Les traces de tératologie vé

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Les traces de tératologie végétale dans trois romans du
cycle des Rougon-Macquart
Arnaud Verret
To cite this version:
Arnaud Verret. Les traces de tératologie végétale dans trois romans du cycle des RougonMacquart. Presses Universitaires de Rennes. Traces du végétal, XXXVII, p. 157-169, 2015,
”Nouvelles Recherches sur l’imaginaire”, 978-2-7535-4862-6. <hal-01480961>
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Les traces de tératologie végétale dans trois romans du cycle des Rougon-Macquart
Par Arnaud VERRET
Si le naturalisme zolien prend pour modèle la science, il est logique de le voir s’intéresser,
entre autres disciplines, à la botanique. Nombre de jardins et de paysages apparaissent dans le
cycle des Rougon-Macquart ; trois d’entre eux sont particulièrement intéressants dans les
deuxième, troisième et cinquième romans de la longue série. Dans La Curée dont le récit
raconte les amours incestueuses de Renée et de son beau-fils Maxime, Zola décrit la serre
d’un hôtel particulier où l’adultère est notamment consommé. Dans Le Ventre de Paris, un
ancien révolutionnaire, Florent, s’évade du bagne de Guyane et traverse la forêt amazonienne
pour rejoindre la France. Enfin dans La Faute de l’abbé Mouret, Zola imagine, en pleine
Provence, un ancien parc abandonné mais encore luxuriant, le Paradou, où un prêtre, Serge
Mouret, goûte à l’amour en compagnie d’une jeune femme prénommée Albine1.
La serre, le jardin abandonné, la forêt tropicale : trois exemples différents
d’épanouissement de la nature. Or, dans ces trois cas, la végétation présentée apparaît, en de
certaines traces, monstrueuse et l’on peut véritablement, dans le cadre de l’érudition et de la
documentation scientifique de Zola, parler d’une tératologie végétale. Pour justifier cette
dernière notion, on se souviendra d’une publication contemporaine, les Éléments de
tératologie végétale d’Alfred Moquin-Tandon2. Zola a lu cet auteur, notamment un autre de
ses ouvrages, Le Monde de la mer, publié sous le pseudonyme d’Alfred Frédol, qu’il a
apprécié et auquel il a consacré une chronique parue dans L’Echo du Nord du 26-27 décembre
1864. En quoi consiste donc cette tératologie végétale zolienne et pourquoi, alors qu’elle ne
revêt que la forme de traces, prend-t-elle une si grande importance dans l’économie et la
lecture des trois romans que sont La Curée, Le Ventre de Paris et La Faute de l’abbé
Mouret ?
La description des monstres végétaux
Même s’il prend la science pour modèle et montre un dessein encyclopédiste – ce que
prouvent ses catalogues de plantes – Zola ne fait pas œuvre de botaniste, se souciant d’ailleurs
assez peu de l’acclimatation réelle des végétaux. Cela dit, sans pousser aussi loin la taxinomie
qu’un savant comme Moquin-Tandon, on peut réutiliser certains critères de monstruosité
végétale comme le volume et la forme des plantes.
1) Des monstruosités de volume3
Les plantes présentées par Zola sont monstrueuses d’abord par leur taille. Dans la serre, les
Cyclanthus4 montent tout au long d’un jet d’eau, les Tornélias laissent tomber des racines
1
L’édition utilisée pour l’étude de ces trois romans d’Emile Zola est celle des Œuvres complètes, (sous la dir.
d’Henri Mitterand), Paris,Nouveau Monde Editions, 2002-2008, tome V pour La Curée et Le Ventre de Paris,
tome VII pour La Faute de l’abbé Mouret.
2
Alfred Moquin-Tandon, Éléments de tératologie végétale, ou Histoire abrégée des anomalies de l'organisation
dans les végétaux, Paris, P.-J. Loss, 1841.
3
Ce sous-titre ainsi que le suivant sont directement repris de l’ouvrage de Moquin-Tandon.
4
Pour tous les noms de plantes citées, nous respectons l’orthographe de l’auteur. En effet, comme beaucoup de
botanistes de son époque, Zola écrit le nom des plantes avec une majuscule et sans pluriel français. Cf. Olivier
aériennes. Dans le Paradou, les fenouils sont géants et le ricin colossal5. Mais la démesure
concerne la grandeur autant que la petitesse : la Sélaginelle est, quant à elle, qualifiée de
fougère naine6. Or l’adjectif « nain » a son importance, le nain revêtant au XIXème siècle,
tout comme le géant d’ailleurs, un caractère monstrueux, tout du moins anomal, si bien qu’on
peut conclure que c’est aussi l’écart entre les deux types de végétation – l’une géante, l’autre
naine – qui finit par être monstrueux.
Outre la taille, la monstruosité s’explique par une profusion débridée7. C’est le cas dans la
serre, espace clos par définition où l’on entasse les plantes, même au prix d’un ordre
anarchique8. C’est aussi le cas dans le jardin à l’abandon deLa Faute de l’abbé Mouret avec
un bois de rhododendrons si touffu de fleurs qu’il en étale des bouquets monstrueux9. Le
foisonnement est fréquent dans les jardins qui reproduisent l’Eden : il n’y a pas d’étiolement,
mais une incroyable puissance de procréation de la nature10. Il est d’ailleurs à noter que la
luxuriance du Paradou est renforcée par le fait que rien ne pousse dans la terre caillouteuse et
sèche qui entoure ce parc11 à l’intérieur duquel « Albine et Serge se perdaient. Mille plantes,
de tailles plus hautes, bâtissaient des haies, ménageaient des sentiers étroits qu’ils se plaisaient
à suivre ». Mais c’est l’Amazonie du Ventre de Paris qui l’emporte en terme de démesure : le
bagnard évadé marche près d’une semaine entière dans la forêt sans en voir l’issue ; les bois
ne sont qu’entrecoupés de fleuves et « au-delà, les forêts recommençaient »12. Cependant, on
notera que l’absence de végétation est tout autant monstrueuse. En effet, Florent raconte aussi
que les autorités ont coupé tous les arbres de l’île du Diable pour empêcher les évasions. Cette
absence d’arbres rend l’île nue, aride et proprement infernale sous l’effet de la chaleur.
2) Des monstruosités de forme
Avec force comparaisons et métaphores, Zola insiste sur la forme étrange des plantes qu’il
décrit. Beaucoup sont qualifiées de bizarres : ainsi des Orchidées, « plantes bizarres du plein
ciel, qui poussent de toutes parts leurs rejets trapus, noueux et déjetés comme des membres
infirmes »13. Ces formes renvoient très souvent à un danger, qu’il s’agisse du poignard malais
auquel font songer les Pandanus de Java, ou des feuilles en fer de lance des Caladiums 14 ou
bien encore des Clarkias aux grands croix blanches semblables aux grandes croix d’un ordre
barbare15. Significativement, une expression revient d’un roman à l’autre qui lie la forme à la
dangerosité des plantes : dans La Curée les Euphorbes d’Abyssinie sont « pleins de bosses
honteuses suant le poison »16 ; dans Le Ventre de Paris on parle également de ces baies
métalliques « dont les bosses noueuses suaient le poison »17.
Got, Les jardins de Zola, psychanalyse et paysage mythique dans les Rougon-Macquart, Paris, L’Harmattan,
2002, p. 162.
5
La Faute de l’abbé Mouret, p. 105.
6
La Curée, p. 50.
7
Cf sur ce sujet C. Shinoda, « Exubérance végétale chez Mirbeau et Zola », Cahiers Octave Mirbeau, n°8,
Angers, 2001, p. 58-73.
8
Cf. I. Krzywkowski, Le jardin des songes: étude sur la symbolique du jardin dans la littérature et
l’iconographie fin-de-siècle, ANRT Lille, Thèse de l’Université Paris-IV, 1997,p. 505-506.
9
La Faute de l’abbé Mouret, p. 107.
10
Cf. I. Krzywkowski, Le jardin des songes, op. cit., p. 502.
11
Le Paradou constitue donc un hors-lieu de la nature provençale : à la marge du paysage, il est donc logique de
le voir abriter des plantes par leur nature marginales et anormales.
12
Le Ventre de Paris, p. 314.
13
La Curée, p. 51.
14
La Curée, p. 50-51.
15
La Faute de l’abbé Mouret, p. 105.
16
La Curée, p. 50.
17
Le Ventre de Paris, p. 313.
Mais on notera surtout que nombre de végétaux se confondent avec d’autres éléments
naturels. Le végétal, par les métaphores qu’il suscite, abolit les frontières. C’est ainsi qu’un
interrègnecaractérise la tératologie végétale chez Zola. Cet interrègne peut renvoyer aux
minéraux : comme il a été dit, les baies de Guyane ont des reflets métalliques. Il peut aussi, le
plus souvent, renvoyer aux animaux. Dans la serre, en effet, les Tornélias se tordent ainsi que
des serpents malades, les Euryales ont des dos de crapauds monstrueux couverts de pustules,
les Caladiums ressemblent à des papillons, les Quisqualus à des couleuvres18 ; en Amazonie,
Florent pose le pied sur des feuilles sèches et voit « des têtes minces [de serpents] filer entre
les enlacements monstrueux des racines »19 ; dans un bassin du Paradou enfin, des amarantes
poussent « hérissant des crêtes monstrueuses […] semblables à de gigantesques chenilles
géantes »20 et plus loin les plantes grasses tiennent de l’araignée, de la chenille, du cloporte,
des tortues ou des vipères21. On le voit, les animaux évoqués sont bien entendu les reptiles22 et
les insectes en priorité, de par leur aspect repoussant, leur dangerosité et la tradition littéraire
qu’ils véhiculent en eux et les images naissantes sont agressives, mimant la lutte incessante
entre l’homme et la nature.
3) Des plantes funestes
Certaines plantes ont l’aspect de visages pâles ou apoplectiques23. Car du danger évoqué
par la forme au danger réel des plantes, il n’y a qu’un pas. Dans la serre de Renée, ce danger
est maîtrisé par la main de l’homme : ainsi les Coques du Levant et les Euphorbes
d’Abyssinie qui renferment du poison n’inquiètent-elles pas véritablement le lecteur ; Renée
elle-même, par dépit amoureux, mâche volontairement la feuille d’un Tanghin de
Madagascar, « plante maudite » dont les « nervures distillent un lait empoisonné », sans que
cela lui nuise véritablement24.
En revanche il en va tout autrement des plantes sauvages de Guyane si inconnues qu’elles
n’ont d’ailleurs plus de nom, ou de celles laissées en liberté dans le Paradou. Ce sont les
mêmes plantes qui « suent le poison » et l’on tremble pour Florent, perdu en pleine forêt, qui
n’ose mordre aux fruits éclatants qui pendent des arbres25. On n’oubliera d’ailleurs pas que
même la senteur des fleurs, c’est-à-dire ce qui en fait tout le charme, peut être mortelle
puisque Florent croit étouffer déjà sous le parfum des fleurs puantes de Guyane et que
l’ensemble des parfums des fleurs du Paradou finit curieusement par étouffer Albine à la fin
de La Faute de l’abbé Mouret26.
Parmi d’autres plus communes, certaines plantes présentées par Zola sont donc
indéniablement monstrueuses et participent à l’élaboration d’espaces pullulants, dévorateurs
18
La Curée, p. 51.
Le Ventre de Paris, p. 313.
20
La Faute de l’abbé Mouret, p. 106.
21
La Faute de l’abbé Mouret, p. 131.
22
Parmi d’autres exemples, La Faute de l’abbé Mouret, p. 130 : « un araucaria surtout était étrange, avec ses
grands bras réguliers, qui ressemblaient à une architecture de reptiles, entés les uns sur les autres, hérissant leurs
feuilles imbriquées comme des écailles de serpents en colère. » En règle générale, le monstrueux végétal
s’accompagne d’un monstrueux animal, qu’il s’agisse bien sûr de serpents, mais aussi d’une chimère fantastique,
de corbeaux, etc. Cf. Philippe Bonnefis, « Le bestiaire d’Emile Zola », in Europe n°468-469, Paris, 1968, p. 102
où la sève végétale se teinte du sang animal pour y introduire un chaos. On peut le rejoindre lorsqu’il affirme que
l’animalité corrompt la vie harmonieuse des plantes chez Zola en montrant que les plantes sont présentées
comme monstrueuses souvent en lien avec l’animalité de crapauds, de serpents et autres.
23
La Faute de l’abbé Mouret, p. 105 et 107.
24
La Curée, p. 53.
25
Le Ventre de Paris, p. 313.
26
La Faute de l’abbé Mouret, p. 213.
19
et donc de paysages inquiétants.Pour autant, Zola ne rentre pas dans des considérations
biologiques savantes. Comme souvent, son dessein est encyclopédique, mais c’est par la
puissance de son écriture, ses images, ses hyperboles que l’auteur rend les plantes
monstrueuses. Il s’agit donc bien de traces d’une science sous la forme d’une vulgarisation et
la monstruosité des plantes est tout à fait classique : démesurées, dangereuses, leur aspect
rappelle celui du reptile ou de l’insecte. Zola n’innove pas, mais reprend, consciemment ou
non, ce que bon nombre d’auteurs ont écrit avant lui. Comment expliquer la présence de ce
monstrueux traditionnel chez un écrivain résolument moderne ? C’est qu’il permet
d’expliquer son monde actuel et de répondre en même temps à des problématiques
atemporelles.
La tradition tératologique et le monde moderne
1) Voyages et plantes monstrueuses
À une époque où les voyages, comme ceux de Darwin ou des explorateurs coloniaux,
ouvrent de nouveaux horizons, où l’on découvre l’ailleurs avec ses beautés cruelles et sa
végétation exubérante, l’exotisme reste négatif chez Zola, mais également propice aux décors
monstrueux. C’est le cas tout particulièrement de Cayenne et de l’île du Diable qui sonne
comme un enfer vert pour ses contemporains où seuls les proscrits ont à se rendre 27. C’est
dans un autre monde que Florent transporte son auditoire quand il raconte la Guyane, et son
histoire commence symboliquement par le traditionnel « il était une fois »28.
Il s’agit donc de faire voyager l’auditeur ou le lecteur. Les noms de contrées lointaines
s’éveillent comme ceux de territoires merveilleux et mythiques où s’épanouissent des plantes
monstrueuses. Ainsi, dans La Curée, du Pandanus de Java semblable à un poignard, du
Ravenala, « l’arbre du voyageur », des Euphorbes d’Abyssinie, des grands bambous de l’Inde,
de la Coque du Levant, de l’Hibiscus de Chine et du Tanghin de Madagascar qui distille son
poison. Ce voyage géographique se mêle d’ailleurs à un voyage dans le temps quand les fleurs
de l’Hibiscus font songer aux lèvres rouges « de quelque Messaline géante »29. Or tous ces
noms égrenés sont parfaitement traditionnels dans le lexique tératologique : la plante
monstrueuse pousse aux confins du monde connu, appartient à d’anciennes civilisations dont
le souvenir est réactivé par les voyages en terraeincognitae au cours du XIXème siècle.
2) Vices et drames intimes parmi les plantes
La bourgeoisie va confisquer ces plantes entrevues lors de voyages pour les enfermer chez
elle et en jouir à volonté dans la serre de ses hôtels particuliers 30. Dès lors la végétation est le
témoin des drames intimes qui se déroulent, le jardin, lieu clos et sensuel par excellence,
permettant de transgresser la morale31 : c’est le cas dans La Curée et dans La Faute de l’abbé
Mouret où la serre et le Paradou jouent le rôle d’un hortusconclusus infernal et monstrueux. Il
27
La principale source de Zola est justement l’ouvrage d’un ancien bagnard, C. Delescluze, De Paris à Cayenne,
journal d’un transporté, Paris, A. Le Chevalier éditeur, 1872 ; mais il est intéressant de constater qu’il a
largement amplifié ce texte, surtout en ce qui concerne la flore et la faune.
28
Le Ventre de Paris, p. 309.
29
La Curée, p. 50-51.
30
Cf. I. Krzywkowski, Le jardin des songes,op. cit., p. 16 et p. 87-88 à propos de la serre: « il s’agit d’un lieu qui
a pour vocation de joindre des données incompatibles, les tropiques et les climats tempérés, la nature et
l’architecture, la transparence et la clôture », à quoil’on peut ajouter, dans La Curée, que c’est aussi un espace
alliant normalité bourgeoise et monstruosité.
31
Cf. I. Krzywkowski,Le jardin des songes, op. cit., p. 286-296.
est intéressant de remarquer que l’on rejoue là encore des épisodes traditionnels. Dans la serre
se renoue le drame de Phèdre où l’on voit les amours incestueuses d’une femme pour son
beau-fils ; dans le Paradou, les amours coupables d’un prêtre condamné au célibat.
3) Les traces bibliques à l’heure de l’ordre moral
Zola écrit à une époque où se multiplient les positions réactionnaires après la Commune de
Paris, positions fondées notamment sur les valeurs chrétiennes qui prônent un retour
intransigeant à l’ordre moral32. Dans ce contexte, le Paradou auquel l’auteur travaille dès
1873-1874, est bien sûr la trace la plus évidente de la lecture de la Bible. Outre son nom qui
se présente comme une variante du Paradis, il réincarne le jardin d’Eden avant la chute du
nouvel Adam qu’est Serge Mouret : la végétation y est luxuriante et variée, il est traversé de
quatre cours d’eau, abrite une faune nombreuse et un arbre colossal y joue le même rôle que
l’arbre de vie33. Comme l’écrit Olivier Got34, le Paradou se présente comme une réécriture de
la Bible laïcisée où la nature prend la place du démon tentateur, et c’est parce qu’il renferme
toute la création végétale que certaines de ses plantes sont monstrueuses35.
Cependant quand Renée, dans La Curée, déambule au milieu d’arbres dont les branches
sont semblables à des serpents et qu’elle mord à la feuille empoisonnée du Tanghin de
Madagascar, elle prend, elle aussi, des allures de nouvelle Eve cueillant et croquant le fruit
défendu36. Par ailleurs, dans Le Ventre de Paris, l’île du Diable, pelée pour éviter les évasions
de bagnards, aride, ensoleillée, ne s’apparente-t-elle pas à ce lieu où le feu ne s’éteint jamais
et qu’on appelle enfer dans la tradition chrétienne ?
On a donc une tératologie végétale certes ancrée dans l’histoire et la société du XIXème
siècle, mais qui repose sur des fondements ancestraux. Par l’héritage de sa culture, de ses
lectures, de sa formation, Zola reprend des modèles tératologiques traditionnels37 parce qu’ils
sont universels et permettent de démontrer des vérités atemporelles : tentation charnelle, ennui
de la vie, insatisfaction et tentative farouche de sauver les apparences, lutte contre les
révolutions, interdits, autant de sujets classiques qui se trouvent ici mêlés à un contexte de
découvertes géographiques, de mode architecturale ou de politique autoritaire. Zola ne refait
pas de l’antique ni du médiéval, mais il le réutilise pour le glisser dans le moule du monde
moderne où le monstre végétal devient une trace des grands débats de l’époque. Il est même
plus : il influe aussi sur la structure même du roman.
La tératologie végétale dans l’économie du roman
1) Une disposition stratégique
La tératologie végétale n’apparaît qu’à des endroits très ciblés du roman, illustrant là
encore la notion de trace. En effet, la description de la serre intervient principalement avant
les amours adultères de Renée et Maxime et ne s’étend que sur deux pages denses. Dans Le
Ventre de Paris, la description de la Guyane se fait par l’intermédiaire d’un récit oral, raconté
32
Cf. P. Ouvrard, Zola et le prêtre, Paris, Beauchesne, 1986, p. 30.
La Faute de l’abbé Mouret, p. 141.
34
O. Got, Les jardins de Zola , op. cit., p. 30.
35
O. Got, « Zola et le jardin mythique », Les Cahiers naturalistes, n°62, Paris, 1988, p. 151.
36
La Curée, p. 53.
37
Un détail est d’ailleurs intéressant : la comparaison de la serre de LaCurée (p. 151) avec un temple monstrueux
en une forêt de l’Inde. On retrouve ici la mention de l’Inde comme terre monstrueuse qu’on trouve depuis
l’Antiquité en passant par toute la tradition médiévale. Cf. sur ce sujet, Jean Céard,La nature et les prodiges.
L’insolite au XVIème siècle, 2ème éd. revue et augmentée, Genève, Droz, 1996, p. 52-54.
33
à une enfant sur le mode de la légende, et se trouve placée, comme une clef d’explication,
entre le récit de l’inadaptation du bagnard au nouveau Paris qu’il découvre et le récit des
conséquences qui en découlent. Cette disposition en triptyque est conservée dans La Faute de
l’abbé Mouret où la description du Paradou n’occupe que le deuxième des trois livres, et c’est
à l’intérieur de cette description que s’égrènent des traces de tératologie. On a donc de
simples traces de tératologie végétale, mais qui sont compensées par leur disposition dans le
texte, ce qui montre leur grande importance.
2) La tératologie végétale et la catastrophe du roman
Si leur place est à ce point primordiale, c’est que la tératologie végétale annonce ou
accompagne le drame du roman. Elle peut expliquer en effet le destin des personnages des
trois œuvres, comme le rappelle Rodolphe Walter à propos de La Curée quand il écrit que
« les descriptions chez Zola ne sont jamais gratuites ; étroitement liées à l’action, elles en
éclairent sans cesse le déroulement »38. C’est en se promenant dans la serre de son hôtel pour
chasser son ennui que Renée se place sous la tutelle de ces plantes malsaines et verse dans
l’adultère ; c’est parce qu’il a vu l’enfer de la Guyane que Florent ne parvient pas à s’adapter
à une nouvelle vie paisible en France ; c’est dans le Paradou que Serge s’unit à Albine, mais
c’est aussi après y avoir découvert le trop plein de vie, le trop plein de puissance créatrice
qu’il abandonne immanquablement la jeune femme et retourne à son état de prêtre, être
efféminé et morbide tel que le conçoit Zola. Il y a donc une part de fatalité, qui renforce la
monstruosité de ces jardins et parcs, et Zola n’en fait pas mystère. Maxime et Renée sont
amenés à l’amour par la végétation de la serre : « Maxime et Renée, les sens faussés, se
sentaient emportés dans ces noces puissantes de la terre. » Serge et Albine, quant à eux, sont
poussés à s’aimer par la nature : « C’était le jardin qui avait voulu la faute. […] Maintenant, il
était le tentateur, dont toutes les voix enseignaient l’amour »39, ce qui ne signifie pas que Zola
condamne expressément l’action du Paradou ; celle de l’Eglise est bien pire, qui empêche ses
prêtres d’accepter la puissance vitale40. Le monstrueux n’y est pas entièrement mauvais, mais
la nature y reprend simplement ses droits.
La présence de la végétation monstrueuse semble donc presque nécessaire pour écrire la
fin du roman. C’est particulièrement net si l’on compare Le Ventre de Paris à une nouvelle de
Zola : Jacques Damour qui narre l’histoire d’un communard revenu du bagne de Nouméa.
Dans cette nouvelle, Zola n’aborde pas la végétation de la Nouvelle-Calédonie, même lors de
la fuite des bagnards qui coûte la vie à certains d’entre eux. Il semble que ce choix soit lié au
fait que l’histoire de Jacques Damour se termine bien, alors que Florent ne s’acclimate pas à
la nouvelle France, au nouveau Paris et reste hanté par sa fuite à travers la forêt ; il est
logiquement de nouveau exclu de la société et retourne au bagne à la fin du roman. La
monstruosité du bagne qui passe par la monstruosité végétale, a déteint sur lui et a fait de lui
un monstre à son tour, ce qui n’est pas le cas de Jacques Damour qui certes est éprouvé par
l’exil, mais finit par prendre de l’embonpoint, chasse, pêche dans sa maison de campagne et
vit parfaitement heureux en France.
Savamment disposée, habilement utilisée, l’influence de la tératologie végétale sur le
roman est donc manifeste. Elle reste de l’ordre de la trace, mais son effet rejaillit sur tout le
38
Cf. R. Walter, « Le parc de Monsieur Zola », L’œil, n°272, Paris, 1978, p. 22. L’article de Rodolphe Walter
concerne cependant d’avantage le parc Monceau que la serre de La Curée.
39
La Faute de l’abbé Mouret, p. 143.
40
La Faute de l’abbé Mouret, p. 186. Cf. P. Ouvrard, op. cit., p. 66 et sq. notamment où il cite les notes de Zola
sur son roman : « Serge est un affaiblissement, il est prédestiné à la prêtrise, à être eunuque, par le sang, par la
race et l’éducation. »
texte, car la plante monstrueuse est intimement liée à l’évolution des personnages qu’elle
guide dans ses actions et qu’elle pousse à se perdre. On est ici dans une logique
qu’affectionne Zola : c’est le milieu qui détermine les êtres, et de manière irrémédiable. Dès
lors, nulle échappatoire n’est possible pour les malheureux personnages qui se démènent à
l’intérieur de ce monde et dont le destin tourne peu à peu au cauchemar tragique.
On peut donc direqu’une notion marginale comme celle de la tératologie végétale est en
réalité centrale. La monstruosité des arbres, des fleurs et des plantes est primordiale car elle
illustre trois points essentiels de l’œuvre de Zola : son inventivité descriptive où se mêlent
savoirs botaniques et images poétiques puissantes ; son dessein idéologique où l’auteur
cherche à s’impliquer dans les grands débats de son temps tout en écrivant une œuvre
atemporelle censée répondre aux questions des lecteurs de toutes les époques ; sa conception
de la destinée humaine et romanesque où, à la manière d’une toile d’araignée, les jardins et les
forêts prennent leurs victimes au piège. C’est peut-être parce que son rôle est à ce point
manifeste dans les premiers volumes des Rougon-Macquart que la tératologie végétale se fait
plus discrète par la suite41, Zola paraissant avoir regretté ces débordements de la nature :
« Nous autres, pour la plupart, nous avons été moins sages [que Balzac et Flaubert], moins
équilibrés. La passion de la nature nous a souvent emportés, et nous avons donné de mauvais
exemples, par notre exubérance, par nos griseries du grand air. Rien ne détraque plus sûrement une
cervelle de poète qu’un coup de soleil »42.
41
42
O. Got, Les jardins de Zola, op. cit., p. 144.
Le Roman expérimental, « De la description », tome IX, p. 426.
Lexique des végétaux mentionnés
Amarante (n. f.) : « fleur d’automne qui est ordinairement d’un rouge de pourpre velouté »43.
Certaines variétés sont disposées en forme de panache et peuvent s’élever à plus d’un mètre
de hauteur.
Caladium (n. m.) : plante originaire d’Amérique, toxique par absorption et contact, aux
feuilles fines et très colorées. « Les caladions sont de grandes plantes herbacées, vivaces, à
feuilles larges […] Ce sont en général des plantes à feuillage ornemental, que l’on cultive
dans nos serres, et dont on sait tirer depuis quelques années un excellent parti pour la
décoration des squares et des jardins publics. »
Clarkia (n. f.) : plante originaire d’Amérique, tirant son nom du botaniste américain Clark.
« Ce genre comprend quatre ou cinq espèces, originaires de l’Amérique centrale, et presque
toutes cultivées dans nos jardins d’agrément. »
Coque du Levant (n. f.) : « nom vulgaire des fruits d’une espèce de ménisperme, donné
quelque fois par extension à la plante elle-même. On s’en sert, non sans danger, pour enivrer
le poisson et le prendre facilement. »Cette plante est une sorte d’arbuste grimpant et son fruit
est en effet un neurotoxique qui cause des vertiges, des vomissements, des convulsions.
Cyclanthus (n. m.) : « genre de plantes […], qui croissent dans l’Amérique tropicale. […] La
famille des cyclanthées comprend des végétaux à tige arborescente, produisant en général des
racines aériennes, et portant des feuilles linéaires, lancéolées, souvent épineuses sur les bords
et sur la nervure médiane, embrassantes et disposées en spirale. »
Euphorbe d’Abyssinie (n. f.) : plante cactiforme et épineuse, poussant notamment en
Afrique.
Euryale (n. f.) : « genre de plantes aquatiques, de la famille des nymphéacées, originaires des
Indes orientales. »
Pandanus (n. m.) : nom scientifique du genre baquois. « Les baquois sont de grands
végétaux dont le port rappelle à la fois celui du palmier et de l’ananas, ce dernier élevé à de
grandes proportions. Ils ont reçu des botanistes le nom générique de pandanus, qui a luimême donné son nom à la famille des pandanés. Ils parviennent rarement à la taille d’un
arbre, et présentent, à un très-haut degré, le curieux phénomène de racines aériennes naissant
sur la tige et descendant vers le sol comme des cordes. Parfois même la tige, qui va en
diminuant de grosseur du sommet vers la base, est tellement grêle quand elle arrive au niveau
du sol, que le végétal est comme porté en l’air par ses racines. »
Quisqualus (n. m.) : « Les quisquales sont des arbrisseaux sarmenteux, grimpants, à feuilles
opposées. »
Ravenala (n. m.) : « grande et belle plante, qui par son port rappelle à la fois les bananiers et
les palmiers. […] Les gaînes de ses feuilles, emboîtées les unes dans les autres comme celles
des iris, forment une sorte de réservoir, toujours d’une eau limpide et très-fraîche, ce qui a fait
donner à ce végétal le nom vulgaire d’arbre à voyageur. »
Rhododendron (n. m.) :« genre d’arbrisseaux […] qui croissent dans les régions
montagneuses de l’hémisphère nord. »
Ricin (n. m.) : arbrisseau d'origine tropicale de la famille des Euphorbiacées. Il est la source
de la fameuse huile de ricin, qui a diverses applications et de la ricine, un poison.
Sélaginelle (n. f.) : « Les sélaginelles, qui ressemblent aux mousses par leur port et aux
lycopodes par leur organisation, sont des plantes à tige grêle, flexible, rameuse, volubile ou
rampante, portant de petites feuilles vertes, plus rarement bronzées ou olivâtres. »
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Les citations et la plupart des informations du lexique sont tirées de Pierre Larousse, Grand dictionnaire
universel du XIXème siècle (réimpression de l’édition 1866-1876), Nîmes, C. Lacour Editeur, 1990. Zola utilisait
justement le dictionnaire de Larousse.
Tanghin de Madagascar (n. m.) :« Cet arbre est grand, fort élégant et aussi dangereux qu’il
plaît à l’œil […] Ses fleurs […] renferment une amande formée de deux lobes distincts, d’une
couleur blanchâtre ou rosée et d’une saveur amère. Cette amande est très-vénéneuse. »
Tornélia (n. f.) : genre de plantes sarmenteuses, de l'Amérique tropicale. La tornélia
délicieuse atteint huit mètres de hauteur ; ses fruits, très aromatiques, sont comestibles.
Bibliographie sélective
E. Zola, Œuvres complètes (sous la dir. d’Henri Mitterand), Paris,Nouveau Monde Editions,
2002-2008.
C. Delescluze, De Paris à Cayenne, journal d’un transporté, Paris, A. Le Chevalier éditeur,
1872.
P. Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXème siècle (réimpression de l’édition de
1866-1876), Nîmes, C. Lacour Editeur, 1990.
A. Moquin-Tandon,Éléments de tératologie végétale, ou Histoire abrégée des anomalies de
l'organisation dans les végétaux, Paris, P.-J. Loss, 1841.
P. Bonnefis, « Le bestiaire d’Emile Zola », Europe, n°468-469, Paris, 1968, p. 97-107.
J. Céard,La nature et les prodiges. L’insolite au XVIème siècle, 2ème éd. revue et augmentée,
Genève, Droz, 1996.
O. Got, « Zola et le jardin mythique », Les Cahiers naturalistes, n°62, Paris, 1988, p. 143152.
O. Got, Les jardins de Zola, psychanalyse et paysage mythique dans les Rougon-Macquart,
Paris, L’Harmattan, 2002.
I. Krzywkowski, Le jardin des songes : étude sur la symbolique du jardin dans la littérature
et l’iconographie fin-de-siècle, ANRT Lille, Thèse de l’Université Paris-IV, 1997.
P. Ouvrard, Zola et le prêtre, Paris, Beauchesne, 1986.
C. Shinoda, « Exubérance végétale chez Mirbeau et Zola », Cahiers Octave Mirbeau, n°8,
Angers, 2001, p. 58-73.
R. Walter, « Le parc de Monsieur Zola », L’œil, n°272, Paris, 1978, p. 18-25.
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