Les traces de t´eratologie v´eg´etale dans trois romans du
cycle des Rougon-Macquart
Arnaud Verret
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Arnaud Verret. Les traces de t´eratologie v´eg´etale dans trois romans du cycle des Rougon-
Macquart. Presses Universitaires de Rennes. Traces du v´eg´etal, XXXVII, p. 157-169, 2015,
”Nouvelles Recherches sur l’imaginaire”, 978-2-7535-4862-6. <hal-01480961>
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Les traces de tératologie végétale dans trois romans du cycle des Rougon-Macquart
Par Arnaud VERRET
Si le naturalisme zolien prend pour modèle la science, il est logique de le voir s’intéresser,
entre autres disciplines, à la botanique. Nombre de jardins et de paysages apparaissent dans le
cycle des Rougon-Macquart ; trois d’entre eux sont particulièrement intéressants dans les
deuxième, troisième et cinquième romans de la longue série. Dans La Curée dont le récit
raconte les amours incestueuses de Renée et de son beau-fils Maxime, Zola décrit la serre
d’un hôtel particulier l’adultère est notamment consommé. Dans Le Ventre de Paris, un
ancien révolutionnaire, Florent, s’évade du bagne de Guyane et traverse la forêt amazonienne
pour rejoindre la France. Enfin dans La Faute de l’abbé Mouret, Zola imagine, en pleine
Provence, un ancien parc abandonné mais encore luxuriant, le Paradou, un prêtre, Serge
Mouret, goûte à l’amour en compagnie d’une jeune femme prénommée Albine1.
La serre, le jardin abandonné, la forêt tropicale : trois exemples différents
d’épanouissement de la nature. Or, dans ces trois cas, la végétation présentée apparaît, en de
certaines traces, monstrueuse et l’on peut véritablement, dans le cadre de l’érudition et de la
documentation scientifique de Zola, parler d’une tératologie végétale. Pour justifier cette
dernière notion, on se souviendra d’une publication contemporaine, les Éléments de
tératologie végétale d’Alfred Moquin-Tandon2. Zola a lu cet auteur, notamment un autre de
ses ouvrages, Le Monde de la mer, publié sous le pseudonyme d’Alfred Frédol, qu’il a
apprécié et auquel il a consacré une chronique parue dans L’Echo du Nord du 26-27 décembre
1864. En quoi consiste donc cette tératologie végétale zolienne et pourquoi, alors qu’elle ne
revêt que la forme de traces, prend-t-elle une si grande importance dans l’économie et la
lecture des trois romans que sont La Curée, Le Ventre de Paris et La Faute de l’abbé
Mouret ?
La description des monstres végétaux
Même s’il prend la science pour modèle et montre un dessein encyclopédiste ce que
prouvent ses catalogues de plantes Zola ne fait pas œuvre de botaniste, se souciant d’ailleurs
assez peu de l’acclimatation réelle des végétaux. Cela dit, sans pousser aussi loin la taxinomie
qu’un savant comme Moquin-Tandon, on peut réutiliser certains critères de monstruosité
végétale comme le volume et la forme des plantes.
1) Des monstruosités de volume3
Les plantes présentées par Zola sont monstrueuses d’abord par leur taille. Dans la serre, les
Cyclanthus4 montent tout au long d’un jet d’eau, les Tornélias laissent tomber des racines
1L’édition utilisée pour l’étude de ces trois romans d’Emile Zola est celle des Œuvres complètes, (sous la dir.
d’Henri Mitterand), Paris,Nouveau Monde Editions, 2002-2008, tome V pour La Curée et Le Ventre de Paris,
tome VII pour La Faute de l’abbé Mouret.
2 Alfred Moquin-Tandon, Éléments de tératologie végétale, ou Histoire abrégée des anomalies de l'organisation
dans les végétaux, Paris, P.-J. Loss, 1841.
3 Ce sous-titre ainsi que le suivant sont directement repris de l’ouvrage de Moquin-Tandon.
4 Pour tous les noms de plantes citées, nous respectons l’orthographe de l’auteur. En effet, comme beaucoup de
botanistes de son époque, Zola écrit le nom des plantes avec une majuscule et sans pluriel français. Cf. Olivier
aériennes. Dans le Paradou, les fenouils sont géants et le ricin colossal5. Mais la démesure
concerne la grandeur autant que la petitesse : la Sélaginelle est, quant à elle, qualifiée de
fougère naine6. Or l’adjectif « nain » a son importance, le nain revêtant au XIXème siècle,
tout comme le géant d’ailleurs, un caractère monstrueux, tout du moins anomal, si bien qu’on
peut conclure que c’est aussi l’écart entre les deux types de végétation l’une géante, l’autre
naine qui finit par être monstrueux.
Outre la taille, la monstruosité s’explique par une profusion débridée7. C’est le cas dans la
serre, espace clos par définition l’on entasse les plantes, même au prix d’un ordre
anarchique8. C’est aussi le cas dans le jardin à l’abandon deLa Faute de l’abbé Mouret avec
un bois de rhododendrons si touffu de fleurs qu’il en étale des bouquets monstrueux9. Le
foisonnement est fréquent dans les jardins qui reproduisent l’Eden : il n’y a pas d’étiolement,
mais une incroyable puissance de procréation de la nature10. Il est d’ailleurs à noter que la
luxuriance du Paradou est renforcée par le fait que rien ne pousse dans la terre caillouteuse et
sèche qui entoure ce parc11 à l’intérieur duquel « Albine et Serge se perdaient. Mille plantes,
de tailles plus hautes, bâtissaient des haies, ménageaient des sentiers étroits qu’ils se plaisaient
à suivre ». Mais c’est l’Amazonie du Ventre de Paris qui l’emporte en terme de démesure : le
bagnard évadé marche près d’une semaine entière dans la forêt sans en voir l’issue ; les bois
ne sont qu’entrecoupés de fleuves et « au-delà, les forêts recommençaient »12. Cependant, on
notera que l’absence de végétation est tout autant monstrueuse. En effet, Florent raconte aussi
que les autorités ont coupé tous les arbres de l’île du Diable pour empêcher les évasions. Cette
absence d’arbres rend l’île nue, aride et proprement infernale sous l’effet de la chaleur.
2) Des monstruosités de forme
Avec force comparaisons et métaphores, Zola insiste sur la forme étrange des plantes qu’il
décrit. Beaucoup sont qualifiées de bizarres : ainsi des Orchidées, « plantes bizarres du plein
ciel, qui poussent de toutes parts leurs rejets trapus, noueux et déjetés comme des membres
infirmes »13. Ces formes renvoient très souvent à un danger, qu’il s’agisse du poignard malais
auquel font songer les Pandanus de Java, ou des feuilles en fer de lance des Caladiums14 ou
bien encore des Clarkias aux grands croix blanches semblables aux grandes croix d’un ordre
barbare15. Significativement, une expression revient d’un roman à l’autre qui lie la forme à la
dangerosité des plantes : dans La Curée les Euphorbes d’Abyssinie sont « pleins de bosses
honteuses suant le poison »16 ; dans Le Ventre de Paris on parle également de ces baies
métalliques « dont les bosses noueuses suaient le poison »17.
Got, Les jardins de Zola, psychanalyse et paysage mythique dans les Rougon-Macquart, Paris, L’Harmattan,
2002, p. 162.
5La Faute de l’abbé Mouret, p. 105.
6La Curée, p. 50.
7Cf sur ce sujet C. Shinoda, « Exubérance végétale chez Mirbeau et Zola », Cahiers Octave Mirbeau, n°8,
Angers, 2001, p. 58-73.
8 Cf. I. Krzywkowski, Le jardin des songes: étude sur la symbolique du jardin dans la littérature et
l’iconographie fin-de-siècle, ANRT Lille, Thèse de l’Université Paris-IV, 1997,p. 505-506.
9La Faute de l’abbé Mouret, p. 107.
10 Cf. I. Krzywkowski, Le jardin des songes, op. cit., p. 502.
11 Le Paradou constitue donc un hors-lieu de la nature provençale : à la marge du paysage, il est donc logique de
le voir abriter des plantes par leur nature marginales et anormales.
12Le Ventre de Paris, p. 314.
13La Curée, p. 51.
14La Curée, p. 50-51.
15La Faute de l’abbé Mouret, p. 105.
16La Curée, p. 50.
17Le Ventre de Paris, p. 313.
Mais on notera surtout que nombre de végétaux se confondent avec d’autres éléments
naturels. Le végétal, par les métaphores qu’il suscite, abolit les frontières. C’est ainsi qu’un
interrègnecaractérise la tératologie végétale chez Zola. Cet interrègne peut renvoyer aux
minéraux : comme il a été dit, les baies de Guyane ont des reflets métalliques. Il peut aussi, le
plus souvent, renvoyer aux animaux. Dans la serre, en effet, les Tornélias se tordent ainsi que
des serpents malades, les Euryales ont des dos de crapauds monstrueux couverts de pustules,
les Caladiums ressemblent à des papillons, les Quisqualus à des couleuvres18 ; en Amazonie,
Florent pose le pied sur des feuilles sèches et voit « des têtes minces [de serpents] filer entre
les enlacements monstrueux des racines »19 ; dans un bassin du Paradou enfin, des amarantes
poussent « hérissant des crêtes monstrueuses […] semblables à de gigantesques chenilles
géantes »20 et plus loin les plantes grasses tiennent de l’araignée, de la chenille, du cloporte,
des tortues ou des vipères21. On le voit, les animaux évoqués sont bien entendu les reptiles22 et
les insectes en priorité, de par leur aspect repoussant, leur dangerosité et la tradition littéraire
qu’ils véhiculent en eux et les images naissantes sont agressives, mimant la lutte incessante
entre l’homme et la nature.
3) Des plantes funestes
Certaines plantes ont l’aspect de visages pâles ou apoplectiques23. Car du danger évoqué
par la forme au danger réel des plantes, il n’y a qu’un pas. Dans la serre de Renée, ce danger
est maîtrisé par la main de l’homme : ainsi les Coques du Levant et les Euphorbes
d’Abyssinie qui renferment du poison n’inquiètent-elles pas véritablement le lecteur ; Renée
elle-même, par dépit amoureux, mâche volontairement la feuille d’un Tanghin de
Madagascar, « plante maudite » dont les « nervures distillent un lait empoisonné », sans que
cela lui nuise véritablement24.
En revanche il en va tout autrement des plantes sauvages de Guyane si inconnues qu’elles
n’ont d’ailleurs plus de nom, ou de celles laissées en liberté dans le Paradou. Ce sont les
mêmes plantes qui « suent le poison » et l’on tremble pour Florent, perdu en pleine forêt, qui
n’ose mordre aux fruits éclatants qui pendent des arbres25. On n’oubliera d’ailleurs pas que
même la senteur des fleurs, c’est-à-dire ce qui en fait tout le charme, peut être mortelle
puisque Florent croit étouffer déjà sous le parfum des fleurs puantes de Guyane et que
l’ensemble des parfums des fleurs du Paradou finit curieusement par étouffer Albine à la fin
de La Faute de l’abbé Mouret26.
Parmi d’autres plus communes, certaines plantes présentées par Zola sont donc
indéniablement monstrueuses et participent à l’élaboration d’espaces pullulants, dévorateurs
18La Curée, p. 51.
19Le Ventre de Paris, p. 313.
20La Faute de l’abbé Mouret, p. 106.
21La Faute de l’abbé Mouret, p. 131.
22Parmi d’autres exemples, La Faute de l’abbé Mouret, p. 130 : « un araucaria surtout était étrange, avec ses
grands bras réguliers, qui ressemblaient à une architecture de reptiles, entés les uns sur les autres, hérissant leurs
feuilles imbriquées comme des écailles de serpents en colère. » En règle générale, le monstrueux végétal
s’accompagne d’un monstrueux animal, qu’il s’agisse bien sûr de serpents, mais aussi d’une chimère fantastique,
de corbeaux, etc. Cf. Philippe Bonnefis, « Le bestiaire d’Emile Zola », in Europe n°468-469, Paris, 1968, p. 102
où la sève végétale se teinte du sang animal pour y introduire un chaos. On peut le rejoindre lorsqu’il affirme que
l’animalité corrompt la vie harmonieuse des plantes chez Zola en montrant que les plantes sont présentées
comme monstrueuses souvent en lien avec l’animalité de crapauds, de serpents et autres.
23La Faute de l’abbé Mouret, p. 105 et 107.
24La Curée, p. 53.
25Le Ventre de Paris, p. 313.
26La Faute de l’abbé Mouret, p. 213.
et donc de paysages inquiétants.Pour autant, Zola ne rentre pas dans des considérations
biologiques savantes. Comme souvent, son dessein est encyclopédique, mais c’est par la
puissance de son écriture, ses images, ses hyperboles que l’auteur rend les plantes
monstrueuses. Il s’agit donc bien de traces d’une science sous la forme d’une vulgarisation et
la monstruosité des plantes est tout à fait classique : démesurées, dangereuses, leur aspect
rappelle celui du reptile ou de l’insecte. Zola n’innove pas, mais reprend, consciemment ou
non, ce que bon nombre d’auteurs ont écrit avant lui. Comment expliquer la présence de ce
monstrueux traditionnel chez un écrivain résolument moderne ? C’est qu’il permet
d’expliquer son monde actuel et de répondre en même temps à des problématiques
atemporelles.
La tradition tératologique et le monde moderne
1) Voyages et plantes monstrueuses
À une époque les voyages, comme ceux de Darwin ou des explorateurs coloniaux,
ouvrent de nouveaux horizons, l’on découvre l’ailleurs avec ses beautés cruelles et sa
végétation exubérante, l’exotisme reste négatif chez Zola, mais également propice aux décors
monstrueux. C’est le cas tout particulièrement de Cayenne et de l’île du Diable qui sonne
comme un enfer vert pour ses contemporains seuls les proscrits ont à se rendre27. C’est
dans un autre monde que Florent transporte son auditoire quand il raconte la Guyane, et son
histoire commence symboliquement par le traditionnel « il était une fois »28.
Il s’agit donc de faire voyager l’auditeur ou le lecteur. Les noms de contrées lointaines
s’éveillent comme ceux de territoires merveilleux et mythiques s’épanouissent des plantes
monstrueuses. Ainsi, dans La Curée, du Pandanus de Java semblable à un poignard, du
Ravenala, « l’arbre du voyageur », des Euphorbes d’Abyssinie, des grands bambous de l’Inde,
de la Coque du Levant, de l’Hibiscus de Chine et du Tanghin de Madagascar qui distille son
poison. Ce voyage géographique se mêle d’ailleurs à un voyage dans le temps quand les fleurs
de l’Hibiscus font songer aux lèvres rouges « de quelque Messaline géante »29. Or tous ces
noms égrenés sont parfaitement traditionnels dans le lexique tératologique : la plante
monstrueuse pousse aux confins du monde connu, appartient à d’anciennes civilisations dont
le souvenir est réactivé par les voyages en terraeincognitae au cours du XIXème siècle.
2) Vices et drames intimes parmi les plantes
La bourgeoisie va confisquer ces plantes entrevues lors de voyages pour les enfermer chez
elle et en jouir à volonté dans la serre de ses hôtels particuliers30. Dès lors la gétation est le
témoin des drames intimes qui se déroulent, le jardin, lieu clos et sensuel par excellence,
permettant de transgresser la morale31 : c’est le cas dans La Curée et dans La Faute de l’abbé
Mouret où la serre et le Paradou jouent le rôle d’un hortusconclusus infernal et monstrueux. Il
27La principale source de Zola est justement l’ouvrage d’un ancien bagnard, C. Delescluze, De Paris à Cayenne,
journal d’un transporté, Paris, A. Le Chevalier éditeur, 1872 ; mais il est intéressant de constater qu’il a
largement amplifié ce texte, surtout en ce qui concerne la flore et la faune.
28Le Ventre de Paris, p. 309.
29La Curée, p. 50-51.
30 Cf. I. Krzywkowski, Le jardin des songes,op. cit., p. 16 et p. 87-88 à propos de la serre: « il s’agit d’un lieu qui
a pour vocation de joindre des données incompatibles, les tropiques et les climats tempérés, la nature et
l’architecture, la transparence et la clôture », à quoil’on peut ajouter, dans La Curée, que c’est aussi un espace
alliant normalité bourgeoise et monstruosité.
31 Cf. I. Krzywkowski,Le jardin des songes, op. cit., p. 286-296.
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