• Peut-être existe-t-il encore quelques lecteurs de cette revue qui n'ont jamais entendu parler
de la petite différence. Alors, tant pis pour les autres. L'histoire se passe en Angleterre au
début du siècle, dans un meeting féministe. L'assistance est fanatisée par une oratrice
véhémente (lunettes, chignon, lèvres tracées au rasoir, bras maigres mais nerveux brandissant
un parapluie) qui traîne sauvagement dans la boue le sexe fort accusé de bestialité,
d'esclavagisme et d'orgueil satanique.
— Or, s'écrie cette Euménide, de quoi au juste peuvent s'enorgueillir les hommes ? Après
tout, entre eux et nous, il n'y a qu'une petite différence !
À ce moment, on entend au fond de la salle la voix d'une jeune personne timide et rougissante
qui s'écrie avec ferveur :
— Oh, oui ! Vous avez raison ! Vive la petite différence !
Chère jeune personne rougissante et timide, je souhaite de tout cœur que vous soyez encore en
vie en 1969, recrue de jours, couverte de petits-enfants et d'arrière-petits-enfants, ayant
vaillamment accompli envers l'espèce humaine ce devoir qui vous faisait si peu de peine. Un
devoir que la vie, elle, accomplit depuis plusieurs centaines de millions d'années sans jamais
se fatiguer ni changer d'idée, grâce à quoi nous sommes là pour continuer, conformément aux
vues du Créateur, ou de la Nature.
Que cela dure depuis des centaines de millions d'années, nous en avons la preuve sous les
yeux : il nous suffit d'observer, dans nos jardins, nos chemins creux et nos campagnes, le
manège des animaux les plus primitifs, qui comme leur nom l'indique, sont les plus anciens.
Voici d'abord le ver de terre, ou lombric. C'est un annélide, c'est-à-dire, nous apprend
l'éminent spécialiste des fossiles, Mme Basse de Ménorval, professeur à la Sorbonne, qu'il
rampait déjà, peu ou prou semblable à ce qu'il est maintenant, dans les boues du Cambrien
moyen, il y a quelque 460 millions d'années(1). Eh bien, le ver de terre, à sa manière qui est
assez étrange, comme nous allons le voir, est déjà sexué. On peut certes douter qu'il lui
advienne de tomber « amoureux d'une étoile », comme le dit Ruy Blas, mais non qu'il
connaisse les plaisirs amoureux. Quand vient pour lui la saison des amours, cet être aveugle,
sourd, qui ne connaît de l'univers que le coin de fange où il rampe, se met, comme nous-
mêmes, à chercher l'âme sœur. Comment la trouve-t-il ? Sans doute en découvrant dans la
fange la trace de son passage. On suppose même qu'à ce moment-là le corps du ver marque
cette trace de substances chimiques capables de jouer le rôle d'avertisseur, de stimulant,
disons le mot : de « suivez-moi-jeune homme ». Il suit donc la trace et rattrape celui qui l'a
laissée.
Union et désunion...
J'ai bien écrit celui, car, hélas, il faut admettre que notre ver de terre a des mœurs déplorables.
Ce n'est du reste pas de sa faute. La nature l'a fait ainsi : il est hermaphrodite. Il porte sur lui,
à la fois, les deux sexes. Mais alors, dira-ton, qu'a-t-il besoin d'un partenaire ? S'il est nanti
des deux sexes, ne se suffit-il pas à lui-même ?