Eros chez les mollusques
par AIMÉ MICHEL
(Revue La Vie des Bêtes n°129, avril 1969)
Mollusque, nous dit l'auteur, le lombric est plus exactement un annélide. Il n'en a pas
moins des mœurs passionnantes et une vie aventureuse. À côté de la peinture de sa vie
privée, nous avons illustré cette étude de quelques photographies qui nous montrent
bien les ennuis tragiques qui le poursuivent. En page suivante, c'est une musaraigne en
train de dévorer un lombric et plus loin, nous verrons comment un crapaud en fait
autant. Et avec quel appétit. Règlement de comptes entre espèces utiles, mais nous allons
lire que le pauvre lombric a d'autres aventures plus heureuses, en ce très bas monde
souterrain.
Natural History Photographic Agency
Peuttre existe-t-il encore quelques lecteurs de cette revue qui n'ont jamais entendu parler
de la petite différence. Alors, tant pis pour les autres. L'histoire se passe en Angleterre au
début du siècle, dans un meeting féministe. L'assistance est fanatisée par une oratrice
véhémente (lunettes, chignon, lèvres tracées au rasoir, bras maigres mais nerveux brandissant
un parapluie) qui traîne sauvagement dans la boue le sexe fort accusé de bestialité,
d'esclavagisme et d'orgueil satanique.
Or, s'écrie cette Euménide, de quoi au juste peuvent s'enorgueillir les hommes ? Après
tout, entre eux et nous, il n'y a qu'une petite différence !
À ce moment, on entend au fond de la salle la voix d'une jeune personne timide et rougissante
qui s'écrie avec ferveur :
Oh, oui ! Vous avez raison ! Vive la petite différence !
Chère jeune personne rougissante et timide, je souhaite de tout cœur que vous soyez encore en
vie en 1969, recrue de jours, couverte de petits-enfants et d'arrière-petits-enfants, ayant
vaillamment accompli envers l'espèce humaine ce devoir qui vous faisait si peu de peine. Un
devoir que la vie, elle, accomplit depuis plusieurs centaines de millions d'années sans jamais
se fatiguer ni changer d'idée, grâce à quoi nous sommes pour continuer, conformément aux
vues du Créateur, ou de la Nature.
Que cela dure depuis des centaines de millions d'années, nous en avons la preuve sous les
yeux : il nous suffit d'observer, dans nos jardins, nos chemins creux et nos campagnes, le
manège des animaux les plus primitifs, qui comme leur nom l'indique, sont les plus anciens.
Voici d'abord le ver de terre, ou lombric. C'est un annélide, c'est-à-dire, nous apprend
l'éminent spécialiste des fossiles, Mme Basse de Ménorval, professeur à la Sorbonne, qu'il
rampait déjà, peu ou prou semblable à ce qu'il est maintenant, dans les boues du Cambrien
moyen, il y a quelque 460 millions d'années(1). Eh bien, le ver de terre, à sa manière qui est
assez étrange, comme nous allons le voir, est déjà sexué. On peut certes douter qu'il lui
advienne de tomber « amoureux d'une étoile », comme le dit Ruy Blas, mais non qu'il
connaisse les plaisirs amoureux. Quand vient pour lui la saison des amours, cet être aveugle,
sourd, qui ne connaît de l'univers que le coin de fange il rampe, se met, comme nous-
mêmes, à chercher l'âme sœur. Comment la trouve-t-il ? Sans doute en découvrant dans la
fange la trace de son passage. On suppose même qu'à ce moment-là le corps du ver marque
cette trace de substances chimiques capables de jouer le rôle d'avertisseur, de stimulant,
disons le mot : de « suivez-moi-jeune homme ». Il suit donc la trace et rattrape celui qui l'a
laissée.
Union et désunion...
J'ai bien écrit celui, car, hélas, il faut admettre que notre ver de terre a des mœurs déplorables.
Ce n'est du reste pas de sa faute. La nature l'a fait ainsi : il est hermaphrodite. Il porte sur lui,
à la fois, les deux sexes. Mais alors, dira-ton, qu'a-t-il besoin d'un partenaire ? S'il est nanti
des deux sexes, ne se suffit-il pas à lui-même ?
Ce serait, avouons-le, bien pratique. Mais la Nature en a disposé autrement, et ceci pour des
raisons qu'il importe d'abord de comprendre.
J'ai dit que les annélides remontent au milieu du Cambrien. Et quoique cela fasse beaucoup de
temps, il s'en était écoulé bien davantage encore depuis les origines de la vie. Des savants ont
découvert l'été dernier en Afrique du Sud la trace de vie la plus ancienne actuellement
connue : ils ont évalué son âge à trois milliards sept cent millions d'années. Donc, bien que le
Cambrien soit très ancien, l'histoire de la vie durait déjà depuis presque trois milliards et demi
d'années au moment apparurent les premiers vers de terre. Et comment se reproduisait-on
alors ? Nous le savons. Nous pouvons même le voir de nos yeux, de préférence avec un
microscope. Il suffit pour cela d'observer une culture d'amibes, par exemple : le moyen de
reproduction le plus primitif est tout simplement la multiplication par division. C'est de cette
façon que se multiplient les cellules de notre corps quand, de bébés, nous devenons hommes
en prenant du poids et de la sagesse.
Et même chez ces êtres les plus primitifs, nous pouvons déjà déceler un début de sexualité. Il
arrive par exemple que deux protozoaires rigoureusement identiques, formés, chacun,
uniquement d'un noyau entouré de son cytoplasme, se multipliant par division, il arrive, dis-
je, qu'on les voie se rapprocher l'un de l'autre, s'accoler et fusionner, mêlant intimement leur
être tout entier pour n'en faire qu'un. Après quoi, ils recommencent à se diviser.
Pourquoi s'unir, si c'est pour ensuite se diviser de nouveau ?
Si l'on pouvait analyser les gènes des deux protozoaires avant leur fusion et après leur
division, on ferait une constatation capitale : leur patrimoine génétique a changé. Au moment
de la fusion, ils mélangent leurs gènes. Et ce sont ces cartes battues et lées qu'au moment
de la division ils se redistribuent. Le but de ce manège compliqué ? Tout simplement une
équitable répartition des bonnes cartes, des atouts maîtres, de façon à assurer à l'espèce tout
entière le jeu le mieux pourvu d'atouts. C'est, si l'on veut, une espèce de perpétuelle
redistribution démocratique des bons gènes pour échange moitié-moitié entre individus. Et de
même qu'un peuple d'égaux est toujours supérieur à un peuple partagé entre tyrans et esclaves,
de même l'espèce dont les individus échangent sans cesse entre eux leurs meilleurs gènes est
mieux armée pour avoir le dessus dans la lutte pour la vie.
Et maintenant, revenons à notre lombric doté d'un double appareil sexuel. On comprend que
s'il pouvait se féconder lui-même en introduisant le spermatozoïde de ses glandes mâles dans
l'œuf de son sexe femelle, il se reproduirait, certes, mais en transmettant à sa descendance
tout son patrimoine nétique et rien que son patrimoine génétique. Les cartes ne seraient
jamais battues, l'espèce ne bénéficierait pas des bons gènes « inventés » ici et par le hasard
(selon le conte de fées de l'évolution darwinienne) ou par on ne sait absolument pas qui ni
quoi (selon l'aveu des savants les plus perspicaces)(2). Inversement, l'espèce ne disposerait
d'aucun moyen de se débarrasser des gènes récessifs souvent porteurs de malformations
désastreuses. Elle serait donc doublement condamnée dans la lutte qui l'oppose aux espèces
rivales.
Voilà pourquoi, bien que doté de tout ce qu'il peut souhaiter pour satisfaire seul son instinct
sexuel, le lombric hermaphrodite cherche le moyen plus difficile de l'intersexualité, qui exige
la participation d'un partenaire. Toujours prévoyante, la Nature l'a d'ailleurs conçu de telle
façon que cette participation soit anatomiquement indispensable à l'accomplissement de l'acte
sexuel. Comme l'écrit sans fioritures le professeur Bushbaum, au moment de la reproduction,
les vers de même taille doivent, pour s'accoupler, se mettre tête bêche pour amener en contact
les segments porteurs de spermatozoïdes des segments à réceptacles séminaux,
respectivement situés à l'avant et à l'arrière du long corps mou. La fécondation ne se fait pas
tout de suite : il faut encore mûrir les œufs, opération que le ver n'engage qu'après la
copulation, c'est-à-dire à coup sûr. Mais pour cela, il n'a plus besoin de personne.
Arrêtons-nous un instant sur cet étrange dispositif que l'on appelle hermaphrodisme. Le fait
que des êtres se reproduisant de cette façon survivent depuis si longtemps, qu'ils aient traversé
sans encombre les immenses catastrophes tant d'autres espèces ont sombré, qu'ils aient su
s'adapter à des épisodes de la longue vie terrestre aussi différents que le carbonifère et le
crétacé, qu'ils se soient en outre offert le luxe d'être depuis leur origine un mets recherché par
tant de carnivores, et tout cela sans cesser de couvrir la planète (il y a environ 6'000 espèces
d'annélides, et comme nous le verrons plus loin, ils sont loin d'avoir le privilège de
l'hermaphrodisme), voilà qui donne à penser. Car c'est à leur niveau qu'intervient la petite
différence.
Tout est inutile
En effet, anatomiquement, la petite différence en question n'existe pas encore chez eux. Elle
n'existe pas, mais leur comportement la crée en différenciant l'acte masculin de l'acte féminin.
Nous sommes donc bien aux commencements de la bisexualité, exactement il faut pour
saisir, s'il se peut, les desseins de la Nature en flagrant délit d'invention. Si nous nous
demandons, comme faisait déjà Platon, pourquoi nous sommes homme et femme, pourquoi
l'espèce humaine est faite de deux êtres si différents, si pathétiquement divisés et
complémentaires, c'est au lombric, à l'escargot, à la limace, à tous ces êtres que nous
méprisons que doit s'arrêter notre regard pour essayer de comprendre.
Platon l'avait pressenti, qui affirmait l'hermaphrodisme de nos origines. À l'Âge d'Or, disait-il,
les deux sexes ne faisaient qu'un. Puis la vengeance divine sépara ce qui était uni, et de
naquit notre éternelle inquiétude, notre recherche toujours incertaine de l'accomplissement et
du bonheur.
L'erreur de Platon fut seulement de confondre l'Âge d'Or avec celui des lombrics et des
escargots. En fait, non seulement, la séparation de « ce qui était uni » ne résulta pas d'une
vengeance divine, mais c'est plutôt le contraire qu'il faudrait dire : la Science mystérieuse qui
créa la succession des êtres tout au long de l'histoire terrestre quel que soit le Nom qu'on
lui donne fut manifestement forcée, à partir d'un certain moment, d'inventer la bisexualité
pour les animaux supérieurs. Pourquoi ?
En maintes occasions, j'ai pu décrire ici les comportements de séduction observables chez,
précisément, tous les animaux supérieurs sans exception. De la libellule à la baleine, en
passant par la truite et les oiseaux, et l'éléphant, et le chat, et je ne cite que quelques jalons
pris au hasard, on constate que l'essentiel de l'ingéniosité animale se dépense en deux buts :
manger, se reproduire. Mais dans l'activité de reproduction, un fait tout à fait remarquable
s'impose à l'attention : c'est l'apparition de l'inutili. Pourquoi le ventre de l'épinoche mâle
devient-il rouge au moment des amours ? Uniquement pour attirer l'attention de la femelle et
la séduire. À quoi servent les chants printaniers chez les oiseaux ? En partie, certes, à marquer
les territoires de nidification. Mais en partie aussi à charmer le partenaire. À quoi servent les
longues et bruyantes manœuvres du chat en mars ? La réponse est la même ici encore.
Je dis que tout cela est inutile, non sans doute dans le principe, mais dans sa complication.
Que l'épinoche mâle présente un signe distinctif est utile ; que ce signe soit mirifique et
éclatant, qu'il couvre une large partie du corps, que l'animal, non content de l'exhiber, le fasse
longuement chatoyer au cours d'une danse que le grand naturaliste Niko Tinbergen a mis des
années à comprendre, tout cela est inutile. Ou tout au moins inutile si l'on s'obstine à ne voir
dans l'animal qu'une machine, si l'on s'obstine à lui refuser ce dont nous percevons le
déploiement chez l'homme par l'intérieur, c'est-à-dire une pensée.
Si l'unique but poursuivi par la Nature dans l'épinoche était sa reproduction aveugle, à quoi
servirait que la femelle, au lieu de copuler, sur-le-champ, hop ! et qu'on n'en parle plus, perde
de longues minutes à contempler avec une évidente admiration les ronds de jambe, ou de
nageoire, de son futur ? Non seulement cela ne servirait à rien, mais si l'on pense aux
innombrables bêtes de toutes familles et de toutes espèces qui se font sans cesse prendre et
dévorer, y compris par nous, pendant ces élégantes démonstrations, cela devrait être
extrêmement nuisible et pernicieux. Elles se font prendre et dévorer, et les chasseurs le savent
bien, que la méfiance du gibier va presque jusqu'à disparaître quand il est occupé à faire sa
cour. Et cependant, il aime mieux faire sa cour et risquer sa vie. La cour faite et subie, et avec
une égale ardeur, coïncide dans le monde animal avec l'apparition de la pensée gratuite,
inutile si l'on s'en tient aux seuls buts de reproduction et de survie, mais infiniment précieuse
si l'on veut bien admettre que rien n'est plus précieux que la pensée.
Or, et comment imaginer cette activité inutile et infiniment précieuse dans un monde
n'existerait que l'hermaphrodisme ? L'équivalence des sexes en bannirait toute possibilité. Qui
ferait la cour et qui se la ferait faire, si les partenaires étaient identiques et indifférenciés ? Et
que l'on ne m'objecte pas l'exemple de ces petits jeunes gens qui eussent fait la délectation
d'Henri III pour ce qu'ils n'ont pas dans le buffet : même chez eux, on parodie la
différenciation du sexe, car on ne peut faire autrement. Il faut que l'un tienne le rôle de la
mijaurée. Qu'ensuite on invertisse ou intervertisse n'y change rien : on ne redescend pas si
facilement au niveau du lombric et de la limace. On peut mettre un éteignoir sur ce qui est le
propre de l'homme, on ne peut éteindre entièrement sans supprimer à la fois la sexualité et la
pensée.
Si donc le Démiurge inconnu à qui nous devons d'être ce que nous sommes avait arrêté son
effort de création à l'Arcadien (qui est l'étage médian du Cambrien), s'il n'était pas allé au-delà
de l'hermaphrodisme, cette planète n'aurait jamais rien enfanté de plus élevé dans l'ordre de la
pensée que la limace et le ver de terre.
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