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■ Questions
PRÉPARATION
m Question
1
Ce que l’on vous demande
• En travail préliminaire, répertoriez sur un tableau à trois colonnes les composantes de ces scènes : thème, situation, personnages – nombre et identité,
rapports entre eux –, registre, évolution de l’action, rôle du spectateur…
• Cherchez les éléments que vous retrouvez dans ces trois scènes.
• Classez ces éléments et définissez-les. Justifiez votre réponse par des
références précises aux textes.
©HATIER
m Question
2
Ce que l’on vous demande
• « Complicité » signifie participation (ici : à l’action), connivence (entre deux
personnes : ce peut être entre l’auteur, les personnages et le spectateur), lien.
• Normalement, au théâtre, le spectateur est dans le noir et, par convention,
n’a plus d’existence (la vie est sur scène). Mais il arrive qu’il « participe » un
peu à l’action, ou que, au moins, il soit lié à un des personnages, c’est-àdire qu’il ait des informations que certains personnages n’ont pas, qu’il soit
dans la confidence et voit ce que certains personnages ignorent. Il occupe
alors une position privilégiée.
• Dans ce domaine, la double énonciation au théâtre est importante.
La double énonciation au théâtre
Au théâtre, le discours est marqué par une double énonciation : les personnages se parlent entre eux mais ils parlent aussi à l’intention du
public. Mais en général, le public n’entre pas, n’intervient pas dans le dialogue qui se déroule sur scène entre les personnages, exception faite du
cas des apartés et du monologue.
Le monologue, la tirade et l’aparté
• Le monologue est un discours prononcé par un personnage qui est ou
se croit seul.
Spécificité du monologue : au théâtre, l’une des conventions veut que les
personnages sur scène ignorent le spectateur laissé dans l’ombre, totalement séparé de la scène et de ce qu’il s’y passe. Le monologue peut
rompre avec cette convention, car le personnage peut s’adresser au
public. En tout cas, les seuls auditeurs d’un monologue sont le public (et
parfois un personnage caché ; le personnage qui monologue n’est pas au
courant de la présence de celui-ci).
• La tirade est une longue réplique qu’un personnage dit d’un trait à un
autre personnage. La tirade ne rompt pas avec la convention théâtrale
mentionnée ci-dessus.
• L’aparté est une brève réplique ou un mot qu’un personnage se dit à
lui-même, en présence d’autres personnages, et adressé aux seuls spectateurs. Il dévoile des sentiments secrets, informe le spectateur et crée
une complicité du personnage avec le public. Il peut provoquer le
comique.
©HATIER
• Cherchez en quoi la situation du spectateur de ces scènes est privilégiée :
que sait-il ? Qu’entend-il ? Que voit-il que certains des personnages ne
savent ? n’entendent ? ne voient pas ? Avec quel personnage s’établit sa
complicité (involontaire) ? Par quel moyen s’établit cette complicité (aparté,
monologue, obscurité, vision « panoramique », ambiguïté des mots…) ?
• Vous avez intérêt à prendre chaque scène l’une après l’autre ; faire une
synthèse serait difficile.
CORRIGÉ DES QUESTIONS
m Question 1
• Les trois scènes ont des points communs tant du point de vue des personnages que de la situation et du thème qu’elles traitent. Leurs registres,
quoiqu’un peu différents, présentent aussi des ressemblances.
• Il s’agit dans les trois cas d’une scène de séduction : Dom Juan tente de
séduire deux paysannes, le Comte du Mariage de Figaro fait sa cour à celle
qu’il croit être Suzanne, Cyrano adresse une demande de baiser à Roxane.
• Par ailleurs, dans chaque scène, les personnages jouent un rôle ambigu, ont
une identité double ou sont déguisés : Dom Juan est l’amoureux de Mathurine, mais aussi celui de Charlotte ; Cyrano parle au nom de Christian ; la
Comtesse a pris l’identité de Suzanne.
Ces rôles équivoques soutiennent une scène de tromperie – c’est en effet le
thème commun de ces scènes – : Dom Juan par son double jeu trompe les
deux paysannes en leur faisant croire à chacune que c’est elle qu’il aime ;
dans la scène du Mariage de Figaro, la Comtesse trompe son trompeur de
mari ; enfin, Cyrano et Christian trompent tous deux Roxane, qui croit que
c’est Christian qui parle.
• Ces trois scènes sont traitées sur le mode comique ; certes, il est plus ou
moins accentué – assez appuyé dans Dom Juan (tant la situation est invraisemblable), plus léger dans le Mariage de Figaro – bien que le spectateur
s’amuse fort du tour joué au Comte, il est mêlé de pathétique dans Cyrano
de Bergerac.
• Les trois scènes se rejoignent aussi sur un dernier point : elles offrent
des situations tout à fait improbables dans la vie réelle, c’est vraiment du
théâtre. Car comment concevoir logiquement que les deux paysannes
n’entendent pas ce que Dom Juan dit à l’autre ? Comment imaginer que
le Comte ne reconnaisse pas la voix de sa femme ni Roxane celle de
Cyrano – ou du moins comment peut-elle la confondre avec celle de
Christian ?
©HATIER
m Question 2
• Le spectateur, dans ces trois extraits, a une position privilégiée qui fait de
lui le complice de certains personnages et de la tromperie qui se déroule
sous ses yeux.
• Ainsi, il dispose d’informations que les autres personnages n’ont pas. Il
sait que Dom Juan mène un double jeu – les paysannes l’ignorent – ; il sait
que ce n’est pas la vraie Suzanne qui est face au Comte ; il est enfin complice
du stratagème de Cyrano et Christian, que Roxane est loin d’imaginer.
Cette complicité fait du spectateur l’égal de l’auteur en termes de savoir et
s’établit par plusieurs moyens. Dans Dom Juan et dans Cyrano, le spectateur est complice des personnages masculins, dans Le Mariage, c’est de
la femme.
Dans Dom Juan, le spectateur perçoit les apartés du séducteur avec
chacune des paysannes et est témoin des deux conversations, alors que
chaque jeune fille n’en perçoit qu’une. Pour le spectateur, la scène n’est
pas « coupée en deux ». On pourrait dire qu’il a une perception stéréophonique de la scène et qu’il est là en position de double voyeur du duo
amoureux !
Dans les deux autres extraits, le public, grâce aux apartés, partage les
sentiments des personnages : il sent le désarroi de Cyrano à la fin de
l’extrait à travers sa réplique pathétique déplorant à voix basse son sort
cruel et son dur retour à la réalité ; il sent le dépit de la Comtesse devant
la perfidie du Comte (« Oh ! la prévention ! ») et son étonnement (« Ah !
quelle leçon ! »).
• Le spectateur a aussi une vision panoramique de la scène : la présence
sur scène de trois personnages (Dom Juan et Cyrano), ou d’un personnage
pris pour un autre (Le Mariage et Cyrano), mais aussi le fait que certains
d’entre eux ne se voient pas (le Comte dans l’obscurité ne distingue pas
bien la femme qui lui parle, Roxane voit Christian mais pas Cyrano), donnent
au spectateur une position de témoin omniscient de tout double jeu.
• Enfin, certains mots sont ambigus et seul le public en perçoit le double
sens. Ainsi le « Il y a de l’écho » du Comte prend une saveur toute particulière pour lui. Il en va de même de certains indices personnels : « ce ne sera
pas moi », « vous ne l’aimez plus ». Seul le spectateur sait que le « tu » avec
lequel Roxane croit s’adresser à Christian s’adresse en fait aussi à Cyrano.
• Et c’est un plaisir propre au théâtre que de pouvoir « voir » tout comme si
l’on était un dieu omniscient.
©HATIER
■ Commentaire
PRÉPARATION
m Trouver les idées directrices
Faites, pour vous aider, la « définition » du texte (voir sujet n° 1, p. 24) qui
peut vous ouvrir des pistes. Analysez avec précision les termes de cette
« définition ». Tirez-en des questions.
Déclaration amoureuse qui s’appuie sur une stratégie de séduction
habile, qui mêle pathétique et humour.
• Première piste
Ici, Cyrano élabore un « plan » dont le but visé est de séduire Roxane et de
lui faire accepter un baiser… pour Christian.
Demandez-vous comment s’y prend Cyrano pour obtenir ce baiser, quels
moyens (verbaux) il utilise pour arriver à ses fins, en quoi son discours
amoureux est habile.
• Deuxième piste
Le pathétique
Étymologie : du grec pathos, « souffrance ».
• Le pathétique se caractérise par l’expression de la souffrance, de la
tristesse, de la douleur. Il vise à provoquer la pitié du lecteur.
• Ses marques sont : l’hyperbole (ou exagération), l’exclamation, les
interjections, les appels à l’émotion, le lexique des émotions, des sensations, de l’affectivité, de la douleur et de la souffrance.
– Demandez-vous ce qui, dans la situation de Cyrano, est pathétique et provoque donc la pitié ; comparez pour cela le début et la fin de la scène
(imaginez aussi ce qui se passe sur scène, voir les didascalies), l’évolution
des sentiments de Cyrano.
– Isolez les expressions précises qui traduisent le désarroi de Cyrano.
Commentez-les.
– Cherchez ce qui, dans la situation, est humoristique, voire comique parce
que invraisemblable.
– Cherchez ce qui, dans le personnage de Christian, est un peu ridicule.
– Étudiez les niveaux de langue et leur rapport (contrastes ?). Analysez certaines images cocasses.
©HATIER
– Vous pouvez aussi trouver chez Roxane des attitudes qui, si elles ne font
pas rire, font du moins sourire (comique plus léger, ou plutôt humour).
– Explorez les différents procédés du comique : répétition, décalage,
contraste…
CORRIGÉ DU COMMENTAIRE
Attention ! Les indications entre crochets ne sont qu’une aide à la lecture et
ne doivent pas figurer dans votre rédaction.
[Introduction]
Le théâtre d’Edmond Rostand renoue, à la fin du XIXe siècle, avec les
grandes pièces du drame romantique comme Hernani ou Ruy Blas de Victor
Hugo. Cyrano de Bergerac met en scène le mélange de « sublime » et de
« grotesque » réclamé par Hugo pour son nouveau théâtre : une histoire
d’amour et d’amitié vers 16**, la folle générosité d’un poète, de grands
moments d’émotion lyrique et des épisodes franchement comiques, et
surtout une langue d’une incroyable richesse, des images somptueuses.
Cyrano et Christian ont fait un pacte étrange : Cyrano prête au beau Christian ses talents de poète pour séduire la belle et précieuse Roxane en lui
écrivant de superbes lettres d’amour. Mais ici, Cyrano peut aller plus loin :
caché sous le balcon de Roxane, il a d’abord soufflé ses mots d’amour à
Christian, puis, la nuit aidant, il prend lui-même la parole et laisse parler son
cœur. Roxane est si troublée que Christian voudrait obtenir un baiser et il
semble bien prêt de l’obtenir mais la conversation est un instant interrompue par des importuns. Quand Roxane reprend la parole, c’est pour
revenir sur ce fameux « baiser »...
Cyrano, aussi troublé à cette perspective que Roxane elle-même, redouble
d’éloquence : on étudiera les arguments qu’il sait trouver pour faire tomber
les dernières résistances de Roxane. On verra aussi comment l’émotion, dans
cette scène, est renforcée par des ruptures de registres, Rostand mêlant au
pathétique de cette situation des instants plus légers, presque comiques.
[1. Stratégie de la séduction]
Peut-être vaudrait-il mieux parler, de la part de Cyrano, d’une entreprise de
« mise en confiance » que de « séduction » : en effet, Roxane est déjà
séduite mais elle a peur d’accorder plus qu’un simple aveu. Pourtant, c’est
elle qui revient sur le balcon et rappelle – hésitante – qu’au moment où un
importun les a interrompus, il était déjà question d’un... baiser.
©HATIER
[1.1. Rassurer]
Dans un premier temps, Cyrano, sans brusquerie, s’efforce de rassurer
Roxane sur l’innocence de ce baiser, présenté comme inéluctable par le
futur. « Que sera-ce la chose ? » (v. 5). Il lui montre qu’il s’agit seulement
de l’aboutissement d’un parcours sentimental obligé dont il rappelle les
étapes déjà parcourues (« badinage », « sourire », « soupir », « larmes »)
comme s’il les suivait sur la carte du pays imaginaire de Tendre, où les
précieuses, comme Roxane, appréciaient les progrès des entreprises
amoureuses : on allait de Billets doux à Petits Soins, on risquait de tomber
dans le Lac de l’Indifférence... Ainsi, le « baiser » est au bout d’un chemin et
l’abondance des sonorités en « ss » en traduit la progression aussi « douce »
qu’« insensible ».
Moment obligé certes, mais qu’il minimise adroitement, d’abord par des
conseils (« Je ne vois pas pourquoi votre lèvre ne l’ose », « Ne vous en faites
pas un épouvantement »), puis en donnant du baiser plusieurs définitions à
la manière des conversations des précieuses. Il y emploie toujours des
expressions diminutives : « à tout prendre, qu’est-ce ? », « un point », « un
instant », « un peu », « au bord ». Mais en même temps, ces définitions
comportent des aspects valorisants qui garantissent la sincérité de ces
gestes : « un serment », « une promesse infinie », « communion », « âme ».
[1.2. Troubler les sens]
Cyrano semble vouloir créer un vertige chez Roxane, par la reprise, comme
dans une incantation, du mot « baiser » et du même tour syntaxique pour juxtaposer les définitions successives de ce « baiser » : « un point... », « un
secret... », « une communion », « une façon... » Il sait aussi jouer de la sensualité des évocations des parties du visage : « lèvres », « bouche », « oreille » et
du champ lexical des sensations : « doux », « goûts », « goûter », « frisson »,
« bruit ». L’érotisme de ces allusions est adouci par des métaphores empruntées à la nature : « goût de fleur », « bruit d’abeille » qui renvoient à un univers
plus innocent. Certes, Roxane, par deux fois, semble vouloir imposer le
silence à Cyrano. Mais il est clair que l’actrice qui joue Roxane doit, par ses
intonations émues, démentir ces « Taisez-vous ».
[1.3. Un éloge éloquent et sincère]
Après avoir ainsi rassuré Roxane – et avoir réussi à égarer ses sens –,
Cyrano explore un autre domaine d’argument : le précédent historique et
glorieux du baiser de la reine à Buckingham : le rang des personnages
(« noble », « reine », « lords ») ne peut que flatter et convaincre une simple
bourgeoise comme Madeleine Robin, alias Roxane ainsi assimilée à une
reine (« la reine que vous êtes »).
©HATIER
Cyrano, enfin, s’implique d’une façon décisive : il change d’énonciation,
passe au « je », devenant pleinement lui-même, abandonnant le masque
sous lequel il prétendait s’exprimer. Ce lyrisme passionné – et sincère –
bouleverse Roxane qui alors passe au tutoiement.
L’éloquence de Cyrano, inspirée par la force et la sincérité de sa passion,
subjugue Roxane qui, envoûtée, reprend en écho les belles comparaisons
de Cyrano : « cette fleur », « ce goût de cœur », « ce bruit d’abeille » !
[2. L’association du pathétique et du comique]
Hugo voulait que le drame romantique mêle le « sublime » et « le
grotesque » à l’image de ce qu’offre la vie... Rostand dans cette scène
associe lui aussi le pathétique et le comique.
[2.1. Une situation fondamentalement pathétique]
Le fond même de la situation est pathétique, par l’opposition entre la beauté
morale et intellectuelle de Cyrano et sa laideur physique qui lui interdit de
connaître un amour partagé.
Il est obligé de recourir à un masque pour pouvoir au moins déclarer son
amour. Il semble donc condamné à jouer la comédie, sans pouvoir confier à
quiconque son secret. Cette scène du balcon lui offre enfin la possibilité de
s’adresser à Roxane de vive voix, et non plus à travers des lettres.
Il peut ainsi goûter un double plaisir : celui de se livrer et celui de mesurer
l’effet de sa déclaration ; il oublie alors sa laideur et connaît un moment de
bonheur intense, l’exaltation lyrique de pouvoir enfin dire « je ».
C’est une griserie identique à celle que ressent Ruy Blas, marchant « dans
(son) rêve étoilée » lorsque sous sa fausse identité de grand seigneur, il peut
oublier la « laideur » de ses vraies origines populaires et avoue son amour à la
reine d’Espagne. Pour Cyrano et pour Ruy Blas, le retour à la réalité en sera
d’autant plus rude et pathétique. Le commentaire élogieux de Roxane « Et tu
es beau comme lui. » le dégrise. Le duo lyrique avec Roxane est bien fini :
Cyrano est renvoyé à sa solitude, pendant que Christian enlace Roxane.
[2.2. Le comique]
Rostand apporte à cette situation fondamentalement pathétique le contrepoint de quelques touches comique, plus ou moins appuyées.
On sourit de la pudeur – ou plutôt de la fausse pudeur – de Roxane qui
hésite à prononcer le mot « baiser » quand elle reprend son duo avec
Cyrano ; son cœur dit « continuez à parler » quand sa bouche demande :
« Taisez-vous ».
L’autodérision – et l’insistance – dont fait preuve Cyrano quand il est
« dégrisé » dans son aparté : « C’est vrai, je suis beau, j’oubliais », fait ainsi
généralement sourire le public, peut-être d’ailleurs en réaction à la tension
©HATIER
lyrique qui précède, surtout si le comédien prend un ton très détaché, ironique, qui contraste avec la passion de ce qui précédait. Son dernier
commentaire contient des effets de décalage humoristiques – avec l’interjection « Aïe ! » dont la familiarité contraste avec le lyrisme un peu grandiloquent
– et même parodique – de la comparaison biblique avec « Lazare » et l’image
que Cyrano donne ainsi de lui-même. L’hésitation de Christian à rejoindre
Roxane et les bourrades amicales de Cyrano apportent un comique plus
appuyé. L’apostrophe faussement brutale : « Monte donc, animal ! » joue sur
la recherche du contraste avec le ton élégiaque du discours amoureux.
Cependant, à y regarder de plus près, les hésitations de Christian : « Mais il
me semble, à présent, que c’est mal ! » révèlent qu’il comprend confusément
que lui échappe le sens véritable de ce qui vient de se passer.
[Conclusion]
Le succès populaire de Cyrano de Bergerac ne s’est jamais démenti depuis
sa création, en France, mais aussi dans le monde entier. C’est parce que la
pièce met en scène de vrais personnages qui, après nous avoir fait rire et
pleurer, continuent à vivre en nous, avec leurs répliques inoubliables, devenues aujourd’hui des références dans nos conversations, comme celle-ci
qui débute la fameuse tirade du nez : « Ah ! non ! C’est un peu court jeune
homme ! On pouvait dire… Oh ! Dieu ! bien des choses en somme... »
■ Dissertation
PRÉPARATION
m Comprendre le sujet
• Analysez précisément les mots du sujet.
– « mise en scène » : passage du texte à la représentation, incarnation de la
pièce. C’est une partie essentielle de la création de la pièce.
– « interprétation » : le mot n’est pas à prendre ici au sens théâtral pur (de
« jouer » ou « incarner ») ; ici, « interpréter », c’est donner tel ou tel sens à
quelque chose, en donner sa propre « traduction » ; pour une pièce, c’est en
donner sa propre version, et donc faire preuve de subjectivité.
• La consigne n’invite pas à discuter la véracité de cette affirmation (c’est-àdire à dire si elle est vraie ou fausse). On ne dit pas : « vous vous demanderez si la mise en scène est une interprétation », mais : « en quoi... » ;
l’affirmation est acceptée comme établie. Vous devez apporter des arguments et des exemples pour la soutenir, pour démontrer sa véracité.
©HATIER
• Posez la question sous diverses formes, avec vos propres mots, pour
mieux la cerner. La question peut se dire ainsi :
« Quels éléments font que toute mise en scène présente une vision personnelle d’une pièce, oblige à faire des choix, à participer donc à la création de
la pièce en y apportant sa contribution, quitte à la modifier ? »
• Plus généralement, cela pose le problème des différents choix que le
metteur en scène doit opérer ; cette réflexion vous amène à formuler des
sous-questions : « Dans quels domaines, sur quels éléments le metteur en
scène a-t-il des choix à opérer ? »
m Chercher des idées
• Pour trouver des idées, réfléchissez à partir :
– des différents éléments qui composent une pièce : texte (répliques et
didascalies), personnages, temps et lieu de l’action, registre de la pièce
(comique, tragique, dramatique, …) ;
– des différents éléments de mise en scène dont le metteur en scène peut
jouer : acteurs, décor, costumes, lumières, rythme imprimé à la pièce.
• Cela vous suggère d’autres sous-questions, plus ciblées, en partant des
divers éléments répertoriés ci-dessus :
« Quelles libertés le metteur en scène peut-il prendre
– avec le texte que l’auteur lui a laissé ? » ; « Quels traitements peut-il faire
subir au texte théâtral écrit ? »
– avec le temps et le lieu de l’action ? »
– avec le registre de la pièce ? »
« Par quels moyens le metteur en scène peut-il donner sa propre conception de la pièce ? Sur quels éléments peut-il jouer ? » qui se divise en :
– Qu’implique le choix des acteurs ?
– Quels choix a-t-il en ce qui concerne les costumes ? les décors ?
• Enfin, vous pourrez tout de même vous demander, pour terminer votre
devoir : « Jusqu’où peut aller le metteur en scène ? »
• Cherchez des exemples précis, dans les pièces que vous avez étudiées et
dans les représentations que vous avez pu voir.
CORRIGÉ DE LA DISSERTATION
Voici un plan détaillé dans lequel vous pouvez changer les exemples en
fonction de votre expérience personnelle et à partir duquel vous pouvez
vous exercer à rédiger quelques parties du devoir.
©HATIER
Introduction
Ambiguïté du mot « interpréter » qui dans le langage théâtral signifie
« incarner », jouer un personnage, mais dans la vie courante « donner un
sens, orienter la signification » de quelque chose.
Peut-on dire que « représenter » une pièce, c’est lui donner un (nouveau)
sens ? La pièce renaît-elle, différente à chaque mise en scène ? Quels sont
la marge, le pouvoir du metteur en scène ? En quoi participe-t-il lui aussi à
la création de l’œuvre théâtrale ?
1. Sur quels éléments de la pièce (écrite) le metteur
en scène peut-il « jouer » pour l’« interpréter »
et ainsi en donner une vision personnelle ?
1.1. Sur le texte : il peut choisir de le respecter à la lettre
ou l’adapter
Il peut :
• opérer des coupes (suppression de scènes ; ainsi, on a souvent supprimé
la première scène de l’Avare, jugée trop longue) ;
• faire des ajouts ;
• ne pas tenir compte des didascalies ;
• changer l’âge (un Sganarelle très jeune), le sexe d’un personnage (un valet
devient une servante).
1.2. Sur le temps ou le lieu de l’action
• Sur le temps : transposition de l’action de nos jours :
– modernisation : un Dom Juan moderne ;
– un Tartuffe intégriste musulman imaginé par Ariane Mnouchkine ;
– un M. Dimanche devenu un Juif du Sentier à Paris ou un père de Dom
Juan vieux beau dandy qui boit du rhum et fait la fête ;
– des esclaves qui transportent les valises d’Hippolyte qui quitte Trézène
dans Phèdre.
• Sur le lieu : transposition dans un autre cadre : Les Fourberies de Scapin
jouées dans un espace de cirque, à la Comédie-Française.
1.3. Sur le registre de la pièce : une même pièce peut être tirée
vers le tragique ou vers le comique
• On a vu L’Avare tragique.
• On a rendu Le Malade imaginaire pathétique en faisant planer sur la représentation l’ombre de Molière réellement malade sur scène et mort à la fin de
la représentation.
• Un Arnolphe peut faire pitié dans sa déclaration d’amour ou être complètement ridicule.
©HATIER
• Dom Juan peut être tragique ou comique ; de même pour Sganarelle :
opposer l’interprétation de Claude Brasseur dans la pièce filmée de Bluwal
et le Sganarelle « traditionnel ».
1.4. Sur la portée de la pièce
• En changeant le contexte, on peut en modifier le sens et la portée : en la
réactualisant, le metteur en scène change la cible des critiques contenues
dans cette pièce :
• Le Tartuffe de Mnouchkine ne s’en prend plus vraiment aux dévots, mais
à l’intégrisme musulman de notre temps.
• Le choix du père de Dom Juan (voir ci-dessus 1.2.) présente une autre
image des pères qui, en fait, critiquent la vie dissolue de leurs enfants mais
de leur côté en font autant (hypocrisie du père et non intégrité).
2. Par quels moyens, à travers quels éléments le metteur
en scène peut-il faire passer son « interprétation » ?
2.1. Le choix des acteurs par leur physique, leur âge ou leur jeu
• Un Orgon ascétique (maigre et hâve) ou au contraire un Orgon rose et
bien frais (bon vivant).
• Un Dom Juan beau garçon (qui attire les femmes par son physique) ou au
contraire un Dom Juan déjà bien mûr (on s’interrogera sur ce qui fait son
succès auprès des femmes ; d’autres qualités seront mises en relief : esprit,
beau langage…).
• Un Avare inquiétant qui multiplie les signes de vraie folie quand on lui vole
son or (il s’épouvante en voyant son ombre portée sur le mur) ou un Avare
très sautillant et dynamique (Jacques Mauclair).
2.2. Le décor, les costumes et les lumières :
ils créent une atmosphère
• Un décor très sobre ou chargé :
– du drame romantique dépouillé de tout décor au décor chargé et aux
accessoires symboliques (comme le souhaitait Hugo, qui donne beaucoup
de détails dans Hernani ou Ruy Blas) ;
– entière latitude laissée par les pièces du théâtre classique qui ne donnent
aucun détail dans ce domaine (« un palais, à Trézène ») ; une absence de
décor donne une portée plus « générale » à la pièce en ne l’ancrant pas
dans le temps, mais en lui donnant de l’intemporalité.
• Les costumes : on a vu un Pauvre dans Dom Juan quasiment nu sur
scène, portant quelques feuilles d’arbre sur lui qui figurent son dénuement.
• Les jeux de lumière : sombre ou lumineuse (ex. : la dernière scène des
Caprices de Marianne jouée dans la pénombre pour figurer le deuil et le
désarroi d’Octave ou en pleine lumière pour souligner son « rachat »).
©HATIER
2.3. Le rythme imprimé à la pièce : vif ou au contraire ralenti
À vous de trouver des exemples (références aux représentations que vous
avez vues).
Conclusion
En ce sens, une mise en scène est bien une « interprétation » : il y a de multiples paramètres sur lesquels jouer, des « espaces » pour les trouvailles, et
le metteur en scène est autant un créateur que l’auteur, au point que l’on
parle du « Dom Juan de Louis Jouvet » qui ferait presque oublier Molière.
Mais on peut se demander jusqu’où peut aller l’interprétation ? Peut-on aller
jusqu’au « contresens » ?
■ Écriture d’invention
PRÉPARATION
m Comprendre le sujet
• Le sujet vous indique clairement la forme du texte que vous avez à produire, qui est assez complexe :
– un « monologue ». Il s’agit d’un monologue de théâtre, puisque le sujet
précise qu’il faut des « indications de mise en scène » ;
– « il en juge » : un texte critique sur la déclaration produite ; prévision des
réactions de la personne à qui elle s’adresse.
• Respectez les caractéristiques du monologue (énonciation : emploi du
« je », et du « elle » ou du « il » pour le destinataire de la déclaration).
• Le thème du monologue : « déclaration amoureuse » d’une part ; critique
de cette déclaration, avec du recul sur soi.
• La situation d’énonciation est double, ou même triple :
– dans certains passages, le personnage s’adresse à la femme ou à
l’homme à qui il déclare son (faux) amour (emploi du « tu » ou du « vous ») ;
– dans certains passages, il s’adresse à lui-même (lorsqu’il se juge) : emploi
du « elle/il » pour le destinataire. Tout cela en fait s’adresse au public (voir
« La double énonciation au théâtre », sujet n° 6, p. 178).
• Rien n’indique s’il s’agit d’une déclaration écrite ou orale préparée à
l’avance. Dans le corrigé, nous avons choisi l’option « répétition théâtrale »
qui offre une plus grande possibilité de didascalies (le personnage peut
mimer ce qu’il fera devant la personne à qui il entend se déclarer).
• Le registre n’est pas précisé. Le sujet implique un mélange de registres
mais le sujet de votre monologue (l’amour) peut vous amener à utiliser le
registre lyrique.
©HATIER
– Pour la partie déclaration amoureuse, vous aurez recours au lyrisme.
– Pour les passages où le personnage se jugera lui-même, vous pourrez
recourir aux registres critique et ironique.
Le lyrisme
• Lyrique : qui porte la marque parfois exaltée des sentiments, des
émotions. À l’origine, le lyrisme désigne le chant que les poètes accompagnaient de leur lyre.
• Le style lyrique se caractérise par : les marques de la première personne, les anaphores, exclamations, interrogations ; le vocabulaire des
sentiments, du bonheur/malheur ; l’évocation des grands thèmes
humains : nature, amour, mort…
m Chercher des idées
• Vous ne devez pas oublier qu’il s’agit d’une déclaration « mensongère » ;
vous devez indiquer quelles circonstances provoquent cette déclaration
(paratexte avant le début de la scène). Il y a donc tromperie. Interrogez-vous
sur les motifs de cette tromperie : un pari lancé par défi ; une vengeance ;
l’idée d’un profit ; la volonté de consoler (donner des illusions à quelqu’un
qui se sent délaissé), …
On doit aussi percevoir la personnalité de celui qui parle (duplicité, cynisme
ou au contraire apitoiement).
• Vous devez vous demander ce que comporte d’ordinaire une déclaration
amoureuse et chercher des arguments convaincants (voir la première piste
du commentaire : la « stratégie de séduction » de Cyrano).
À titre indicatif :
– éloge de la jeune femme ou du jeune homme aimé(e) ; vous utiliserez alors
des mots mélioratifs, des hyperboles, des images et un registre lyrique,
avec des procédés rhétoriques (voir sujet n° 5, p. 147) ;
– rappel de la première rencontre et de son effet sur le personnage qui
monologue ;
– protestation de modestie (« je ne te mérite pas... ») ;
– accompagnée d’un éloge (déguisé) de soi pour se mettre en valeur ;
– description prospective et idyllique d’une vie à deux ;
– déclaration d’amour proprement dite, insistance sur la difficulté à mettre
des mots sur son amour.
• Pour la partie critique :
– auto-éloge : satisfaction et auto-célébration ; il faudra employer un vocabulaire mélioratif ;
– critique négative de certaines phrases ou d’arguments jugés faibles ou
inefficaces ; il faudra alors un vocabulaire dépréciatif ;
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– « chant » de triomphe devant l’efficacité, enthousiasme en imaginant la
« victoire » finale ; il pourra alors y avoir une touche de lyrisme.
• Vous pouvez aussi lire la scène 2 de l’acte II de Dom Juan qui tente de
séduire la paysanne Charlotte. Certes, il ne s’agit pas d’un monologue, mais
il suffirait de transformer les répliques de Charlotte en les mettant au
compte de Dom Juan qui « prévoirait » ses réactions.
CORRIGÉ DE L’ÉCRITURE D’INVENTION
[Mise en place de la situation : Daniel, jeune étudiant qui mène une vie dissolue, s’est vu, au cours d’une soirée, lancer par ses amis le défi de séduire
dans la semaine une jeune fille qu’il n’aime pas. Son honneur de
« séducteur » est en jeu : piqué au vif, il « répète » sa déclaration.]
DANIEL, seul dans sa chambre d’étudiant, se piquant au jeu et prenant une
pose théâtrale. – « Quand vous serez bien vieille à la chandelle... ». Ah ! ah !
Ce serait marrant de voir comment elle réagirait à ça ! Riant cyniquement :
Je ne peux tout de même pas lui faire le coup de la « Charogne », Baudelaire, elle ne doit pas connaître... Voyons, qu’est-ce que j’ai encore en
magasin ? D’un air transi d’amour, un genou en terre. Bon, là, il me faudrait
un trait qui frappe au cœur... D’un geste ample et théâtral, il prend la position de Cyrano sous son balcon et se frappe le cœur.
« Un baiser mais à tout prendre, qu’est-ce ?
Un point rose qu’on met sur l’i du verbe aimer »... Sacré Cyrano !
Mais non, décidément, cela ne passe plus ! Nos donzelles ne s’embarrassent plus de poésie et de lyrisme : il leur faut quelque chose de plus direct,
de plus salé. Et pourtant, je les vois bien toutes : elles raffolent des compliments... Voilà, c’est ça, je commence par un éloge ! Un vague souvenir de
mon programme de français au lycée. Ah ! ah ! Se grattant la tête. Il me faut,
il me faut... des termes « méliôôôratifs » ! Essayons... Mais il faut faire ça en
ayant l’air de rien...
Prenant l’air dégagé. « Tu sors, ce soir ? (Là, il ne faut pas lui laisser le
temps de répondre ; juste le temps de la surprise et enchaîner.) Non, je te
dis ça, parce que je te trouve vraiment chic avec ton petit haut en dentelles.
(Ça marche toujours : elles ont toujours acheté « un petit haut en soldes »...)
Je sais pas, ça te « correspond » bien... quelque chose de fin, de léger, un
brin spirituel. Il y a des gens à qui tout va, comme toi... »
Là, elle sera déjà mise en condition, je l’aurai chatouillée là où elle est sensible... Je pourrai passer à la deuxième phase : la déclaration ! Mais,
attention, pas trop brusque ! Progressif, le lyrisme... Le rappel de la première rencontre, d’abord : ça attendrit toujours, le passé !
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« Tu sais, je ne te l’ai jamais avoué, mais tu m’as toujours subjugué (Là, j’y vais
un peu fort, mais ça peut marcher...). La première fois que je t’ai aperçue, j’ai
senti ma vie basculer. (Si elle gobe ça, le cap est passé, je peux insister...) Le
monde a cessé de tourner (non, ça sent son cliché ; je l’entends déjà : « Allez,
arrête tes sornettes... ». Il faut que je renouvelle un peu ça...). C’est vrai, je n’ai
plus vu que tes yeux (je ne peux tout de même pas lui faire le coup du « T’as de
beaux yeux, tu sais » : un peu trop cinéma...). En fait, je t’ai admirée dans
l’ombre et chacun de tes gestes me hantait ; personne, non personne ne savait
même « rattacher tes cheveux d’un geste touchant » (elle ne reconnaîtra jamais
Aragon, là-dedans ! Ce n’est pas pour dire, mais j’ai des références... moi !). Oh
je sais, tu vas penser que je te « baratine » comme les autres... Tu me connais
mal, tu sais : je ne suis pas ce qu’on t’a dit, je ne suis pas ce que je parais, je
suis un faux dur... Et, avec toi, ce n’est pas pareil, je sens que je ne pourrais
pas te tromper (quel raffinement dans le mensonge ! Il y a un certain plaisir de
stratège à combiner un piège... Évidemment « la sincérité souffre un peu au
métier que je fais... »1 Bon, reprenons ; j’ai un peu « la goutte à l’imaginative ! »...
Allez, après la modestie, l’auto-célébration, maintenant !). J’ai le cœur tendre
sous mes dehors et, sincèrement, je crois qu’avec moi tu découvriras un
monde nouveau : le regard à deux dans la même direction, c’est merveilleux.
(Fi ! c’est plat ! Ou alors, là, il faut que je prenne son visage entre mes mains et
que je la regarde intensément...) Mais je suis fou ! Je te parle de « regard à
deux » et je ne t’ai même pas dit... (il faudra que j’aie l’air d’hésiter) que... Non,
j’aimerais trouver une autre façon de te le dire (se frottant les mains : j’imagine
déjà l’effet de suspense : elle va se demander quelle révélation je vais lui
faire...)... une façon pas usée... de nouveaux mots pour une femme qui n’est à
nulle autre pareille... En anglais, c’est banal,... en russe, peut-être : c’est doux
(là, il faut que je m’exerce à prendre une voix doucereuse, à la slave... Ah !
l’âme slave...) Mais, tu vois, je préférerais... un baiser... « Un serment d’un peu
plus près », « un secret qui prend la bouche pour oreille ».
Ça y est, je l’ai placé, mon Cyrano, et là je pense que ça passe : tout est une
question de contexte et de « progression » ; de toutes façons, les filles, elles
pleurent toutes à Cyrano. Et puis, à ce moment, c’est gagné, elle se pâme, elle
me tombe dans les bras... et le tour est joué : je fais le sifflement convenu avec
les copains. Il siffle. Ils arrivent et constatent ma victoire, en flagrant délit, je
dirais... et à moi la palme ! Il fait mine de compter de l’argent. Bon, bien sûr,
après il faudra trouver un moyen de la calmer... Mais on verra sur place : « ce
soir on improvise !... »2. Il se poste devant le miroir et s’adresse un clin d’œil de
connivence, met son écharpe et sort en claquant bruyamment la porte.
1. Citation de Molière dans L’Avare (Valère).
2. Titre d’une pièce de Luigi Pirandello.
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Dans Belle du Seigneur, Albert Cohen compose aussi une déclaration amoureuse mensongère : Solal, au moment où il veut qu’Ariane devienne sa
maîtresse, décide de ne pas la mystifier et lui dévoile ses stratégies amoureuses. Voici cette tirade.
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Et maintenant elle est mûre pour le dernier manège, la déclaration, tous les
clichés que tu voudras, mais veille à ta voix et à sa chaleur. Un timbre grave
est utile. Naturellement lui faire sentir qu’elle gâche sa vie avec son araignon
officiel, que cette existence est indigne d’elle, et tu la verras alors faire le
soupir du genre martyre. C’est un soupir spécial, par les narines, et qui
signifie ah si vous saviez tout ce que j’ai enduré avec cet homme, mais je n’en
dis rien car je suis distinguée et d’infinie discrétion. Tu lui diras naturellement
qu’elle est la seule et l’unique, elles y tiennent aussi, que ses yeux sont ouvertures sur le divin, elle n’y comprendra goutte mais trouvera si beau qu’elle
fermera lesdites ouvertures et sentira qu’avec toi ce sera une vie constamment déconjugalisée. Pour faire bon poids, dis-lui aussi qu’elle est odeur de
lilas et douceur de la nuit et chant de la pluie dans le jardin. Du parfum fort et
bon marché. Tu la verras plus émue que devant un vieux lui parlant avec sincérité. Toute la ferblanterie, elles avalent tout pourvu que voix violoncellante.
Vas-y avec violence afin qu’elle sente qu’avec toi ce sera un paradis de charnelleries perpétuelles, ce qu’elles appellent vivre intensément. Et n’oublie pas
de parler de départ ivre vers la mer, elles adorent ça. Départ ivre vers la mer,
retiens bien ces cinq mots. Leur effet est miraculeux. Tu verras alors frémir la
pauvrette. Choisir pays chaud, luxuriances, soleil, bref association d’idées
avec rapports physiques réussis et vie de luxe. Partir est le maître mot, partir
est leur vice. Dès que tu lui parles de départ, elle ferme les yeux et elle ouvre
la bouche. Elle est cuite et tu peux la manger à la sauce tristesse.
Albert Cohen, Belle du Seigneur, XXXV, Gallimard, 1968.
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