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François-Xavier HEYNEN
HERBERT SPENCER,
PENSEUR PARADOXAL
Entre socio-darwinisme, évolutionnisme finalisé
et naturalisation de la sympathie
ouverture philosophique
HERBERT SPENCER,
PENSEUR PARADOXAL
© L’Harmattan, 2014
5-7, rue de l’École-polytechnique ; 75005 Paris
http://www.harmattan.fr
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-343-03098-2
EAN : 9782343030982
François-Xavier HEYNEN
HERBERT SPENCER,
PENSEUR PARADOXAL
Entre socio-darwinisme, évolutionnisme finalisé
et naturalisation de la sympathie
Ouverture philosophique
Collection dirigée par Aline Caillet, Dominique Chateau,
Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot
Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux
originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques.
Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions
qu'elles soient le fait de philosophes « professionnels » ou non. On n'y
confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique ; elle
est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils
soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines,
sociales ou naturelles, ou… polisseurs de verres de lunettes
astronomiques.
Dernières parutions
Miklos VETO, Gabriel Marcel. Les grands thèmes de sa philosophie,
2014.
Miguel ESPINOZA, Repenser le naturalisme, 2014.
NDZIMBA GANYANAD, Essai sur la détermination et les implications
philosophiques du concept de « Liberté humaine », 2014.
Auguste Nsonsissa et Michel Wilfrid Nzaba, Réflexions épistémologiques
sur la crisologie, 2014.
Pierre BANGE, La Philosophie du langage de Wilhelm von Humboldt
(1767-1835), 2014.
Marc DURAND, Médée l’ambigüe, 2014.
Sous la direction d’Aline CAILLET et Christophe GENIN, Genre, sexe et
égalité, 2014.
Benoît QUINQUIS, L’Antiquité chez Albert Camus, 2014.
Catherine MONNET, La reconnaissance. Clé de l’identité, 2014.
Jean PIWNICA, L’histoire : écriture de la mémoire, 2014.
Jacques ARON, Theodor Lessing, Le philosophe assassiné, 2014.
Naceur KHEMIRI & Djamel BENKRID, Les enjeux mimétiques de la
vérité. Badiou « ou /et » Derrida ?, 2014.
Pascal GAUDET, Philosophie et existence, 2014.
Pascal GAUDET, Penser la politique avec Kant, 2014.
Pascal GAUDET, Penser la liberté et le temps avec Kant, 2014.
Aklesso ADJI, Ethique, politique et philosophie, 2014.
Christian MIQUEL, Apologie de l’instant et de la docte ignorance, 2014.
Paul-Emmanuel STRADDA, L’Être et l’Unité, 2 volumes, 2014.
A Louisa Spencer,
Remercie ments
A mon promoteur, le Professeur Bernard Feltz ;
Aux membres du jury, les Professeurs Pierre-Joseph Laurent,
Daniel Becquemont (Université de Lille), Mylène Botbol Baum
et Danielle Lories ;
Pour leurs bons conseils,
aux Professeurs Arnaud François et Jean-Michel Besnier,
aux chercheurs Willy Kibanda et T.J. Glendinning II,
à Rémi Sussan (journaliste scientifique),
à Elisabeth Neu (pédagogue du Museum Karl-Marx-Haus) ;
Pour la section consacrée à l’Académie Belge,
au Président Jean-Marie André,
au Secrétaire perpétuel Hervé Hasquin,
et à l’archiviste Olivier Damme ;
Pour sa disponibilité, à Marie-Agnès Wavreille (bibliothécaire) ;
Pour les corrections du texte,
à Guy Heynen, Camille Malcotte et Olivier Terwagne ;
Pour les illustrations, à Laetitia Couvert ;
Pour la mise en page, à Michèle Deleuze ;
Pour les traductions, à Cécile Hallet et Werner Brüls ;
Et pour leur courage face à Herbert Spencer, à ma famille
et en particulier à ma compagne Audrey Brose.
SOMMAIRE
INTRODUCTION GENERALE ............................................................. 13
CHAPITRE 1 : BIOGRAPHIE ............................................................... 21
CHAPITRE 2 : PHILOSOPHIE DE LA NATURE .................................. 67
CHAPITRE 3 : L’ANTHROPOLOGIE SPENCERIENNE ..................... 125
CHAPITRE 4 : LA POLITIQUE........................................................... 175
CONCLUSION GENERALE ............................................................... 231
BIBLIOGRAPHIE ............................................................................... 249
ANNEXE A –
Spencer décline l’invitation
de l’Académie belge................................................... 255
ANNEXE B –
Correspondance entre Spencer et Marx ........................ 263
TABLE DES MATIERES .................................................................... 267
INTRODUCTION GENERALE
Dans son dernier ouvrage, le professeur Frans de Waal examine comment
l’empathie vient naturellement aux humains et à certains animaux. Et parmi
les courants qui s’opposent à cette approche, il désigne : « Le darwinisme
social[…] dépeint la vie comme une lutte dont les acteurs ne doivent pas se
laisser envoyer au tapis. Cette idéologie fut lâchée dans l’arène par Herbert
Spencer, philosophe britannique de la politique, qui transcrivit au
XIXe siècle les lois de la nature en langage des affaires, inventant la « survie
du plus apte » (souvent attribué incorrectement à Darwin). Spencer
condamnait les travaux qui assimilaient la société à un terrain de jeux. Il eût
été, d’après lui, contre-productif que les « aptes » se sentent une quelconque
obligation envers les « inaptes ». Dans d’épais volumes qui se vendirent à
des centaines de milliers d’exemplaires, il écrivait à propos des pauvres que
« tout l’effort de la nature tend(ait) à s’en débarrasser et à nettoyer le monde
de ces éléments pour faire place aux meilleurs » »1.
Cette citation résume un sentiment général qui entoure Spencer et sa
philosophie. Spencer, un Anglais oublié2 du 19e siècle, dont on ne sait plus
trop s’il était à la fois philosophe, sociologue, pédagogue, ingénieur et
journaliste, ou rien de tout cela. Un homme dont on n’entend plus guère
parler aujourd’hui, si ce n’est pour rappeler que c’est lui, et non pas Darwin,
qui a inventé l’expression de « la survivance du plus apte ». Dans notre
thèse, nous allons interroger ce préjugé au sens gadamérien – préjugé qui est
devenu une image d’Epinal de certains manuels qui résument la pensée de
Spencer à cette théorie. Au départ de cette expression, trouverons-nous chez
Spencer une justification du socio-darwinisme et/ou du néolibéralisme ?
Par ailleurs, en contrepoint de cet aspect critique et exégétique, nous
allons nous employer à mesurer l’actualité de Spencer. En quoi Spencer
peut-il nous éclairer sur l’ontologie du présent ? En particulier, nous
montrerons comment ses concepts peuvent aider à penser le
transhumanisme. Nous y parviendrons grâce à un nouvel éclairage apporté à
l’anthropologie spencérienne qui dresse selon nous le portrait de l’homo
adaptatus, en tant qu’il est pris dans une spirale de la sympathie.
1
de WAAL, Frans, L'Age de l'empathie : leçons de la nature pour une société solidaire,
traduit par Marie-France de Palomera, Ed. Les Liens qui Libèrent, 2010, p.48.
2
BOUDON Raymond, BOURRICAUD François, « Herbert Spencer ou l’oublié », in Revue
française de sociologie, 1984, vol. 25, n°3, pp. 343–351.
13
Spencer eugéniste ?
Nous sommes venus à Spencer par la voie du socio-darwinisme et de
l’eugénisme. Notre but était de comprendre comment, philosophiquement, il
était possible de bâtir un système cohérent dont le but était de promouvoir le
fort contre le faible. Le concept d’eugénisme 3 a originellement retenu notre
attention car il est aujourd’hui régulièrement utilisé comme l’archétype de ce
courant de pensée. De plus, il présente l’avantage d’avoir connu une période
de gloire récente, ce qui suppose des défenseurs contemporains, et ensuite un
rejet unanime : on pourrait donc s’attendre à des théories construites et
ensuite critiquées. L’eugénisme, dont l’étude est déjà largement
documentée 4 , nous a semblé se fonder, en termes philosophiques, sur ce
concept « moral » inquiétant de la défense des forts. La littérature
scientifique ne nous a pas livré de philosophes fondant rationnellement
l’eugénisme, ni, a fortiori, de déconstruction objective. La période abjecte du
nazisme, dont le caractère eugéniste est flagrant, a refroidi toute forme de
soutien à ce qui est devenu, en quelques décennies, une idéologie
infréquentable. A défaut de philosophes, notre regard s’est alors porté sur les
biologistes qui, eux, auraient pu montrer la voie 5. L’eugénisme, tout comme
le racisme, est proscrit par la science mais il s’inscrit dans la sphère du
socio-darwinisme ou de la sociobiologie, et nous nous sommes dirigés dans
cette voie. A cause du terme « socio-darwinisme », on pourrait s’attendre,
naïvement, à ce que Darwin soit désigné comme le père de ce courant de
pensée. Mais la plupart des auteurs et des commentateurs renvoient en chœur
vers Herbert Spencer, régulièrement désigné comme l’inventeur de
l’expression de la survie du plus apte. C’est donc vers ce philosophe anglais
du 19e siècle que notre attention s’est portée. Etait-il ce penseur immonde
capable de rejeter toute aide au faible afin de permettre au fort d’être plus
fort encore ? Et était-ce pour le punir de ces pensées funestes qu’il avait été
rejeté et avait sombré dans l’oubli, comme par un éthique retour de balancier
historique ?
3
Notamment MISSA Jean-Noël, SUSANNE Charles (Eds), De l'eugénisme d'Etat à
l'eugénisme privé, De Boeck Université, Coll. Scie nces, éthiques, sociétés, 1999.
4
Principalement KEVLER Daniel J., MUCCHIELLI Laurent, Au nom de l'eugénisme, trad.
Marcel Blanc, PUF, Coll. Science, histoire et société, 1995.
5
Par exemple, PICHOT André, La société pure de Darwin à Hitler, Editions Flammarion,
Coll. Champs, Paris, 2000.
14
Spencer oublié ?
Avec une telle descendance et avec une telle unanimité contre lui, nous
nous attendions à trouver des ouvrages décisifs expliquant sa théorie dans
toute son horreur et démontant ses principes de façon magistrale. Mais une
autre réalité a rapidement fait surface : les ouvrages de Spencer ne sont
presque jamais cités. Est-ce parce que son système est si ignoble qu’il mérite
l’oubli total ?
Force a été de constater que la pensée de Spencer n’a été en fait que très
peu étudiée récemment, dans le champ francophone. Patrick Tort 6 fait
exception, avec pour principal objectif de blanchir Darwin de tout soupçon
de socio-darwinisme. Daniel Becquemont offre également un ouvrage 7 à
connotation historique, très inspiré par l’autobiographie de Spencer. Le seul
à être entré dans la machinerie conceptuelle spencérienne est Yvan Blot 8,
mais son approche politico-économique ne permet pas de comprendre le
fondement moral, ou métaphysique, de la protection des forts contre les
faibles.
Il est également possible de trouver des articles sur certains aspects de la
pensée spencérienne 9 : principalement en didactique, en philosophie des
sciences et en philosophie politique. Toutefois dans ce cas, il s’agit de
commentaires sur des ouvrages satellites de Spencer. Le cœur de sa pensée
n’est plus étudié dans le champ francophone depuis longtemps. En anglais,
John Offer, de l’université d’Ulster, a publié quatre volumes 10 reprenant des
textes critiques sur Spencer, de 1870 à 2000 11.
6
TORT Patrick, Spencer et l’évolutionnisme philosophique, PUF, Coll. Que sais-je ?, Paris,
1996.
7
BECQUEMONT Daniel, MUCCHIELLI Laurent, Le cas Spencer, PUF, Coll. Science,
histoire et société, 1998.
8
BLOT Yvan, Herbert Spencer : un évolutionnisme contre l’étatisme, Les Belles Lettres,
Coll. Penseurs de la Liberté, Paris, 2007.
9
Par exemple, BECQUEMONT Daniel et OTTAVI Dominique (sous la direction
de), Penser Spencer, coll. La Philosophie hors de soi, Presses Universitaires de
Vincennes, 2001.
10
OFFER John, Herbert Spencer, Critical assessments of Leading Sociologists,
Londres/New York, Routledge, 2000.
11
On trouve une présentation générale de cet ouvrage dans BECQUEMONT Daniel
et OTTAVI Dominique (sous la direction de), Penser Spencer, op. cit. pp 31-46.
15
Spencer philosophe ?
D’autres facteurs renforcent l’incompréhension dont est victime Spencer.
Outre que son œuvre est très longue et souvent fastidieuse, Spencer ne s’est
pas inscrit dans le courant académique. Non seulement il n’est l’élève
d’aucune université, mais il a même refusé les distinctions honorifiques
qu’on souhaitait lui octroyer 12 . Sa philosophie n’était pas portée par une
école. Il faisait plutôt figure de vulgarisateur, sans véritable crédit, si ce n’est
celui d’un très grand lectorat. Mais ce dernier s’est rapidement détourné de
lui, après ses prises de position contre le socialisme et plus largement contre
le progrès social. Scientifiquement, il tombera totalement en disgrâce dès le
début du 20e siècle. Ses quelques rares disciples, parmi lesquels Bergson,
iront jusqu’à le renier. Il pourra également compter sur la haine féroce de
Nietzsche et sur celle de Durckeim pour l’égratigner un peu plus encore.
L’opposition avec Bergson nous a semblée suspecte. En particulier nous
avons été surpris par les charges nombreuses du Français contre son ancien
maître, tout au long de l’évolution créatrice. Avec une question lancinante :
pourquoi les dernières pages de cet ouvrage sont-elles consacrées à une
attaque en règle de Spencer ? De quoi Bergson voulait-il se démarquer ?
La relation à Nietzsche est nébuleuse. En effet, le concept de surhomme
traverse aussi bien la pensée nietzschéenne que celle de l’eugénisme, ou du
socio-darwinisme. A tel point d’ailleurs que des commentateurs rappellent
que le surhomme de Nietzsche n’a pas de caractéristiques biologiques
particulières (le bruit des bottes aryennes est encore dans toutes les
mémoires). Or non seulement Nietzsche a lu Spencer mais il l’a dénigré dans
ses ouvrages, principalement parce que, à ses yeux, Spencer ne serait pas
assez... égoïste. Il y a là, pour le moins, une rupture avec l’image d’un
Spencer plus ou moins père de l’eugénisme, ou ancêtre du nazisme.
La relation avec Marx, contemporain lui aussi, est plus claire. Spencer ne
supporte pas le socialisme et encore moins le communisme. Toutes les
mesures imposées par l’Etat et qui visent à déposséder celui qui travaille au
profit d’un autre doivent être bannies. Aujourd’hui Marx et Spencer reposent
l’un en face de l’autre au cimetière de Highgate à Londres mais certains
ouvrages de Spencer sont d’une violence rare contre l’auteur du Capital.
Pourquoi donc Spencer était-il si virulent contre les politiques de gauche
alors qu’il se disait sociologue, qu’il vivait à Londres et qu’il ne pouvait
ignorer la détresse systémique des classes laborieuses ? Pourquoi a-t-il
continué à défendre le laissez-faire capitaliste malgré toutes les souffrances
ouvrières ? A cause de tout cela, Spencer est parfois désigné comme un
ultralibéral ou comme un anarchiste. Et, si cette opposition acharnée avait
participé à son oubli ?
12
Y compris à l’Académie belge, voir notre annexe A.
16
Bien sûr, Spencer devra aussi être confronté à la figure de Darwin.
Darwin parle d’évolution après que Spencer ait inventé le concept. Mais la
notoriété de Darwin va augmenter alors que celle de Spencer, pourtant
considérable à son époque, va s’étioler. Saura-t-on un jour pourquoi ? Seraitce parce que l’évolution spencérienne est si vaste, si universelle qu’elle en
devient inopérante ? Ou bien parce que Spencer ne réserve qu’une place très
secondaire à la sélection naturelle ? Serait-ce parce que l’évolution
spencérienne est entachée d’un vice radical qu’elle n’a plus sa place
aujourd’hui : elle est, dans une large mesure, finalisée ?
Pour étayer cette thèse et tenter de répondre à toutes ces questions, un
cheminement biographique, épistémologique et métaphysique sera
nécessaire. Tout d’abord, nous sommes entrés dans l’univers spencérien par
son autobiographie13. Ce texte présente le récit de la vie de Spencer mais il
peut également être considéré par certains comme un résumé de sa
philosophie puisque l’auteur y déroule le cheminement de sa pensée. C’est
pourquoi nous avons, dans un premier chapitre, revisité cet ouvrage. Spencer
est sans concession avec lui-même, allant, par moment jusqu’à se
discréditer. Pourtant très rapidement, nous avons saisi que la philosophie
synthétique, comme Spencer la nomme, comportait une forte composante de
sympathie. Et l’évolution spencérienne conduisait tout droit à un monde
utopique, presque paradisiaque, bien loin de la survie des plus forts.
Ensuite, dans une partie à la fois épistémologique et métaphysique, nous
dresserons un exposé clair des concepts spencériens. En effet,
l’autobiographie ouvre beaucoup de questions sur la philosophie de Spencer
principalement parce qu’elle n’articule pas les concepts. Nous avons alors
recherché le moteur principal de la philosophie synthétique dans le texte
initial : les Premiers Principes. Y trouverons-nous un Spencer matérialiste ?
Ou agnostique ? Et, surtout, quelle y sera la présentation de l’évolution, cette
notion centrale qui l’obligera à se situer face à Darwin, son contemporain ?
A l’aide du concept d’évolution générale, ou de Force, nous revisiterons
l’élan vital de Bergson, son ancien disciple. Nous verrons également
comment, assez paradoxalement, l’évolution spencérienne a des allures
finalisées, même si l’Anglais s’en défend. Les rôles de la religion, de la
science et de la philosophie, et leurs liens étroits seront également abordés
autour de deux critères, celui de certitude et celui de véracité dont Spencer
lui-même n’a peut-être pas pu tirer toutes les implications. Quelle place
réserve-t-il à la philosophie des sciences dans cette vaste construction
conceptuelle ?
On notera aussi que, par sa compréhension précoce de la sélection
naturelle, Spencer accorde à Darwin un statut particulier, celui d’une
13
SPENCER Herbert, Une autobiographie, traduit et adapté par M. Henry de Varigny,
Editeur Félix Alcan, Paris, 1907.
17
province de sa propre théorie. Avec la sanction du temps qui a assuré le
succès de Darwin, ce tour de force spencérien peut sembler ridicule
aujourd’hui. Toutefois, n’est-il pas un ressort de la relation problématique
entre Darwin et Spencer ? D’avantage peut-être que la question de savoir qui
est le père de l’expression de la « survie du plus apte » ?
Evoquer l’eugénisme, c’est immanquablement évoquer l’idée d’humains
supérieurs à d’autres. C’est pourquoi, il existe une confusion tenace entre le
surhomme nietzschéen et le survivant de la lutte pour l’existence. Quel
homme trouvera une place dans la société du futur ? Et quel pourrait être son
rôle dans la définition même de l’évolution ? Les propos de Nietzsche,
directement adressés à l’encontre de Spencer, permettront de voir comment
leurs visions du surhomme se rencontraient.
Dans un troisième temps, nous aborderons un des nœuds de notre thèse, à
savoir l’anthropologie spencérienne. Et, contre toute attente, nous verrons
que l’homme spencérien est extraordinairement faible, réduit à une
définition minimaliste : l’homme est l’être dont l’équilibre interne est le plus
adapté à son environnement. Spencer ne le savait pas mais sa définition
s’applique donc à d’autres entités que l’humain. Un robot sur la lune, par
exemple, n’est-il pas un homme sur la lune ? Cette définition ouvre des
possibilités passionnantes à l’heure de l’apparition de l’intelligence
artificielle, des virus informatiques…
Contre toute attente aussi, l’homme spencérien est pris dans la spirale de
la sympathie qui le contraint à devenir gentil avec les autres. Ce mouvement
inexorable le pousse à se socialiser. N’est-ce pas un phénomène similaire à
celui de l’effet réversif de la sélection naturelle développé par Patrick Tort ?
La question de l’anthropologie va se prolonger dans un quatrième temps
par celle de la politique. Car la question des individus inaptes est cruciale
chez Spencer et nous ne l’éluderons pas. La vision politique spencérienne
sera différente de celle que l’on décrit ; d’ailleurs, existe-t-elle ? Le monde
du futur sera habité par des êtres doux qui auront perdu leur envie de
violence. Dans cette pacification universelle, l’Etat, qui doit assurer la paix
et la sécurité, disparaîtra à son tour. Mais alors, pourquoi faut-il éliminer les
faibles ? Pourquoi Spencer ne veut-il pas qu’ils reçoivent d’aide de l’Etat ?
Est-ce pour cela qu’il pourrait être qualifié de père du socio-darwinisme, ou
de l’eugénisme, ou même de défenseur d’un néo-libéralisme exacerbé ?
Nous allons démontrer le contraire.
Dans un cinquième et dernier temps, nous pourrons alors mesurer
l’actualité de la pensée de Spencer qui permet de reprendre à nouveaux frais
la problématique du transhumanisme. Mais les critiques permanentes dont il
est la cible signent une autre réalité : les propos de Spencer répondent à des
questions qui n’ont pas leur place dans les débats idéologiques : au fond, il
aborde des définitions autour de la devise liberté – égalité – fraternité. Si ses
18
réponses sont peu convaincantes, par contre la façon de les poser, elle, reste
pertinente. En ce sens, Spencer est bel et bien un philosophe.
Tout cela ne nous dira pas pourquoi le fort devrait se protéger du faible.
Au contraire, l’exigence morale spencérienne est plutôt que le fort aide
personnellement le faible : une aide obligatoirement libre et non contrainte
qui s’inscrira dans sa physiologie. La liberté d’être méchant disparaîtra.
Avec la liberté elle-même ?
19
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