Bonaparte et l’Escaut Le projet européen de Napoléon Thierry Lentz 98
menacée6. Le duché de Deux-Ponts fut occupé. Sur le Rhin encore,
les révolutionnaires de Mayence (proclamée « Athènes rhénane »
par ses clubs) et d'autres villes allemandes demandèrent leur
rattachement à la République. Le 1er mars 1793, la Convention
prononça la réunion de Bruxelles à la France. Tournai, Louvain
et, plus tard, toute les « provinces belgiques » connurent le même
sort. Cela, L'Angleterre, encore moins que les autres puissances,
ne pouvait l'accepter.
Les bases de ce programme avaient été jetées par Danton
dans un discours du 31 janvier : « Les limites de la France sont
marquées par la nature »7. Ce disant, le tribun s'inscrivait dans
une tradition minoritaire de l'Ancien Régime, hostile au statu quo
qu'impliquait, par exemple, l'alliance autrichienne, au nom de «
l'héritage politique » de Richelieu. Cette petite troupe de penseurs
avait été soigneusement tenue à l'écart des aaires mais avait
publié nombre d'essais prônant notamment l'accès de la France
à sa limite naturelle du Rhin8. Lazare Carnot fut le principal
rédacteur des rapports présentés à la Convention à partir du 24
février 1793. Des principes d'action généreux y étaient définis :
droit des peuples, indépendance, sûreté de la nation au-dehors
et unité au-dedans. Mais Carnot se plaçait aussi du point de
vue des seuls intérêts de la France : celle-ci pouvait réunir à elle
d'autres peuples pour cause de raison d'Etat. Pour atténuer cette
NAPOLEON TITEL ETC
Plaats van werk
Techniek, 43 x 81 x 11 cm (afmetingen), Edition of 8
NAPOLEON TITEL ETC
Plaats van werk
Techniek, 43 x 81 x 11 cm (afmetingen), Edition of 8
Une telle interprétation a deux inconvénients. D’une part,
elle ferait considérer pour acquis que les révolutionnaires avaient
pour unique visée stratégique que la « libération » des peuples.
D’autre part, elle ferait passer les conséquences des conquêtes
napoléoniennes pour leur cause. L’histoire de la diplomatie
révolutionnaire ne se résume pas aux principes et à la générosité
proclamés, pas plus qu’à l’inverse, le règne impérial ne saurait se
réduire à des conquêtes et à la recherche de l’hégémonie.
Les buts diplomatiques achés par la France révolutionnaire
se voulaient généreux. La grande nation n’ayant pas d’autres
ambitions territoriales que ses limites naturelles, elle entendait
appliquer ou imposer partout le « droit des peuples à disposer
d’eux-mêmes »5. Ces deux principes de base restèrent largement
une déclaration d’intention, d’autant qu’ils étaient à certains
égards antinomiques. Comment en eet allait-on faire prévaloir
le droit des peuples pour les habitants de la rive gauche du Rhin,
de la Belgique ou du sud-est (Avignon, Nice, Savoie) visés par de
futures réunions au nom de la théorie des limites naturelles ?
Malgré la générosité des principes, les révolutionnaires
pratiquèrent une politique d'invasions et d'annexions. La guerre
devint « impérialiste ». Et tandis que Dumouriez occupait Breda,
la région de Nice fut érigée en département des Alpes maritimes
et la principauté de Monaco lui fut agrégée. L'île de Sardaigne fut
et Wurtemberg en tête, se joignirent à l'impressionnante alliance
monarchique contre la Révolution française. Seule la Russie
restait pour l'heure en dehors du jeu. Même farouchement hostile
aux révolutionnaires, Catherine II voulait digérer sa guerre turque,
ses avancées polonaises et dépasser les préventions de ses alliés
éventuels avant d'aller plus loin. En mobilisant l'Autriche et la
Prusse, la guerre à l'Ouest lui laissait les mains libres.
Soyons réalistes : l’irruption sur la scène diplomatique de
la théorie des limites naturelles ne visait pas seulement à réunir
sous la même bannière les révolutionnaires limitrophes. Elle
répondait aussi à des intérêts économiques et stratégiques.
A la fin du Directoire, les « buts de guerre » français
avaient considérablement évolué. La lutte contre les tyrans était
abandonnée, les limites naturelles dépassées et le droit des
peuples interprété de manière restrictive.
Les annexions avaient commencé depuis plusieurs années12.
Dans le même temps, le droit des peuples était surtout devenu
celui des révolutionnaires amis de la République française avec
la création des républiques sœurs en Italie, en Hollande ou en
Helvétie13. Pour le reste, la diplomatie française en était presque
revenue au jeu classique entre les puissances.
Ni partisan des seules limites naturelles ni convaincu
de la praticabilité du droit des peuples –qui contrecarrait ses
propres projets-, Napoléon ne fut donc pas l’héritier des théories
de la Révolution. Il fut plutôt celui de la politique réelle des
révolutionnaires, singulièrement des directoriaux.
Principes directeurs du projet
Dans ce contexte géopolitique, diplomatique et
idéologique, comment fonctionna le « système napoléonien » ?
n commencera par une remarque que nous ne pourrons hélas
pas développer : ce système ne fut pas seulement « continental
»14. En eet, malgré la supériorité de la Royal Navy, les défaites à
répétition de la marine française et la perte des colonies, Napoléon
n’a jamais complètement renoncé à l’idée de domination des mers
pour exploiter l’outre-mer : le délabrement de l’économie côtière
et portuaire, la nécessité de restaurer même partiellement le
commerce colonial et la continuation de la guerre totale contre
l’Angleterre rendaient nécessaire d’y penser toujours. S’il a
privilégié une politique de la terre, c’est en se pliant de mauvais
gré aux réalités. Ce facteur ne doit pas être gommé de l’analyse
de sa politique extérieure, même si la faiblesse maritime de
l’Empire le fait passer au second plan et même si la domination
continentale devint prioritaire.
Cette domination fut imaginée par Napoléon autour de trois
cercles concentriques : le premier, centre de tout, était constitué
par l’Empire français, le second par les royaumes napoléonides
et le troisième par un système d’alliance avec d’autres puissances
européennes.
contradiction qui est le nœud gordien de la diplomatie française
de la période-, l'orateur précisait toutefois que l'ambition
territoriale de la République se cantonnait aux « limites anciennes
et naturelles de la France », soit le Rhin, les Alpes et les Pyrénées9.
Pour justifier ce virage, ses promoteurs remontaient à
l'histoire la plus ancienne, jusqu'à celle de la vieille Gaule pour
ce qui concernait la limite du Rhin (la plus délicate à justifier),
plus récente pour celle des Alpes et des Pyrénées (déjà largement
reconnues) 10. Ils n’utilisaient pas le mot de frontière mais celui
de limite, préférant une acception non juridique et non militaire
(les frontières étaient liées à l'existence de forteresses défensives)
fondée sur un « droit naturel » des nations qui rejetait d'avance
les discussions et les compromis, mais excluait les guerres
futures, une fois les ambitions françaises assouvies. Les limites
naturelles s'imposaient ainsi comme une évidence indiscutable et
bienfaisante : « Bonne et sage, la nature exclut les antagonismes
de frontières et les heurts entre belligérants »11. Quoiqu'il en soit,
l'irruption sur la scène diplomatique de cette théorie ne visait pas
seulement à réunir sous la même bannière les révolutionnaires
limitrophes ou à rendre justice aux Gaulois. Les Conventionnels
y voyaient aussi un intérêt économique et stratégique. Les
territoires réunis, Danton l’avait dit pour les Pays-Bas autrichiens,
renfermaient des « trésors » en numéraire ou en œuvres d'art, en
biens nationaux à réaliser, en armes pour équiper les troupes,
de nouveaux marchés pour les commerçants français. Quant
aux nouveaux citoyens ainsi recrutés, ils pourraient rejoindre
les rangs des bataillons républicains en croisade pour la liberté
ou, le cas échéant, s'arc-bouter sur des frontières plus faciles à
défendre. La France prenait cependant un risque : en s'attaquant
à la rive gauche du Rhin, dont les provinces belgiques faisaient
partie, elle défiait encore davantage l'Angleterre et l'Autriche.
La première voudrait à tout prix défendre la Hollande et le port
d’Anvers. La seconde ne pouvait renoncer à sa prééminence
dans le Saint Empire romain germanique, sous peine de voir la
construction d'Otton 1er s'eondrer ou, pis encore, passer sous
domination prussienne. De nombreux Etats allemands, Bavière