cela transforme la métaphysique en la renversant : au lieu que le temps soit un scandale pour la raison (et pour ses catégories permanentes), et soit considéré comme un déficit d’être, il devient ce qui crée l’être, et « réalise l’unité et la continuité de cette vie secrète où tout notre passé pénètre notre présent […] et où notre avenir, qui le prolonge, dépasse toujours notre attente, et déjoue sans cesse nos prévisions » (p. 31). Lecteur de Bergson, Lavelle ne pouvait pas négliger l’importance du Journal métaphysique de Gabriel Marcel, où le philosophe socratique est en quête de l’être, sur le mode dialogique : « Le sens secret de 1. Voir notre ouvrage Le Secret de Bergson (Paris, Le Félin, 2013), pp. 85-90 et pp. 121-133. 19/11/2014 14:58:47 etsondestin.indd 12 12 LE MOI ET SON DESTIN l’univers se révèle à nous à travers une série de dialogues : un dialogue avec les choses, qui est la sensation ; un dialogue avec nous-même, qui est la mémoire ; un dialogue avec un autre, qui est l’amour ; un dialogue avec Dieu, qui est la prière » (p. 62). Deuxième moment : l’anxiété du moi Dans une philosophie de la joie comme celle de Lavelle, pourquoi une telle importance accordée à l’anxiété ? Faut-il nécessairement admettre la face pathologique de la vie du moi ? En tout cas, Lavelle se distingue ici de Bergson et de Husserl. Bien que cartésien au fond, il a reçu le message de Kierkegaard. Lavelle écrit quelque part que l’anxiété est « angoisse d’angoisse ». À travers la lecture que Jean Wahl propose de Hegel, Lavelle comprend l’enracinement christologique de l’hégélianisme ; du romantisme Hegel conserve « l’inquiétude absolue ». Mais on ne saurait demeurer sans fin dans la conscience malheureuse. Le négatif hégélien est parfaitement compris par Lavelle, qui considère que le remède est dans le mal même. En même temps, il détourne Hegel de son sens obvie, car il n’admet pas que le salut est dans le Savoir absolu (figure magnifique de la gnose hégélienne), mais il le voit dans le détachement, dans le désintéressement absolu. On sait combien Lavelle sera choqué par les analyses négatives de Sartre dans L’Être et le Néant. Mais il s’efforce de faire une lecture impartiale de Sein und Zeit de Heidegger. Il 19/11/2014 14:58:47 etsondestin.indd 13 PRÉFACE 13 suit la transformation du Souci en Angoisse. Là encore il apporte une note positive à la leçon du philosophe allemand : le dépassement de l’individualisme et de la solitude dans l’amour qui nous réconcilie avec le monde. La vraie joie n’est pas l’absence d’anxiété ; elle est l’anxiété surmontée. La belle exigence de Jaspers, dans son maître livre, Philosophie, est le drame d’une existence, qui est un absolu et ne se réalise que dans le relatif, en se trahissant elle-même, ce qui est en quelque sorte son péché originel. C’est le péché de limitation qui me donne un sentiment d’impuissance. Toute existence est un échec. Il me reste à devenir libre en prenant conscience de la nécessité de cet échec. Troisième moment : la liberté du moi Jaspers nous conduit avec profondeur à l’échec de l’existence. Mais nous pouvons transformer cet échec en sacrifice. La grandeur du sacrifice dans le destin du moi apparaît alors. Lavelle commence par analyser un ouvrage de Le Senne sur Le Devoir, ouvrage qui n’est plus lu. La loi du devoir, c’est la contradiction qui fait que l’être ne s’offre à nous que comme un problème qui renaît sans cesse. Le doute cartésien est la forme intellectuelle de cette contradiction ; le devoir en est la forme volontaire et active ; la douleur en est la forme sensible. La philosophie est une promesse qui passe par le sacrifice et la douleur, laquelle n’est qu’une joie empêchée. La 19/11/2014 14:58:47 etsondestin.indd 14 14 LE MOI ET SON DESTIN contradiction sur laquelle repose le devoir est en fait un appel. La Mauvaise Conscience de Vladimir Jankélévitch est la plus « russe » de ses œuvres, et c’est pourquoi, sans doute, Lavelle l’a jointe avec l’ouvrage de Nicolas Berdiaeff, Esprit et Liberté. L’apport de la Russie à la culture occidentale est constitué, entre autres, par Dostoïevski, Berdiaeff et, après la mort de Lavelle, par Soljenitsyne. On pourrait dire, en sens inverse, que l’apport de l’Occident à la Russie est présent chez Tchekhov et Tolstoï, qui sont plus proches de Musset, de Balzac que de la Russie sauvage et christianisée. Il n’est pas question de déprécier les uns ou les autres. Boris Pasternak pourrait peut-être se situer entre les deux tendances. Pour Lavelle, La Mauvaise Conscience de Jankélévitch est le signe que l’héritage de Bergson est anti-intellectualiste. La douleur, la souffrance, le dédoublement sont le lot de la conscience. Jankélévitch a analysé la persistance du passé dans la conscience sous la forme du remords. Mémoire et remords ne font qu’un. Heureux Montaigne, qui pouvait dire : « Je me repens rarement » ! Mais plus heureux celui pour lequel la douleur est l’amorce de la convalescence de l’âme. Et Jankélévitch emprunte à Fénelon sa divine simplicité, son humilité profonde. Aucun cynisme, aucun calcul ne prévaudra contre la simplicité du sacrifice. Nicolas Berdiaeff fut un grand philosophe de la liberté créatrice. Inspiré par Dostoïevski qu’il considère comme le plus grand métaphysicien russe, il présente 19/11/2014 14:58:47 etsondestin.indd 15 PRÉFACE 15 la liberté comme l’approche de l’illimité, comme le vent de l’Esprit-Saint qui souffle sur la plaine russe. Le destin de l’homme est le destin de sa liberté. Il est frappant de voir combien Lavelle a accordé de crédit aux analyses de Berdiaeff qui contredisaient pourtant son esprit cartésien de philosophe français. C’est le signe de sa très grande ouverture d’esprit, de sa capacité d’accueil intellectuel. Quatrième moment : l’éternité du moi Lavelle va-t-il enfin nous parler de l’âme, sur laquelle il a écrit un grand livre ? On sait que le philosophe préféré de Lavelle était Malebranche, qui alliait le cartésianisme et l’augustinisme, le souci de la science et le souci de l’âme, la rigueur de la connaissance scientifique (à laquelle Lavelle accorde une grande importance) et la rigueur de la méditation spirituelle, très présente dans ses analyses. Non ! Lavelle n’a pas encore mis au point sa théorie des puissances du moi, puissance de connaître, puissance de sentir, puissance de se faire et puissance de tout spiritualiser. Ce sera l’objet du très beau livre de 1948, Les Puissances du moi (Paris, Flammarion, « Bibliothèque de philosophie scientifique »). En attendant, Lavelle nous parle de Jean Guitton. Mais, à travers Guitton, c’est Augustin qui est ici présent. Car il s’agit d’une présentation rapide de la thèse de Guitton, Du temps et de l’éternité chez Plotin et saint Augustin. 19/11/2014 14:58:47 etsondestin.indd 16 16 LE MOI ET SON DESTIN La réflexion sur le moi s’élève à une méditation sur le temps, comme dans les Confessions. Lavelle pense d’abord l’instant. « Notre vie ne sort jamais de l’instant, bien qu’elle projette toujours derrière elle un objet pour la mémoire et devant elle un objet pour le désir. » C’est donc à partir de l’instant que nous pouvons penser le temps. Lavelle, commentant le texte de Bachelard sur l’instant, sait parfaitement découvrir l’angoisse de l’auteur, celle même que Kierkegaard avait attachée à l’instant, rencontre de l’éternel et du temporel, du salut et du péché. Au plus profond de ces pensées heureuses, celle de Bachelard dans « L’intuition de l’instant », celle du grand géographe Gaston Roupnel dans « Siloë » que commente Bachelard, Lavelle décèle avec profondeur l’inquiétude de Bachelard qu’il nomme « angoisse ». Un instant peut nous faire chuter dans le temps, alors que tout est donné dans le présent. On pourrait dire que le temps de Dostoïevski est une fatalité qui ne peut être sauvée que par la magie d’une grâce mystique, alors que le temps bergsonien est liberté créatrice qui se suffit à elle-même tant qu’elle n’a pas été investie par un amour qui l’englobe et la dépasse, et qui la sauve. Cette problématique, Lavelle la retrouve dans l’ouvrage du psychiatre bergsonien Eugène Minkowski, Le Temps vécu. Cet ouvrage est une remarquable « phénoménologie du temps ». L’homme est orienté vers l’avenir : il attend et il agit ; il désire et il espère ; il fait son devoir et il prie. Ce n’est pas l’un des moindres mérites de Minkowski d’avoir fait un sort spécifique à la 19/11/2014 14:58:47 etsondestin.indd 17 PRÉFACE 17 prière. Prier, c’est se mettre dans une attitude de passivité et d’abandon face à l’infinité de l’avenir. Lavelle prend à son propre compte l’idée que « la prière et le devoir m’obligent à abandonner tout égocentrisme […] L’infinité du monde me devient présente » (p. 200). Le primat de l’avenir n’est pas un refus du passé ; au contraire, le passé, portant en lui-même son dépassement, se contracte en élan et ne reste pas seulement objet du souvenir. Ces intuitions fortes de Minkowski suggéreront à Lavelle son thème superbe de la conversion du passé en avenir spirituel, le passé se présentant comme un champ ouvert à la liberté qui, en le dédatant, le convertit en idée. L’ouvrage se termine par des considérations sur l’apport du christianisme, qui, grâce à saint Augustin, fait de notre vie elle-même « un drame dont l’éternité est l’enjeu » (p. 228). Lavelle ne se satisfait pas d’opposer, d’une façon simpliste et apologétique, la linéarité du temps judéo-chrétien à la circularité du temps grec. Certes Lavelle n’a pas encore conquis son idée de la « circularité du temps de l’âme », par opposition à la linéarité du temps historique, ce qui apparaît très clairement dans De l’âme humaine (pp. 181-184). Mais il est sensible à la « conversion », telle qu’on la trouve chez Augustin et chez Léon Brunschvicg au xxe siècle, dans l’ouvrage sur La Vraie et la Fausse Conversion, à savoir le contact éprouvé avec l’éternité, « la dualité radicale du vieil homme et de l’homme nouveau, une séparation entre l’avant et l’après, c’est-à-dire le temps 19/11/2014 14:58:47 etsondestin.indd 18 18 LE MOI ET SON DESTIN lui-même dans son essence et sa racine » (p. 227). La mort nous révèle la vraie signification du temps, car elle nous permet de dépasser le temps vers l’éternité. La Rédemption et la liturgie nous permettent de vivre la descente de l’éternité dans le temps. C’est pour le moi un destin magnifique que de réconcilier le temps avec l’éternité1. Jean-Louis Vieillard-Baron 1. Sur cet ouvrage, voir Hervé Barreau, « Louis Lavelle témoin de l’activité philosophique qui lui fut contemporaine », dans Louis Lavelle, Actes du colloque international d’Agen, Agen, Société académique d’Agen, 1987, pp. 381-391. 19/11/2014 14:58:47